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A la recherché d'autochtonie - Pourquoi les Maliens acceptant la Charte du Manding et la Charte de Kouroukanfougan

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À la recherche d’autochtonie – Pourquoi les Maliens acceptent la Charte du Manding et la Charte de Kouroukanfougan

Jan Jansen, Université de Leiden e-mail : jansenj@fsw.leidenuniv.nl

Résumé : Bien qu’il s’agisse littéralement de bricolages récents, d’« inventions of tradition », la Charte du Manding et la Charte de Kouroukanfougan sont très populaires chez les Maliens qui semblent les accepter comme des vérités historiques. La présente analyse tente d’expliquer le prestige de ces chartes par des facteurs contextuels. Nous avons exploré les trois dimensions sociologiques suivantes :

1) les récentes expériences positives vécues par la population malienne avec les chasseurs en tant que « proto-démocrates » et protecteurs d’une société méritocratique, combinées à ses expériences négatives vécues avec les idéologies nationales ou nationalistes qui célébraient les héros sous les régimes non démocratiques d’avant 1991.

2) la nouvelle mentalité selon laquelle les gens veulent être « modernes » et « connectés » dans un contexte de « non-gouvernementabilité ».

3) la recherche d’une conceptualisation du passé avec un régard indéfini du passé, remplacant une histoire d’une fondation par une constitution, en termes d’un patrimoine activement approprié par les parties prenantes.

Ensemble, ces trois dimensions justifie que ces chartes soient considérées comme la manifestation

d’une tendance politique à l’autochtonie, se présentant sous forme de patrimoine immatériel pour

des vrais mandingues modernes.

(2)

2 PARTIE I – INTRODUCTION ET CONTEXTE

Introduction

Pourquoi prendre la Charte du Manding et la Charte de Kouroukanfougan au sérieux ? Après une analyse critique de leurs origines, nous pouvons pertinement conclure qu’il s’agit d’inventions récentes.

1

Francis Simonis a montré par une analyse détaillée et profonde que les deux chartes sont des textes d’inspiration récente, et il a pu reconstruire les personnes responsables pour leur création et leur popularisation par les médias. En Guinée l’initiative pour la Charte de Kouroukanfougan a éte pris par des gens de la souche Kouyaté Dokola de Nyagassola, la même famille qui a soufflé les opérations qui résultaient à la proclamation de « l’espace culturel du Sosso Bala » comme UNESCO chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité, en 2001.

2

Au Mali, l’initiative des Guinéens inspirait le fameux chercheur Youssouf Tata Cissé à une réponse, présentée sous le titre de la Charte du Manding, qui avait même un succès plus grand que celui de la Charte de

Kouroukanfougan en Guinée. Simonis explique ce succès de la Charte du Manding par une stratégie publicitaire supérieure de la part de Youssouf Tata Cissé. En même temps, Simonis semble

indigné/surprise/étonné que l’historien Cissé accepte ce texte comme authentique et ancien, bien qu’il n’a jamais en fait une référence dans toutes ses nombreuses publications sur la chasse et les chasseurs dès les années 60 jusqu’à les années 90.

Bien que son analyse de cette « bricolage » du contenu textuel soit 100% convaincante, c’est- à-dire d’un point de vue d’un historien académique, Simonis ne réussit pas à expliquer l’acceptance générale des chartes dans les sociétés ouest-africaines. Ma communication cherche – comme une

1

Pour une analyse critique des sources des chartes, voir Francis Simonis, « Le griot, l’historien, le chasseur et l’UNESCO », Ultramarines 28 (2015), 12–31 ( http://histoires-ultramarines.fr/wp-content/uploads/2015/03/Le- griot-l%E2%80%99historien-le-chasseur-et-l%E2%80%99Unesco-par-Francis-Simonis_Revue-Ultramarines- n%C2%B028-2015.pdf). Voir aussi Etienne Smith, Les arts de faire société. Parentés à plaisanterie et constructions identitaires en Afrique de l’ouest (Sénégal) (Paris : IEP, 2010), chapitre 10.

2

L’auteur qui a fait l’analyse la plus détaillée de la production culturelle à Nyagassola est Francis Simonis, qui

m’a écrit (e-mail, 13 février 2016, cité avec permission) par rapport le Sosobala: “[J]e ne trouve aucune

référence au Soso Bala avant le mémoire de Namankoumba Kouyaté [une mémoire de l’Université d’Algiers de

1970 – JJ]. Il me semble très important de noter que Niane [1960] ne situe pas le Soso Bala à Niagassola dans

son livre. Je suis personnellement convaincu que le Soso Bala en tant qu'objet encore existant est une

invention récente des Kouyaté [de Nyagassola, le village natal du diplimat Namankoumba Kouyaté] et que le

balafon présenté n'a aucune profondeur historique.” Voir aussi : Jan Jansen, « The Intimacy of Belonging :

Literacy and the Experience of Sunjata in Mali », History in Africa 38 (2011), 103–122 ; Jan Jansen, « The

Sosobala in Guinea ‐ Transnational Management of Intangible Heritage at a (Too) Far Away Location », in

: World Heritage and Tourism : Managing for the Global and the Local (Laval, Canada : Presses de l’Université

Laval, 2011), 657–667.

(3)

3

réponse à l’indignation/étonnement/surprise senti(e) par Simonis que la charte est le produit d’une manipulation de quelques personnes – à expliquer ce succès des chartes par de profonds

changements survenus dans la mentalité au cours des décennies passées (et non par leur contenu textuel). Je propose d’analyser en détail les développements sociétaux qui ont contribué au succès de la charte au Mali, ainsi montrant que cette « bricolage » a une logique interne sociétale. Comme l’a dit l’historienne Carolyn Hamilton au sujet des traditions du héros sud-africain Shaka Zulu,

« l’imagination a ses limites. »

3

Hamilton a montré que la manière dont se développe une tradition a toujours des raisons profondes, que des règles culturelles et des facteurs sociologiques restreignent la manipulation. Le chercheur en traditions orales est toujours confronté au défi de démêler, comme le dit l’anthropologue Birgit Meyer, « pourquoi certaines images convainquent et d’autres pas » (« why some images convince and others do not »

4

).

