• No results found

Année 2019–Numéro 2Sommaire

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Share "Année 2019–Numéro 2Sommaire"

Copied!
31
0
0

Bezig met laden.... (Bekijk nu de volledige tekst)

Hele tekst

(1)

Pauvres, mais honnêtes, nous paraissons quand nous pouvons, et notamment le samedi 5 janvier 2019

Année 2019 – Numéro 2 Sommaire

SOMMAIRE

Belgique / RDC

Tervueren : ambiance africaine… page 1

Congo - Belgique: créer une mémoire commune… page 3 Victoire de Martin Fayulu, ou victoire à la Pyrrhus ? … page 6 RDC

France /Algérie

Un procès colonial en Métropole ? Réflexions sur la forme "procès" et ses

effets en situation coloniale… page 12

(2)

Belgique / RDC

Dans notre dernier numéro, nous avons publié une longue réflexion sur le MRAC-Tervuren, par Hélène Madinda et Guy De Boeck. Mais ce genre de lieu est par nature polysémique et peut donc être perçu de manières diverses par des visiteurs différents. Il nous a donc paru intéressant de publier deux articles qui ont été consacrés à ce même

lieu dans Entre-les-lignes.

Tervueren : ambiance africaine

AfricaMuseum : La salle des crocodiles ©RMCA - Jo Van de Vijver

par Lucie Van de Walle

1

C'est assez agréable se promener en plein hiver dans ce parc de Tervuren aux abords de Bruxelles. Un peu de bruine ou de givre apporte de la douceur à ce lieu aux parterres tous bêchés en vue du printemps et surplombé par l'AfricaMuseum connu précédemment sous le nom de

« Musée Royal d’Afrique centrale ». Musée fraîchement restauré et rouvert au public depuis presque un mois.

Un peu à l'écart de la construction voulue par Léopold II, se trouve le pavillon - cube de verre et de béton - qui sert d’accueil aux visiteurs avec un restaurant l'étage. De là, muni de son billet d’entrée il faut trouver l’escalier (en caracolant un peu on peut aussi trouver des ascenseurs) menant au long couloir souterrain qui conduit au bâtiment principal. C’est là que l'on découvrira ces collections exceptionnelles proposées cette fois sous les banières de

1Entre-les-lignes - Pérégrinations, le 03 janvier 2019

(3)

la mémoire et de l’ouverture. Sur ce sujet, pour ceux qui sont plus livres que musées, Gabrielle Lefèbvre a récemment publié un article intitulé « Congo- Belgique, créer une mémoire commune » que vous retrouverez ci-après et qui fait un tour des publications récentes. Pour ma part, je me contenterai d'être la visiteuse enchantée par les matières, les formes, les usages et les singularités des objets proposés.

Quoi de très différent visuellement entre l’avant et l’après ? Ce serait injuste de répondre

« pas grand-chose », parce que nous n’avons pas nécessairement à l’esprit des pièces montrées hier et celles montrées actuellement, mais toujours dans les vitrines d’origine. Parce que les animaux empaillés, dont la fameuse girafe et son copain l’éléphant qui ont émerveillé les écoliers des années soixante, imposent toujours leurs silhouettes et confèrent à cet AfricaMuseum un aspect vintage. Il y a toujours la longue pirogue, les fétiches et surtout les somptueux masques bien mis en valeur selon une nouvelle scénographie et appuyés en explications multimédias. Parce qu’il y a encore ce côté mal éclairé, un peu gris, un peu triste en fait, de ces énormes salles aux volumes inchauffables.

Reste la polémique entre restituer ou non les pièces à leur pays d’origine, tout en sachant qu’une large partie des œuvres ramenées en Europe ne sont pas dans nos musées, mais dorment chez des privés. Quand la politique s’empare de ce genre de questions, celles liées à l’art et à l’histoire, cela tourne généralement au désastre. A toute combine politiquement correcte, je préfère celle qui, par-dessus tout, privilégie la conservation et la protection du patrimoine. Ce qui est, au final la tâche première de tout musée, mais ce qui réclame beaucoup de moyens et de rigueur.

Notons au passage qu’il a longtemps plu dans des salles du Musée d’Art Ancien à

Bruxelles. Alors, à titre d’exemple, posons-nous la question de savoir ce que seraient devenus

les tableaux de Bruegel l’Ancien logés et protégés au Kunsthistorisches Museum Vienne,

vénérable institution sans laquelle ce grand peintre de la Renaissance ne serait peut-être qu’un

artiste oublié du quartier des Marolles. C’est à Vienne - et non chez nous - qu’a lieu maintenant

la première exposition monographique au monde du plus important peintre flamand du XVIème

siècle. Est-ce choquant ? `

(4)

Congo - Belgique: créer une mémoire commune

Quelques pépites artistiques dans les collections de l’AfricaMuseum. Photo © AfricaMuseum

par Gabrielle Lefèvre

2

Dans notre mémoire, l’éléphant était bien poussiéreux mais d’autant plus impressionnant que nous étions petits, la girafe perdait quelque peu sa paille et les crocodiles ne faisaient pas vraiment peur. Par contre, les masques remuaient d’étranges sensations dans nos esprits et dans nos cœurs. Ces étranges fétiches et objets rituels ou coutumiers dont l’utilisation nous était inconnue hantaient notre mémoire. Un continent de mystères s’ouvrait à nous et nous percevions une esthétique autre, une vision différente du monde, des humains, de la nature sans que cela paraisse un art inférieur. Autre simplement. Et fascinant.

C’était tout cela, le Musée royal de l’Afrique centrale, hymne à Léopold II et à une colonisation dont nous n’apprenions rien à l’école sauf qu’elle avait apporté tellement d’argent à la Belgique que nous étions considérés comme une petite grande puissance dans le concert des nations coloniales des 19ème et début 20ème siècles.

Avec l’indépendance du Congo et les reportages sur les violences à l’encontre des colons belges, nous apprenions par bribes comment en réalité cette colonisation était une exploitation, une oppression terriblement violente et meurtrière contre des peuples. La propagande coloniale était battue en brèche par les témoignages des populations ex-colonisées

2Entre-les-lignes -Zooms curieux, le 14 décembre 2018

(5)

qui pouvaient enfin prendre la parole. Enfin, nous pouvions revisiter l’histoire, contester ce qui nous avait été imposé comme vision de l’Afrique et plus particulièrement du Congo « belge ».

L’exposition de 2005

Il a fallu attendre 2005, à l’occasion des 175 ans de la Belgique, pour que notre musée poussiéreux s’ébroue quelque peu et révèle aux visiteurs un autre aspect de la mémoire du Congo : la réalité du temps colonial. Belges et Congolais s’exprimaient enfin, tout au long du parcours, sur cette longue histoire du Congo. Le livre publié à cette occasion, « La mémoire du Congo. Le temps colonial » est donc passionnant. Il constitue une première étape essentielle vers la conquête d’une mémoire partagée par les Belges et les Congolais et qui se forge dans l’écrin rénové et modernisé de l’AfricaMuseum qui vient d’ouvrir ses portes aux visiteurs.

On y affronte les récits qui ont été faits des massacres, déportations, mises en esclavage, mutilations, mauvais traitements, travaux forcés imposés aux populations du centre de l’Afrique au cours d’une histoire plus longue que celle de la colonisation. Les responsabilités du colonisateur sont clairement reconnues et détaillées. La transformation forcée de l’économie au profit des colonisateurs est remarquablement expliquée dans ce livre et explique comment la domination administrative, scolaire, sanitaire était organisée, transformant durablement une société, ses tenants de pouvoir traditionnel, ses coutumes et croyances, ses cultures d’une incroyable richesse et diversité.

Récits belges et congolais

La colonisation fait partie de notre histoire commune, reste à la décrypter avec le regard critique de l’historien. Celui-ci se base aussi sur des témoignages recueillis auprès des Belges et des Congolais.

