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Au-delà du traumatisme de guerre ? Les intersections de la mémoire dans la littérature sur la guerre d’Irak

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Au-delà du traumatisme de guerre ?

Les intersections de la mémoire

dans la littérature sur la guerre d’Irak

Mémoire de Master en littérature française

Faculté des lettres

Université Radboud de Nimègue

Candidat : Martijn ter Haar (s4684591)

Sous la direction de Dr E.M.A.F.M. Radar

Deuxième lectrice : Dr M.N. Koffeman

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« Mille Rêves en moi font de douces brûlures. »

─ Arthur Rimbaud, « Oraison du soir », dans : Poésies complètes, p. 158.

« L’amnésie serait-elle devenue la seule issue possible ? C’est là une illusion, la mémoire renaît comme le phénix, elle ranime les braises de l’âme et nous ramène au réel. »

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REMERCIEMENTS

D’abord, je tiens à remercier Dr Emmanuelle Radar : entre autres pour ses conseils très constructifs pendant la rédaction de ce mémoire et pour son cours intéressant intitulé « La littérature francophone et la rencontre avec l’autre ». Vous m’avez beaucoup appris : au niveau de mon français, au niveau de ma réflexion académique et au niveau de la rédaction d’un texte. Je voudrais également remercier Dr Maaike Koffeman : entre autres pour la lecture de ce mémoire. Je remercie ma famille, ma mère en particulier. Finalement, je remercie tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont motivé à écrire ce mémoire.

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TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS ... 4

INTRODUCTION ... 6

I. LA MÉMOIRE ET LE TRAUMATISME DANS UNE PERSPECTIVE TRANSNATIONALE ... 14

II. CONTEXTE ET ANALYSE DE TEXTES ... 31

2.1 Introduction des romans et situation d’énonciation ... 31

2.1.1 Les Sirènes de Bagdad... 32

2.1.2 Vies et morts de Kamal Medhat ... 34

2.1.3 Écoutez nos défaites ... 37

2.2 Analyse de textes ... 39

2.2.1 Instance narrative, structure et style : Les Sirènes de Bagdad ... 39

2.2.2 Instance narrative, structure et style : Vies et morts de Kamal Medhat ... 40

2.2.3 Instance narrative, structure et style : Écoutez nos défaites... 41

2.3 Chronologie des guerres... 42

III. LE FONCTIONNEMENT DES PALIMPSESTES : TRAUMATISME SURMONTÉ ? ... 45

3.1 Du traumatisme aux palimpsestes ; du silence à la verbalisation ... 47

3.1.1 Silence ... 47

3.1.2 Ville ... 49

3.1.3 Corps et dissociation... 51

3.2 Palimpsestes : vers de nouvelles formes de solidarité ? ... 58

3.2.1 Répétition ... 58

3.2.2 Comparaison : critique grâce au palimpseste ? ... 63

CONCLUSION ... 72

RÉSUMÉ EN NÉERLANDAIS / NEDERLANDSE SAMENVATTING ... 77

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6

INTRODUCTION

L’un des événements les plus choquants des dernières décennies est probablement la destruction des Twin Towers à New York, le 11 septembre 2001. Cette attaque par des terroristes islamistes est souvent considérée comme un traumatisme. Des romans qui traitent de la douleur causée par le 11 septembre ont vu le jour, par exemple Extremely Loud &

Incredibly Close (2005) de l’auteur américain (d’origine juive) Jonathan Safran Foer. Ces

romans ont souvent une perspective uniquement américaine ou occidentale. Le 11 septembre a causé une rupture profonde et les États-Unis ont décidé de combattre le terrorisme islamiste dans le monde. L’une des guerres commencées par les États-Unis est la guerre d’Irak, qui éclate en mars 2003. Les Américains ont occupé l’Irak ; c’était la fin du gouvernement baasiste de Saddam Hussein. La guerre d’Irak est très controversée et les Américains ont été critiqués pour leur invasion et leur comportement envers la population irakienne. La guerre d’Irak finit en 2011. Le bilan de cette guerre est grave et inquiétant à la fois : tant de victimes, tant de morts et il n’y a toujours pas de solution pour l’avenir du pays. Bien que les Irakiens soient désormais libérés de leur dictateur, de nouvelles formes de violences et de nouvelles tensions ethniques et religieuses ont causé une guerre civile. Récemment, la montée du terrorisme de Daech a répandu encore plus de malheur en Irak, dans d’autres pays du Moyen-Orient et dans le monde entier.

Même si la France n’a pas colonisé l’Irak et n’a pas participé à cette guerre, il y a bel et bien un lien entre la France et le Moyen-Orient. La France a colonisé le Liban et la Syrie (pays voisin de l’Irak), par exemple. De plus, la France est affectée par le terrorisme elle aussi. Daech commet des crimes horribles, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi au Maghreb et en Occident. Pensons notamment à l’année 2015, où un attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo et la cruauté au théâtre du Bataclan ont causé de nombreux morts. Par conséquent, une étude sur la mémoire de la guerre d’Irak est toujours d’actualité si l’on s’intéresse à la littérature, que ce soit en français ou en d’autres langues, et à la culture française. D’une part, cette guerre porte militairement des traces de la colonisation française de l’Algérie. Michael Rothberg, l’un des théoriciens les plus importants dans notre étude, souligne que le gouvernement de Bush utilisait l’Algérie comme une analogie pour l’Irak :

The Bush administration frequently references Algeria as an analogy for Iraq, and the Pentagon even hosted a screening of Gillo Pontecorvo’s The Battle of Algiers, apparently in order to “benefit” from its insights into counterinsurgency. (Rothberg 2009 : 28)

(7)

7 La lutte pour l’indépendance de l’Algérie pendant la guerre d’Algérie est comparée à la situation en Irak. De cette façon, le gouvernement américain fait référence à des événements violents de l’époque coloniale, plus spécifiquement à la contre-insurrection pendant la colonisation française. D’autre part, la culture française s’empare du sujet. Quant à la musique, il y a plusieurs chansons de chanteuses francophones qui font directement ou indirectement référence à la guerre d’Irak (et qui ont été écrites pendant la guerre d’Irak). Najoua Belyzel a par exemple chanté « Rentrer aux USA » (2006). Une autre chanson qui traite de l’Irak, c’est « Je m’appelle Bagdad » (2005) de Tina Arena. Ces chansons montrent que la guerre d’Irak est un sujet qui affecte aussi les Français et qui joue un rôle dans la mémoire culturelle de la France. En effet, la guerre d’Irak affecte le monde entier, comme le montre la citation suivante de l’auteur algérien Yasmina Khadra :

Partout, à travers la planète, à Rome comme à Tokyo, à Madrid et à Paris, au Caire et à Berlin, les peuples défilaient en masse − des millions d’inconnus convergeaient sur le centre de leurs villes pour dire non à la guerre. Qui les avait entendus ? (Khadra 2006 : 159-160)

Beaucoup de gens dans le monde entier ont protesté contre la guerre d’Irak, mais personne n’a entendu leur cri. Les protestations contre la guerre (et les guerres) se manifestent dans la rue, dans les chansons et dans la littérature.

