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Le dilemme et le défi de la femme auteur à la croisée de deux siècles

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Le dilemme et le défi de la femme auteur

à la croisée de deux siècles

Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon (1664-1734)

et sa fonction-auteur

Etudiant : Vera Verhagen Numéro : s1540874

Professeurs : A.C. Montoya

A.M.E.A. de Gendt Matière : Ma-scriptie Frans

(2)

2

Illustration:

Portrait de Mlle L’Héritier (1697), Etienne-Jehandier Desrochers, Bibliothèque nationale de France

Inscription :

Marie Jeanne L’HERITIER

receue de l’Academie de Toulouse en 1696, et de celle de Padoue en 1697, fille de M. l’heritier Historiographe du Roy née à Paris.

Gravé Paris par E. Desrochers rue du Foin pres la rue St. Jacques. C’est l’heritiere des Neuf Sœurs

(3)

3

Table de matières

Introduction 4

L‟importance de la fonction-auteur au XVIIe

siècle 9

La « fonction-auteur » définie 9

La fonction-auteur au XVIIe siècle 13 La fonction-auteur des femmes 18

La fonction-auteur admirative dans Le Triomphe de Madame Des-Houlieres 22

Le nom d’auteur usurpé 24

Le débat autour de la Satire X 26

La voix d’auteur démentie 29

L’écriture féminine 40

La fonction-auteur admirative 42

La fonction-auteur moralisatrice dans Artaut, ou l’avare puny 44

Au niveau de la lettre 47

Au niveau de la nouvelle 52

La fonction-auteur moralisatrice 61

La fonction-auteur révélatrice dans le Mercure de France 63

Une idylle ambiguë 66

Des vers libres précieux 71

Une élégie personnelle 76

La fonction-auteur révélatrice 81

Conclusion 83

(4)

4

Introduction

C‟est à la fin du XVIIe

siècle que l‟auteur obtient le statut autonome et le rôle social qu‟il a manifesté jusqu‟à présent. « De nos jours, la littérature constitue un domaine spécifique d‟activités, le champ littéraire, avec ses règles de fonctionnement, sa logique, ses codes, d‟autant plus efficaces qu‟ils sont en grande partie implicites, qu‟ils paraissent aller de soi. »1

Cependant, le domaine littéraire n‟a pas toujours été ainsi. Au XVIIe

siècle, un milieu favorable au développement littéraire se crée, grâce aux circonstances politiques et à la création des institutions littéraires. C‟est alors que l‟auteur acquiert plus d‟indépendance et plus de liberté pour se manifester. Alain Viala décrit cette époque cruciale pour notre conception contemporaine de l‟auteur comme la « naissance de l‟écrivain »2

. Et avec la naissance de l‟écrivain commence à jouer ce que Michel Foucault appelle la « fonction-auteur »3. En effet, l‟image de l‟auteur est une création sociale essentiellement nourrie par l‟auteur même : « L‟imaginaire d‟un écrivain, c‟est, aussi, la construction d‟une image de lui au sein de l‟espace littéraire, et son esthétique, la forme qu‟il donne à cette image. »4

Issu de son temps, le mouvement de la préciosité s‟épanouit dans les années 1640 à 1660 et permet aux nobles de se développer dans le domaine des arts et des lettres au sein du salon. Bien que le mouvement soit accessible aux deux sexes, la préciosité défend avec insistance les intérêts féminins. La femme, après avoir joué un rôle important lors de la Fronde, trouve un nouveau moyen de se manifester : la littérature. Comme la femme auteur a à l‟époque, à cause de l‟inégalité sexuelle, beaucoup de difficulté à se procurer le statut littéraire, elle se voit obligée d‟être inventive dans ce contexte social. Aussi la femme auteur développe-t-elle des stratégies diverses dans le but de se présenter au lecteur, sans se nommer auteur. C‟est cette situation paradoxale qui a inspiré le titre de ce mémoire, car les femmes auteurs du XVIIe siècle se trouvent devant un dilemme que certaines savent transformer en défi.

Une de ces femmes de lettres – qui explore sa propre fonction-auteur malgré les contraintes sociales – est le sujet de ce mémoire : Marie-Jeanne L‟Héritier de Villandon. Née à Paris en novembre 1664, elle est issue d‟une famille de la petite noblesse qui attribue une place importante à la littérature. Sa mère est la nièce de Guillaume du Vair, le garde des

1

A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, p. 7

2 A. Viala, Naissance de l’écrivain, 1985

3 M. Foucault, « Qu‟est-ce qu‟un auteur ? » (1969), Dits et écrits 1954-1988, t. 1: 1954-1969, éd. D. Defert et F.

Ewald, Paris, Gallimard, 1994

(5)

5 sceaux sous Louis XIII et son père Nicolas L‟Héritier, seigneur de Villandon et de Nouvellon, est historiographe du roi et aussi homme de lettres5. Mademoiselle L‟Héritier a un frère qui est géomètre, Nicolas L‟Héritier, et une sœur, Mademoiselle L‟Héritier de Nouvellon (dont nous ne connaissons pas le prénom), qui « cultiva les Belles-Lettres avec beaucoup de succes, & s‟y distingua sur-tout par un vrai talent pour la poésie »6

, sans nous laisser un seul ouvrage. De plus, Mademoiselle L‟Héritier est la nièce des frères Perrault dont le cadet Charles7 est l‟homme de lettres toujours mondialement connu pour ses Contes de ma mère l’oye (1683). L‟Héritier mène une vie active de précieuse et marche sur les traces de son amie tutrice Madeleine de Scudéry, qui lui montre le chemin précieux et lui lègue son salon après son décès en 1701. En 1710 une société littéraire se forme chez L‟Héritier : « Il s‟assembloit deux fois la Semaine chez Mademoiselle l‟Héritier des personnes connuës par leurs Ecrits, ou par leur condition »8. Elle se développe littérairement à travers la prose et la poésie en jouissant d‟une renommée internationale.

L‟Héritier s‟engage dans la vie intellectuelle de Paris lors de la Querelle des Anciens et des Modernes9 – temps où les amateurs de l‟antiquité gréco-romaine et les défenseurs des auteurs contemporains s‟affrontent – dans laquelle son oncle Charles Perrault joue un rôle déterminant. Considérée comme période influente pour la formation de la littérature française, cette querelle a suscité beaucoup de recherches. Ainsi, la vogue des contes de fées qui se déclenche en 1690 avec L’île de la félicité de Marie-Catherine d‟Aulnoy, a un lien, quoique subtil, avec la Querelle des Anciens et des Modernes. Les Modernes mettent en œuvre ce genre merveilleux en guise de réponse à l‟exaltation des modèles classiques de la part des Anciens. Partisane du camp des Modernes en tant que conteuse, L‟Héritier est actuellement surtout connue pour ses contes de fées.

Eclipsée par le succès de son oncle Charles Perrault, l‟œuvre de L‟Héritier a longtemps été étudiée parallèlement à celle de Perrault. Ainsi, Mary Elisabeth Storer publie en 1928 Un épisode littéraire de la fin du XVII siècle: la mode des contes de fées, (1685-1700)

5

J.-C. Polet, Patrimoine littéraire européen, tome 8, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1996, p. 1059 : « Il a composé une tragédie, Hercule furieux (1639), des Odes […], un Tableau historique représentant l’estat tant

ancien que moderne de la France, de l’Allemagne et de l’Espagne et les plus remarquables démêlés que ces trois nations ont eus ensemble (1669) et une traduction française des Annales et histoires des troubles des Pays-Bas

(1662). »

6

C.-C. Cosson de La Cressonnière Riballier, De l’éducation physique et morale des femmes, Bruxelles, frères Estienne, 1779, p. 394

7 1628-1703 8

« Eloge de Mademoiselle l‟Héritier », Journal des Sçavans, janvier 1734, p. 835

(6)

6 où elle présente la conteuse comme la « fille spirituelle de Perrault »10. Jacques Barchilon positionne L‟Héritier également dans le cadre de ce genre dans Le conte merveilleux français

de 1690 à 179011. Raymonde Robert aussi se consacre à la production féerique de cette femme de lettres dans son ouvrage Le conte de fées littéraire en France de la fin du XVII

siècle à la fin du XVIII siècle12 qui voit le jour en 1981. Un an plus tard, Marc Fumaroli

compare dans un article13 les contes Les fées de Perrault et Les enchantements de l'éloquence de sa nièce sur le plan rhétorique. Roger Francillon compare ces mêmes contes dans l‟article « Une théorie du folklore à la fin du XVIIème siècle: Mlle L‟Héritier »14. L‟Héritier a effectivement joué un grand rôle dans le développement du conte de fées, appartenant à la première vague de conteuses, comme l‟indique également Marina Warner dans son étude

From the Beast to the Blonde: On Fairy Tales and their Tellers15. Sophie Raynard a

également étudié les contes de L‟Héritier dans son travail La seconde préciosité: floraison de

conteuses de 1690 à 175616. Des articles plus récents consacrés à l‟œuvre de L‟Héritier ont vu

le jour, traitant du fonctionnement du récit-cadre dans La Tour Ténébreuse et les Jours

Lumineux (1705)17, son style original et moderne18, les idées modernes, mais aussi morales et patriotiques qui ressortent de son écriture19 et les références au moyen-âge qui se trouvent dans ses contes20. Bref, nous pouvons constater que l‟œuvre narrative de L‟Héritier a jusqu‟ici engendré un certain nombre de travaux de recherches.