A ce propos, j’ai retrouvé dans ma bibliothèque une série de témoignages de colons belges recueillis par Danielle Helbig et datant de 2005. « Paroles du Congo belge » est une suite d’entretiens et de témoignages de coloniaux âgés de 80 à 90 ans. Ils racontent l’industrialisation du pays, la manière dont il était administré, l’opportunité de promotion sociale que cela représentait pour les travailleurs belges, le système de ségrégation raciale dans la vie quotidienne, moins systématique que l’apartheid en vigueur en Afrique du Sud mais bien présent dans l’organisation des villes et des déplacements des Noirs. Des fragments de mémoires passionnants à lire car ils décrivent un contexte que l’on a voulu oublier.

D’autre part, l’histoire s’écrit aussi et de plus en plus par des Africains eux-mêmes. A cet égard, l’essai de Didier Mumengi, écrivain et homme politique congolais et auteur de plusieurs ouvrages historisants, « Réécrire l’histoire », débute par un rappel des premières publications sur l’histoire de l’Afrique noire par des intellectuels africains. Un grand nom et cité : Olaudah Equiano, né vers 1745 à Isseke au Biafra, kidnappé à l’âge de 11 ans et vendu comme esclave en Virginie, acheté par un officier britannique de la Royal Navy qui l’envoya en Angleterre où il apprit à lire et à écrire et ensuite, il se lança dans la lutte contre l’esclavage.

Il apostrophe ainsi les Britanniques : « L’iniquité que vous avez commise est grande, et

partout où votre commerce et vos colonies se sont étendus, ils sont honteux ; et la grande

injustice ainsi que la cruauté avec laquelle sont traités les pauvres Africains crient vers le ciel

contre vous… »

(6)

Une accusation malheureusement toujours d’actualité quand on sait à quel point les viols mutilants, les mauvais traitements et les massacres accablent les populations les plus pauvres du Kivu mis en coupe réglée par des forces paramilitaires, des mafieux au service des grandes entreprises multinationales qui exploitent les richesses immenses de ce Congo sans cesse pillé.

Une nouvelle colonisation sur laquelle nous fermons trop souvent les yeux.

Mais les voix des Africains portent de plus en plus par le biais de la littérature, des arts plastiques, de la musique et de la recherche historique. Le travail est ample. Didier Mumengi le résume ainsi : « la mémoire collective reconstruite par l’histoire nationale se doit de cultiver une perspective qui englobe toutes les mémoires parcellaires de la société. A savoir : les horizons propres aux provinces, aux ethnies, aux divers royaumes et empires d’antan, ainsi qu’aux divers mouvements migratoires en lien avec notre histoire. Il s’agit de reconstruire le fil historique qui a rendu possible l‘avènement de la République démocratique du Congo, de la préhistoire à nos jours. »

Une mémoire à croiser avec l’histoire des autres peuples, afin de « réunir les fragments de notre moi dissocié pour retrouver l’unité de notre humanité. », souligne Didier Mumengi. Il suit ainsi les traces de Cheikh Anta Diop clamant que « leurs ancêtres, qui se sont adaptés aux conditions matérielles de la vallée du Nil, sont les plus anciens guides de l’humanité dans la voie de la civilisation. »

Cette réflexion est à présent illustrée par le nouveau Musée des civilisations noires à Dakar et le « Discours aux Nations africaines » de Felwine Sarr dont le livre « Afrotopia » est le manifeste de cette révolution culturelle qui démontre à quel point les Africains sont acteurs de leur histoire et de leurs cultures. Un processus de « décolonisation » mentale et culturelle qui explique bien le débat actuel sur la restitution des œuvres culturelles et cultuelles confisquées par les colonisateurs et empilées dans les musées occidentaux.

A nous aussi d’agir pour que les échanges culturels s’intensifient entre nos pays et qu’ainsi s’accroisse notre mémoire commune dans un cadre de démocratie réinventée, revivifiée.

« La mémoire du Congo. Le temps colonial », éditions Snoeck / Musée royal de l’Afrique centrale. 2005.

« Paroles du Congo belge », Danielle Helbig, Editions Luc Pire. 2005.

« Réécrire l’histoire », Didier Mumengi, L’Harmattan. 2017.

https://www.africamuseum.be/fr/home

A lire aussi : « Bruxelles ville congolaise », un dossier spécial et une approche urbaine

de la décolonisation mentale que l’on peut effectuer en se promenant dans la ville et

dans sa mémoire de pierre et de métal. Pour regarder en face la statue équestre de

Léopold II à côté du palais royal… « Bruxelles en mouvement », publication

d’InterEnvironnement Bruxelles, n°297, novembre-décembre 2018. www.ieb.be

(7)

RDC

Victoire de Martin Fayulu, ou victoire à la Pyrrhus ?

Vendredi soir, Barnabé Kikaya Bin Karubi, conseiller de Kabila, confie à un média américain que les évêques congolais de la Cenco ont révélé le nom du vrai vainqueur des élections et, dans la foulée, il cite le nom de Martin Fayulu, le candidat de la plateforme Lamuka, présenté comme le grand favori de ce scrutin… Un diplomate occidental aurait confirmé.

Pour ce qui est d’être « viral », un scoop vole encore plus vite que le virus Ebola, et la confidence de Kikaya ne tarde pas à toucher l’oreille alléchée de la rédaction du New York Times. Celle-ci en fait une breaking news de quelques lignes, aussitôt reprises un peu partout par les médias qui font confiance à leur confrère américain.

Et si c’était une manœuvre ? Machiavélisme

La sortie de Kikaya est parfaitement étudiée, elle vise à incriminer les instances de la Cenco qui ont mis le régime Kabila et ses projets de conserver le pouvoir coûte que coûte dans les cordes en annonçant le 3 janvier qu’elles disposaient de suffisamment d’éléments chiffrés pour pouvoir connaître le nom du vainqueur.

Première question : est-ce possible ? Il n’y a guère, la CENI disait ne disposer que d’à

peine 20 % des résultats. "Pas de proclamation des résultats provisoires de la présidentielle

avant «la semaine prochaine». C'est ce que dit la commission électorale CENI. Selon le

calendrier publié à l’issue du report du vote, les résultats auraient dû être publiés ce dimanche

6 janvier. La CENI promet de faire le point ce dimanche sur les travaux de compilation des

résultats à l'issue d'une réunion de son assemblée plénière.

(8)

Le président de la Céni avait dit, jeudi dernier, connaître des difficultés dans l'acheminement des plis des bulletins et des PV de résultats. L'après-midi de ce jeudi, les travaux de compilation n'avaient toujours pas atteint les 50%, selon des sources internes à la commission électorale. Alor ? Le personnel de la CENCO serait-il à ce point meilleur et plus zélé, ou tellement mieux équipé que celui de l’institution d’appui à la fraude… pardon, à la démocratie !

Eh bien, sans décrier les employés de la CENI, ni supposer que la CENCO dope son personnel aux hosties survitaminées et hyperénergisantes, on peut émettre des hypothèses qui vont dans ce sens. Par exemple, les évêques, sachant que l’élection-phare, celle au sujet de laquelle on va s’empoigner, est la présidentielle, peuvent avoir donné des instructions pour que l’on compile d’abord les résultats de ce vote-là, en laissant les législatives et provinciales pour plus tard. Ils ne sont pas tenus de donner des résultats complets et détaillés et peuvent s’en tenir à une estimation. Dès lors que les résultats connus donnent à un candidat une avance telle sur ses concurrents qu’il est certain qu’on ne pourra plus le rattraper, l’affaire est pliée. Le vainqueur est connu, même si le dépouillement doit se poursuivre. Au contraire, la Cenco est censée donner les résultats de toutes les élections, de façon complète et détaillée et opérer certaines vérifications…ou falsifications, diront certains (Ah ! Les gens sont décidément bien méchants !)

Il est donc possible que la CENCO connaisse effectivement le nom du vainqueur. Et il n’est pas du tout impossible que ce soit Fayulu…

La ligne rouge de la divulgation

Comme c’est le cas dans bien des pays, les autorités de RDC interdisent la divulgation de résultats partiels pendant les opérations de dépouillement et de compilation. Donner des résultats partiels ou indiquer des « tendances, c’est franchir une limite dangereuse et d’esposer à des sanctions.