Le combat contre la séparation entre des pays ennemis est tout à fait d’actualité et se mène aussi par la mémoire. Tous des oiseaux était un spectacle à Paris, du 17 novembre au 17 décembre 2017. Ce texte est mis en scène par Wajdi Mouawad, qui est libano-canadien. Il est connu pour son travail sur la mémoire des guerres (entre autres celle de la guerre civile libanaise). Pensons notamment à sa pièce de théâtre Incendies et le film de Denis Villeneuve portant ce même titre. Ce film a été inspiré par la pièce de théâtre de Mouawad. Tous des

oiseaux écrit « les douleurs de l’ennemi » (La Colline - théâtre national | direction Wajdi

Mouawad, dans : Tous des oiseaux | La Colline - théâtre national : 8). Il s’agit de « tenter de remonter le fleuve du malentendu, de l’incompréhension, de la colère, de l’inadmissible » (ibid. : 8). Le théâtre et la guerre du Liban sortent du cadre de notre analyse, mais cet exemple montre que la mémoire et les implications envers la solidarité que suppose la prise en compte de la douleur de l’ennemi sont très pertinentes dans la société.

La littérature et la théorie sur le terrorisme et la mémoire de la guerre d’Irak sont surtout anglophones. Il est vrai que nous avons fait des efforts pour trouver des romans

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8 francophones qui traitent de la guerre d’Irak. Nous pouvons comprendre cette situation, puisque les États-Unis, qui ont commencé la guerre d’Irak, sont majoritairement anglophones. Cependant, comme dit plus haut, cette guerre a aussi eu son impact dans l’univers francophone. Il est donc pertinent d’examiner la guerre d’Irak dans la littérature francophone et de voir comment elle est représentée. Il est intéressant aussi d’analyser des œuvres littéraires écrites par des auteurs de différentes origines. La recherche académique a besoin d’analyses qui dépassent la perspective uniquement occidentale ou uniquement orientale. La confrontation de plusieurs perspectives, provenant de différents pays, permet de comparer et d’analyser la littérature dans un cadre transnational, au lieu d’une analyse trop nationale. Tel est l’objectif de notre analyse.

Les différentes perspectives sur lesquelles nous venons d’écrire ont un rapport avec la mémoire. Notre analyse utilise une théorie récente de la mémoire et applique ses instruments théoriques sur un corpus original. Deux ouvrages théoriques jouent un rôle essentiel dans notre analyse, à savoir Multidirectional Memory: Remembering the Holocaust in the Age of

Decolonization (2009) de Michael Rothberg et Palimpsestic Memory: The Holocaust and Colonialism in French and Francophone Fiction and Film (2013) de Max Silverman.

Ironiquement, ces œuvres traitent de la littérature francophone, mais elles sont écrites en anglais. Rothberg est surtout concerné par les intersections de la Shoah et du colonialisme, de l’esclavage et de la décolonisation (Rothberg 2009 : Acknowledgements xiii), alors que nous examinons plus d’intersections. Notre analyse focalise donc sur une étude de cas original et facilite ainsi une réflexion sur la mémoire qui contredit les notions compétitives de la mémoire. Résumons brièvement les intersections de la mémoire (ou bien « la mémoire multidirectionnelle »). Rothberg souligne :

[…] I suggest that we consider memory as multidirectional: as subject to ongoing negotiation, cross-referencing, and borrowing: as productive and not privative. [...] This interaction of different historical memories illustrates the productive, intercultural dynamic that I call multidirectional memory. (Rothberg 2009 : 3)

Le mot « cross-referencing » explique très clairement ce qu’est la mémoire multidirectionnelle. Il s’agit d’une mémoire qui fait référence à une autre mémoire (à une autre guerre, par exemple). La force de la mémoire réside dans le fait qu’elle peut réunir des espaces et des temps différents :

(9)

9 Memory’s anachronistic quality—its bringing together of now and then, here and there—is actually the source of its powerful creativity, its ability to build new worlds out of the materials of older ones. (Rothberg 2009 : 5)

Il s’agit donc de construire une nouvelle vision du monde. Le passage « its ability to build new worlds out of the materials of older ones » a un lien intime avec le palimpseste, un terme que Silverman reprend dans son analyse. Dans les deux cas, il s’agit de la créativité du travail de mémoire. Soulignons ici l’importance de la littérature face au travail de mémoire. Neumann, spécialiste des représentations de la mémoire en littérature, écrit :

Novels do not imitate existing versions of memory, but produce, in the act of discourse, that very past which they purport to describe. (Neumann 2008 : 334)

La littérature n’est pas une reproduction de la mémoire, mais elle produit le passé. Par conséquent, les romans contribuent au travail de mémoire. La littérature et le cinéma peuvent créer un espace où des mémoires différentes se rencontrent et s’influencent les unes les autres. Dans ces espaces ainsi créés peuvent se développer de nouvelles formes de solidarité et de justice. La mémoire multidirectionnelle peut effectivement contribuer à de nouvelles formes de justice, comme le souligne Rothberg, qui cite Nancy Fraser : « […] “reframing justice in a globalizing world,” […] » (Fraser citée dans Rothberg 2009 : 19). Un tel projet est très important, car cela permet de voir le monde différemment. Neumann souligne l’intérêt de la littérature face au changement culturel : « As a medium of cultural self-reflection, literature— through its aesthetic structure—paves the way for cultural change » (Neumann 2008 : 341). La mémoire multidirectionnelle, mise en avant par Rothberg, montre que la mémoire n’est ni fixe ni un essentialisme, mais bien un processus dynamique. Rothberg focalise sur les régions suivantes : l’Europe, l’Amérique du Nord, les Caraïbes et l’Afrique du Nord (Rothberg 2009 : 23). Contrairement à notre analyse, il ne traite pas en profondeur du Moyen-Orient, où l’Irak est situé. De plus, il n’écrit pas vraiment sur la guerre d’Irak. Rothberg emploie le terme

multidirectional memory, alors que Silverman écrit sur les « palimpsestes ».

Le texte de Silverman et son concept de palimpseste sera notre outil d’analyse. Cet auteur focalise sur la littérature et le cinéma français et francophones :

My purpose in this book is not simply to seek out narratives which deal with colonialism and the Holocaust together. It is rather an attempt to unearth an overlapping vocabulary, lexicon,

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10 imagery, aesthetic and, ultimately, history shared by representations of colonialism and the Holocaust. (Silverman 2013 : 30)

Les superpositions dont parle Silverman sont à la base de son analyse des palimpsestes. Cette approche par les palimpsestes offre une méthode plus concrète que celle de Rothberg sur les phénomènes concernés. Selon Silverman, la mémoire palimpseste est une forme hybride de la mémoire, une activité dynamique (Silverman 2013 : 4). Il l’affirme dans le passage suivant :

[…] the palimpsest captures most completely the superimposition and productive interaction of different inscriptions and the spatialization of time central to the work of memory that I wish to highlight. (Silverman 2013 : 4)

Silverman focalise sur le travail de mémoire en utilisant les mots « productive interaction ». La spatialisation du temps fait référence aux diverses couches temporelles qui se rencontrent dans l’espace du texte (ou du film). Silverman utilise plusieurs termes, entre autres « nœuds de mémoire ». Il écrit que ces termes ont en commun une structure palimpseste :

The link between all these terms, as will become apparent, is their palimpsestic structure whereby one element is seen through and transformed by another. (Silverman 2013 : 4)

Selon Silverman, les nœuds de mémoire qui marquent le fonctionnement multidirectionnel de la mémoire, sont des palimpsestes. Il écrit : « palimpsestic memory (‘nœuds de mémoire’) » (Silverman 2013 : 165). Silverman met l’accent sur la transformation des éléments concernés par les palimpsestes et souligne ainsi le caractère dynamique du processus. Nous utilisons les termes « intersections de la mémoire », « palimpsestes » et « nœuds de mémoire » en alternance puisque cela réfère au même processus. Les palimpsestes contribuent à une nouvelle perspective sur le monde en créant de nouvelles formes de solidarité. Notre analyse reprend donc les outils théoriques de Rothberg et de Silverman, mais pour un autre corpus et pour des intersections d’événements historiques différents. Bien que notre corpus renvoie également à la Seconde Guerre mondiale et au colonialisme, il traite aussi de bien d’autres guerres et d’autres formes d’oppressions qui entrerons dans notre analyse.