Néanmoins, de son temps elle n‟était pas admirée seulement pour ses contes. Il est surprenant, après avoir esquissé le domaine de recherches actuel concernant l‟œuvre de cette femme auteur et notamment ses contes de fées21, de noter que le recueil dans lequel figurent

10

M. E. Storer, Un épisode littéraire de la fin du XVII siècle: la mode des contes de fées (1685-1700), Paris, Champion, 1928, p. 55

11 J. Barchilon, Le conte merveilleux français de 1690 à 1790, Paris, Champion, 1975 12

R. Robert, Le conte de fées littéraire en France de la fin du XVII siècle à la fin du XVIII siècle, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1981, p. 509

13 M. Fumaroli, « Les enchantements de l'éloquence: Les fées de Charles Perrault ou De la littérature », dans : Le

statut de la littérature: mélanges offerts à Paul Bénichou, Genève, Droz, 1982, pp. 153-186

14

R. Francillon, « Une théorie du folklore à la fin du XVIIème siècle: Mlle L‟Héritier », dans : Hören Sagen

Lesen Lernen, éd. U. Brunold-Bigler & H. Bausinger, Bern, Peter Lang, 1995, pp. 205-217

15 M. Warner, From the Beast to the Blonde: On Fairy Tales and their Tellers, New York, The Noonday Press,

Farrar, Straus and Giroux, 1999

16

S. Raynard, La seconde préciosité: floraison de conteuses de 1690 à 1756, Tübingen, G. Narr, 2002

17 R. Robert, « L‟insertion des contes merveilleux dans les récits-cadres, Pratique statique, pratique dynamique :

LA TOUR TENEBREUSE ET LES JOURS LUMINEUX de Mlle Lhéritier, LES AVENTURES D’ABDALLA de l‟abbé Bignon »,

Féeries : 1 (2004), pp. 73-91

18 J. Mainil, « Mes amies les fées », Féeries : 1 (2004), p. 49-72 19

S. Raynard, « New Poetics versus Old Print: Fairy Tales, Animal Fables, and the Gaulois Past », Marvels &

Tales, 21:1 (2007), p. 93-106

20 A. C. Montoya, « Contes du style des troubadours : The Memory of the Medieval in 17th-century French

Fairy Tales », Studies in Medievalism XVI (2008), pp. 1-24

(7)

7 ses contes n‟est nommé que vaguement dans l‟« Eloge de Mademoiselle l‟Héritier » paru après sa mort en 1734 dans le Journal des Sçavans, qui n‟occupe pourtant pas moins de quatre pages. On y renvoie par les mots « les Ouvrages divers qu‟elle a fait paraître en 1695 »22 à propos du Triomphe de Madame Des-Houlieres qui a d‟abord été publié en tant qu‟ouvrage autonome et qui a plus tard été inséré dans Œuvres Meslées. En revanche, dans sa nécrologie le Journal des Sçavans souligne la qualité de L‟Héritier en tant que femme poète et l‟importance de son œuvre en vers :

La gloire des succès suivit de près les premiers travaux de Mademoiselle l‟Héritier, ses Poësies furent couronnées plus d‟une fois par les Académies. En 1692. elle emporta le prix des vers au Palinot de Caën. En 1695. & en 1696. elle eut les prix de l‟Académie des Lanternistes de Toulouse, ce fut en lui adjugeant le second que cette célèbre Académie l‟admit dans son Corps ; honneur, qu‟elle n‟avoit encore accordé à aucune Dame. (Journal des Savants 1734 : 833)

Autrement dit, le nom d‟auteur de cette femme auteur semble être plus lié à son œuvre poétique au XVIIIe siècle qu‟à ses contes. La façon dont cette femme de lettres est représentée dans le Journal des Savants, a nourri notre curiosité envers cette partie de son œuvre la moins étudiée. La lacune qui existe à son égard dans la recherche littéraire est d‟autant plus étonnant que L‟Héritier s‟est montrée dans ses contes innovatrice, se positionnant clairement en tant qu‟auteur, ce qui invite à considérer son œuvre dans sa totalité.

Dans une étude antérieure à celle-ci23, nous avons déjà étudié le style explorateur de L‟Héritier par rapport à l‟instance narrative, qui se révèle fonctionnelle par rapport à la structuration du récit, à l‟engagement du lecteur dans l‟histoire, au soulignement de la fictionalité de l‟écrit, à l‟instruction du lecteur et au développement du nouveau genre du conte. Comme nous avons montré ailleurs, L‟Héritier a attribué un grand rôle au narrateur dans son œuvre qui a, entre autres, une fonction réflexive dans le débat sur la place du récit bref et par là du conte de fées dans la littérature. L‟importance de la voix du narrateur dans l‟œuvre narrative de L‟Héritier - appelée « l‟interventionnisme »24

par Francillon – nous invite à nous demander comment le reste de son œuvre traite le rôle du narrateur. Cependant, nous nous sommes proposée une approche plus élargie pour cette recherche en plaçant la fonction du narrateur dans une perspective foucauldienne. Michel Foucault lie dans son célèbre article « Qu‟est-ce qu‟un auteur ? » (1969) la présence du narrateur à la manifestation de l‟auteur. La voix du narrateur s‟associe à la voix de l‟auteur par son emploi de la première

22 « Eloge de Mademoiselle l‟Héritier », Journal des Sçavans, janvier 1734, p. 833

23 V. Verhagen, « L‟animateur et l‟instructeur dans le conte. Le rôle du narrateur dans La Princesse Olympe ou

l’Ariane de Hollande », travail écrit pour le cours Het literaire sprookje, Université de Groningen, 2009

(8)

8 personne, son caractère souvent omniscient et sa position extradiégétique. C‟est un élément du phénomène que Foucault appelle la « fonction-auteur ».

« La notion d‟œuvre originale est intimement liée à la présence d‟un auteur »25 comme le formule Alain Brunn. C‟est cette originalité qui nous fascine et qui nous a motivée à analyser la fonction-auteur de L‟Héritier en nous basant sur un corpus varié, contenant la prose et la poésie. Comme le titre de ce mémoire l‟indique, L‟Héritier vit à la croisée de deux siècles. Ainsi, le corpus consiste en deux ouvrages publiés à la fin du XVIIe siècle - Le

Triomphe de Madame Des-Houlieres (la version autonome de 1694 et la version insérée dans Œuvres Meslées de 1696) et L’avare puny dans Œuvres Meslées (1696) – suivis de trois

poèmes de circonstance publiés dans le Mercure de France (1726-27) au début du XVIIIe siècle. Par ailleurs, la première partie du corpus – un éloge en prose et une nouvelle en vers – représente l‟œuvre la moins prestigieuse de L‟Héritier, tandis qu‟à travers ses poèmes elle a joui de plus de prestige. Bien que l‟ampleur de l‟œuvre de L‟Héritier ne se retrouve donc pas dans cette sélection d‟ouvrages limitée, elle démontre bien la variété qui caractérise l‟œuvre de cette femme de lettres.