En réalité, les évêques n’ont jamais franchi cette ligne rouge. Ils répondront point par point aux accusations du pouvoir dans un texte de trois pages d’une précision chirurgicale. C’est le président de la Cenco qui avait été interpellé et c’est donc lui, Mgr Marcel Utembi, qui répond.

Lui et ses collègues se disent « surpris » par les allégations « de violer systématiquement les lois » alors qu’ils n’ont jamais donné de tendances ou de résultats. Jamais ils n’ont donné un nom, jamais ils n’ont même précisé si le vainqueur était de la majorité ou de l’opposition.

En un mot, ils déclinent toute responsabilité quant à cette « fuite », si tant rst qu’une telle « fuite » ait eu lieu ? Dans la foulée, Mgr Utembi rappelle que l’objectif du travail que son institution a mené autour du scrutin, est de « crédibiliser le processus électoral et de contribuer à la légitimation des institutions élues ». Et il poursuit en espérant que cet objectif est… partagé par la Ceni. En un mot comme en cent : L’Église catholique congolaise a repris la main Les évêques et le soulèvement populaire ?

Le ton de la missive se fait sans concessions quand il s’agit de répondre aux accusations

de la Ceni et du pouvoir en place qui affirment que les évêques par leurs déclarations et leur

comportement préparent ni plus ni moins qu’un soulèvement. Les évêques réfutent en bloc

et écrivent : « ce sont les irrégularités qui irriteraient la population et la plus grave qui

pourrait porter le peuple au soulèvement serait de publier les résultats, quoique provisoires,

qui ne soient pas conformes à la vérité des urnes. »

(9)

Le bras de fer est engagé et rappelle ce qu’avait déclaré un évêque avant la réunion du 3 janvier : « l’heure est grave. La Cenco ne reculera pas devant les menaces et les intimidations.

La vérité des urnes doit éclater. » Il démontre surtout que malgré les appels de la communauté internationale le régime Kabila ne semble pas disposé à accepter ce verdict des urnes.

Les raisons de craindre le pire

La sortie de Kikaya Bin Karubi démontre que le pouvoir cherche sciemment des boucs émissaires pour rejeter l’éventuelle explosion de violence qui pourrait découler de l’annonce de la victoire du « dauphin » Ramazani.

Ce même Kikaya était également sorti de l’ombre le 13 décembre dernier au petit matin.

C’est lui qui le premier avait tweeté sur l’incendie du dépôt de la Ceni à Kinshasa qui allait finalement justifier le report du scrutin d’une semaine. C’est dans ce tweet matinal qu’il avait démontré toute sa sagacité, étant capable de dénombrer avec une précision quasi helvétique le nombre de machines à voter qui avaient été détruites (et dont on attend toujours de voir la première carcasse) alors que le feu était à peine maîtrisé.

Ce diplomate, qui a ses entrées en Afrique du Sud et aux Etats-Unis, apparaît comme le nouveau communicateur de crise du pouvoir, remplaçant pour les sujets très sensibles et à portée internationale, le porte-parole du gouvernement et ministre de la Communication, Lambert Mende, complètement décrédibilisé par une multitude de sorties aussi nauséeuses que surréalistes

L’extrême prudence du Conseil de sécurité de l’ONU

Le Conseil de sécurité de l'ONU s'est réuni, ce vendredi 4 janvier, à New York pour faire le point sur la situation en RDC à la demande de la France. Les résultats des élections qui doivent permettre de trouver un successeur à Joseph Kabila devaient être annoncés initialement ce dimanche, mais pourraient être reportés alors que le gouvernement a ordonné la coupure d'internet pendant la phase cruciale de dépouillement. Au siège de New York, c'est l'extrême prudence qui règne alors que les puissances occidentales craignent des violences à l'annonce des résultats. Les diplomates appellent au calme.

Trop de divisions au sein du Conseil de sécurité ont empêché les diplomates d'adopter une déclaration commune. La Chine, la Russie et les membres africains veulent laisser le temps à Kinshasa d'annoncer les résultats. L'ambassadeur sud-africain a minimisé le coup de pression de la conférence épiscopale de la Cenco qui a estimé connaître déjà le vainqueur de la présidentielle.« Je sais que la Cenco est une ONG. Les ONG peuvent dire ce qu'elles veulent, mais en tant qu'Etat membre des Nations unies et de la SADC nous allons attendre que ceux qui sont responsables de ces élections en fassent l'annonce. Je crois qu'il va falloir être très très patient. »

Les Occidentaux, à l'image de Paris, n'ont pas polémiqué sur les délais, mais ils ont appelé au respect des résultats quand ils tomberont. « Ces élections ont permis l'expression de la volonté souveraine du peuple congolais. Les résultats qui seront proclamés devront être conformes au vote du peuple congolais », a affirmé François Delattre.

Une nouvelle réunion du Conseil, publique cette fois, est prévue mardi prochain 8

janvier. Mais la représentante spéciale de l'ONU en RDC a d'ores et déjà prévenu d'un possible

report des résultats sans fournir plus d'indications sur le calendrier.

(10)

Déploiement de force

Depuis le milieu de la journée, dans la capitale, les forces de l’ordre sont de plus en plus visibles. Les hommes de la garde républicaine, le plus souvent en tenue policière, ont pris position autour des endroits les plus stratégiques.

Des témoignages venant de Dilolo, à l’ouest de Lubumbashi, dans la province du Lualaba, aux abords de la frontière avec l’Angola, font état d’agressions contre des militants de l’opposition par des membres du FCC, la plateforme de la majorité joséphiste. Là-bas, peu après 20 heures, le quartier Mont-fleuri était bouclé par la police. Personne ne pouvait entrer ou sortir.

« Plusieurs cadres de l’opposition vivent ici, l’un d’eux aurait déjà été tabassé », explique un témoin. Un autre contact prévient : « Un avion vient de se poser à Dilolo avec des hommes de la garde républicaine déguisés en policiers. On les connaît bien, ce sont toujours les mêmes qui sont envoyés ici. Ils ont déjà frappé plusieurs personnes, ils sont à la recherche des candidats députés de Lamuka. Leur mission c’est de les enlever et de les éliminer. Ils sont venus pour semer la terreur. On est coupés du monde. On craint pour notre sécurité, transmettez ce message. Il y a vraiment urgence. »

Tous ces comportements démontrent que le régime entend se maintenir. Quel qu’en soit le prix.

Des machines à voter fonctionnent encore

Et si le pouvoir devait, comme il l’a annoncé samedi en début de soirée, retarder encore l’annonce des résultats partiels, c’est qu’ « il doit encore tripatouiller les résultats« , explique un membre d’un mouvement citoyen qui dénonce la découverte ces derniers jours de plusieurs machines à voter qui imprimaient encore des bulletins de vote, notamment dans la province du Kwilu, bastion de Fayulu, en faveur du candidat de la présidence. Des faits similaires ont été rapportés à plusieurs endroits du pays.

« C’est incompréhensible », explique un informaticien qui a travaillé plus d’un an pour la Ceni avant de « quitter le navire » parce qu’il n’était plus payé. « Il y a tellement de PV des bureaux de vote qui sont arrivés dans les QG des partis politiques que je ne comprends pas comment la Ceni espère encore tricher ».

D’autant que plusieurs sources affirment que l’écart entre Martin Fayulu et Emmanuel Shadary serait de l’ordre de plus de 7 millions de voix. « C’est pourquoi on explique depuis la fin des opérations de vote qu’il faut être très attentif au taux de participation. Avec un taux bas, ce qui est clairement le cas vu les problèmes techniques rencontrés, les ouvertures tardives des bureaux de vote, la méconnaissance technique des électeurs, les soucis d’énergie, etc, il n’y a pas de marge de manœuvre pour bourrer les urnes. C’est pour cette raison que le pouvoir a essayé d’expliquer que le taux de participation à Kinshasa était très faible et particulièrement élevé à l’intérieur du pays. Une vaste blague. Mais tout le monde dispose des PV des bureaux de vote à Kinshasa. Tout le monde sait que Fayulu est très largement en tête et que le taux de vote atteint rarement les 50%, le pouvoir doit donc préparer le terrain pour atténuer l’impact de la capitale et tenter de gonfler ailleurs ».