Le « point de départ » de notre analyse est la guerre d’Irak et nous examinons les intersections / les palimpsestes de cette guerre. Nous tentons de déchiffrer les nœuds de mémoire entre la guerre d’Irak et d’autres périodes violentes. En outre, nous traitons du

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11 traumatisme de guerre. Les rapports entre les palimpsestes et le traumatisme doivent êtres explorés. Notre but principal est d’analyser le rôle des intersections de la mémoire face au traumatisme. C’est pour cela que nous nous demandons : quel est le rôle des intersections de

la mémoire face au traumatisme de guerre dans la littérature sur la guerre d’Irak? Nous

avons formulé quatre hypothèses. D’abord, nous pensons que la littérature témoigne du travail de mémoire et du traumatisme afin de donner une place au traumatisme. Deuxièmement, le travail de mémoire se manifeste sous forme multidirectionnelle. Il s’agit des intersections de la mémoire. Troisièmement, la mémoire de la guerre d’Irak porte des traces d’autres mémoires, par exemple celle de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre d’Algérie et de la guerre Iran-Irak. Ces traces sont présentées par le biais du palimpseste et intègrent le silence / l’omission. Finalement, nous supposons que la littérature met en scène des palimpsestes et renvoie aux traumatismes et, de la sorte, qu’elle contribue au travail de mémoire. Ce travail de mémoire permet, selon les théories, de construire une nouvelle vision du monde en donnant place aux traumatismes.

Dans notre analyse, nous nous concentrons sur trois romans du vingt-et-unième siècle qui traitent, entre autres, de la guerre d’Irak. Nous présenterons ces romans pour y dévoiler les nœuds de mémoire, le fonctionnement de la mémoire multidirectionnelle. Nous ferons attention à retrouver les diverses strates historiques en présence. Plusieurs romans français contemporains renvoient directement ou indirectement à l’Irak. Nous pensons par exemple à

Boussole de Mathias Enard (publié en 2015 chez Actes Sud) qui a remporté le Prix Goncourt

2015 ou encore à Ulysse from Bagdad d’Éric-Emmanuel Schmitt (2008, Albin Michel), mais nous nous limitons à trois romans rédigés par des auteurs qui ont écrit dans des contextes culturels différents. Nous comparons les œuvres suivantes à l’aide de la théorie : Les Sirènes

de Bagdad (2006) de l’écrivain algérien Yasmina Khadra, Écoutez nos défaites (2016) de

Laurent Gaudé, qui est Français, et Vies et morts de Kamal Medhat (2016) de l’Irakien Ali Bader. Ce dernier roman est une traduction de l’arabe. Le roman de Bader a été publié en arabe en 2008. Or, Bader est un auteur francophone (qui parle français et qui a fait des études de français en Irak). La traduction a été peu, mais bien reçue et l’auteur − qui est aujourd’hui installé en Belgique − a aussi atteint un lectorat aux Pays-Bas (en novembre 2017, il a participé au festival « Crossing Border » à La Haye). Cette comparaison entre romans en version originale et en traduction tente de dépasser les essentialismes. Emmanuelle Radar, qui focalise dans un article sur trois romans écrits par des écrivaines « franco-vietnamiennes » qui résident (au moins partiellement) en France, intègre, elle aussi, une œuvre traduite dans son analyse :

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12 Il importe également, pour aller au-delà des traditions linguistiques et littéraires nationales d’analyser dans le même mouvement des auteures de langue française (Minh Tran Huy et Linda Lê) et de langue vietnamienne (Thuân). (Radar 2017 : 114)

Le choix d’intégrer dans notre corpus un roman traduit de l’arabe est donc justifié et répond au besoin d’analyser la littérature dans une perspective transnationale : cela ouvre la voie à l’échange culturel entre le français et l’arabe. Nous avons sélectionné des romans qui, nous l’espérons, apporterons des perspectives différentes qui nous aideront à analyser le fonctionnement multidirectionnel − et transnational − de la mémoire. Même si nous avons choisi de traiter de romans de trois auteurs réputés, notre analyse ne se concentre pas sur la réception des œuvres car nous ne traiterons pas de l’impact (réel) des textes.1

Notre analyse est une recherche qualitative et est composée de trois chapitres. Le premier chapitre est intitulé « La mémoire et le traumatisme dans une perspective transnationale ». Nous y explorons la théorie sur la mémoire multidirectionnelle et le palimpseste et nous y insistons encore plus sur la pertinence de notre analyse par rapport à la littérature existante, tout en proposant notre méthodologie. Le deuxième chapitre, « Contexte et analyse de textes », est consacré à la contextualisation de notre corpus et présente les intersections rencontrées dans les romans que nous résumons rapidement. Finalement, dans le dernier chapitre nous examinons le fonctionnement des intersections de la mémoire, les palimpsestes, pour évaluer si ces palimpsestes permettent d’aller au-delà du traumatisme. Nous insistons notamment sur les différentes manières pour mettre en avant les palimpsestes afin de voir comment les palimpsestes fonctionnent, et nous verrons s’il y a de nouvelles formes de solidarité. Comme le souligne Silverman :

1 Signalons d’autre part que, lorsque nous avons cherché des « mentions » dans LexisNexis (nom de l’auteur et

titre) pour voir si les romans de notre corpus sont mentionnés dans les journaux français, nous n’avons pas trouvé de mentions ni de critiques dans les journaux français en ce qui concerne Vies et morts de Kamal Medhat d’Ali Bader (traduit de l’arabe). Par contre, Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé et Les Sirènes de Bagdad de Yasmina Khadra (qui ne sont pas des traductions) reçoivent beaucoup de mentions. Ces différences dans le contexte hexagonal ne font que constater l’existence de barrières nationales que notre analyse tente de dépasser. Une étude comparée de la réception des trois romans en Irak, Algérie, France, voire dans d’autres pays, est envisageable mais sort du cadre de notre travail.

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13 […] − a ‘cosmopolitical’ memory − could serve as a model for imagining new democratic solidarities in the future across the lines of race and nation [...]. (Silverman 2013 : 179)

Il est donc très important non seulement de mettre en avant les différentes intersections, mais aussi de montrer comment les palimpsestes fonctionnent et quelles sont les implications des palimpsestes envers la solidarité, la construction d’une nouvelle vision du monde.