L’analyse présentée ici explique pourquoi et comment les chartes ont convaincu les Maliens et pourquoi la manipulation de leur contenu textuel joue un rôle négligeable dans ce processus. Mon analyse décrit l’« agency » des Maliens, qui ne sont pas, alors, des victimes passives d’une « bricolage culturelle ». Ainsi, je donne suit à l’observation de Jean-Loup Amselle qu’il est plus intéressant de noter l’existence d’un débat sur les Droits de l’Homme en Afrique que de déterminer ses sources historiques.

5

L’omniprésence du « Manding » dans la vie quotidienne : une ancienne force sociale positive

Avant d’exposer les raisons du succès de la Charte du Manding et la Charte de Kouroukanfougan, je présenterai d’abord la notion de « Manding ». Depuis des siècles, le concept de Manding jouit d’une grande force identitaire, omniprésente dans les savannes ouest-africaines. Il faut connaître la vie quotidienne de la société mandingue, ou « Manding », pour bien comprendre la réception de ces chartes. « Mande », « Manden » ou « Manding » – ou encore « Mali » en langue peul – est le nom de la société organisée par Soundiata. Soundiata est le célèbre fondateur du légendaire empire

3

Carolyn Hamilton, Terrific Majesty – The Powers of Shaka Zulu and the Limits of Historical Invention (Cambridge MA : Harvard University Press, 1998) ; Daphna Golan, Inventing Shaka – Using History in the Construction of Zulu Nationalism (Boulder CO : Lynne Rienner Publishers, 1994). L’étude de Hamilton porte sur le débat avec Golan au sujet de son interprétation de Shaka Zulu comme « invention of tradition ».

4

Cité dans Peter Geschiere, The Perils of Belonging : Autochthony, Citizenship, and Exclusion in Africa and Europe (Chicago : The University of Chicago Press, 2009); a fait également l’objet d’une communication personnelle avec Birgit Meyer, Lisbonne, juin 2013.

5

Jean-Loup Amselle, « Did Africa Invent Human Rights? », Afropoetics 19–1 (2013)

(http://www.anthropoetics.ucla.edu/ap1901/1901Amselle.htm, consulté 21 mai 2015). Je remercie Mamadou

Diawara pour cette référence.

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4

médiéval du Mali. La mémoire de Soundiata est ancienne . Soundiata est déjà mentionné dans les écrits d’Ibn Khaldoun (début du XV

e

siècle) et d’Ibn Battouta (moitié du XIV

e

siècle) en tant que fondateur du Manding/Mali. Sa mémoire représente jusqu’à nos jours une force bien réelle. En effet, Soundiata joue encore actuellement un rôle dans l’histoire personnelle de millions de gens au Mali et en Guinée – de ceux qui s’appellent Maninka (ou Malinké), ce qui signifie « gens du Mande / gens du Mali ».

La société dite Manding est organisée sur la base de plusieurs dizaines de clans. Chaque clan a un patronyme (jamu), un nom de famille hérité de la branche paternelle. Chaque clan a un ancêtre masculin qui a soutenu Soundiata dans sa lutte pour la fondation du Manding. Chaque patronyme est donc prestigieux à sa façon. Chez les Maninka, les descendants les plus nombreux de Soundiata sont les Keita. D’autres partronymes très portés sont Traoré, Camara et Koné/Condé.

Soundiata a assigné des tâches sociétales aux ancêtres. Cet événement a eu lieu dans la plaine de Kouroukanfougan, près de la ville de Kangaba.

6

Là-bas, sur le terrain, on m’a souvent dit :

« Soundiata a réuni toutes les familles du Manding à Kouroukanfougan. » Par ce fait légendaire, Soundiata a donné à chaque Maninka des prescriptions sur le bon comportement à avoir à l’égard des autres Maninka, c’est-à-dire à l’égard des descendants d’autres ancêtres de l’époque de Soundiata. Ces règles de comportement étant liées au patronyme, le comportement prescrit entre deux personnes est publiquement connu dès que chacune révèle son patronyme. Ainsi la vie quotidienne dans cette région d’Afrique est-elle un enjeu « théâtral ». De par son patronyme, tout Maninka est inévitablement acteur de cette pièce de théâtre, de sa naissance jusqu’à sa mort. Ces règles de bon comportement entre les descendants de deux ancêtres fondateurs ont, de par leur nature même, une dimension hiérarchique sur le plan de la réception et de l’offre de soutien mutuel et obligatoire.

7

Il est important de noter que ce système ne connaît pas de hiérarchie absolue, pas de structure pyramidale basée sur l’inégalité. Quand deux personnes se rencontrent, leur relation doit s’exprimer en termes de hiérarchie, mais, dans un autre contexte, la hiérarchie peut être inversée.

8

6

Kouroukanfougan (Kurukanfuga[n]) signifie littéralement « plaine sur le rocher ». Il s’agit d’un espace assez extraordinaire du point de vue géologique. De la fin des années 20 aux années 30 du siècle dernier, les Français utilisèrent Kouroukanfougan comme piste d’atterissage (fait relaté dans des documents conservés aux Archives Nationales du Mali.)

7

Voir Smith, Les arts de faire société ; Clemens Zobel, Das Gewicht der Rede : Kulturelle Reinterpretation, Geschichte und Vermittlung bei den Mande Westafrikas (Frankfurt am Main/New York : Peter Lang, 1997). Dans cet enjeu social qu’est la vie quotidienne, les relations à plaisanterie entre clans sont d’une grande importance.

8

Sous le drapeau du « socialisme africain », le dictateur Sékou Touré a aboli et interdit ce système dans les

années 60 du siècle dernier. Cette logique culturelle mandingue risquait de faire obstacle à la création d’une

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5

Ce système de patronymes intègre la notion de « Manding » et de Kouroukanfougan, ainsi que la logique hiérarchique dans l’identité de millions d’habitants d’Afrique de l’Ouest. Tout individu doit déterminer dans sa vie sociale ce que Manding signifie pour lui. Le Manding est omniprésent. La notion de Manding avait, jusqu’à peu, une connotation positive et inclusive, accueillante même, comparable à la notion de « monde occidental libre » chez « nous ». Le système est inclusif en soi : tout étranger qui visite la région reçoit un patronyme mandingue (souvent celui de son « logeur ») qui remplace le nom de famille qu’il portait dans son pays d’origine. Ainsi l’étranger reçoit-il une identité respectable et digne.