(9)

9

L‟importance de la « fonction-auteur » au XVII

e

siècle

La « fonction-auteur » définie

Wayne Clayson Booth introduit en 1961 une distinction entre le vrai auteur en chair et en os et l‟auteur fictionnel créé par le vrai auteur, indiqué par le terme : implied author 26. L‟auteur

impliqué ne se trouve pas dans le texte, mais renvoie à l‟idéologie qui s‟y trouve derrière. En termes paradoxaux, il représente la source du texte, mais se veut aussi une construction du lecteur. En 1968 Roland Barthes souligne encore l‟intérêt du lecteur pour la littérature en annonçant la mort de l‟auteur27

qui permet selon lui la naissance du lecteur. Selon sa théorie, l‟auteur comme institution en tant que personne biographique est « mort ». L‟auteur abstrait qui appartient au texte et qu‟il appelle « scripteur » - comparable à l‟auteur impliqué de Booth – ne préexiste pas à son texte, mais naît en même temps que lui : un processus dans lequel le lecteur joue un rôle interprétateur et créateur. Le point de vue de Barthes est une réponse structuraliste à la démarche positiviste qui recourt à l‟histoire et à la vie de l‟auteur pour donner sens à son écriture.

Michel Foucault arrive à relier plus ou moins les deux notions d‟auteur (réel et textuel) par l‟introduction du terme « fonction-auteur »28

. Selon Foucault, cette fonction se situe quelque part entre l‟écrivain réel en dehors du texte et le locuteur fictif à l‟intérieur du texte sous forme de narrateur plus ou moins présent. Elle est une création qui réunit l‟écrivain réel, le texte et le lecteur : « le résultat d‟une opération complexe qui construit un certain être de raison qu‟on appelle l‟auteur »29. C‟est cette opération complexe qui sera notre point de départ

dans ce travail. Complexe, puisqu‟elle s‟applique à plusieurs niveaux, la fonction-auteur ne se laisse pas facilement déterminer : « un auteur n‟est pas une instance fixe, parce que c‟est un rapport, celui d‟un nom et d‟une représentation »30. Dans le but de structurer l‟approche de

cette matière assez vague au premier égard, nous nous sommes permis de diviser cette opération en trois éléments : le nom d‟auteur, la voix d‟auteur et la projection d‟auteur.

26 W. C. Booth, The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 1961 27

R. Barthes, « La mort de l‟auteur » (1968), dans : Œuvres complètes, tome 3 (1968-1971), Paris, Éditions du Seuil, 1994, pp. 40-45

28 M. Foucault, « Qu‟est-ce qu‟un auteur ? », 1969 29

M. Foucault, « Qu‟est-ce qu‟un auteur ? », p. 800

(10)

10

Le nom d’auteur

Le nom d‟auteur permet à l‟auteur de se positionner ou d‟être positionné dans le champ littéraire, par rapport à son œuvre, au monde des lettres et par là à la société. En effet, la littérature s‟évalue dans un contexte social. L‟auteur ne peut produire de la littérature indépendamment de la société, car l‟auteur reçoit son statut en échange avec la société. Ainsi, le nom d‟auteur représente en quelque sorte la transition du monde fictif au monde réel, l‟ouverture vers la société. Cet aspect social de la littérature, cette interaction entre le textuel et le réel, met en relation le nom d‟auteur avec la littérarité : « Il n‟y a pas de texte littéraire sans auteur, pas de littérature sans auteur (fictif ou réel, caché ou exhibé, vivant ou mort), parce que les deux notions ne sont plus séparables : pour inscrire des textes dans la littérature, nous nous contentons de les transmettre sous nom d‟auteur. »31 Comme il existe une corrélation entre la société et l‟écriture, la valeur du nom d‟auteur est en vigueur dans deux sens. Elle dépend de l‟œuvre qu‟un nom d‟auteur englobe, mais la valorisation d‟un écrit dépend à son tour du nom d‟auteur qui l‟introduit :

Enfin, le nom d‟auteur fonctionne pour caractériser un certain mode d‟être du discours: le fait, pour un discours, d‟avoir un nom d‟auteur, le fait que l‟on puisse dire « ceci a été écrit par un tel », ou « un tel en est l‟auteur », indique que ce discours n‟est pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s‟en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement consommable, mais qu‟il s‟agit d‟une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut.

(Foucault 1969 : 798)

En d‟autres mots, le nom d‟auteur est la dimension de la fonction-auteur qui se trouve à fleur du texte : à la frontière du textuel et de l‟extratextuel. Au XVIIe siècle, le nom d‟auteur acquiert cette fonction déterminante dans le monde des lettres. Logiquement, l‟anonymat auctorial obtient une valeur signifiante à son tour. Le but de la pratique de l‟anonymat souvent adoptée par les femmes, ne sert pas vraiment à cacher l‟auteur. En effet, les ouvrages sont généralement au moins signés par les initiales de l‟auteur, ce qui offre une clef au lecteur lui permettant de retrouver le nom entier. L‟anonymat pratiqué au XVIIe

siècle fonctionne tout au plus comme dissimulation ou comme le suggère Nathalie Grande : « le déni d‟auteur […] ne correspondait pas à un désir réel de refuser d‟assumer leur autorité sur leurs œuvres, mais encore peut être interprété comme un lien subtil unissant auteur et lecteur en une complicité de secret partagé »32. Ce lien supposé entre l‟auteur et son lecteur contribue à la sélection d‟un

31 A. Brunn, L’auteur, p. 12

32 N. Grande, « Des auteurs honteux? Éthique et pratique de l‟auctorialité chez les romancières du XVIIe siècle »,

Une histoire de la « fonction-auteur » est-elle possible ?, Publications de l‟Université de Saint-Étienne, 2001, p.

(11)

11 public : ceux qui savent déduire les noms d‟auteur à l‟aide des initiales se sentent certainement plus concernés.

Bien qu‟anonyme dans son œuvre en prose, L‟Héritier a pourvu ses poèmes publiés dans le périodique Mercure de France de son nom d‟auteur entier. En outre, elle a signé sa traduction des Epîtres Héroïques d‟Ovide, ce qui est même remarqué par le Journal des

Sçavans : « C‟est le seul de ses Ouvrages où son nom ait été mis en entier, les autres n‟ayant

paru qu‟avec les Lettres Initiales. »33

Cette spécification donnée par le Journal des Sçavans indique encore à quel point on attache de la valeur au nom d‟auteur au XVIIe

siècle. Division intéressante à l‟égard de la présentation que L‟Héritier fait ainsi de sa fonction-auteur, la liant plus à son œuvre prestigieuse de poésie. En effet, la poésie jouit de plus de prestige, selon l‟hiérarchie antique des genres toujours valable au XVIIe

siècle. Son œuvre non prestigieuse et non signée consiste en nouvelles et en contes, qui sont des genres associés à l‟écriture féminine.

La voix d’auteur

On pourrait dire que l‟anonymat auctorial porte l‟attention du lecteur davantage sur la voix d‟auteur, le premier élément de la fonction-auteur étant caché. L‟écriture de l‟auteur constitue sa voix : « Enfin, l‟auteur, c‟est un certain foyer d‟expression qui, sous des formes plus ou moins achevées, se manifeste aussi bien, et avec la même valeur, dans des œuvres, dans des brouillons, dans des lettres, dans des fragments, etc. » 34 Cependant, l‟auteur s‟exprimant sous de différentes formes, peut jouer des rôles différents. Vu que la fonction-auteur se situe entre l‟écrivain réel en chair et en os et l‟écrivain fictionnel, il s‟ouvre une gamme où la fonction-auteur opère à plusieurs niveaux, plus ou moins proche du texte.

Ainsi, la fonction-auteur dans les paratextes – les lettres, les avis au lecteur, les dédicaces – fait entendre une voix d‟auteur qui s‟associe plus au écrivain réel. S‟exprimant à ce niveau, l‟auteur prend une certaine distance par rapport au texte fictif, ce qui lui permet de se situer par rapport à l‟ouvrage et d‟y attacher une signification sociale.