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14

I. LA MÉMOIRE ET LE TRAUMATISME DANS UNE PERSPECTIVE TRANSNATIONALE

Duncan Bell propose la définition suivante de la mémoire :

At a very general level memory refers to the process or faculty whereby events or impressions from the past are recollected and preserved. (Bell 2006 : 2)

La mémoire est un processus qui n’est pas fixe, mais dynamique et sélectif : on ne peut pas se souvenir de tous les événements du passé (Bell 2006 : 2). La plupart des études sur la mémoire collective focalisent sur l’identité nationale. Or, il est important de traiter de la mémoire d’une façon transnationale (Bell 2006 : 3). En effet, les discussions sur la mémoire ont le plus souvent focalisé sur l’Occident : sur l’Europe et les États-Unis (Bell 2006 : 12). La littérature sur la Shoah et les attentats du 11 septembre 2001 est abondante. George W. Bush a justifié la guerre d’Irak en se référant aux leçons de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre au Vietnam. Ce faisant, il a ignoré le rôle négatif de l’impérialisme britannique en Irak pendant la Première Guerre mondiale :

As well as highlighting the saliency of mnemonic practices in contemporary political life, the (most recent) war on Iraq also highlights the dangers of falling prey to the illusions and distortions of social memory. As Niall Ferguson has pointed out, policy-makers and pundits often lack detailed historical knowledge of the events from which they claim to have learnt. In this case, rather than looking to the disastrous British experience in attempting to ‘liberate’ and then pacify Iraq in the wake of the First World War, Americans have frequently looked instead, and inappropriately, to the Second World War or Vietnam for guidance […]. (Bell 2006 : 14)

La connaissance de l’Histoire est donc essentielle pour la politique. Une distorsion de la mémoire d’une guerre peut justifier une autre guerre. Ce sujet doit être exploré dans la littérature (francophone) sur la guerre d’Irak. Il n’y a pas encore beaucoup de textes littéraires sur cette guerre. En outre, il est important d’analyser des perspectives différentes dans ces romans. C’est pourquoi nous avons sélectionné des textes qui dépassent la perspective exclusivement occidentale : dans notre analyse, il s’agit des perspectives d’un auteur français, d’un auteur irakien et d’un auteur algérien.

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15 La mémoire collective est souvent perçue comme une compétition pour la reconnaissance de groupes différents. Michael Rothberg contredit cette notion de la mémoire compétitive avec sa théorie. Il introduit le terme de multidirectional memory, la « mémoire multidirectionnelle ». Alors que la mémoire compétitive a pour conséquence l’exclusion d’autres mémoires (puisqu’elle considère la mémoire comme unique et séparée d’autres mémoires), la mémoire multidirectionnelle est un processus productif / un travail de mémoire qui est ouvert aux négociations avec d’autres mémoires (parfois traumatiques). Dans la mémoire multidirectionnelle, il s’agit souvent d’adaptations d’autres histoires qui étaient avant considérées comme des histoires lointaines (Rothberg 2009 : 2-5, 7). Par exemple, il s’est avéré que la Shoah a causé une résonance dans les colonies (Rothberg 2009 : 21). Tel est le cas en Irak :

In addition, in the post–9/11 world, the Algeria/Holocaust connection has been supplemented by a set of associations linking those earlier forms of violence to emergent practices in the “global war on terror” and the Iraq War. (Rothberg 2009 : 172)

Le travail de mémoire sur la guerre d’Irak serait donc, selon Rothberg, lié d’une façon multidirectionnelle au 11 septembre, à l’Algérie et à la Shoah. De toute façon, la Shoah, ainsi que les nœuds de mémoire entre la Shoah et la guerre d’Algérie, jouent un rôle primordial dans son œuvre de Multidirectional Memory (Rothberg 2009 : 6, 179). Un peu plus loin, Rothberg montre qu’il existe des échos irakiens dans l’œuvre de Charlotte Delbo sur la guerre d’Algérie, intitulée Les belles lettres. Delbo est décédée bien avant la guerre d’Irak ; ces échos montrent donc bien le fonctionnement multidirectionnel de la mémoire qui n’est pas chronologique. Il existe, selon Rothberg, une connection avec les témoignages de personnes qui étaient incarcérées par les Américains dans la prison d’Abou Ghraïb en Irak en 2003 (Rothberg 2009 : 221-222). Or, Rothberg écrit aussi qu’il y a des différences entre les deux contextes : « The difference between the contexts of Les belles lettres and Torture and

Truth—that is, between war in Algeria and Iraq—is a political difference » (Rothberg 2009 :

222). Ces différences sont de nature politique. Il ne s’agit donc pas de différences dans le fonctionnement de la mémoire qui est, selon Rothberg, multidirectionnelle. Cette multidirectionnalité offre la possibilité de réévaluer l’Histoire, la justice, etc. Si on focalise sur le Moyen-Orient, la mémoire multidirectionnelle pourrait créer la solidarité :

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16 While memory wars such as those that continue to roil the Middle East can provoke despair at the reduction of politics to crude stereotypes and name calling, the uncomfortable proximity of memories is also the cauldron out of which new visions of solidarity and justice must emerge. (Rothberg 2009 : 313)

Contrairement aux guerres de mémoire, la mémoire multidirectionnelle peut contribuer à de nouvelles formes de justice dans la région du Moyen-Orient.

La mémoire affecte à la fois l’individu et le collectif et par conséquent, la mémoire a un lien étroit avec l’identité (Rothberg 2009 : 4). Si nous reconnaissons le caractère multidirectionnel de la mémoire, nous découvrons que la mémoire n’appartient pas à un groupe particulier. Les frontières entre la mémoire et l’identité sont floues (Rothberg 2009 : 5). Cela implique que les oppositions entre des groupes différents doivent être repensées. Rothberg écrit aussi :

Finally, there are the prospective multidirectional legacies of the American war in Iraq, a country scarred by colonialism, dictatorship, and genocide, and now by neoimperialism and civil war. […] Along with the Iraq War and the “war on terror,” which, with their liberal use of torture and indefinite detention, have produced uncomfortable echoes of the Holocaust and colonial adventures past. (Rothberg 2009 : 28)

La citation de Rothberg date de 2009. Le mot « prospective » désigne que dans l’avenir, il pense qu’il y aura un héritage multidirectionnel de l’occupation américaine en Irak. Pour Rothberg, il y a des échos de la Shoah et du colonialisme dans la guerre d’Irak (Rothberg 2009 : 172). Rothberg ne traite pas de l’Irak et il avoue que son projet n’est pas fini : « [...] it makes no attempts at comprehensiveness: future knots of memory remain to be untied » (Rothberg 2010 : 12). Le projet de Rothberg doit donc être élargi. Il fait appel à d’autres chercheurs :

I hope that other scholars will find it worthwhile to apply, adapt, or correct the approach undertaken here. Certainly, the methodology of the book could be directly applied to other obviously “multidirectional” works […]. (Rothberg 2009 : 27)

Notre recherche répond au besoin d’analyser la mémoire multidirectionnelle dans les œuvres littéraires. Sur le plan juridique et politique, ce type d’analyse est pertinent aussi, puisque la mémoire multidirectionnelle peut aider à repenser la justice dans une période de

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17 mondialisation (Rothberg 2009 : 19). La mémoire multidirectionnelle a effectivement un caractère interculturel et productif qui pourrait faciliter de nouvelles visions juridiques (Rothberg 2009 : 5). Luckhurst souligne, lui aussi, que les guerres en Irak (et leur caractère multidirectionnel) est un sujet qui est peu abordé jusqu’ici :

[…] for the Iraq war that followed as a far from logical consequence of 9/11 in 2003. There isn’t yet the sense of defining literary texts emerging from the overlapping contexts of the war, the civil war or the occupation: symptomatically, perhaps, it isn’t even clear how we should name, periodise or even characterise these events. When did it start? With the First Gulf War in 1991? Earlier ? (Luckhurst 2014 : 51)

Cette citation date de 2014 (cinq années après l’appel de Rothberg). Le mot « yet » désigne que même en 2014, le caractère multidirectionnel qui se manifeste aussi, selon notre hypothèse, dans la littérature sur les guerres en Irak (comme la guerre civile et l’occupation américaine), n’était toujours pas défini. Cela est peut-être dû au fait que le présent de l’Irak est toujours violent : d’abord il y a eu l’occupation américaine et puis la montée de Daech. Comme le souligne Richards : « Reconstruction of the past takes place within an evolving present » (Richards 2010 : 138). Si le présent est problématique, il est difficile, et d’autant plus utile, de reconstruire le passé. D’où notre intérêt pour le travail de mémoire dans la littérature sur la guerre d’Irak.