9

Soundiata, le héros historique du XX

e

siècle (mais pas du XXI

e

)

Bien que pendant des siècles l’existence du Manding n’ait rien perdu de son importance dans la vie quotidienne, son statut a beaucoup changé au niveau politique. Lorsqu’ils ont conquis et occupé la zone dominée par des Maninka à la fin du XIX

e

siècle, les Français ont trouvé partout des témoins de la mémoire de Soundiata, dont ils connaissaient le nom et le prestige grâce à Ibn Khaldoun et à Ibn Battouta. En effet, l’importance de Soundiata ressortait du système d’alliance clanique et du nombre de roitelets et de seigneurs de guerre qui revendiquaient leur pouvoir par descendance de Soundiata et de ses adjudants.

Les administrateurs français portèrent dès le début un jugement négatif sur l’organisation politique de cette époque, le XIX

e

siècle. Selon eux, la situation politique se caractérisait par des conflits, des guerres et des rivalités fraternelles. Ces administrateurs coloniaux recontruisirent une histoire commune pour leur vaste territoire colonial « Haut-Sénégal-Niger » nouvellement conquis.

Cette histoire commune était, d’une part, une histoire de grands empires successifs et, d’autre part, une histoire de dégradation :

10

tous ces empires étaient considérés comme disparus ou comme

société socialiste. Dans Les arts de faire société, Smith montre comment ce système complexifie la gestion d’une organisation administrative bureaucratique.

9

Voir par exemple Jan Jansen et Clemens Zobel, « The Guest is a Hot Meal - Questioning Researchers' Identities in Mande Studies », in : Toyin Falola et Christian Jennings (dir.) Africanizing Knowledge – African Studies Across the Disciplines (New Brunswick/London : Transaction Publishers, 2002), 375–386 ; Gregory Mann, « What’s in an Alias? Family Names, Individual Histories, and Historical Method in the Western Sudan », History in Africa 29 (2002), 209–220 ; Zobel, Das Gewicht der Rede.

10

Si l’on compare cette histoire avec les histoires nationales des nations européennes de l’époque, la grande

différence est l’émergence d’un schème de dégradation pour l’Afrique et d’un schème de progrès et de

développement pour les nations européennes.

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6

fortement désintégrés.

11

L’empire du Mali, fondé par Soundiata, prenait une position centrale dans cette analyse de l’histoire écrite par les administrateurs coloniaux.

L’importance de Soundiata et sa fondation du Manding étaient donc des faits reconnus.

Cependant, dans cette histoire reconstruite par les administrateurs coloniaux, Soundiata n’était plus considéré comme le grand personnage de référence dans une organisation sociale basée sur un système de patronymes, mais il était devenu un héros historique dans une histoire chronologique et linéaire. C’est ainsi que l’histoire de la fondation du Manding devint un thème éducatif pour une nouvelle génération pleine d’élan, tout d’abord pour les enseignants qui faisaient leurs études à Saint-Louis

12

et, ensuite, pour leurs élèves des écoles primaires et secondaires du Soudan français et de Guinée. En conséquence, le prestige historique de Soundiata devenait une source d’inspiration dans ces deux colonies,

13

situées alors hors du territoire des Maninka.

À la fin des années 50 du siècle dernier, la logique culturelle voulait qu’on choisisse le nom de

« Mali » ou de « République du Mali » pour nommer l’État qui succédait en 1960 à l’ancienne colonie du Soudan français.

14

C’est ainsi que Soundiata, le fondateur du Manding – le Mali médiéval –, fut intégré dans l’histoire de la nouvelle nation. Cette image de Soundiata en tant que père de la patrie fut élaborée en Guinée sous la dictature de Sékou Touré (1958–1984)

15

et au Mali sous les régimes de Modibo Keita (1960–1968) et de Moussa Traoré (1968–1991).

16

Les chercheurs entérinèrent cette situation en étudiant Soundiata et le Manding en tant qu’épopée littéraire

17

et source historique

11

Le catalyseur de ce processus fut sans doute l’administrateur-chercheur Maurice Delafosse. Pour une analyse critique de l’œuvre de Delafosse, voir Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud (dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et Ethnographie : l'itinéraire d'un africaniste (1870–1926) (Paris : Maisonneuve & Larose, 1998).

12

Stephen Bulman, « A School for Epic? The cole William Ponty and the Evolution of the Sunjata Epic, 1913-vers 1960 », in : Jan Jansen et Henk M.J. Maier (dir.), Epic Adventures – Heroic Narrative in the Oral Performance Traditions of Four Continents (Münster : Lit Verlag, 2004), 34–45. Voir aussi Ferdinand de Jong, Brian Quinn et Jean-Nicolas Bach, « Ruines d’utopies : l’École William Ponty et l’Université du Futur africain », Politique Africaine 135 (2014), 71–94.

13

Et même ailleurs, voir Maximilien Quenum, Trois légendes africaines (Paris : Présence africaine, 1985).

14

Le choix du nom « Mali » n’est pas dû au hazard : en 1958, les colonies du Sénégal et du Soudan français avaient déjà constitué la « Fédération du Mali ».

15

Mohamed S. Camara, His Master’s Voice : Mass Communication and Single Party Politics in Guinea under Sékou Touré (Trenton NJ : Africa World Press, 2005) ; Graeme Counsel, « Music for a Revolution : The Sound Archives of Radio Télévision Guinée », in : Maja Kaminko (dir.), From Dust to Digital : Ten Years of the Endangered Archives Programme (Cambridge : Open Book Publishers, 2015), 547–586.

16

Pour l’histoire de la musique au Mali, voir des publications par Eric Charry et Lucy Duràn.

17

Les traditions concernant Soundiata permirent de refuter l’hypothèse de Finnegan, datant des années 60 du

siècle dernier, selon laquelle le genre littéraire de l’épopée n’existerait pas en Afrique. Pour l’histoire de ce

débat, voir Ruth Finnegan, The Oral and Beyond : Doing Things with Words in Africa (Chicago : The University of

Chicago Press, 2007).

(7)

7

d’une histoire linéaire. Beaucoup moins nombreux sont cependant les études ethnographiques sur le Manding en tant que système d’alliances, en tant que réalité politique vécue exigeant beaucoup de talents et d’efforts diplomatiques.