Au niveau textuel, la voix d‟auteur se manifeste le plus clairement à travers le narrateur dans le récit. Le rôle que joue l‟auteur à travers le narrateur se trouve plus du côté fictif dans la gamme qu‟occupe la fonction-auteur. On pourrait dire qu‟au niveau paratextuel, le texte fonctionne plutôt comme propriété de l‟auteur, tandis qu‟au niveau textuel : « Au lieu

33

« Eloge de Mademoiselle l‟Héritier », Journal des Sçavans, janvier 1734, p. 836

(12)

12 de dire “ce texte a cet auteurˮ on dirait donc “ce texte est auctoriéˮ, et la fonction-auteur devient ainsi une propriété du texte, plutôt que la relation entre la personne et le texte. »35

Un dernier moyen d‟expression pour la voix d‟auteur se trouve encore plus dans le textuel, au niveau stylistique du texte. Ainsi, l‟auctorialité d‟un texte se manifeste à travers le style, le choix des mots, la couleur de l‟écrit et la formulation des phrases. Tous ces éléments, bien que moins manifestes que le rôle du narrateur, rappellent au lecteur la présence de l‟auteur et contribuent à la création de l‟image de l‟auteur.

La projection d’auteur

La manifestation de la fonction-auteur à travers la voix d‟auteur et marquée par le nom d‟auteur, résulte en une projection d‟auteur par le lecteur. En fin de compte, le but de l‟auteur consiste à obtenir une projection d‟auteur qui correspond à l‟image qu‟il a voulu se créer. En effet, il existe une relation évidente entre l‟auteur et le lecteur. L‟auteur opère dans un contexte social et s‟adresse au lecteur pour se procurer une certaine position dans la société. Le lecteur reçoit ainsi une image de l‟auteur qui se construit aussi bien par l‟auteur même que par le lecteur. L‟image ou la projection d‟auteur ressort du discours des lecteurs – fonctionnant ainsi comme miroir pour l‟auteur – qui est plus ou moins présent dans la société selon l‟esprit du temps.

Au XVIIe siècle, le lecteur est un élément très présent, puisqu‟il est indispensable au développement de la fonction-auteur. Les salons et les périodiques offrent des espaces en abondance, où le lecteur peut se faire entendre. De plus, l‟auteur se montre très conscient de la présence du lecteur à travers ses paratextes et le narrateur, qui s‟adresse directement au lecteur. La femme joue même souvent un double rôle en tant qu‟auteur et lecteur. Elle dédie son ouvrage parfois à une autre femme auteur, lui attribuant ainsi le rôle du lecteur. De même, la femme auteur se présente également comme lecteur, renvoyant aux ouvrages qu‟elle a lus ou référant à une source écrite sur laquelle elle a basé son écriture.

L‟image de la fonction-auteur dépend donc fortement de son public, élément variable en fonction du temps. Dans l‟introduction nous avons cité un passage de l‟éloge de L‟Héritier, paru après son décès dans le Journal des Sçavans, qui lie la fonction-auteur de L‟Héritier notamment à sa qualité de poète. Cette vision est réfutée 35 ans plus tard par Joseph de La Porte dans l‟Histoire littéraire des femmes françoises36

:

35 N. Buch-Jepsen, « Le Nom propre et le propre auteur, Qu‟est-ce qu‟une « fonction-auteur ? » », Une histoire

de la « fonction-auteur » est-elle possible ?, Publications de l‟Université de Saint-Étienne, 2001, p. 60

(13)

13

Les Mercures du tems font mention des ses Poësies sérieuses & galantes, & ont souvent retenti de ses éloges. Malgré cela, Madame, je ne crois pas pouvoir vous parler de ses Vers, qui n‟ont rien d‟assez piquant pour vous être présentés […] (De La Porte 1769 : 163)

Son œuvre en prose ne mérite non plus de grand hommage selon La Porte :

[…] & parmi ses écrits en prose, je ne vous entretiendrai que de la Tour ténébreuse, ou Histoire de

Richard I. Roi d’Angleterre, surnommé Cœur de Lion. C‟est le seul qui pourra peut-être vous amuser.

[…] Tel est, Madame, le fond de ce Roman, que j‟ai cru devoir dépouiller de toutes les aventures ridicules dont l‟Auteur a cru l‟embellir. C‟est une confusion de personnages, d‟évenemens & de bizarreries, qu‟il falloit élaguer. (De La Porte 1769 : 163-179)

Tandis que sa traduction des Epîtres Héroïques d‟Ovide a été glorifiée par le Journal des

Sçavans :

La maladie qui lui ôtoit le repos ne l‟empêcha point de continuer la traduction en vers des Epîtres Héroïques d‟Ovide, la versification est est coulante & aisée, elle y a joint le mérite de la fidélité dans tout ce qui n‟a pas eu besoin d‟être adouci pour le rendre conforme aux bienséances.

(Journal des Sçavans 1734 : 836)

En revanche, La Porte n‟y consacre point de mots valorisants :

Les Epîtres Héroïques d‟Ovide, traduites en vers François par le même Auteur, n‟ont eu probablement pas plus de vogue, que la Tour Ténébreuse : ce que dit elle-même Mademoiselle l‟Héritier, de l‟original, auroit dû la détourner de le traduire. [...] On est fâché en lisant la sienne, de voir perdre à Ovide, une partie de son esprit, de son naturel, & de sa légereté. La Prose, dont l‟Auteur a quelquefois entrecoupé sa versification, vaut beaucoup mieux que ses Vers. (De La Porte 1769 : 180)

Cette comparaison de deux commentaires à propos de l‟œuvre de L‟Héritier montre donc à quel point la fonction-auteur est sujette à l‟esprit du temps et à son public de lecteurs. La fonction-auteur de cette femme de lettres influente de son vivant et tellement louée dans sa nécrologie, a perdu sa position au cours du temps jusqu‟à être tombée dans l‟oubli. L‟objectif de ce travail consiste à redécouvrir l‟image que l‟auteur L‟Héritier crée elle-même dans son œuvre, c‟est-à-dire en dehors de toute considération de son évolution ultérieure.

La « fonction-auteur » au XVIIe siècle

(14)

14 l‟homme. Or, en 1661, lorsque le jeune Louis XIV commence à régner sur la France, les « frondeuses » perdent leur influence.

Roi d‟un pays qui s‟est renforcé pendant la guerre contre les Habsbourg, le monarque absolu désire l‟éblouissement de son royaume à tous les niveaux. Ainsi, la langue française est épurée et fixée par des règles grammaticales et la littérature est sujette aux débats dans l‟Académie française, fondée par le cardinal Richelieu en 1635 sous le règne de Louis XIII. Il se met en place un mouvement académique qui contribue à l‟autonomisation du champ littéraire : « les académies se multiplient, les salons aussi, la bataille pour les droits des auteurs bat son plein, le mécénat se réorganise, les publications périodiques se développent, la séparation des diverses branches d‟activité intellectuelle s‟accentue »37

.

Parallèlement à ce mouvement académique organisé au niveau de l‟état, les nobles qui se voient dépourvus de pouvoir politique depuis la Fronde et vaincus par le pouvoir royal, créent un mouvement littéraire : la préciosité. Ignorée du point de vue politique, la noblesse s‟arme de son « esprit » afin de gagner du terrain dans le domaine culturel. Surtout le sexe féminin tente de maintenir le pouvoir qu‟il s‟est procuré lors de la Fronde, puisque depuis cet événement historique « it was considered possible for women to play decisive political, and even military, roles »38.

Grâce aux événements politiques et sociaux, la littérature acquiert une valeur importante et elle se discute et se forme dans les différentes académies publiques et privées et dans les salons, où beaucoup de textes sont nés en collaboration. C‟est justement ce travail collectif qui donne plus de poids à la figure d‟auteur. Vu que l‟originalité de l‟écriture n‟est pas garantie au XVIIe siècle, l‟auteur doit faire un effort pour se distinguer. Aussi la fonction-auteur gagne-t-elle d‟importance dans ce monde de lettres :

[…] les discours « littéraires » ne peuvent plus être reçus que dotés de la fonction auteur : à tout texte de poésie ou de fiction on demandera d‟où il vient, qui l‟a écrit, à quelle date, en quelles circonstances ou à partir de quel projet. Le sens qu‟on lui accorde, le statut ou la valeur qu‟on lui reconnaît dépendent de la manière dont on répond à ces questions. (Foucault 1969 : 800)

L‟autonomisation du champ littéraire va main en main avec l‟acquisition d‟une fonction sociale plus importante pour l‟auteur. Il a besoin de se situer dans un certain groupe et d‟être reconnu par ce groupe-là pour obtenir le statut qui lui donne la possibilité de se positionner dans le champ littéraire.