Pour appliquer la méthodologie de la mémoire multidirectionnelle, une approche comparative est nécessaire, car « [...] multidirectional memory, as its name implies, is not simply a one-way street; its exploration necessitates the comparative approach I adopt here » (Rothberg 2009 : 6). Il est donc pertinent de comparer des œuvres de pays différents ou d’époques différentes. Pour cela, il faut constituer une archive et créer des liens entre des documents différents : « [...] the archive of multidirectional memory is irreducibly transversal; it cuts across genres, national contexts, periods and cultural traditions » (Rothberg 2009 : 18). Faire une étude sur la mémoire multidirectionelle, c’est créer une archive transnationale qui franchit les frontières nationales. Notre objectif est de constituer un début d’archive et d’ouvrir des perspectives non occidentales.2

L’ouvrage très connu de Pierre Nora, intitulé Les

2 Nous nous limitons à trois œuvres littéraires et à l’analyse de textes en français, mais ce travail pourrait ouvrir

des pistes pour l’évaluation d’autres œuvres, littéraires ou non (on pense en particulier au cinéma), dans d’autres langues (en arabe, en kurde, etc.).

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18

lieux de mémoire, a été critiqué pour plusieurs raisons. On lui reproche de présenter une

vision limitée de la nation française en oubliant les projets coloniaux de la France. En effet,

Les lieux de mémoire sont parfois considérés comme « gallocentristes » (Rothberg 2010 :

4-5). Rothberg plaide pour une nouvelle méthodologie qui considère la mémoire comme des nœuds de mémoire ; des nœuds où des mémoires différentes se rencontrent. Les nœuds de mémoire transgressent des frontières temporelles et spatiales ; il s’agit d’un travail de mémoire dans un réseau de mémoires dynamiques (Rothberg 2010 : 7). En outre, les nœuds de mémoire ont un lien avec le traumatisme :

Readers will note the proximity of memory and trauma in the contemporary French and Francophone─indeed, global─knots of memory explored here […]. (Rothberg 2010 : 10-11) La mémoire et le traumatisme sont donc proches l’une de l’autre, les nœuds de mémoire en témoignent. Nous commençons par traiter des nœuds de mémoire et des palimpsestes avant de traiter du traumatisme. Finalement, nous présentons notre méthode.

Max Silverman se base sur la théorie de Rothberg. Il écrit qu’au sein du travail de mémoire, la relation entre le passé et le présent se manifeste sous forme de palimpseste : il s’agit d’une interaction des traces temporelles et spatiales différentes. En outre, le palimpseste est non linéaire (Silverman 2013 : 3). Dans son œuvre, la terminologie sur la mémoire est diverse : mémoire-monde, nœuds de mémoire... La relation entre ces termes consiste en leur structure palimpsestique. Selon Silverman, les nœuds de mémoire sont une forme du palimpseste (Silverman 2013 : 4). Il offre donc une méthode concrète d’analyse de ces nœuds. C’est à partir des palimpsestes que le travail multidirectionnel de la mémoire peut être mis en évidence. Deux aspects très importants dont Silverman traite dans son œuvre, sont les suivants :

First, the present is shown to be shadowed or haunted by a past which is not immediately visible but is progressively brought into view. The relationship between present and past therefore takes the form of a superimposition and interaction of different temporal traces to constitute a sort of composite structure, like a palimpsest, so that one layer of traces can be seen through, and transformed by, another. Second, the composite structure in these works is a combination of not simply two moments in time (past and present) but a number of different moments, hence producing a chain of signification which draws together disparate spaces and times. (Silverman 2013 : 3)

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19 Le palimpseste est donc constitué de traces temporelles interactives qui peuvent se transformer les unes les autres. C’est une manière de mettre en avant un passé qui n’est pas immédiatement visible. À l’origine, le palimpseste désigne un

manuscrit sur parchemin d'auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d'un second texte. (Le Trésor de la Langue Française informatisé)

Cet emploi du mot a donc une connotation très matérielle. Une autre signification du terme est au sens figuré mais a toujours une connotation matérielle : « Œuvre dont l'état présent peut laisser supposer et apparaître des traces de versions antérieures » (Le Trésor de la Langue Française informatisé). Cette signification est proche de la terminologie narratologique de Gérard Genette. Dans son ouvrage Palimpsestes : La littérature au second degré (1982), il écrit sur les différentes relations transtextuelles (Genette 1982 : 7-14). Silverman fait référence à Genette : « Gérard Genette also uses the figure of the palimpsest [...] to describe the ‘transtextual’ layering of texts in which one can be seen through another » (Silverman 2013 : 37). La nouveauté de l’interprétation de Silverman réside dans le fait qu’il utilise le palimpseste par rapport à la mémoire culturelle. La perspective de Silverman est axée sur l’être humain et non pas uniquement sur le texte, comme chez Genette. Or, il est important de remarquer que Charles Baudelaire avait déjà écrit sur le palimpseste de la mémoire, dans son essai Les Paradis artificiels (1860). Dans ce texte, il souligne que le cerveau humain est « un palimpseste immense et naturel » (Baudelaire 1860 : 273). Baudelaire explique :

Souvent des êtres, surpris par un accident subit, suffoqués brusquement par l'eau, et en danger de mort, ont vu s'allumer dans leur cerveau tout le théâtre de leur vie passée. Le temps a été annihilé, et quelques secondes ont suffi à contenir une quantité de sentiments et d'images équivalente à des années. Et ce qu'il y a de plus singulier dans cette expérience, que le hasard a amenée plus d'une fois, ce n' est pas la simultanéité de tant d' éléments qui furent successifs, c'est la réapparition de tout ce que l'être lui-même ne connaissait plus, mais qu'il est cependant forcé de reconnaître comme lui étant propre. L' oubli n'est donc que momentané ; et dans telles circonstances solennelles, dans la mort peut-être, et généralement dans les excitations intenses créées par l'opium, tout l'immense et compliqué palimpseste de la mémoire se déroule d'un seul coup, avec toutes ses couches superposées de sentiments défunts, mystérieusement embaumés dans ce que nous appelons l'oubli. (Baudelaire 1860 : 274-275)

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20 Bien que Baudelaire ne nomme pas explicitement cette expérience un traumatisme, il signale que l’oubli n’est que temporaire et que le palimpseste de la mémoire, avec « ses couches superposées », est ressuscité par un événement douloureux. Le palimpseste serait une réponse à la douleur. Par conséquent, le palimpseste permet de sortir de l’oubli. Ce sont des idées que Silverman reprend dans son analyse, mais dans un tout autre contexte. Il introduit la mémoire palimpseste au niveau culturel, alors que l’analyse de Baudelaire est limitée au niveau individuel. De plus, Silverman montre que le palimpseste est un processus dynamique qui a des implications dans la société. Selon lui, la mémoire multidirectionnelle fonctionne comme un palimpseste. Silverman met l’accent sur les moments différents qui engendrent des espaces et des temps différents. Il s’agit d’une « chaîne de signification » des moments différents (Silverman 2013 : 3). Cela veut dire que c’est la rencontre et l’interaction des mémoires différentes dans les nœuds de mémoire qui produit de la signification. La mémoire palimpseste est un concept qui est à la fois poétique et politique :

[...] what distinguishes the notion of palimpsestic memory from other non-essentialist accounts of memory is a figurative ‘staging’ of memory by which memory traces overlap, intersect and are transformed − what I will call a ‘poetics of memory’. [...] the poetics of memory with regard to traumatic events has a crucial role in determining ‘the shapes of memory’ (to use Geoffrey Hartman’s phrase) and is fundamental to any renewal of the politics of memory today. Palimpsestic memory is therefore a politics of memory founded on a poetics of memory. (Silverman 2013 : 22)

La mémoire palimpseste est un concept non essentialiste. La « poétique de la mémoire » (palimpseste) met en scène des superpositions, des intersections et des transformations des traces mémorielles. Cette poétique (par rapport à des événements traumatiques) peut finalement mener à un renouvellement de la politique. C’est pour cela que pour Silverman, la mémoire palimpseste est une politique de la mémoire qui est fondée sur une poétique de la mémoire.