18

Après la chute des régimes dictatoriaux en Guinée et au Mali vers 1990, les Maliens et les Guinéens cherchent des moyens d’intégrer la gloire du Manding dans la nouvelle situation politique, à savoir la démocratie. Après la chute de Moussa Traoré en 1991, la population du Mali se met à faire un usage actif de la liberté de la presse et la liberté d’expression : des dizaines de quotidiens,

d’hebdomadaires et de stations de radio voient le jour dans les villes et dans les campagnes (« en brousse » dans le langage local). Au début, ces médias accordent une grande place aux griots (jeli ou jali en langues locales), qui sont les traditionnels bardes ouest-africains. Leurs voix sont reconnues comme le signe d’une vraie liberté de parole. Le manque d’uniformité de leurs récits – l’uniformité des messages est caractéristique de l’époque des régimes autoritaires et nationalistes – n’était pas un problème en raison de la politique gouvernementale de « décentralisation ».

Dans les années 90 du siècle dernier, les griots institutionalisent activement leur prestigieuse position dans la société et s’organisent en associations. Au Mali, les plus connues sont alors les deux associations rivales à Bamako, décrites par Molly Roth,

19

mais les initiatives sont nombreuses aussi hors de la capitale. J’ai assisté moi-même en 1992 à la fondation d’Agriman (Association des Griots du Manding) par les fameux griots de Kéla,

20

j’ai lu des documents sur les initiatives à Kita

21

et j’ai entendu parler d’initiatives lancées par d’autres familles de griots.

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Les objectifs de ces associations était l’établissement d’harmonie et de réconciliation dans la société. Cette réconciliation était souvent « imaginée » à Kouroukanfougan. Bakari Sidiki Soumano (1935–2003), qui fut le chef d’une grande association de griots à Bamako (Association des Griots du

18

Je mentionne Smith, Les arts de faire société ; Clemens Zobel, Das Gewicht der Rede; Barbara G. Hoffman, Griots at War. Conflict, Conciliation and Caste in Mande (Bloomington/Indianapolis : Indiana University Press, 2001); Mamadou Diawara, La graine de la parole (Stuttgart: Franz Steiner Verlag, 1990). Une étude

systématique des stratégies diplomatiques au Manding est mon The Griot’s Craft – An Essay on Oral Tradition and Diplomacy (Münster : Lit Verlag, 2000). L’œuvre classique sur ce thème est bien sûr Sory Camara Gens de la parole (Paris/La Haye: Mouton, 1976).

19

Molly Roth, Ma Parole s’Achète – Money, Identity and Meaning in Malian Jeliya (Münster : Lit Verlag, 2008).

20

Depuis sa fondation, je n’ai pu recueillir aucune information sur une quelconque activité d’Agriman ; sa fondation semble avoir été sa seule et unique activité.

21

Hoffman, Griots at War.

22

Prenant souvent la forme de la restauration (ex nihilo !) de la tombe d’un ancêtre légendaire « de l’époque

de Soundiata ». J’ai analysé ces restaurations comme étant des revendications de propriété terrienne (dans un

contexte d'allottissement du terroir national). Voir Jansen, « The Intimacy of Belonging ».

(8)

8

Mali) entre 1992 et son décès en 2003, m’exprima, dans une interview qu’il m’accorda en 1999, son souhait de réunir dans un même objectif tous les grands griots du Manding à Kouroukanfougan. Ainsi voulait-il « réconcilier » tous les griots du Manding. M. Soumano ne me parla pas de l’origine ou de la nature du conflit au sujet duquel il devait y avoir réconciliation – son héros était Nelson Mandela, qu’il a officiellement acceuilli à son arrivée à l’aeroport de Bamako Senou [vers 1996].

23

Kouroukanfougan a aussi augmenté son (déjà grand) prestige dans l’imagination historique par le mouvement d’alphabétisation N’ko, un mouvement dont l’approche didactique n’est que modérément intégrée dans la société, comparé à d’autres trajets d’alphabétisation, tels que les écoles enseignant l’orthographe romaine et les medersas et écoles coraniques enseignant

l’orthographe arabe. Dans leurs textes historiques – qui sont fortement inspirés par les travaux de Maurice Delafosse dont le fondateur du mouvement N’ko était bien au courant – le mouvement N’ko présente les événèment à Kouroukanfougan en détail. La popularité du mouvement en Guinée et au Mali, dans les zones maninkaphones, guarantit une croissance de la popularité de l’histoire de Kouroukanfougan.

Vers la fin du XX

e

siècle, le prestige public des griots est très affaibli, ce, d’après moi, en partie en raison de rivalités internes des associations, en partie en raison du succès relatif de la politique de décentralisation et en partie en raison de l’ascension sociale des chasseurs (voir paragraphe suivant). Ressurgit alors l’ancienne plainte, dans les médias, selon laquelle les griots favorisent ceux qui ont de l’argent et qui les paient pour recevoir des louanges publiques – autrefois les rois, ensuite les régimes autoritaires et aujourd’hui les nouveaux riches et les politiciens élus. La gloire du Manding (est ainsi l’importance de Kouroukanfougan) restait hors discussion, mais la population était devenue sensible à la glorification par descendance d’un héros de l’époque de Soundiata. C’est dans ce contexte que sont apparues les deux chartes.

PARTIE II – LES RAISONS, LES FORCES CONTEXTUELLES

L’attrait de ces deux chartes ne se laisse pas expliquer par des facteurs négatifs, tels que

l’affaiblissement du prestige des griots, le manque de succès de la politique de décentralisation ou la chute des régimes autoritaires. Le concept des chartes était soutenu par des forces sociopolitiques actives, à savoir :

1) La notoriété des chasseurs traditionnels en Afrique de l’Ouest.

23

Pour l’association de Bakari Soumano, voir Roth, Ma Parole s’Achète.

(9)

9

2) Le désir des citoyens d’être « connectés » dans un contexte de « non-gouvernementabilité ».

3) L’émergence de sentiments d’autochtonie.

1) Les chasseurs ouest-africains : des protodémocrates pour la défense de la cause publique

À cette époque de faible prestige des griots, vers l’an 2000, un groupe refait son apparition dans le domaine public ouestafricain : les chasseurs.