37 A. Viala, Naissance de l’écrivain, p. 163 38

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Champ littéraire ou champ de bataille ?

Une division importante des mouvements littéraires au XVIIe siècle est produite par la Querelle des Anciens et des Modernes. Elle représente la tension qui se met en place entre ceux qui glorifient la France de « Louis le Grand » à travers ses œuvres littéraires, dont Charles Perrault est le chef de file, et ceux qui restent fidèles à l‟héritage antique, menés par Nicolas Boileau. La querelle se déclenche à l‟Académie française où des hommes savants s‟efforcent de trouver l‟idéal littéraire. En 1687 Charles Perrault publie le poème Le siècle de

Louis le Grand Ŕ sa première attaque envers les Anciens – dans lequel il fait l‟éloge du siècle

moderne de Louis XIV en dépit de l‟Antiquité. Les partisans de Perrault s‟occupent également à construire le patrimoine littéraire en puisant dans les textes fondateurs de la littérature française, ce qui met en marche la vogue des contes de fées. Les Anciens propagent la perfection de l‟œuvre antique, ce qui motive les Modernes à relever le défi de démontrer le mérite des auteurs contemporains, convaincus de la beauté de l‟innovation littéraire. Joan DeJean a raison de considérer la Querelle des Anciens et des Modernes comme une phase importante dans l‟histoire littéraire de France : « literary form and content were then the subject of intense critical debate [...] these decades initiated the most influential moment of canon formation in French history »39.

Cette querelle force les auteurs à choisir un camp et à élever leur voix d‟auteur. Les Modernes notamment, propageant une vision nouvelle, ont besoin d‟une arme qui renforce leur position dans la querelle et qui les aide à s‟inscrire dans le champ littéraire. En effet, la fonction-auteur subit un développement important sous la plume des Modernes : « la figure auctoriale telle que la pensent les Anciens se construit par référence à des modèles, à l‟inverse des Modernes pour qui le progrès autorise l‟écriture des écrivains du siècle de Louis le Grand ; leur auctorialité est prouvée par leur originalité »40. Cette originalité repose sur l‟individualité de la fonction-auteur qui – fonctionnant comme lien entre la société et l‟écriture – place l‟ouvrage dans un contexte contemporain : « To the transcendental values of a timeless “we,ˮ Perrault opposes the right to individual choices and the infinitely varied and contempory values of an “Iˮ determined to maintain its critical independence. »41

39 J. DeJean, Tender Geographies, p. 96 40 A. Brunn, L’auteur, p. 102

41

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La scène auctoriale

Ayant un champ pour mettre en scène sa fonction-auteur, on pourrait dire que l‟écrivain joue à l‟auteur, que l‟auteur est une sorte de rôle. L‟écrivain est en grande partie créateur de son propre rôle à travers son écriture, mais il est aussi dépendant de la perception des autres auteurs qui doivent confirmer son rôle pour qu‟il soit convaincant face au public de lecteurs. Aussi le Journal des Sçavans évoque-t-il dans l‟éloge de L‟Héritier sa qualité sociale : « Mademoiselle l‟Héritier étoit en liaison avec toutes les personnes illustres de son siécle, les nœuds de la plus tendre amitié l‟unissoient à Mademoiselle de Scudery, & les derniers vers que cette célèbre fille a faits, furent adressés à Mademoiselle l‟Héritier. »42

La comparaison entre l‟auteur et l‟acteur ne se fait pas par hasard. Nous ne pouvons confondre l‟acteur avec le personnage qu‟il interprète tout aussi bien que l‟écrivain derrière un discours n‟est pas l‟auteur construit par ce discours. Selon Le Petit Robert le mot « acteur » désigne au début du XVIIe siècle « auteur d‟un livre ». Bien qu‟« acteur » vienne du latin « actor » voulant dire « celui qui agit », tandis qu‟« auteur » vient du latin « aucteur » signifiant « celui qui accroît », les deux métiers ont quelque chose en commun. Que cette ressemblance ressort au XVIIe siècle également dans le lexique n‟est pas illogique, vu que l‟on se situe au Grand Siècle qui connaît un essor dans le domaine du théâtre. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la notion baroque du Theatrum mundi renvoie à l‟idée que le monde fonctionne comme scène sur laquelle tout être joue son rôle. Ce topos implique selon Louis van Delft pour la société au XVIIe siècle qu‟elle « est en quelque sorte condamnée à la « comédié », au masque, au règne du faux et de l‟illusion »43. Dans cette ligne de pensée, l‟esprit de jeu qui existe dans les salons et les académies et la théâtralité de l‟auteur à travers sa fonction-auteur se complètent.

La relation entre la popularité du théâtre et la théâtralisation de la littérature souligne une nouvelle fois l‟importance du lecteur : l‟acteur doit son existence à son public, tout aussi bien que l‟auteur doit son statut au lecteur. Alain Viala évoque le rapport entre l‟auteur et le lecteur en mettant que : « Plus qu‟à toute autre époque peut-être, les écrivains de l‟âge classique ont contribué à former, à éduquer et à sélectionner leurs lecteurs. »44 La sélection des lecteurs par la formation de groupes dans les académies et les salons et à travers la publication dans des périodiques donne à l‟auteur plus de contrôle sur sa fonction-auteur. Un autre élément important du XVIIe siècle sont les liens affichés publiquement entre les

42 « Eloge de Mademoiselle l‟Héritier », Journal des Sçavans, janvier 1734, p. 833

43 L. Van Delft, « Theatrum Mundi revisité », dans: Theatrum Mundi. Studies in Honor of Ronald W. Tobin,

Virginia, Rookwood Press, 2003, p. 36

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17 différents auteurs. Un ouvrage dédié à un confrère invite à une réaction de l‟adressé. Phénomène intéressant : il y a le lecteur qui répond tout en manifestant sa fonction-auteur. Ainsi, il joue un double rôle de lecteur et d‟auteur. La réponse – la projection d‟auteur par le lecteur – est un élément important et valorisant dans le processus de positionnement de l‟auteur. Elle reflète ce que le lecteur a reçu de la fonction-auteur.

A part ses propres ouvrages, l‟auteur du XVIIe

siècle a d‟autres possibilités pour se présenter et se positionner par rapport à d‟autres personnes. Dans la société louis-quatorzienne, l‟écrivain s‟engage dans le monde des lettres en suivant « une règle d‟action : la participation multiple »45. Un des moyens pour participer au discours littéraire est créé par les publications périodiques en tant que scène où les auteurs peuvent s‟exprimer. Le Mercure

Galant, fondé en 1672 par Jean Donneau de Visé, se consacre à l‟actualité, aux lettres et aux

sciences, s‟adressant à un public large et varié au niveau de classe et de genre :

A new public had been created for literature, invented by the gesture that made readers of literature literary critics. […] It was in fact a putting into practice of the key Modern credo – that nonspecialist readers, all those willing, as Perrault says, to be confident in “their personal understanding,ˮ their personal judgment, were able to think for themselves rather than blindly follow the dictates of scholars and scholarly tradition.46

Les académies et les salons stimulent également le discours, la représentation et la conversation. Les réunions régulières publiques ou privées servent à relationner et ont une fonction importante dans le processus de positionnement dans le champ littéraire de tout auteur. Encore après sa mort, les invitées du salon de L‟Héritier valent la mention dans le

Journal des Sçavans : « La Marquise de Béthune, sœur de la Reine de Pologne, la Princesse

de Neufchatel, la Duchesse de Brisac Béchameil, Madame de Bellegarde Vertamont & plusieurs autres Dames plus distinguées encore par leur esprit que par leur rang venoient à ces assemblées. »47 Nous voyons que l‟auteur du XVIIe siècle tire sa valeur de son entourage. En effet, l‟auteur se met en scène dans un réseau amical, car il dépend du public pour construire sa fonction-auteur. Il est clair que le public joue un rôle clef dans l‟opération complexe de la fonction-auteur par sa reconnaissance du nom d‟auteur, son interprétation de la voix d‟auteur et son renvoi de la projection d‟auteur.