Tout comme Rothberg, Silverman souligne l’importance d’une nouvelle conception de la mémoire pour créer la solidarité :

However, if memory is to be renewed in a less compartmentalized way, to allow the perception of solidarities across national and ethno-cultural borders, we need to consider the stakes of such a proposition in a transnational and postmodern age. (Silverman 2013 : 30-31)

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21 Le palimpseste peut provoquer une transformation et permet ainsi de voir le monde autrement. Cette transformation peut finalement mener à de nouvelles formes de solidarité. Silverman repense donc les théories précédentes sur la mémoire et il essaie de montrer les enjeux de la mémoire palimpseste dans une époque transnationale et postmoderne.

Quant à l’écriture : la situation d’énonciation (le contexte historique et géographique) de l’auteur a une influence sur son texte, ce qui signifie par exemple que, dans le cas d’un roman historique, le contexte d’écriture transparaîtra d’une manière ou d’une autre. Silverman cite Derrida : « The subject of writing is a system of relations between strata: the Mystic Pad, the psyche, society, the world » (Derrida cité dans Silverman 2013 : 148). Plusieurs facteurs exercent donc une influence sur le processus d’écriture. L’écriture est, elle aussi, une sorte de palimpseste :

For Derrida, then, we are already ‘written on’, which means that perception is as ‘contaminated’ by previous traces as the psychic mechanism which records the inscription in the unconscious. (Silverman 2013 : 148)

La perception de l’auteur est donc, selon Derrida, influencée et même contaminée par des traces antérieures. D’où notre attention pour des romans rédigés par des auteurs issus de milieux et contextes différents.

Or, c’est justement cette particularité de l’écriture, sa « contamination » palimpsestique, qui permet, selon certains spécialistes de la mémoire, de donner forme aux traumatismes. L’écriture palimpsestique irait au-delà du traumatisme. L’intérêt pour le traumatisme a explosé à la fin du vingtième siècle. Le trouble de stress post-traumatique était officiellement reconnu aux États-Unis en 1980, après la guerre du Vietnam (Whitehead 2009 : 114). Jay Winter souligne l’importance de la guerre par rapport à l’intérêt croissant pour la mémoire traumatique. Surtout les deux guerres mondiales et la guerre du Vietnam y ont contribué (Winter dans Bell 2006 : 4). Or, le discours sur le traumatisme dans l’Occident n’est pas sans « dangers ». Joanna Bourke est d’opinion que la reconnaissance du trouble de stress post-traumatique après la guerre du Vietnam a eu pour conséquence que la violence causée par les soldats américains est masquée et même absoute. De cette façon, les « agresseurs » étaient considérés comme des victimes (Bourke dans Bell 2006 : 9). Ici, il y a un rapport avec l’Irak : « And she further suggests that this dynamic is repeating itself in Iraq, where ‘trauma’ is being used to explain and justify obscene brutality » (Bourke dans Bell 2006 : 9). Pourtant,

(22)

22 il n’est pas expliqué si Bourke désigne le traumatisme des soldats américains ou des soldats irakiens.

De nos jours, les théories précédentes sur le traumatisme sont considérées comme problématiques, parce qu’elles sont eurocentriques. Selon Rothberg, Le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire pourrait aider à repenser les théories sur le traumatisme :

« Discourse provides an occasion to engage with the multidirectional potential and Eurocentric pitfalls of trauma studies » (Rothberg 2009 : 87). En effet, Césaire y relie l’expérience des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale à celle des noirs sous la colonisation. Bien que la situation soit différente, il s’agit bien pour lui du même type d’injustice. Parfois, le traumatisme est utilisé dans une lutte compétitive (Rothberg 2009 : 87), tout comme la mémoire. Une nouvelle conception de la théorie sur le traumatisme pourrait enrichir la théorie sur la mémoire multidirectionnelle et réciproquement. En 2013, dix ans après le début de la guerre d’Irak, un recueil intitulé We Are Iraqis: Aesthetics and Politics in

a Time of War était publié. Dans cet ouvrage, des Irakiens témoignent du traumatisme et

s’interrogent sur ce traumatisme et sur la mémoire : « Trauma not only destroys but creates » (Al-Ali, & Al-Najjar 2013 : xxvi). Les auteurs tiennent à mettre en avant des formes de résistance quotidienne (Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxvi-xxvii). We Are Iraqis donne la voix aux Irakiens, contrairement à d’autres ouvrages sur le Moyen-Orient qui ont été écrits par des experts étrangers (Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxxiii). Ce faisant, ce recueil montre l’importance de la mémoire des guerres :

Many Iraqis, especially those living in the diaspora, supported Bush’s invasion because they wanted Saddam Hussein’s reign to end. They did not learn the lessons of the Gulf War. They ignored the truth that Bush was politically motivated by oil and greed. (Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxxiv)

Si on ne connaît pas l’Histoire d’une guerre, on peut devenir aveugle face à la justification (faussée) d’une autre guerre. De plus, le traumatisme des guerres différentes (la Guerre Iran-Irak incluse), n’est pas encore rendu accessible ou enregistré (Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxxiv). La plupart des contributeurs de We Are Iraqis vivent dans les diasporas irakiennes ; ceux qui ont migré récemment doivent faire face au traumatisme causé par cette migration (Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxxix-xl). Il va sans dire qu’ils ont d’autres mémoires que ceux qui sont restés sur place et ont dû faire face à la guerre.

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23 Or, il est important d’expliquer ce qu’est un traumatisme. Un traumatisme vient d’un événement extérieur. Il y a deux moments au sein du traumatisme : d’abord, quelque chose vient s’installer de l’extérieur et puis il y a l’expérience et la mémoire de l’événement dans un deuxième moment. Quand il s’agit d’une répétition intérieure de la mémoire de cet événement, la mémoire est devenue traumatique (Laplanche cité dans Caruth, citée à son tour dans Nadal & Calvo 2014 : 3). Un événement du passé est revécu comme s’il s’agissait du présent. Le traumatisme est répétitif : c’est un blocage de la mémoire causé par un événement trop douloureux. Au niveau individuel, l’événement traumatique nuit à l’autonomie et l’agency (« la capacité d’agir ») d’une personne et donc à la subjectivité : « one becomes the object of an event, rather than the subject of an experience » (Labanyi 2010 : 198). Une personne peut donc être objectivée par l’événement traumatique. Le traumatisme peut être transmis entre des personnes différentes, mais aussi entre des générations et des cultures différentes. De cette façon, il peut devenir collectif (Caruth dans Bell 2006 : 7). Au niveau collectif, la mémoire traumatique causée par la guerre, le génocide et le terrorisme a une influence considérable sur la formation identitaire d’une communauté et a donc un impact sur le politique (Bell 2006 : 5). La mémoire joue aussi un rôle très important par rapport à l’identité : « ‘one might almost say: no memory, no identity; no identity, no nation’ » (Smith cité dans Bell 2006 : 5). La mémoire traumatique pourrait donc problématiser la notion d’identité nationale.