Mais partout dans le pays, les Congolais attendent impatiemment l’annonce de la victoire de l’opposition. Martin Fayulu est le grandissime favori. Tshisekedi fait encore illusion dans le Kasaï mais le territoire familial ne pourra jamais suffire à le faire élire.

« On dort peu, on attend l’annonce. Les téléviseurs, les radios fonctionnent presque 24 heures sur 24. Internet est toujours coupé. On sait que le pouvoir est capable d’annoncer la victoire de son candidat en pleine nuit, après avoir déployé les militaires et les policiers.

Personne ne veut se laisser surprendre », explique-t-on à Lubumbashi.

(11)

« Comment voulez-vous diriger le Congo avec 85 à 90 % de Kinshasa qui vous est hostile. Shadary ou Tshisekedi, à Kinshasa, ça ne passera pas. Il n’y a que Fayulu qui puisse être accepté », confirme un Kinois. Une vraie question qui ne semble pas perturber le pouvoir.

Des militaires américains déployés au Congo

En relation avec le climat tendu autour des élections en RDC, les Etats-Unis, de leur côté, ont déployé 80 soldats au Gabon pour sécuriser leurs compatriotes, en cas de troubles.

Cette mesure a été commentée sur les réseaux sociaux, par les Congolais qui parviennent à se connecter, malgré la coupure d'internet dans le pays.

Dans toutes les zones frontalières du Congo, on s'est procuré, ces derniers jours, des puces des pays voisins et l'annonce faite par la Maison Blanche, vendredi, a surpris. Donald Trump justifie son annonce au parlement américain par le fait que des manifestations violentes pourraient éclater dans les prochains jours et qu'il pourrait ainsi avoir à sécuriser le personnel et les installations américaines.

Quelques 80 militaires sont donc arrivés au Gabon, équipés avec le matériel nécessaire et un soutien aérien en cas de besoin, informe encore le président américain. D’autres troupes pourraient également être déployées. Rapidement, la diaspora congolaise aux Etats-Unis a diffusé un reportage de la chaîne américaine CNN, sur des groupes Whatsapp et autres réseaux sociaux.

« Là, vous ne pouvez pas dire que Washington ne fait pas de l'ingérence. Il n'y a pas de guerre à Kinshasa et il n'y en aura pas », a immédiatement réagit un officiel congolais.

Au sein de l'opposition et de la société civile, on était également surpris mais on avait plutôt tendance à saluer une mesure « de nature à faire peur au régime ».

Ce triomphe annoncé de Fayulu risque donc d’être de ces victoires qui coûtent plus qu’elles ne valent. Car l’on n’obtiendra pas de changement radical au Congo sans recourir à l’extrême violence. Et à quoi bon être déclaré vainqueur d’une farce électorale car des élections doivent être impeccables, ou nulles. Il n’y a pas de milieu.

Rappel : Les 7 conditions à défaut desquelles une élection sera NULLE.

L’élection est un processus complexe, une machine aux multiples rouages, et il faut que chacun de ceux-ci fonctionne impeccablement pour que l’élection puisse être valable.

Si un seul de ces rouages est défectueux ou grippé, cela met à néant la validité de tout le processus et les élections sont nulles. Schématiquement, ces conditions sont au nombre de sept:

1 – Le corps électoral doit être correctement connu et identifié. Là où, comme en RDC, le dernier recensement remonte au Déluge, ce recensement doit avoir lieu avant que l’on n’envisage d’organiser des élections .

2 – L’organisation pratique et matérielle des élections doit être confiée à une institution neutre et apolitique. C’est actuellement un point d’achoppement en RDC.

3 – Lorsque l’obstination d’un Président, jamais élu comme en RDC, ou simplement arrivé en fin de mandat, rend une Transition indispensable, celle-ci ne peut être présidée que par une personne consensuelle et qui s’engage à ne pas être candidate.

4 – La certification des résultats doit être confiée à un pouvoir judiciaire parfaitement

indépendant.

(12)

5 – Toutes les opérations, depuis les bureaux de vote jusqu’à la proclamation finale, doivent être parfaitement transparentes, soumises à l’observation, tant des témoins désignés par les candidats que des observateurs nationaux ou internationaux. En particulier, les opérations électroniques doivent être, soit évitées, soit soumises à une surveillance

particulièrement scrupuleuse. (Même si elles ne concernent que la transmission des résultats des bureaux locaux au bureau central. Le souci affiché de « gagner du temps »peut cacher une intention de gagner l’élection… en trichant).

6 – Les élections doivent être organisées par ordre d’importance croissante : régionales et locales, d’abord, provinciales et législatives ensuite, présidentielle en fin de parcours.

7 – Là où, comme en RDC depuis les élections de 2011, l’on vit sous un régime

illégitime, il ne saurait être question d’impunité. Il faut des enquêtes sérieuses pour déterminer les causes et origines des irrégularités, qu’on punisse les responsables, qu’on les écarte définitivement de toute responsabilité électorale et qu’on en tire les conséquences quant aux futures élections. Il aurait dû y avoir une protestation générale des démocrates de tous les partis, car un démocrate ne saurait accepter que son candidat gagne par la fraude, la corruption et le mensonge.

Il est indispensable que TOUTES ces conditions soient réalisées EN MEME TEMPS. Sans quoi l’on s’expose aux pires aventures telles celles dont la RDC donne, pour son malheur, le triste exemple à l’Univers entier. Dans ce pays, en effet, aucune de ces sept conditions n’a jusqu’ici été respectée.

L’on pourrait ajouter une huitième condition aux sept énumérées ici : le soutien ferme et

sélectif de la «communauté internationale » aux démocraties en construction. Mais cela ne

dépend pas des pays africains eux-mêmes.

(13)

UN PROCÈS COLONIAL EN MÉTROPOLE ? RÉFLEXIONS SUR LA FORME « PROCÈS » ET SES EFFETS EN SITUATION COLONIALE

Laure Blévis

Editions juridiques associées | « Droit et société »

2015/1 n° 89 | pages 55 à 72 ISSN 0769-3362

ISBN 9782275028958

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2015-1-page-55.htm

---

Distribution électronique Cairn.info pour Editions juridiques associées.

© Editions juridiques associées. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(14)

Droit et Société 89/2015  55

Un procès colonial en métropole ? Réflexions sur la forme « procès » et ses effets en situation coloniale

Laure Blévis

Institut des Sciences sociales du Politique (ISP), Université Paris Ouest Nanterre – La Défense, Maison Max weber, bât. T, 200 avenue de la République, F-92001 Nanterre cedex.

<lblevis@gmail.com>

Résumé À partir de l’étude de cas d’un procès important de l’histoire de la colonisa- tion française, celui des insurgés du village de Margueritte qui s’est tenu à la cour d’assises de l’Hérault en 1902, cet article se propose de réfléchir aux effets de la forme « procès » dans des situations dans lesquelles l’État est tenté d’adopter des pratiques autoritaires ou d’exception. Bien qu’il ne corresponde pas au modèle du « procès politique » habituellement étudié par le Cause Lawyering, le procès des insurgés de Margueritte va mettre en difficulté le pouvoir colonial dans la mesure où par sa forme même, par son respect des formes « normales » du procès prévues par la procédure judi- ciaire métropolitaine, il a pour effet de rendre visible et audible la réalité des pratiques répressives coloniales et devient ainsi source de contestation de la colonisation.

Algérie coloniale – Droit et colonisation – Forme « procès » – Insurrection de Margueritte – Procès coloniaux.