24

Aujourd’hui, dans le Manding et ailleurs, les chasseurs sont considérés comme de protodémocrates vigilants. Ils sont tenus pour plus neutres que les griots, le groupe social qui représentait la liberté d’expression au cours des années qui suivirent la chute des régimes autoritaires au Mali, en Guinée et en Côte d’Ivoire (et ailleurs).

25

Le prestige actuel des chasseurs suit une ancienne logique culturelle. Une association de chasseurs contraste avec une organisation villageoise ou familiale où les droits de succession et l’autorité sont déterminés en fonction de l’âge, où les talents individuels ne sont pas reconnus du fait que la hiérarchie sociale est organisée selon l’âge. Selon les règles coutumières, les frères aînés – les héritiers – s’occupaient des affaires intravillageoises et intrafamilales, alors que les frères cadets géraient les affaires intervillageoises. La chasse, activité pratiquée dans la brousse par des hommes de plusieurs villages, a toujours été l’affaire intervillageoise par excellence. Contrairement aux organisations villageoises et familiales organisées sur une base hiérarchique, les associations de chasseurs avaient une structure plus ou moins égalitaire. Tout chasseur pouvait devenir chef de son association. L’âge et la descendance n’étaient pas importants. Ce qui primait, c’était la

connaissance (!) de la brousse et des animaux et, en second lieu, de l’art même de la chasse.

Cependant, la modernisation de la vie, la disparation du gibier et l’islamisation de la population avaient marginalisé les chasseurs dans le domaine public dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Pour les Maliens des années 90 du siècle dernier, les chasseurs pouvaient cependant acquérir le statut de « protodémocrates » selon l’ancienne logique de leur organisation et de leurs activités.

Les associations de chasseurs (dònsò tònw) étaient vues comme des communautés méritocratiques, représentant une certaine valeur démocratique. Les chasseurs étaient utiles également dans le cadre de la politique de décentralisation. Au Mali et ailleurs, ils représentaient la notion politique de décentralisation et les gouvernements les tenaient pour des citoyens exemplaires (– une idée

24

Une impressionnante étude sur les chasseurs ouestafricains dans les années 90 est celle de Joseph Hellweg, Hunting the Ethical State – The Benkadi Movement in Côte d’Ivoire (Chicago : The University of Chicago Press, 2011).

25

Voir Roth, Ma Parole s’Achète.

(10)

10

fortement supportée par Youssouf Tata Cissé).

26

Alors, il y a un lien logique entre démocratie, chasseur et charte (comme consitution codifiée).

Il est important de noter que le succès des chasseurs marque une rupture avec l’histoire nationale basée sur des héros louangés par les griots, ainsi qu’avec la notion d’une société basée sur des relations hiérarchiques. Aujourd’hui, le chasseur (dònsò, à ne pas confondre avec marifatigi

« propriétaire de fusil »)

27

porte l’auréole du bon citoyen engagé. Ses connaissances et son engagement dans le domaine public sont très appréciés. Chaque village, chaque quartier urbain possède son association de chasseurs. Leurs membres (tous masculins) se réunissent pour discuter publiquement des affaires communales. Ces associations sont comparables aux Rotary Clubs ou aux Lions Clubs, mais au niveau local. La chasse aux animaux n’est guère un point d’attention pour ces chasseurs – premièrement, en raison de leur rôle idéologique dans le Manding et deuxièmement, en raison de la réalité écologique qu’est l’absence de gibier.

2) Les gens du XXI

e

siècle : la personnalité pastiche dans un contexte de « non- gouvernementalité »

Au cours de ces dernières décennies, les Maliens se sont adaptés à un monde qui réclame de

nouvelles attitudes et de nouveaux comportements. Ce changement de mentalité (ou, si je puis dire, de paradigme, car il s’agit d’un facteur épistémologique) explique pourquoi les deux chartes

parviennent à « convaincre ». Lors des festivités organisées pour célébrer l’inauguration d’Agriman (l’Association des Griots du Manding), à Kéla en 1992, j’ai demandé à la personne qui se trouvait à côté de moi : « Pourquoi, selon vous, devient-on membre d’Agriman ? » Mon voisin m’a alors expliqué que l’on peut maintenant montrer sa carte d’Agriman lorsqu’on voyage. « Et si l’autre est membre lui aussi, alors c’est bon (a ka nyi) ». Je lui ai demandé pourquoi c’était bon. Il a répété : « A ka nyi ! »

À l’époque, ma conclusion était qu’Agriman était une initiative inutile. Aujourd’hui, je vois que je me trompais. Comme tous les gens du monde, les Maliens cherchent de plus et plus à participer à de grands réseaux (transrégionaux, internationaux, transnationaux) pouvant leur offrir

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Le gouvernement malien soutenait activement les associations de chasseurs. Un exemple est la publication du ministère de la Culture du Mali, La chasse traditionnelle en Afrique de l’Ouest d’hier à aujourd’hui – Actes du colloque internationl de Bamako, 26–27–28 janvier 2001 (imprimé par Graphique Industrie, sans ISBN). Pour l’organisation de ce colloque et le role de Y.T. Cissé, voir Simonis, « Le griot… ».

27

Un proverbe bien connu dit : « marifatigi tè dònsò di » (Qui possède un fusil n’est pas [encore] chasseur [=

connaisseur des affaires de la brousse]).

(11)

11

des opportunités. Une bonne illustration de cette attitude est la popularité des ONG au niveau local.

Je ne veux pas parler ici de l’appropriation, licite ou illicite, des moyens des ONG statutaires (les

« vraies » ONG) par des acteurs locaux, mais de leur tendance à participer à tout un éventail d’ONG informelles.

Ainsi, par exemple, mon ami Daouda Diawara, de Siby, m’a dit un jour qu’il participait à « une dizaine d’ONG ».

28

Il n’agissait pas d’ONG statutaires figurant sur les documents de la Banque

Mondiale et de l’ONU, et répresentant la société civile. Il s’agissait de groupes de personnes prêtes à collaborer avec un partenaire externe. Le fonds social d’une telle ONG est l’harmonie interne du groupe, dont les membres n’imaginent pas pouvoir jamais entrer en conflit.

29

J’ai rencontré une ONG de ce genre à Bamako en janvier 2008. Je venais de présenter l’un de mes étudiants à son logeur, et j’étais assis dans la concession du logeur lorsqu’un groupe de cinq femmes s’est présenté à moi. L’une des femmes a pris la parole et m’a expliqué qu’elles étaient une ONG (« owènzé ») à la recherche d’un projet (« pòròzè »). Voilà le dialogue qui a suivi :

30

- Avez-vous un projet pour nous, monsieur ?