Si le traumatisme rend incapable de dire l’événement traumatisant (toujours vécu au présent, il ne peut pas être mis à distance et ne peut donc pas être raconté), la victime peut aussi se tourner vers la narration d’autres événements violents et douloureux. Le traumatisme est intimement lié à la mémoire multidirectionnelle : « one war time will always be seen through the lens of another » (Luckhurst 2014 : 60). Il existe un écart entre l’événement traumatique et sa narration. Souvent, il est trop douloureux de témoigner de l’événement traumatique d’une manière trop directe. C’est pour cela que dans la narration, les intersections de la mémoire rendent possible le témoignage d’un traumatisme. Or, le traumatisme implique aussi le silence et l’oubli (Nadal & Calvo 2014 : 7). En effet, le silence et l’omission font aussi partie du traumatisme, car parfois il est impossible de témoigner. Non seulement la mémoire du traumatisme est marquée par le silence, mais il semblerait aussi que le concept de mémoire ait un rapport intime avec le silence. Ce rapport est assez ambigu. D’une part, la mémoire essaie de commémorer les victimes et de les sauver de l’oubli (on combat contre le silence), d’autre part la mémoire est restreinte par le silence (comme la mémoire est sélective, on ne peut pas se souvenir de tous les événements) (Bell 2006 : 23).

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24 Aleida Assmann écrit qu’au sein de la mémoire individuelle et culturelle, il existe une interaction dynamique entre la commémoration et l’oubli (remembering et forgetting). La mémoire est sélective : pour commémorer, il faut oublier aussi. Elle fait une distinction entre l’oubli actif et l’oubli passif. L’oubli actif est un acte intentionnel de destruction, par exemple la censure. L’objectif de l’oubli actif est de détruire des produits culturels (matériaux et mentaux). Par contre, l’oubli passif consiste à oublier d’une façon non intentionnelle : cacher, négliger, abandonner, etc. Dans ce cas-là, les matériaux ne sont pas détruits. Ces matériaux peuvent être redécouverts par les archéologues (Assmann 2008 : 97-98). Pour Assmann, lorsqu’il s’agit de se remémorer quelque chose, il existe aussi un côté passif et un côté actif. La mémoire active est représentée par des institutions (comme le canon) qui préservent le passé comme présent, alors que la mémoire passive est représentée par des institutions (comme l’archive) qui préservent le passé comme passé (Assmann 2008 : 98).

Comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, la mémoire culturelle est à la fois caractérisée par le souvenir et l’oubli. Cela fait probablement référence à l’ouvrage connu de Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000). Nous ne traitons pas de ce texte, car il y a des textes plus récents comme celui de Paul Connerton. Connerton met en avant que toute mémoire inclut l’oubli. Selon lui, le silence fait partie intégrante de l’oubli qui, quant à lui, participe au processus de la mémoire. Le silence fait donc non seulement partie du traumatisme, mais aussi de la mémoire. La catégorisation de Connerton (il distingue sept formes d’oubli) peut aider à analyser l’oubli et le silence dans la littérature. « Repressive erasure » se manifeste le plus brutalement dans les régimes totalitaires où l’on veut éliminer le passé (par exemple l’attitude de la Révolution française envers l’Ancien Régime) (Connerton 2008 : 60-61). « Forgetting as humiliated silence » est une forme de silence non reconnu et se manifeste le plus souvent dans la société civile (par exemple une honte collective, un tabou) ; il problématise l’oubli. En effet, parfois il est difficile d’oublier une humiliation (Connerton 2008 : 67-68). Connerton écrit :

Confronted with a taboo, people can fall silent out of terror or panic or because they can find no appropriate words. We cannot, of course, infer the fact of forgetting from the fact of silence. Nevertheless, some acts of silence may be an attempt to bury things beyond expression and the reach of memory; yet such silencings, while they are a type of repression, can at the same time be a form of survival, and the desire to forget may be an essential ingredient in that process of survival. (Connerton 2008 : 68)

(25)

25 L’oubli n’est donc pas nécessairement la conséquence du silence, mais le silence pourrait être une tentative d’enterrer des événements douloureux qui ne peuvent pas être représentés ou exprimés par la mémoire. Bien qu’il s’agisse d’une répression de la mémoire de l’événement, ce silence pourrait aussi être considéré comme une sorte de survie. Connerton ne dit pas grand-chose du traumatisme qui, comme nous l’avons vu, est si intimement associé au « silence » de l’indicible et à l’« oubli » pour la survie. Or, nous pouvons bel et bien faire un lien avec le traumatisme, puisque l’irreprésentable est au cœur du traumatisme. L’irreprésentable est gardé sous silence.

Le silence est intimement lié à la transmission de la mémoire d’un événement traumatique. Si l’on n’a pas vécu l’expérience traumatique par soi-même (tel est le cas pour la seconde génération) et si cette mémoire est transmise à cette seconde génération par ses parents, ses grands-parents, ou les ancêtres de générations ultérieures, nous pouvons parler d’une postmémoire (Charrat 2015 : 3). Le concept de postmémoire (postmemory) a été introduit par Marianne Hirsch :

Postmemory describes the relationship of the second generation to powerful, often traumatic, experiences that preceded their births but that were nevertheless transmitted to them so deeply as to seem to constitute memories in their own right. (Hirsch 2008 : 103)

La photographie et les histoires racontées jouent un rôle primordial dans la transmission du traumatisme (Hirsch 2008 : 103, 106). La « postgénération » tente de récupérer le passé, mais il y a une « rupture de la communication » (Charrat 2015 : 7). Il semblerait alors que ce soit le silence du traumatisme qui se transmet d’une génération à l’autre. Hirsch se concentre sur la postmémoire de la Shoah dans un contexte familial, mais sa méthodologie peut être appliquée à des contextes divers. Elle suggère :

In doing so in this essay, I propose to use the Holocaust as my historical frame of reference, but my analysis relies on and, I believe, is relevant to numerous other contexts of traumatic transfer that can be understood as postmemory. (Hirsch 2008 : 108)

Comme les génocides sont devenus de plus en plus nombreux à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième siècle, la mémoire traumatique est un sujet qui est devenu urgent :

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26 The bodily, psychic, and affective impact of trauma and its aftermath, the ways in which one trauma can recall, or reactivate, the effects of another, exceed the bounds of traditional historical archives and methodologies. (Hirsch 2008 : 104)

Il y a donc une réaction physique et psychique dans la postmémoire, même s’il faut bien faire une distinction entre le trouble de stress post-traumatique et la postmémoire :

It is a consequence of traumatic recall but (unlike post-traumatic stress disorder) at a generational remove. (Hirsch 2008 : 106)

Le trouble de stress post-traumatique affecte donc les personnes qui ont vécu l’événement traumatique par eux-mêmes, alors que la postmémoire focalise sur la relation de la deuxième génération par rapport au traumatisme de la première génération (Hirsch 2008 : 106). La seconde génération est profondément affectée par cette postmémoire : « These events happened in the past, but their effects continue into the present » (Hirsch 2008 : 107).