45 A. Viala, Naissance de l’écrivain, p. 163 46

J. DeJean, Ancients against moderns, p. 57

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La « fonction-auteur » des femmes

En publiant l‟Apologie des femmes (1694), Charles Perrault « made it clear that the alleged

literary war was in fact a struggle between conflicting visions of French society »48. En effet, le statut féminin constitue un point de discussion dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Néanmoins, la dimension fictionnelle de la littérature permet de jouer avec la structure sociale, par exemple à travers des topoi littéraires ou par la satire.

Ainsi, pour la femme, la revendication du statut d‟auteur n‟est pas chose facile. « Pour nombre d‟auteurs, en effet, la production d‟ouvrages ne constitue en rien une activité autonome : leur position dans l‟espace littéraire vaut comme un prolongement de leur situation dans un autre champ social. »49 La femme auteur du XVIIe siècle se voit confrontée à cette contrainte : son statut social lui demande de mettre en pratique l‟écriture comme noble passe-temps seulement en non pas en tant qu‟activité professionnelle. Par ailleurs, la lutte perdue des nobles pour garder leur pouvoir politique – la Fronde – se fait plus payer par les femmes que par les hommes :

[...] life after the aborted revolution reserved a harsher fate for frondeuses than for frondeurs. The king chose to make peace, or at least a simulacrum of peace, with many of the frondeurs. […] However, women returned to political nonexistence during the Sun King‟s increasingly absolute reign.

(DeJean 1991 : 52)

Ce déni du pouvoir féminin après la Fronde, motive les femmes à s‟unir et à se faire valoir dans un autre domaine, à savoir celui de la littérature :

The literary forms initially developed by seventeenth-century French women writers are without exception, first, the product of a collective effort and, second, an attempt to recreate or provide a textual equivalent of the shared experience of female communities. (DeJean 1991 : 43)

Si la femme a l‟ambition de se faire une carrière d‟auteur – comme c‟est le cas pour L‟Héritier – le trajet pour obtenir la légitimation de son métier n‟est pas sans obstacles. Ainsi, les diverses académies interdisent normalement l‟entrée aux femmes, qui sont reléguées à l‟amateurisme des salons. En formant une communauté féminine précieuse, les femmes s‟entraident à obtenir une position plus solide dans le champ littéraire et trouvent ainsi un substitut à l‟académie masculine :

[…] after the Fronde the femme forte, a creation of male writers, was reinvented, rescripted, as the

précieuse by women intellectuals. Whereas the strong woman was proposed as an ideal because of her

48

J. DeJean, Ancients against moderns, p. 68

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ability to govern and her military genius, intellectual qualities determined the status of the précieuse as

model. (DeJean 1991 : 51)

Aussi L‟Héritier tire-t-elle la justification pour son écriture et ses publications de la communauté féminine à laquelle elle adhère manifestement. Elle fait preuve d‟un succès énorme en tant que femme auteur quand elle est admise dans l‟Académie des Lanternistes des Jeux Floraux de Toulouse en 1696 et dans l‟Académie des Ricovrati de Padoue en 1697. Protégée de ses deux mécènes, la duchesse de Longueville et la duchesse d‟Épernon, L‟Héritier arrive à s‟acquérir une grande renommée en tant que femme auteur. Cependant, elle a joué jusqu‟à la fin de sa carrière son rôle d‟amateur, en étalant une attitude modeste à travers sa fonction-auteur.

La stratégie de la modestie

En effet, les femmes auteurs ont développé une stratégie qui leur permet de s‟inscrire subtilement dans le champ littéraire, à savoir : celle de la modestie. L‟écriture féminine de cette époque cultive la modestie pour en faire un topos discursif. Cette position modeste est également une explication pour la publication dans l‟anonymat ou sous les lettres initiales. Il ne convient pas aux femmes de se faire valoir à travers leur nom, qui est normalement le nom du côté masculin de la famille. « Le veuvage semble pratiquement la seule situation civile qui permette à une femme de faire de son nom un nom d‟auteur. »50

L‟Héritier, célibataire pendant toute sa vie, perd son père quand elle est encore jeune. Selon Myriam Maître, c‟est cette indépendance du sexe masculin qui donne la possibilité à L‟Héritier de profiter du mécénat : « La protection des Grands reste nécessaire à la plupart des femmes qui écrivent, mais cette logique mécénique, qui s‟appuie sur l‟échange symbolique de deux gloires attachées à des noms propres, exige de l‟auteur la libre disposition de son nom. »51

L’importance de la voix d’auteur

Se manifestant modestement sur la page de titre par ses initiales seulement, la fonction-auteur féminine occupe plus de place au niveau de l‟écriture. Comme le jeu des femmes auteurs consiste à se faire connaître sans nommer leur nom, la voix d‟auteur est pour elles d‟une très grande valeur. En outre, l‟écriture féminine qui se caractérise par son inventivité et sa nouveauté se joint parfaitement au style moderne : « To be a Modern, according to the

50 M. Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Champion,

1999, p. 351

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20 movement‟s most vocal proponent [Perrault], it was not necessary to be a woman, but it was necessary to think, to judge, and to reason as a Woman. »52

Dans la dernière décennie du XVIIe siècle, une grande production de contes de fées – majoritairement féminine – a lieu en France. Ainsi, Madame d‟Aulnoy publie en 1690 L’Ile

de la félicité, considéré comme le premier conte de fées. Mademoiselle Bernard,

Mademoiselle de La Force, Madame de Murat et Mademoiselle L‟Héritier suivent son exemple en s‟exécutant dans le genre. Le goût pour ce genre moderne – les conteurs et les conteuses attribuant généralement une origine française aux contes – parmi les femmes auteurs, s‟explique par deux raisons. Premièrement, les Modernes prennent une attitude en faveur des femmes, contrairement aux Anciens. Deuxièmement, le conte implique une présence évidente et indispensable du narrateur. Autrement dit, le conte s‟avère le genre par excellence quand il s‟agit de manifester la fonction-auteur sans signer :

Il y a conte dès lors qu‟il y a conteur : la figure de l‟auteur ne peut s‟absenter du texte, et le conteur est auteur dans la mesure où c‟est bien lui qui prend la responsabilité de son énonciation : le conte semble ainsi se caractériser par une assimilation du narrateur à l‟auteur. Il n‟y a pas de signature, mais cette particularité de l‟auctorialité tient d‟abord au mode particulier de diffusion et de consommation du

genre. (Brunn 2001 : 26)

En effet, le genre du conte de fées se prête bien au sexe féminin, car le lieu commun de la modestie s‟associe facilement avec la figure du narrateur qui remplit un rôle modeste en fonctionnant au service de la narration. Il n‟est donc pas étonnant que L‟Héritier exploite la fonction du narrateur dans son œuvre narrative. Par ailleurs, L‟Héritier souligne la féminité de la tradition moderne de la narration – qu‟elle lie à la pratique des troubadours au moyen-âge – dans son introduction du conte de fées Les enchantements de l’éloquence, dédié à la duchesse d‟Épernon :

Vous vous étonnez sans doute, vous que la sçience la plus profonde n‟a jamais étonné, que ces Contes tout incroiables qu‟ils sont, soient venus d‟âge en âge jusqu‟à nous, sans qu‟on se soit donné le soin de les écrire.

Ils ne sont pas aisez à croire:

Mais tant que dans le monde on verra des enfants, Des meres & des mere-grands,

On en gardera la memoire.

Une dame tres-instruite des antiquitez Grecques & Romaines, & encore plus savante dans les Antiquitez Gauloises, m‟a fait ce Conte quand j‟étois enfant.

(Œuvres Meslées 1696 : 164–65)

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La fonction-auteur admirative dans Le Triomphe de Madame Des-Houlieres

En 1694 paraît l‟ouvrage de Marie-Jeanne L‟Héritier de Villandon intitulé Le Triomphe de

Madame Des-Houlieres, receue dixième muse au Parnasse53, chez Claude Mazuel à Paris. Dans cet écrit dédié à Mademoiselle De Scudéry, L‟Héritier raconte comment leur amie, la poétesse très reconnue Antoinette Du Ligier de la Garde Deshoulières54,passe après sa mort à l‟immortalité aux Champs Élysées, où Pluton n‟arrive pas à la placer en un endroit convenable : Deshoulières possédant toutes les qualités possibles ne se laisse pas catégoriser. Aussi Apollon décide-t-il de l‟accueillir au Parnasse en tant que dixième muse. Deshoulières est à son temps surtout louée pour son œuvre en vers, bien qu‟elle s‟exerce également à d‟autres genres comme le théâtre. En 1684 elle est élue à l‟Académie de Ricovrati à Padoue.