- Excusez-moi, j’enseigne à l’université, je ne travaille pas sur le terrain du développement.

- Mais vous n’avez pas un projet pour nous ?

- Mais… quel projet… un projet de quelle nature cherchez-vous ? - Peu importe, nous sommes prêtes à faire toutes sortes de projets.

- Mais… quels projets avez-vous déjà faits ?

- Nous sommes une nouvelle ONG, nous n’avons pas encore « trouvé » de projet.

- Mais… où est votre bureau ?

- Nous n’avons pas de bureau, nous sommes une nouvelle ONG.

- Mais… quel est le nom de votre ONG ?

- Nous n’avons pas encore de nom, nous sommes une nouvelle ONG.

- Mais… êtes-vous vraiment une ONG ?

28

Daouda m’a raconté qu’ il était secrétaire d’un grand nombre de ces ONG, à cause de ses dispositions pour la rédaction de comptes rendus. Il a sorti de sa valise trois cahiers, chacun pour une ONG, avec quelques pages couvertes de comptes rendus de réunions.

29

Une forme hybride entre l’ONG statutaire et l’ONG « locale » est l’ONG qui réprésente « l’espace culturel du Sosso-Bala », le chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’UNESCO à Nyagassola (Guinée). Vu que l’UNESCO n’accepte pas de propriétés familiales en tant que chefs-d’œuvre du patrimoine immatériel, la famille Kouyaté Dokola de Nyagassola, les propriétaires du Sosso-Bala (ou balaphone, sorte de xylophone en bois), a fondé une ONG qui accepte uniquement des membres de la famille Kouyaté Dokola – l’UNESCO a accepté cette construction juridique…. Voir Jansen, « The Sosobala in Guinea ».

30

Noté de mémoire quelques mois après l’événement.

(12)

12

- Mais bien sûr! Nous nous connaissons depuis longtemps et nous vivons toutes dans ce quartier.

On remarquera que ces femmes parlaient d’une « owènzé » et non d’un « ton ». Le ton est un principe traditionnel de collaboration volontaire dans le Manding et ailleurs (voir ci-dessus donso ton

= association de chasseurs).

31

Ces femmes de Bamako ne se présentaient pas à moi en tant que

« ton », mais en tant qu’« owènzé ». Leur identification à une ONG leur permettait d’ouvrir la porte à un monde plus grand que leur quartier, plus grand même que le Mali.

Jónsson décrit une tendance similaire.

32

Elle a observé que, dans un village rural, en période de grande famine, le chef de famille achetait… un téléviseur à « antenne-disque ». Jónsson explique ce choix par le désir de rester « connecté » à la modernité et à un avenir optimiste, au lieu d’accepter la réalité de la situation desespérée. L’attrait qu’exercent les nouveaux médias est un phénomène comparable. Avec l’introduction de la téléphonie cellulaire, de nombreux habitants des zones urbaines d’Afrique réduisent leurs dépenses quotidiennes en nourriture (nasongo = le prix de la sauce) pour acheter des cartes téléphoniques et établir des réseaux transnationaux.

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Il faut être

« connecté » !

Dans son intéressante étude Expectations of Modernity, James Ferguson

34

analyse le comportement des masses urbaines qui, bien que vivant depuis des décennies dans une situation exempte de progrès économique, adoptent un comportement de « style cosmopolite » ou de « style rural » pour ouvrir une perspective vers la « modernité » et vers de grandes opportunités pour un progrès individuel. De telles personnes se trouvent partout en Afrique et certainement en grand nombre à Bamako. Les cinq femmes de l’ONG en font partie ; elles font des efforts cosmopolites, pratiques et conceptuels pour se connecter au monde de la modernité, au monde du progrès individuel.

Ces deux styles – le style cosmopolite et le style rural – peuvent être étudiés selon une approche « goffmanienne », laquelle met l’accent sur le comportement visible et les actions

31

Les ONG statutaires utilisent le terme ton pour désigner leurs initiatives locales. Au Mali, de nombreuses caisses d’épargne et de crédit sont organisées sous forme de tonw (pl.).

32

Gunvor Jónsson, « Imagination and Connectedness : Consumption of Global Forms in a Malian Village », Mande Studies 12 (2010), 105–120.

33

Communication personnelle avec Saskia Brand (chercheuse néerlandaise qui a habité à Bamako entre 2004 et 2011) vers 2009.

34

James Ferguson, Expectations of Modernity : Myths and Meanings of Urban Life on the Zambian Copperbelt

(Berkeley : University of California Press, 1999).

(13)

13

concrètes, sans aborder leur signification profonde pour les acteurs eux-mêmes. Ces dernières décennies toutefois, ces processus de signification ont connu, selon Kenneth Gergen, un changement structural.

35

Gergen note que l’être humain d’aujourd’hui a remplacé l’ancienne vérité du « Je pense donc je suis » par celle du « Je suis connecté donc je suis ». Il propose la notion de « personnalité pastiche », laquelle représenterait une phase entre le « manipulateur stratégique » de jadis et le

« soi relationnel » postmoderne. La personnalité pastiche pense différemment d’elle-même. Comme dirait l’anthropologue, le capital social d’une personnalité pastiche n’est plus un réseau social constitué par les personnes rencontrées physiquement dans la vie quotidienne. Ce qui compte pour la personnalité pastiche, ce sont les liens par lesquels elle est connectée. Les Maliens d’aujourd’hui existent par le fait qu’ils sont connectés. Cette connexion est réalisée par l’utilisation des nouveaux médias et des nouvelles technologies, ainsi que par l’intégration d’institutions « de style

cosmopolite » comme les ONG dans la vie quotidienne.

Dans une étude récente, Gregory Mann

36

montre comment le Sahel est devenu, en quelques décennies, une entité politique dans laquelle les ONG se sont appropriées des fonctions

traditionnellement réservées à l’État. C’est ce qu’il appelle la « non-gouvernementalité ». Mann explique comment, dans les années 70 du siècle dernier, les ONG statutaires ont créé un agenda en vue de promouvoir les Droits Universels de l’Homme. Selon lui, la Charte du Manding et la Charte de Kouroukanfougan s’insèrent dans ce développement. (La première de ces chartes, celle de

Kouroukanfougan qui a son origine en Guinée, a même été lancée à partir de l’atelier d’une ONG.