Summary A Colonial Trial in the Metropole? On the Form “Trial” and its Consequences in Colonial Situations

This article is based on a study of an important trial during the French colonization period, which was held in 1902 in the criminal court of Mont- pellier against the rebels of the Algerian village of Margueritte. The objective of this article is, therefore, to question the effects of the trial form in situa- tions in which the State is inclined to adopt authoritarian or exceptional practices. The trial of the Margueritte rebels does not correspond to the model of political trial usually analyzed by Cause Lawyering. However, it has destabilized the colonial power precisely because the respect of the forms and procedures of the “normal” trial has made visible and audible the reali- ty of colonial repressive practices and, therefore, has become a source for contesting French colonization in general.

Colonial Algeria – Colonial trials – Law and colonization – Margueritte revolt – “Trial” form.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

France / Algérie

(15)

L.BLÉVIS

Les usages politiques des procès par l’État ou par les militants ont fait l’objet de nombreuses études depuis une quinzaine d’années. Face à une approche qui ne verrait dans le droit qu’un outil de domination voire d’expression de la violence de l’État à l’encontre de ses opposants, ces travaux ont montré comment le procès pouvait aussi être une arène de remise en cause du pouvoir et de l’État 1. En parti- culier, l’attention a porté sur la façon dont le procès, ses règles, ses procédures et ses formes peuvent être réinvestis par les militants et leurs défenseurs de façon à s’adresser au public contre l’État, à dénoncer et dévoiler la violence du pouvoir.

Plusieurs stratégies, ou usages possibles du procès peuvent être déployés par les avocats militants ou les organisations politiques. Le premier modèle « libéral » con- siste à se servir du droit de l’État pour dénoncer les injustices et les abus de l’État au nom des principes de l’État de droit. Sans contester la légitimité du droit ni de l’État, les « cause lawyers » retournent le droit contre le pouvoir afin d’en démontrer ses limites mais aussi d’être le plus efficace pour défendre leur cause politique, ou les militants accusés 2. Ils ne remettent pas en cause les formes et les principes du procès, mais les utilisent au service de leur cause. À ce premier modèle, s’oppose un autre plus contestataire, d’inspiration révolutionnaire et léniniste, qui consiste à faire du procès un moment central de la lutte contre l’État, au détriment de la dé- fense des accusés proprement dite 3. La version la plus radicale de ce modèle a été théorisée en France par Jacques Vergès sous les termes de « défense de rupture » dans son livre De la stratégie judiciaire en 1968 4. Il s’agit de mettre en accusation l’État en multipliant les incidents de séances, les provocations, les détournements des formes du procès, à la fois dans un objectif de médiatisation spectaculaire de la cause politique (l’indépendance algérienne dans le cas de J. Vergès) mais également pour mettre l’État à l’épreuve et l’inciter à rendre visible sa nature répressive 5. Ces deux modèles, quoiqu’opposés, témoignent d’une approche identique quant à la forme « procès » et à ses effets : le procès dans son déroulement traditionnel, selon ses codes, ses rites et ses principes, est perçu comme étant au cœur de la légitima- tion de l’État 6, comme un symbole même de cet État, soit que l’on cherche à s’en

1. Liora ISRAËL, L’arme du droit, Paris : Presses de Sciences Po, 2009, en particulier le chapitre 3 : « La justice comme arène, une tradition subversive ».

2. Richard ABEL, « Speaking Law to Power. Occasions for Cause Lawyering », in Austin SARAT et Stuart SCHEINGOLD (eds.), Cause Lawyering: Political Commitments and Professional Responsibilities, Oxford : Oxford University Press, 1998, et Liora ISRAËL, L’arme du droit, op. cit., p. 29 et suiv.

3. Liora ISRAËL, « From Cause Lawyering to Resistance. French Communist Lawyers in the Shadow of History », in Austin SARAT et Stuart SCHEINGOLD (eds.), The Worlds Cause Lawyers Make: Structure and Agency in Legal Practice, Stanford : Stanford University Press , 2005 .

4. Sylvie THÉNAULT, « Défendre les nationalistes algériens en lutte pour l’indépendance. La “défense de rupture” en question », Le Mouvement social, 240, 2012.

5. On retrouve la même stratégie de guérilla judiciaire déployée par les militants lors du procès de la Fraction Armée Rouge à Stuttgardt-Stammheim en 1975. Cf. Frédéric AUDREN et Dominique LINHARDT, « Un procès hors du commun. Histoire d’une violence terroriste et de ses agents », Annales. Histoire et sciences sociales, 5, 2008. Voir également l’article de Vanessa CODACCIONI, « Justice populaire et mimétisme judi- ciaire. Les maoïstes dans et hors la Cour de sûreté de l’État » dans le présent dossier.

6. Pierre Bourdieu insiste également sur la force de la forme du droit, forme du droit (en particulier étudiée au travers du langage juridique) qui est à la fois une source de légitimation des professionnels du droit et, par delà, de l’État qui a produit ce droit, et de dissimulation de la violence symbolique. Pierre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(16)

Un procès colonial en métropole ? Réflexions sur la forme « procès » et ses effets en situation coloniale

Droit et Société 89/2015  57 défendre de l’intérieur (modèle libéral) soit qu’on le combatte en usant de ses failles et de son formalisme (défense de rupture).

Or la forme du procès n’est pas qu’un outil de légitimation du pouvoir étatique, elle constitue également une contrainte, voire une épreuve pour l’État qui doit s’y plier pour résister aux critiques (et aux possibles recours) des avocats de la dé- fense 7. Plus encore, la forme « procès » elle-même, par ses procédures codifiées et les moments qu’elle suscite (comme la publicité des débats, l’audition des accusés et des témoins, la parole donnée à la défense...) peut être source de contestations et de remises en cause de l’État, en particulier lorsque le pouvoir est tenté d’adopter des pratiques autoritaires ou d’exception, ou plus précisément lorsque le régime politique est ambigu, ni vraiment autoritaire, ni vraiment démocratique 8. C’est sur cette dernière modalité des effets de la forme « procès » que cet article entend reve- nir à partir de l’étude de cas d’un procès important de l’histoire de la colonisation française, celui des insurgés du village de Margueritte. En effet, Margueritte, situé à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, a été le lieu d’un soulèvement de ses habitants Algériens en avril 1901 qui s’est soldé par la mort de cinq Européens ainsi que des pillages, ce qui a fait grand bruit dans la presse. Le procès, qui s’est tenu à la cour d’assises de l’Hérault du 11 décembre 1902 au 8 février 1903 9, devait être l’aboutissement de la forte répression mise en œuvre par les autorités françaises et était donc très suivi des deux côtés de la Méditerranée. Il s’est pourtant conclu par un verdict bien plus clément que celui requis par l’avocat général, puisqu’aucune peine de mort n’a été prononcée et de nombreux accusés ont au contraire été ac- quittés. Ce procès ne peut être analysé avec les outils classiques de l’approche en termes de cause lawyering : ni les accusés, ni leurs avocats ne prétendaient dé- fendre une cause politique. Pourtant, le verdict est interprété par les autorités colo- niales comme un affront et une remise en cause de la légitimité de leur administra- tion. C’est la forme « procès », sa forme « normale », ordinaire, issue de la pratique juridique métropolitaine, et ici exercée en métropole, qui va mettre en difficulté la voix de l’administration française en Algérie, dans la mesure où elle est en contra-

BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19. Pour une critique de ce lien trop automatique entre la « force du droit » et la formalisation du droit, voir Violaine ROUSSEL, « Le droit et ses formes. Éléments de discussion de la socio- logie du droit de Pierre Bourdieu », Droit et Société, 56/57, 2004, p. 41-56.

7. Sur le procès comme épreuve pour un État démocratique, voir à nouveau l’article de Frédéric AUDREN et Dominique LINHARDT, « Un procès hors du commun. Histoire d’une violence terroriste et de ses agents », art. cité.