A travers l‟analyse de cet ouvrage, nous montrerons de quelle façon L‟Héritier met sa fonction-auteur en scène à l‟aide de sa représentation de la femme qu‟elle considère comme étant son égale. Cependant, pour ne pas déroger au lieu commun de la modestie, elle démontre sa position relationnelle en termes d‟admiration. Ainsi, L‟Héritier attribue une fonction spéculaire55 à sa collègue femme auteur. En effet, L‟Héritier présente son moi idéal dans les images louangeuses de Madeleine de Scudéry et d‟Antoinette Deshoulières en se considérant appartenir au même groupe, à la même communauté féminine, qu‟elles. Aussi Le

Triomphe contribue-t-il fortement à l‟image que cette femme de lettres crée d‟elle-même en

tant qu‟auteur.

Un nouveau genre littéraire

Parallèlement à la construction de sa fonction-auteur, L‟Héritier se consacre au développement du récit bref. Il y a une logique derrière cette convergence, car l‟échange entre la société et la littérature – représenté par la fonction-auteur – mène à la création de nouveaux genres littéraires, ce que Joan DeJean explicite en disant : « literature had the potential to become news, even hot news »56. C‟est au cours du XVIIe siècle que le genre du récit bref se trouve en phase de développement, et à la fin du siècle, la production de la nouvelle arrive à son apogée. Par ailleurs, selon La Fiction narrative en prose au XVIIe siècle (1976) de

Maurice Lever, considérée par DeJean « the most reliable barometer of the novel‟s production

53 Désormais, nous référons à cet ouvrage par l‟année de publication, 1694, suivie du numéro de page. 54 1638-1694

55

L. Irigaray, Speculum de l’autre femme, Paris, Minuit, 1974

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23 during this crucial period »57, un tiers des nouvelles est écrit par des femmes auteur. Selon DeJean, les dix-neuf femmes nouvellistes publiant entre 1687 et 1699, dont L‟Héritier fait partie, sont « the first French women writers, in the modern sense of the term »58. La modernité de ce groupe de femmes auteurs se trouve, selon DeJean, dans une plus grande autonomie par rapport à leur prédécesseurs :

They worked alone or, if they had collaborators, they did not participate in the type of intensely symbiotic collective that earlier women writers had directed; they were for the most part only marginally connected to salon society; they were more likely than their precursors to sign their

production. (DeJean 1991 : 129)

En effet, bien que L‟Héritier tienne salon chez elle, elle se crée une identité auctoriale en explorant sa fonction-auteur. Ainsi, elle publie son œuvre prestigieuse qu‟elle veut lier à sa fonction-auteur – constituée par la traduction d‟Ovide et autres ouvrages en vers – sous son nom d‟auteur.

Comme L‟Héritier s‟occupe activement du récit bref pendant sa carrière littéraire, elle contribue également au développement de sa terminologie, parlant de fable, fabliau, nouvelle, conte, histoire ou historiette59. Dans Le Triomphe, elle joue avec le terme « nouvelle » qui a a

priori le sens de « nouveau » ou « actuel », mais renvoie également à ce genre littéraire

moderne. Ainsi, le narrateur primaire – c‟est-à-dire le narrateur qui se trouve le plus lié à la fonction-auteur – introduit sa narration en disant : « Je vais du Sacré Mont vous dire une nouvelle » (1694 : 1). En effet, l‟intervalle temporelle entre les événements et la narration est présentée en tant que petite, le narrateur secondaire Uranie – mis en scène par le narrateur primaire – étant venue directement de la réception de Madame Deshoulières en tant que dixième muse pour rapporter ce qu‟elle a vu et entendu : « Vous me voyez encore, ajouta la Muse, dans ma parure de ceremonie » (1694 : 24). Le narrateur primaire souligne à son tour l‟idée d‟actualité quant au récit : « Et j‟ai cru […] que je devois aussi-tôt vous faire part de cette nouvelle » (1694 : 24). Cette explicitation de la fraicheur de la « nouvelle » montre que L‟Héritier s‟engage dans le discours formateur des genres littéraires et qu‟elle le fait de façon ludique.

57 J. DeJean, Tender Geographies, p. 128 58 J. DeJean, Tender Geographies, p. 129 59

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24

Le nom d’auteur usurpé

Il est à noter que le nom d‟auteur « Mademoiselle Lheritier » se trouve en entier à la page du titre. Donnée remarquable, vu que tous ses autres ouvrages en prose sont signés de ses initiales seulement. Dans notre cadre théorique foucauldien, le nom d‟auteur rappelle la fissure entre l‟écrivain en chair et en os et la fonction-auteur. A l‟époque de la naissance de la fonction-auteur, la dissimulation du nom d‟auteur par la pratique de l‟anonymat ou l‟emploi des initiales se veut une preuve de modestie ou d‟illégitimité. Aussi Nathalie Grande explique-t-elle qu‟au XVIIe siècle, la publication anonyme est pratiquée par la plupart des romanciers, ce qui est dû au « défaut de légitimité générique qui pesait sur le roman »60. Comme le roman et la nouvelle sont des genres littéraires très liés, ayant un caractère fictionnel et réservant beaucoup d‟espace aux réflexions et aux conversations des personnages, nous supposons que le manque de légitimité – que Grande dit être valable pour les romanciers – valait également pour les nouvellistes au XVIIe siècle. De plus, cet état d‟illégitimité « se trouvait renforcé pour les femmes par un problème de bienséance : la “modestie naturelle du sexeˮ »61

.

Toutefois, cet anonymat qui sert a priori à restreindre la position de la femme auteur, obtient une nouvelle valeur dans l‟écriture féminine. La femme auteur s‟en sert en effet comme déguisement qui lui permet de jouer à cache-cache avec le lecteur. Dans le contexte de la préciosité, qui réserve une place importante au jeu, cet élément ludique est bien accueilli et fonctionne comme « un lien subtile unissant auteur et lecteur en une complicité de secret partagé »62. Ce lien entre la femme auteur et la lectrice – car il s‟agit généralement d‟un public implicite féminin – contribue également à la construction d‟une communauté féminine. En effet, les femmes tentent de regagner leur influence en transformant le pouvoir politique et militaire des frondeuses perdu après la Fronde, en un pouvoir littéraire. Comme l‟auctorialité féminine n‟est pas légitime dans la société louis quatorzième, les femmes se créent une communauté au sein de laquelle elles sont libres de manifester leur fonction-auteur, couverte de l‟anonymat.

La question qui se pose alors est : pourquoi L‟Héritier, fidèle à cet usage dans le reste de son œuvre en prose, aurait-elle choisi de publier Le Triomphe sous son nom ? Or, Le

Triomphe de Madame Des-Houlieres a vu le jour sous deux formes : en tant qu‟ouvrage

autonome en 1694 et en deuxième version insérée dans le recueil de contes de L‟Héritier

60 N. Grande, « Des auteurs honteux? », p. 126 61

N. Grande, « Des auteurs honteux ? », p. 126

(25)

25

Œuvres Meslées en 1696. Selon l‟Avis du Libraire63

, qui précède la deuxième version du

Triomphe64 dans Œuvres Meslées, le Triomphe qui est paru avant ne constitue pas l‟ouvrage original de l‟auteur, mais une version adaptée par un auteur inconnu :

Comme Mademoiselle l‟H. étoit absente quand on voulut rendre public le Triomphe de Madame des-Houlieres, un ami, qui avoit eu l‟honnêteté de se charger du soin de le faire imprimer, confia le manuscrit de cet ouvrage à un Auteur qui promit d‟y faire travailler au plûtôt par son Libraire. [...] Il y retrancha, il y ajoûta ce qu‟il voulut, & aprés l‟avoir changé à sa fantaisie, de sa pure autorité, & sans en avoir méme parlé à la personne qui lui avoit confié ce manuscrit, il le fit imprimer.