37

) Mon analyse explique comment ces notions « universelles » proclamées par les ONG sont intégrées dans la vie cotidienne au niveau local sous forme des chartes « démocrates » par, par exemple, des Maliens qui cherchent des « pòròzè » à fin d’être connecté au monde de modernité.

3) L’autre face (sinistre ?) des chartes : Kouroukanfougan, bastion des autochtones

Ce transfert d’intérêt des héros légendaires de l’époque de Soundiata aux chasseurs « méritocrates » avec une constitution n’est pas un simple changement de thèmes narratifs ou un changement neutre de mentalité. Il s’agit d’une rupture sociale qui aura de lourdes conséquences. En effet, ce

changement ouvre la voie à un discours d’autochtonie, un discours mettant l’accent sur l’exclusivité (contrairement au discours inclusif classique dans le Manding).

35

J’ai trouvé ces informations sur les idées de Gergen sur Internet et je les ai utilisées de façon très générale.

36

Gregory Mann, From Empires to NGOs in the West African Sahel. The Road to Nongovernmentality (Cambridge, Cambridge University Press, 2015), 238–242.

37

Simonis, « Le griot, le chasseur… ».

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14

Au Mali, la considération accordée aux chasseurs, à leurs valeurs méritocratiques et aux chartes marque une rupture avec la notion d’une société où toutes les relations s’expriment en termes hiérarchiques. Concrétisée dans le domaine public par les patronymes, cette logique hiérarchique créait depuis des siècles un espace de négociation qui visait toujours à inclure les étrangers. Depuis que les citoyens au Mali ont embrassé les idées démocratiques, cette notion de hiérarchie est devenue synonyme d’inégalité, relevant d’un esprit antidémocratique. Alors que l’épopée de Soundiata et l’image du Manding ont toujours été « inclusives » (voir plus haut), Kouroukanfougan est devenu le véhicule d’un message d’exclusion. Il a été expliqué que les

manifestations (diffusées à la télévision vers 2013 et 2014) organisées à l’endroit même avaient pour objectif de déterminer quelles étaient les vraies familles du Manding.

38

(Je vois aussi une relation entre la position centrale que le programme N’ko donne à Kouroukanfougan et la grande attention qu’il accorde à l’uniformité de son orthographe

39

et à l’exclusivité de son approche didactique. Pour moi, le mouvement N’ko est un mouvement qui puise sa force et sa dynamique dans le contexte politique actuel qui encourage une recherche d’autochtonie.

40

)

Mettant l’accent sur l’éthique des chasseurs, les chartes, bien que conçues à l’époque de Soundiata, représentent un changement de mentalité. Abandonnée est l’idée d’une histoire de héros dont la mémoire est encore bien conservée dans le savoir des experts, des griots ; repoussée est l’idée d’une histoire basée sur des sources bien définies, permettant de reconstruire en détail un passé bien défini pour l’État-nation. Ces idées sont remplacées par la validation d’un « patrimoine » datant d’un passé assez indéfini ; l’idée d’une constitution/charte est par définition basée sur un régard moins défini au passé que l’idée d’une fondation d’une empire... Patrimoine et histoire diffèrent ; alors qu’une « histoire » porte sur des affaires définitivement passées et ayant tendance à disparaître dans l’anonymité, un « patrimoine » est toujours activement revendiqué et approprié par une partie prenante. Il n’y a pas de « patrimoine » sans un groupement cherchant activement à le valider.

38

Les informations sur la diffusion télévisée proviennent de Nienke Muurling qui a l’habitude de regarder la télévision malienne avec son époux Boubacar Diabaté, lui-même issu de la famille des grands griots de Kéla (Mali).

39

Pour le mouvement N’ko, l’idée d’un dictionnaire donnant plusieurs orthographes est inacceptable – communication personnelle avec Valentin Vydrine. L’opinion du N’ko sur d’autres méthodes d’alphabétisation que la sienne est très négative.

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Pour le « nationalisme culturel » du N’ko, voir Dianne Oyler, The History of the N’ko Alphabet and its Role in

Mande Transnational Identity : Words as Weapons (Cherry Hill NJ : Africana Homestead Legacy Publishers,

2005), chapitre 5.

(15)

15

Cette transition d’« histoire » à « patrimoine » se laisse comprendre dans le cadre du

développement mondial de l’émergence de groupes dits « autochtones », de groupes de citoyens en quête d’une position priviligiée dans l’État-nation, au détriment de groupes de concitoyens

considérés comme « allochtones » ou « étrangers » :

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Les pratiques d’exclusion par des autochtones (…) semblent s’appuyer sur un principe

commun d’antériorité déshistoricisée (et déhistoricisante), principe résumé par Jean-François Bayart et Peter Geschiere dans la formule « J’étais là avant ».

(…)

Pour les instances de l’autochtonie, l’égalité citoyenne n’est pas un objectif vers lequel doit tendre la citoyenneté mais, au contraire, une condition préalable à la démocratie. Il s’agit donc d’une égalité constituée, se définissant en termes d’une égalité – voire d’une identité – de naissance ou d’origine, d’appartenance ou d’enracinement territorial, égalité portant en elle, à son tour, la notion de communauté naturelle et exclusive.

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La composition d’un groupe d’autochtones est très dynamique, comparé à celle d’une nation de citoyens organisés sur une base territoriale. Selon moi, cette dynamique est la raison pour laquelle les groupes d’autochtones se réfèrent nécessairement à des symboles d’héritage d’un passé assez indéfini (« déshistoricisé et déhistorisant »).