8. Cf. le numéro de Politix « Ni guerre, ni paix », 104, 2014.

9. Cette étude s’appuie essentiellement sur les comptes-rendus détaillés parus dans la presse, en particu- lier dans Le Petit Méridional, quotidien paraissant à Montpellier. Les chroniques judiciaires sont une source traditionnelle de l’historien qui s’attache à reconstituer le déroulement précis des procès et des propos qui s’y tiennent, dans la mesure où le principe d’oralité des débats interdit toute retranscription détaillée et ne permet donc pas d’accéder au verbatim du procès dans les archives judiciaires. Sur la chronique judiciaire, voir la thèse d’Amélie CHABRIER, Les genres du prétoire. Chronique judiciaire et littérature au XIXe siècle, Université Paul Valéry-Montpellier III, 2013. Pour compléter cette étude, il aurait pu être utile d’avoir accès aux archives privées des avocats engagés dans le procès, au premier chef celles de Maurice L’Admiral, malheureusement introuvables à ce jour. Cf. Christian PHÉLINE, Un Guadeloupéen à Alger. Me Maurice L’Admiral (1864-1955), Paris : Riveneuve, 2014, p. 20.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(17)

L.BLÉVIS

diction avec la pratique de la colonisation, qui implique, pour mieux asseoir la domination française, de construire un régime d’exception, en particulier en ma- tière judiciaire.

I. Une affaire qui a défrayé la chronique coloniale

La question du droit et des juridictions occupe une place centrale dans le projet colonial français. En effet, la colonisation organise, différencie et discrimine les popu- lations en fonction de leurs statuts (ethnique ou confessionnel), ce qui se traduit en réalité avant tout par des différences de droits (statut personnel et régime de l’indi- génat) et par des justices séparées. Ainsi, en Algérie, les autorités coloniales distin- guaient les citoyens Français, Européens, soumis aux juridictions françaises et jouis- sant des droits politiques, des « indigènes », sujets français ayant un statut personnel musulman (les Juifs ayant été inclus dans le groupe des citoyens grâce au décret Cré- mieux en 1870) et soumis à la justice du cadi.

Cependant, cette séparation des juridictions entre les deux populations n’est en réalité pas absolue : les colonisés peuvent aussi être confrontés aux décisions de la justice française. Ils ont la possibilité de contester les décisions dont ils ont été l’objet de la part des administrations coloniales devant le juge de paix, ou être mis en accusation dans un tribunal pénal français, en particulier lorsque des Français sont impliqués, comme auteurs ou victimes, dans l’acte incriminé. C’est ce qui s’est passé pour le procès des insurgés de Margueritte, envoyés devant un tribunal fran- çais parce qu’ils étaient accusés des meurtres de plusieurs habitants français du village de Margueritte.

De quoi s’agit-il précisément ? Cette affaire s’inscrit dans l’histoire de la con- quête de l’Algérie, émaillée régulièrement de révoltes et d’insurrections, contre l’occupation française, les plus connues étant celle d’Abd el-Kader, au moment de la conquête de l’Algérie, et celle de Mokrani, en 1871 en Kabylie.

Margueritte (Aïn Torki) est une commune rurale, près de Miliana, dont les habi- tants vivent pour la plupart de l’élevage et de l’agriculture. Sa transformation en centre européen de colonisation, créé en 1882, est caractéristique des pratiques de dépossession foncière propres à la colonisation 10 : sur un total de 15 000 hectares reconnus au douar en 1868, près de 5000 ont été soumis au régime forestier français et donc exclus du pâturage. Avec la création du centre européen et la constitution d’un grand domaine privé, les spoliations ont continué, facilitées en cela par la procédure de licitations qui permettait de forcer judiciairement la vente de terres indivises. En 1901, quand débute l’insurrection, les Algériens ne disposent plus que d’environ 5 000 hectares. Cette dépossession s’est faite au profit de quelques grands propriétaires colons, qui jouent d’ailleurs un rôle central dans l’affaire, en particu- lier Marc Jenoudet, gendre d’un ancien ministre de la Justice, qui par le moyen des licitations a obtenu 1 200 hectares pour son vignoble et cherche à poursuivre

10. Sur ce point, voir Didier GUIGNARD, L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale (1880-1914). Visibilité et singularité, Paris : Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, et Charles-Robert AGERON, Les Algériens musulmans et la France, Paris : PUF, 1968 p. 606.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(18)

Un procès colonial en métropole ? Réflexions sur la forme « procès » et ses effets en situation coloniale

Droit et Société 89/2015  59 l’agrandissement de son domaine depuis 1900, ce qui suscite de nombreuses pro- testations dans les familles concernées 11.

Dans ce contexte, survient le 26 avril 1901 l’insurrection de Margueritte 12. Au départ, il ne s’agit que d’une dizaine de paysans du douar d’Adelia qui s’en pren- nent au caïd, le chef « indigène » désigné par l’administration coloniale, qui avait dénoncé leur projet de pèlerinage à Besnès 13. Ce dernier s’étant réfugié chez le garde champêtre, celui-ci est tué. Suite à ce meurtre, et à l’intervention maladroite de l’administrateur adjoint de la commune, rapidement fait prisonnier, le groupe s’engage dans une fuite en avant, grossit au gré des rencontres, au point de rassem- bler une centaine de paysans Algériens, en majorité des journaliers, autour d’un jeune lettré, Mohamed ben El hadj Ahmed Yacoub (dit Yacoub ou Ya’qûb). Ils se rendent armés au village de Margueritte, mettent en joue les habitants et imposent des conversions. Cinq Européens qui refusent de prononcer la chahâda (ou n’ont pas compris ce qu’on leur a demandé, car l’un est italien, l’autre espagnol) sont tués. Au total donc, cinq morts du côté des Européens, ainsi que de nombreux vols de chevaux, victuailles et armes. Seule l’arrivée de la troupe des tirailleurs le lende- main ramène le calme dans le territoire. La répression est massive : 400 captifs sont menés à Margueritte pour être identifiés par les colons, 125 inculpés transférés à la prison Barberousse (Serkadji) dont les terribles conditions de détention provoquent la mort de 19 d’entre eux. Parmi les relaxés, un grand nombre sont tout de même internés sur ordre du gouverneur général de l’Algérie.

L’interprétation des événements demeure assez obscure, précisément parce qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une revendication politique publique de la part de leur(s) chef(s). Les services du Gouvernement général vont y voir avant tout l’effet du « fanatisme » des habitants de Margueritte, mettant en avant non seulement l’exigence de conversion, mais également l’identité des principaux meneurs : Ya- coub et Taalbi el Hadj, paysan plus aisé qui avait financé le pèlerinage, ne cachaient pas leur piété, ni leur appartenance aux confréries Rhamanya et Taïbya.

L’insurrection est une surprise pour les colons et une vague de panique com- mence à se répandre dans les campagnes algériennes. Les députés coloniaux exi- gent une répression forte et immédiate contre « le péril arabe », et demandent au Gouvernement l’armement de tous les colons pour se protéger des « fauves » 14. La presse coloniale reprend le crédo de la menace indigène, souligne avec force les pillages et les vols qui ont eu lieu, et voit également dans les événements une mani- festation du banditisme arabe.

Christian Phéline, dans son analyse des événements, récuse l’explication pure- ment religieuse ou criminelle 15. Soulignant que l’insurrection a eu lieu dans un

11. Christian PHÉLINE, L’Aube d’une révolution. Margueritte, Algérie, 26 avril 1901, Toulouse : Privat, 2012.

12. Pour la description précise des événements, voir ibid.

13. Le pèlerinage à la Mecque non déclaré et autorisé est puni par le régime de l’indigénat et constitue souvent un motif d’internement. Cf. Sylvie THÉNAULT, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Paris : Odile Jacob, 2012, p. 54.

14. Télégrammes au Président du Conseil du député anti-juif d’Algérie Marchal. Cité dans Charles-Robert AGERON, Les Algériens musulmans et la France, op. cit.