(Œuvres Meslées 1696 : 400)

Pourtant, il n‟est pas impossible qu‟il est question d‟un acte de collaboration délibérée. En effet, « […] authorial status is an affair of recognition: an author exists from the moment at which the public can recognize a name as an author‟s name (nom d’auteur), as the signature that has already appeared on the title page of a book »65. Comme la femme auteur a à l‟époque beaucoup de mal à se procurer le statut d‟auteur, elle invente toute sorte de stratégies afin de se faire connaître et reconnaître par le public. Aussi est-il bien possible que L‟Héritier applique le topos du manuscrit « volé » pour faire semblant que la publication de la première version du Triomphe en tant que telle se soit déroulée à son insu. Ainsi, L‟Héritier arrive à attirer l‟attention sur son nom d‟auteur et son ouvrage tout en respectant le topos de la modestie féminine. Par conséquent, une belle occasion se crée pour L‟Héritier de mettre en avant sa fonction-auteur, dont profite l‟auteur usurpateur à son tour. En effet, le libraire invite le lecteur à comparer les deux versions : « Ces endroits ajoûtez n‟étoient pas en grand nombre : on pourra s‟en apercevoir en comparant l‟édition que voici avec celle que l‟Auteur dont on se plaint a sut [sic] faire » (1696 : 402). Le lecteur découvre ainsi d‟une manière détaillée ce qui distingue les deux auteurs l‟un de l‟autre. Le fait que les deux auteurs tirent de l‟avantage de cet acte de censure, rend encore plus plausible qu‟il soit question d‟un acte de collaboration.

Bien que l‟Avis du Libraire, provenant du libraire parisien Jean Guignard, ne nous donne pas le nom de l‟auteur usurpateur, l‟indice donné à son sujet nous offre assez d‟information pour trouver son identité : « Ce nom n‟a pas empêché qu‟il n‟ait fait réimprimer l‟ouvrage dont il est question dans un Recueil des siens (1696 :401) ». Quoique le recueil

63

M.-J. L‟Héritier, Avis du Libraire, dans : Œuvres Meslées, J. Guignard, Paris, 1696, pp. 400-403

64 M.-J. L‟Héritier, « Le parnasse reconnaissant ou le triomphe de Madame Des-Houlieres. A mademoiselle de

Scuderi », dans : Œuvres Meslées, J. Guignard, Paris, 1696, pp. 404-424 (Désormais, nous référerons à cet ouvrage par l‟année de publication, 1696, suivie du numéro de page.)

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26 auquel ces mots réfèrent, s‟avère aujourd‟hui introuvable, Le Triomphe se laisse retracer dans le quinzième tome des Œuvres66 d‟Eustache II Le Noble, paru en 1718. Nous voyons que, tout en maintenant la pratique de l‟anonymat, l‟Avis du Libraire porte les deux auteurs à l‟attention du public.

Le débat autour de la Satire X

En réponse défensive à Boileau

Avant d‟expliquer l‟intervention de l‟auteur mystérieux Eustache Le Noble dans Le

Triomphe, il est important d‟introduire un deuxième acteur masculin qui joue son rôle dans

cette affaire. En effet, selon le Journal des Sçavans, Le Triomphe constitue une réaction à l‟ouvrage Dialogue, ou Satire X67

de Nicolas Boileau, également paru en 1694, dans lequel

Boileau présente les vices féminins et qualifierait Madame Deshoulières de „précieuse‟ qui pouvait être un adjectif porteur de sens péjoratif à l‟époque : « L‟épithète de précieuse, que M. Despreaux avait osé donner à Madame des Houlieres dans sa Satyre contre les femmes indigna Mademoiselle l‟Héritier & l‟engagea à prendre la défense de cette femme illustre. »68

Or, supposant que Boileau vise avec sa critique du sexe féminin surtout Madeleine de Scudéry – d‟une façon implicite il est vrai, puisqu‟il ne nomme aucune femme en particulier – il nous semble que la rédaction du Journal des Sçavans a légèrement confondu les faits. Par ailleurs, dans Le dialogue des héros de roman (1665), Boileau se moque de Scudéry – et non pas de Deshoulières – en l‟appelant « précieuse ». L‟Héritier explicite ce rôle clef que joue Scudéry, donneuse de ton de la préciosité, dans le débat autour la Satire X en lui dédiant son ouvrage. En effet, l‟éloge de Madame Deshoulières fonctionne comme réponse défensive du sexe féminin à la Satire X de Boileau, dans laquelle Mademoiselle De Scudéry se trouve particulièrement attaquée. Une comparaison des deux ouvrages nous montre que L‟Héritier répond adéquatement à la Satire X. Ainsi, Uranie annonce son récit par ces mots introducteurs : « Je suis trop attachée au parti des Femmes […] pour ne pas venir vous informer du destin de Des-Houlières » (1696 : 406). Ayant pris un ton féministe dès le début, Uranie continue par tenir un discours qui s‟insurge plus concrètement contre la Satire X. Aussi L‟Héritier évoque-t-elle – à travers la muse Uranie – tous les attributs vertueux

66 E. Le Noble, Œuvres, 19 vol. in-12, P. Ribou, Paris, 1718 67

N. Boileau Despréaux, Dialogue, ou Satire X / du Sieur D***, Paris, D. Thierry, 1694

(27)

27 représentés dans les Champs Elysées pour montrer que Madame Deshoulières avait brillé par toutes ces vertus féminines. Il se trouve que ces différents caractères qui appartiennent aux différentes catégories aux Champs Elysées correspondent assez bien aux vices énumérés par Boileau dans la Satire X. Ainsi, la première catégorie des femmes qui se caractérise par la beauté, appelée les « Belles » (1696 : 407), semble être la traduction féministe du propos de Boileau : « elle aime à coqueter »69. Un autre groupe de femmes est représenté en tant que « joueuses » (1696 : 07) par L‟Héritier, caractéristique considérée mauvaise dans la Satire X : « Demon du jeu »70. La femme qui se veut « la revesche Bizarre, qui sans cesse, d‟un ton par la colere aigri, gronde, choque, dément, contredit un Mari »71 selon Boileau, se retrouve chez L‟Héritier sous la qualification de « Satyriques agreables » (1696 : 407). Ensuite Boileau se prononce d‟une façon cynique à propos de la femme « Sçavante » en disant : « Rien n‟échappe aux regards de nostre Curieuse »72

, tandis que Le Triomphe met en faveur « les

Sçavantes » (1696 : 407) qui représentent l‟avant-dernière catégorie de femmes dans les

Champs Elysées. Finalement, les « Spirituelles » (1696 : 408) font sans doute allusion à la femme « Précieuse »73 de Boileau, puisque l‟adjectif « spirituel » appartient à la même famille morphologique que le nom « esprit », mot clef dans le milieu précieux. Cette comparaison du

Triomphe et de la Satire X démontre que Boileau et L‟Héritier participent au même débat. En

outre, L‟Héritier publie en 1696, à part Le Triomphe en tant qu‟ouvrage portant un message clairement féministe, aussi un Eloge des dames dans le périodique Mercure Galant 74. Cependant, L‟Héritier publie Le Triomphe avant tout à l‟honneur de Madame Antoinette Du Ligier de la Garde Deshoulières, qui a établi une réputation en tant que poétesse : « In den Augen der Zeitgenossen hat Mme Deshoulières die Idylle und Ekloge […] zur Perfektion gebracht »75. En 1684, Deshoulières se fait élire membre à l‟Académie des Ricovrati, comme L‟Héritier – prenant exemple sur elle – treize ans plus tard.

En réponse admirative à Boileau

Pour pouvoir déterminer le rôle que joue l‟auteur Le Noble dans ce débat autour la Satire X de Boileau, il faut d‟abord clarifier la relation qui existe entre ces deux auteurs. Cependant, la position que prend Le Noble dans ce débat se laisse moins facilement entrevoir que celles que

69 N. Boileau Despréaux, Dialogue, ou Satire X, p. 8 70 N. Boileau Despréaux, Dialogue, ou Satire X, p. 9 71 N. Boileau Despréaux, Dialogue, ou Satire X, p. 12 72

N. Boileau Despréaux, Dialogue, ou Satire X, p. 14

73 N. Boileau Despréaux, Dialogue, ou Satire X, p. 14

74 R. Kroll, Femme poète. Madeleine de Scudéry und die « poésie précieuse », Tübingen, Max Niemeyer Verlag,

1996, p. 59

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