Ce caractère imprécis et général se retrouve dans une nouvelle signification délocalisée de Kouroukanfougan. Tandis que je me promenais avec mon logeur, Namagan Kante, en 2010, sur les mines d’or proches du village de Nioumamakana (la région du Sobara), il m’expliquait l’organisation sociale sur le terrain. Il me montrait les puits où l’on extrait l’or et il m’exposait en termes locaux les droits de propriété et d’usufruit des mines, ainsi que la répartition des revenus miniers. Arrivés à un endroit, proche des mines, où s’étaient installés des commerçants venus d’ailleurs et des vendeuses de nourriture, Namagan m’a dit : « Et tout ça, c’est Kouroukanfougan. » J’étais étonné de l’entendre prononcer ici, dans la région du Sobara, à une centaine de kilomètres de Kangaba, le nom de

Kouroukanfougan. Après qu’il m’eut expliqué qu’il s’agissait bien du même nom, j’ai compris que Namagan utilisait le nom de Kouroukanfougan au sens figuré. « Kouroukanfougan », c’est l’espace où les gens déterminent eux-mêmes leurs règles sociales, sans intervention extérieure, par exemple de

41

Voir, par exemple, Geschiere, The Perils of Belonging.

42

Armando Cutolo, « Introduction au thème : Populations, citoyennetés et territoires. Autochtonie et

gouvernementalité en Afrique », Politique Africaine 2008–4 (112).

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représentants de l’État ou de gens de pouvoir locaux. Ainsi Kouroukanfougan était-il devenu un espace de moralité civique et, en même temps, un espace d’autonomie citoyenne.

Sous sa forme « moderne » de constitution pour une « communauté naturelle et exclusive », la notion de charte met un fort accent sur l’« autochtonie ». La charte passe de l’histoire nationale avec Soundiata comme fondateur à une morale civique défendue par les chasseurs et soutenue par la politique gouvernementale de décentralisation, morale mêlant les droits universels de l’homme à des sentiments d’autochtonie et d’exclusion.

PARTIE III – CONCLUSION

Pour une conclusion – La Charte du Manding en tant que chef d’œuvre du patrimoine immatériel et moyen d’exclusion

Soundiata a toujours été le personnage principal dans le Manding, qui était à l’origine une société d’alliances basée sur un nombre limité de patronymes. Le gouvernement colonial a fait de Soundiata un héros historique, non seulement pour les Maninka, mais aussi pour un grand nombre d’autres habitants des colonies du Soudan français et de la Guinée. Ce prestige historique s’est maintenu sous les premiers régimes d’après l’Indépendance. La chute de ces régimes fut suivie d’une courte période de popularité des griots en tant qu’experts de Soundiata et détenteurs de la glorieuse histoire du Manding. Assez rapidement dependant les chasseurs occupèrent la position prestigieuse des griots.

Partout en Afrique de l’Ouest, les chasseurs étaient vus comme les défenseurs des valeurs démocratiques, comme des « protodémocrates » représentant, comme l’a dit Hellweg, « l’État éthique ». Au Mali et en Guinée, on supposait que les chasseurs, dans leur objectif d’établir cet État éthique, s’inspiraient de chartes ressemblant beaucoup, sur le plan idéologique et textuel, à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

La Charte du Manding (au Mali) et la Charte de Kouroukanfougan (en Guinée) sont des

notions très convaincantes, même logiques, pour les habitants du Manding d’aujourd’hui. Les chartes

sont une forme d’expression qui donne accès au monde moderne et à des droits universels par leur

contenu historique. Elles donnent le sentiment d’être « connecté » à un patrimoine ; elles offrent

aussi une réponse identitaire, utile et compréhensible, aux habitants du Mali qui doivent négocier

leur identité en tant que citoyens d’un État, en tant que personnes modernes et en tant que porteurs

d’un prestigieux patronyme. La Charte du Manding et la Charte de Kouroukanfougan ne peuvent être

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acceptées qu’avec mentalité ayant une perception imprécise et indéfinie (« déshistoricisée et déhistoricisante ») du passé. C’est pourquoi les héros de l’époque de Soundiata doivent être remplacés par les chasseurs. Je souligne que cette rupture thématique est une « révolution silencieuse », on pourrait dire « cachée ». Les griots d’aujourd’hui, par exemple, intègrent Kouroukanfougan et les chartes dans leurs récits comme un fait accompli.

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Les chartes donnent accès aux idées du monde moderne, mais elles déterminent en même temps qui sont les autochtones exclusifs du Manding et par conséquent qui a le droit d’accès à ce monde moderne. Ainsi voit-on de quelle manière, comme l’ont dit les théoriciens, « l’autochtonie est un produit de la globalisation ». Les personnalités « pastiches » sont prêtes de se connecter à un tel phénomène. Elles ne veulent plus s’identifier à des stratèges qui manipulent des réseaux localisés et une histoire définie, comme l’ont fait les griots depuis des siècles, mais à des personnes connectées à toutes les autres, inspirées par une constitution qui réfère à un passé indéfini, comme le font les chasseurs dits démocrats. De par sa tendance à mettre l’accent sur des valeurs centrales, sur la gestion effective, la rationalité et le contrôle du patrimoine, l’UNESCO soutient, et même institutionnalise ces processus d’autochtonie.

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Les personnalités « pastiches » sont prêtes à se connecter à une institution telle que l’UNESCO, et l’UNESCO est prête à reconnaître la Charte du Manding comme un chef-d’œuvre du patrimoine immatériel du Mali. Alors que dans les différentes versions de l’épopée de Soundjata, Kouroukanfougan était le lieu (« place » en anglais) où toutes les familles du Manding se réunissaient, aujourd’hui Kouroukanfougou est devenu l’espace (« space » en anglais) où les autochtones s’intègrent entre eux-mêmes comme des vrais mandingues modernes.

« Duniya yèlèmana – Le monde a changé. » (Expression populaire courante)

43

Deux exemples : Djemory Kouyaté, de Nyagassola, intègre dans sa narration de Soundiata (enregistrement réalisé à Naréna en 2011, publication prévue pour 2017, dont je suis moi-même codirecteur) des nouveautés telles que Kouroukanfougan, la Charte du Manding, et Kankou Moussa et son pélérinage à La Mecque. Une association de griots de Kita (récemment fondée par un Diabate ayant reçu une bonne éducation formelle) combine le savoir des griots au contenu de la Charte de Kouroukanfougan (présentation de Barbara Hoffman à la conférence annuelle d’African Studies Association, Indianapolis, 22 novembre 2014). L’intégration du thème de Kouroukanfougan dans l’épopée de Soundiata est remarquable, parce qu’avant le grand succès du

mouvement N’ko, ce thème était intégré dans l’épopée de Soundjata uniquement dans la région d’origine du fondateur du mouvement.

44

Je me suis inspiré ici de l’idée d’une « anti-politics machine » de James Ferguson.

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