15. Christian PHÉLINE, L’Aube d’une révolution. Margueritte, Algérie, 26 avril 1901, op. cit.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(19)

L.BLÉVIS

territoire particulièrement frappé par l’expropriation foncière, il y voit avant tout une révolte contre l’ordre colonial, certes non organisée ni construite idéologique- ment, les dominés imposant, le temps d’une journée, leurs volontés et leurs ordres aux dominants, en particulier aux deux symboles de la domination coloniale que sont le grand colon (Jénoudet) et l’administrateur colonial.

Cela dit, il ne s’agit pas ici de trancher sur le sens et les motifs de l’insurrection, tâche d’autant plus difficile que l’on ne peut s’appuyer sur des revendications poli- tiques ou une explicitation des motifs par les acteurs eux-mêmes, en dehors préci- sément de celle exposée pendant le procès de Montpellier. Cependant, ce n’est pas tant l’étude des raisons exactes de l’insurrection qui importe ici que la façon dont l’ambiguïté de cette affaire a nourri les débats du procès et a rendu possible une mise en accusation inattendue de l’administration coloniale.

II. Un procès colonial en métropole

Dans l’Empire français, le colonisé est un justiciable particulier. Non seulement il n’est pas soumis au Code civil et suit les règles de son statut personnel confessionnel mais, au point de vue pénal, il est tenu par tout un ensemble de dispositifs disciplinaires et répressifs d’exception, comme les pouvoirs de haute police du gouverneur général (l’internement, le séquestre, l’amende collective), et la législation sur l’indigénat 16. Ces différents dispositifs sont en rupture avec les principes du Code pénal non seulement parce qu’ils permettent de sanctionner des infractions qui n’existent pas dans le Code pénal (comme par exemple le pèlerinage non autorisé à la Mecque) et des peines éga- lement d’exception, mais surtout parce que, dans les communes rurales dites com- munes mixtes, ces dispositifs étaient exercés directement par les autorités administra- tives, au mépris du principe de séparation des pouvoirs.

Ainsi, bien, qu’en théorie, le colonisé dépende des juridictions françaises pour les affaires pénales, en réalité, ce dernier n’est que rarement jugé suivant les règles et les usages français, les autorités administratives préférant la sanction immédiate et directe, celle-ci étant rendue possible par les dispositifs répressifs à la mise en accusation et l’ouverture d’une procédure judiciaire.

L’affaire de Margueritte déroge déjà par rapport à ces pratiques habituelles de l’administration coloniale. En effet, comme l’insurrection s’est traduite par l’assassinat de cinq Européens, la sanction directe des accusés par le pouvoir administratif n’est plus possible. En tant que victimes, les habitants Européens de Margueritte ont droit à un procès pénal, public, dans lequel les coupables seront jugés. Dès lors, les accusés sont inculpés et donc présentés devant une cour d’assises tradition- nelle, sur le modèle de ce qui se pratique en métropole. Le traitement judiciaire des

16. Ces différentes législations répressives, et en particulier le régime de l’indigénat, ont fait l’objet de nombreuses études. Outre le travail central de Sylvie Thénault déjà cité, voir Alix HÉRICORD, Éléments pour une histoire de l’administration des colonisés de l’Empire français. Le « régime de l’indigénat » et son fonc- tionnement depuis sa matrice algérienne (1881-c. 1920), thèse de l’Institut Universitaire Européen, Florence 2008 ; Grégory MANN, « What was the indigénat. The “Empire of Law” in French West Africa », Journal of African History, 50 (3), 2009 ; Laurent MANIÈRE, Le code de l’indigénat en Afrique occidentale française et son application : le cas du Dahomey, doctorat d’histoire, Université Paris VII, 2007 ; Isabelle MERLE, « De la légalisation de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, 66, 2004.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(20)

Un procès colonial en métropole ? Réflexions sur la forme « procès » et ses effets en situation coloniale

Droit et Société 89/2015  61 insurgés est tenu de suivre les règles et les formes du droit français. C’est cette ap- plication formelle des règles de la procédure judiciaire « normale » qui va donner au procès des insurgés de Margueritte son caractère assez inattendu au regard des pratiques répressives coloniales.

Tout d’abord, tous les accusés (107 en décembre 1902, suite au décès de 17 d’entre- eux) ont droit à un avocat commis d’office pour assurer leur défense. Yacoub, sur sa demande, est défendu par l’avocat guadeloupéen Maurice L’Admiral (1864-1955), futur ténor du barreau d’Alger, qui s’est déjà fait remarquer par sa défense de justi- ciables « indigènes » 17. Proche des milieux « indigénophiles » 18, son engagement auprès des insurgés semble logique. Mais il se peut également que M. L’Admiral ait perçu tout le potentiel de publicité associé à cette affaire et donc les bénéfices qu’il pourrait en tirer pour sa renommée et sa carrière. Ce faisant, il déploie tout son talent et son énergie pour défendre au mieux et de la façon la plus efficace son client, alors même que la presse coloniale exige une condamnation exemplaire.

Première étape de sa stratégie judiciaire, M. L’Admiral rédige une requête pour que la cour d’assises d’Alger soit dessaisie pour cause de suspicion légitime, dénon- çant ainsi d’avance la partialité d’un jury composé uniquement de colons. Premier succès : la Cour de cassation, par son arrêt du 12 avril 1902, reçoit les arguments de M. L’Admiral et saisit la cour d’assises de Montpellier. Ainsi délocalisé, le procès est l’occasion d’importer en métropole non seulement une affaire coloniale, mais éga- lement une réalité, celle de la colonisation, largement méconnue par les Français.

Implanté en métropole, il est dès lors totalement impossible aux autorités d’Alger de faire valoir l’exception coloniale et de demander des entorses ou des aménagements dans le déroulement du procès et de la procédure judiciaire. La forme « normale » du procès, c’est-à-dire conforme à la procédure et aux règles formelles métropolitaines, doit être respectée au plus près des textes.

Le procès des insurgés de Margueritte, qui s’ouvre le 16 décembre 1902, connaît un grand retentissement, y compris dans la presse métropolitaine. Le journal local, Le Petit Méridional, de même que La Dépêche algérienne en font un compte rendu dé- taillé quotidien. Il faut dire qu’il s’agit d’un procès hors-norme : 107 accusés, une cin- quantaine avocats, 93 témoins convoqués, dont un grand nombre venus d’Algérie.

Pour pouvoir faire tenir tous les accusés et leurs défenseurs, la cour d’assises de l’Hérault doit être aménagée et réorganisée pour la circonstance. Deux interprètes sont également mandatés d’Algérie pour traduire en arabe tous les débats. À Mont- pellier, le procès, événement national, est une attraction. La foule, curieuse, se presse pour assister aux audiences, du moins dans les premiers temps. Les journalistes, amusés et condescendants, se font l’écho de la forte présence féminine dans le pu- blic, attirée, selon eux, par les « révoltés arabes », et admirant le charisme du jeune Yacoub. Comme dans les grands procès médiatisés, la presse, en particulier Le Petit Méridional et L’Illustration, proposent régulièrement des croquis et images des grandes scènes du procès, ainsi que des portraits des principaux protagonistes.

17. Christian PHÉLINE, Un guadeloupéen à Alger. Me Maurice L’Admiral (1864-1955), op. cit., p. 117 et suiv.

18. Christian Phéline insiste d’ailleurs sur les figures parallèles de Maurice L’Admiral et Victor Barrucand (1864-1934), directeur du journal L’Akhbar.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(21)

L.BLÉVIS

Devant l’importance de l’affaire au niveau national, et surtout face à l’intérêt du public et des médias pour le procès, les avocats des accusés prennent leur tâche à cœur et se plongent dans la spécificité des campagnes coloniales. Le barreau de Montpellier, bien entendu, a été particulièrement sollicité pour assister les accusés.

Trois anciens bâtonniers se sont saisis de la défense des principaux accusés au côté de M. L’Admiral qui est venu d’Alger ; preuve, à nouveau, de l’opportunité en termes de carrière et de prestige que représente la participation à ce procès exceptionnel.

Les journaux locaux font même état du blocage de toutes les affaires en cours dans le tribunal, les avocats montpelliérains étant dès lors peu disponibles pour leurs autres clients.

Tout ceci concourt à la très grande publicité donnée à ce procès, et donc à l’im- portance de ce qui s’y dit et fait, en particulier tel que cela est vu depuis la colonie algérienne. Le procès est scruté par le Gouvernement général de l’Algérie qui en- voie, pour observer et témoigner des spécificités algériennes, son meilleur spécia- liste, à savoir l’inamovible directeur des affaires indigènes, Jean-Dominique Lucia- ni, dans l’espoir de garder un peu la main sur ce qui s’y dit. Cependant, le procès va échapper aux directives et attentes de l’administration algérienne parce que celle-ci ne peut rien contre les effets de la forme « procès ».

III. Des effets de la forme « procès »

La forme du procès, telle qu’elle est pensée et organisée par la procédure judiciaire française, métropolitaine, dans son déroulement le plus ordinaire, va avoir en effet des conséquences très importantes au regard des pratiques habituelles coloniales.

Tout d’abord, on vient de le voir, la publicité des débats implique que tous les participants, quel que soit leur statut ou leur position officielle, y compris les pro- priétaires français et l’administration coloniale, soient soumis à la discussion et donc obligés de rendre des comptes. Deuxièmement, l’interrogatoire des accusés, qui prendra plus de neuf journées, constitue également un moment important de tout procès. Dans le cas algérien, celui-ci est totalement en rupture par rapport aux pratiques coloniales. En effet, ce qui caractérise la condition indigène c’est son silence et son invisibilité : seulement sujets, exclus de la citoyenneté, les colonisés n’ont pas droit à la parole politique 19. Leur liberté de rassemblement et la presse sont très fortement entravées. Leur principal mode d’accès à la parole publique, au début du XXe siècle, est la pétition qu’ils envoient aux différentes assemblées poli- tiques, algériennes ou métropolitaines, comme le firent les familles de Margueritte concernées par les nouvelles velléités d’expansion de Marc Jenoudet en 1900, en écrivant une pétition au président de la République.

À Montpellier, les accusés ont la parole ; ils peuvent témoigner, donner leurs ver- sions des faits. Surtout ils peuvent se présenter, se définir et donner leur point de vue sur leur histoire et sur le fonctionnement de la colonie. Comme dans tout procès, l’interrogatoire des accusés sert à établir leur culpabilité et l’étendue de leurs respon-

19. Laure BLÉVIS, « L’invention de l’“indigène”, Français non citoyen », in Abderrahmane BOUCHÈNE, Jean- Pierre PEYROULOU, Ounassa SIARI-TENGOUR et Sylvie THÉNAULT (dir.), Histoire de l’Algérie à la période colo- niale (1830-1962), Paris : La Découverte, Alger : Barzakh, 2012, p. 212-218.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

(22)

Un procès colonial en métropole ? Réflexions sur la forme « procès » et ses effets en situation coloniale

Droit et Société 89/2015  63 sabilités face aux crimes qui leur sont imputés. Mais à Montpellier, l’interrogatoire, suivant une stratégie des avocats de la défense qui orientent en ce sens les ques- tions, devient l’occasion de rendre compte publiquement des injustices dont ils s’estiment victimes à un public étranger aux intérêts coloniaux. Les insurgés peu- vent donner à voir, pour une fois de façon concrète, la réalité de la domination coloniale et des discriminations et spoliations qu’ils subissent régulièrement. Ainsi, Yacoub (d’après le compte rendu de la presse) revient régulièrement, alors qu’il est interrogé sur ses griefs contre les colons, sur les expropriations foncières dont sa famille a été victime :

Mon père avait des biens, il a été réduit à la mendicité. Pour trouver à emprunter, il avait été obligé de s’adresser à un moment donné à Provost pour avoir 40 francs. On prêtait un sac de grains et on était obligé d’en rembourser trois ou quatre.

[…] Autrefois celui qui avait des terres pouvait faire vivre sa famille ; aujourd’hui son travail […] ne suffit pas 20.

L’interrogatoire des accusés, exigé par la procédure judiciaire, permet donc de faire entendre une voix inaudible, totalement inédite pour un public métropolitain peu intéressé habituellement par les questions coloniales, surtout habitué aux ré- cits de voyage d’inspiration orientaliste. La confrontation avec la réalité simple de la violence coloniale n’en est que plus forte.

Cependant, si les accusés cherchent à apparaître comme des victimes de la co- lonisation, comme les y invitent leurs avocats, il ne faudrait pas pour autant con- clure qu’ils cherchent à justifier leurs actions en invoquant des injustices passées.

Au contraire, bien loin de revendiquer une quelconque cause politique, les acteurs ont comme stratégie de défense le refus de la reconnaissance de culpabilité. La plupart des prévenus nient ainsi leurs implications, soit qu’ils disent n’avoir pas été présents, soit qu’ils affirment avoir été eux-mêmes les prisonniers des insurgés. Ces interrogatoires, longs et fastidieux en raison du nombre des acteurs concernés et des contradictions entre les différents récits, ont pour effet de brouiller un peu plus le récit des événements. Au récit de l’instruction et du procureur général, s’ajoute donc, sur la scène judiciaire, ceux, bien plus contradictoires et confus, de tous les acteurs du drame. La complexité de l’affaire, et à travers elle des affaires coloniales, s’exposent au grand jour, au grand dam de la presse coloniale et de l’administration française à Alger qui souhaitaient conserver le monopole du récit et de l’interpré- tation des événements.

Les avocats, enfin, acteurs centraux de tout procès, vont jouer à Montpellier un rôle crucial dans le dénouement de celui-ci. Bien que commis d’office, et donc, la presse insiste sur ce point, intervenant à titre gracieux, d’autant que les biens des accusés ont été mis sous séquestre, ces derniers vont totalement s’engager dans ce long procès, certainement pour tirer profit de cette exposition médiatique. Cet engagement professionnel est visible dans la façon dont ils ont préparé les au- diences, en particulier lors de l’audition des témoins de l’accusation, à savoir les habitants Européens de Margueritte qui ont assisté aux faits du 26 avril 1901 et qui, pour la plupart, ont dû se plier au rituel de conversion. En effet, selon une stratégie

20. L’Akhbar, 28 décembre 1902.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.67.72.8 - 03/01/2019 15h25. © Editions juridiques associées

Referenties

GERELATEERDE DOCUMENTEN

Mas,iienkonstruksie ~ en Tekene asook e,envoudige Elektrotep;- niek of MeP-:aniese Ingenieurswese en Hittewerktuie. Hierop het weer gevo1g die Gevorderde Tegniese

« coutume internationale » – dont l’extension, et surtout l’invocabilité comme source primaire sur cette question et plus généralement en droit international pénal nous

Répondant aux questions du tribunal, Maître Marie Thérèse Landu a dit qu’il s’agit d’une manipulation car en date du 21 novembre 2006, il était dans la salle d’audience de

Les avocats de la défense sont revenus, en troisième lieu, sur la demande de mise en liberté provisoire en faveur de Maître Marie Thérèse LANDU pour raison de maladie. En effet,

Le CODHO rappelle que cette affaire oppose l’Auditeur Militaire de garnison de Kinshasa – Gombe et les prévenus Madame Marie Thérèse Landu, Monsieur Kongbo nzinagba Bona,

Le CODHO rappelle que cette affaire oppose l’Auditeur Militaire de garnison de Kinshasa –Gombe et les prévenus Madame Marie Thérèse Landu, Monsieur Kongbo nzinagba Bona,

Cependant, si on assiste à cette recherche effrénée du pouvoir au grand dam de l’intérêt commun, on pourrait alors aisément leur jeter la pierre mais ce serait faire un fausse

Il défend en tous cas fermement la « nouvelle politique économique » :“C’est le Roi qui de sa poche soutient l’Etat, contester à l’Etat les produits de ses domaines,