Une autre manière de traiter de la transmission de la mémoire, c’est la théorie de la mémoire prosthétique (prosthetic memory) élaborée par Alison Landsberg. Il s’agit d’un passé que ni nous ni notre famille n’a vécu (Landsberg 2004 : 152). Landsberg écrit que notre modernité rend possible cette mémoire prosthétique, qui émerge à l’interface où une personne et un narratif historique se rencontrent (Landsberg 2004 : 2) :

[…] Landsberg […] argues that contemporary media technologies, and mass cultural forms such as television and cinema, contain radical possibilities as they allow for the transmission across society of empathy for the historical experience of others. The resulting ‘prosthetic memory’ can generate social solidarity, create alliances between various marginalized groups, and help people to understand past injustices. (Bell 2006 : 28-29)

Selon Landsberg, la mémoire prosthétique facilite la transmission de la solidarité dans une société, car elle change les essentialismes envers l’Histoire. La mémoire prosthétique permet effectivement de mieux comprendre les injustices de l’Histoire et par conséquent, des alliances entre des « groupes marginalisés » peuvent émerger. Ce processus dynamique, c’est-à-dire l’émergence de nouvelles formes de solidarité, est à la base de ce que nous recherchons dans notre analyse sur les palimpsestes. La télévision et le cinéma peuvent aider à intégrer dans notre mémoire un événement que l’on n’a pas vécu par soi-même. On devient attaché à cet événement du passé et par conséquent, la mémoire prosthétique permet de repenser les

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27 injustices du passé (la mémoire prosthétique engendre donc une réflexion politique) (Landsberg 2004 : 2). Dans son ouvrage, Landsberg focalise sur les États-Unis, mais elle souligne que la culture de masse rend possible l’appropriation de la mémoire par des groupes très divers : « [...] memories of the Holocaust do not belong only to Jews, nor do memories of slavery belong solely to African Americans » (Landsberg 2004 : 2). Selon elle, la mémoire prosthétique est transportable et pourrait dénoncer des notions traditionnelles de la mémoire qui focalisent sur l’authenticité et l’« héritage » (Landsberg 2004 : 3). Elle écrit :

Mass culture has had the unexpected effect of making group-specific cultural memories available to a diverse and varied populace. (Landsberg 2004 : 11)

Landsberg utilise le mot « prosthétique », entre autres, puisque cette forme de mémoire n’est pas « naturelle » (nous ne l’avons pas vécue par nous-mêmes). Cette mémoire est une sorte de prothèse attachée à notre corps (Landsberg 2004 : 20). La mémoire prosthétique ouvre la voie à une mémoire transnationale. Or, quand on focalise sur la culture de masse, on reste dans un cadre « occidental » puisque dans certaines régions du monde, il n’existe guère une culture de masse. La théorie de Landsberg serait donc la plus pertinente pour une analyse des mémoires traumatiques dans le monde occidental.

Selon Charrat, la mémoire prosthétique est l’une des manières pour récupérer la postmémoire. D’abord, elle montre qu’il existe un lien entre le silence, le traumatisme et la mémoire prosthétique. L’impossibilité de témoigner problématise la transmission de la mémoire au sein d’une famille et rompt avec la linéarité. Il s’agit d’un oubli actif (Charrat 2015 : 3-5). Ce silence se trouve à plusieurs endroits :

On se doit également de constater que le silence se trouve non seulement du côté de la production de parole, mais aussi du côté de sa réception. (Charrat 2015 : 5)

Parfois aussi, il existe une aliénation de la langue natale, qui complexifie la transmission de la mémoire (Charrat 2015 : 5-6). S’il y a des ruptures dans la postmémoire, des « moyens indirects » peuvent aider à récupérer la postmémoire si ce n’est pas possible de façon directe (par exemple si les parents ou les grands-parents sont morts). Dans ce cas-là, une médiation par le biais des moyens prosthétiques (comme le cinéma, un musée, la télévision) pourrait aider à récupérer la mémoire, au sein ou en dehors du contexte familial (Charrat 2015 : 7-8). Si nous relions le concept de la postmémoire de Hirsch et le concept de la mémoire

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28 prosthétique de Landsberg, nous pouvons « proposer une remédiation possible de la postmémoire » (Charrat 2015 : 7). La mémoire prosthétique pourrait donc aider la postmémoire si la transmission de cette postmémoire est problématique à cause des ruptures. Le palimpseste peut à son tour aider la mémoire prosthétique et donc indirectement aider la transmission de la postmémoire. Un autre événement peut s’insérer pour aider à construire cette mémoire prosthétique. De plus, les vides / les silences sont peut-être aussi des nœuds de mémoire qui soulignent la multidirectionnalité de la mémoire.

Charrat fait référence aussi aux lieux de mémoire. Les lieux de mémoire (le concept élaboré par Pierre Nora) « ne contiennent pas de vérité inhérente » (Charrat 2015 : 9), mais peuvent aider la deuxième génération ou la troisième génération à partager un événement / une expérience de la première génération (Charrat 2015 : 9-10). Nous pouvons « récupérer la postmémoire à travers l’expérience du lieu » (Charrat 2015 : 10). Ces lieux de mémoire peuvent donc fonctionner comme un moyen prosthétique (Charrat 2015 : 10). Charrat conclut son article en écrivant qu’on peut

considérer ces romans comme des prothèses mémorielles qui nous invitent à nous souvenir d’événements que nous n’avons vécu qu’à travers la fiction, mais dont la portée reste avec nous bien au-delà de l’univers fictif. (Charrat 2015 : 10-11)

La citation ci-dessus montre à nouveau l’importance d’analyser la fiction pour contribuer au travail de mémoire. Wiese écrit que des lecteurs peuvent être impliqués dans la narration par le biais du palimpseste et de la temporalisation (Wiese 2014 : 6-7). Cela a un lien avec les implications solidaires des palimpsestes. La multidirectionnalité de la mémoire met en contact des mémoires différentes, elle les accroche les unes aux autres comme des prothèses. Leurs superpositions (les « nœuds de mémoire ») fonctionnent comme des palimpsestes qui peuvent mener à une transformation et à de nouvelles formes de solidarité, comme l’écrit Max Silverman. L’instrument pour mettre en évidence ce processus serait le palimpseste.

Finalement, il est important de souligner les présupposés quant à l’énonciation. Il semble en effet que l’identité de l’écrivain et le contexte d’énonciation soient importants pour l’adhésion du lecteur et pour la transmission de la mémoire. L’authenticité joue ici un rôle (Moura 1999 : 50). La littérature peut témoigner des événements traumatiques causés par la guerre. Tel est le cas dans Les Sirènes de Bagdad de Yasmina Khadra :

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29 It is direct experience of war that seems to guarantee a certain authenticity, however. Yasmina Khadra’s The Sirens of Baghdad (2008) is directly located in the aftermath of the American invasion of Iraq, an excoriating study of the making of an insurgent. (Luckhurst 2014 : 56)

Ici, la situation d’énonciation est tout à fait pertinente. Khadra est un auteur algérien qui écrit sur la guerre d’Irak. Or, malgré ce que semble indiquer Luckhurst, Khadra n’a pas participé à la guerre d’Irak. Cependant il est vrai qu’en tant que militaire algérien, il a fait l’expérience de la guerre : la guerre civile dans les années 90 (Filippi, dans : Yasmina Khadra - Site officiel). En outre, l’expérience de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) fait partie de sa postmémoire. Existent-ils des palimpsestes d’autres guerres dans son livre ? Y-a-t-il un lien avec la guerre d’Algérie ? Thomas E. Ricks écrit qu’il existe bel et bien des parallèles entre l’armée française pendant la guerre d’Algérie et la présence américaine pendant la guerre d’Irak (bien qu’il y ait aussi des différences) (Ricks, dans : The Washington Post 19-11-2006). Nous traitons plus en détail de la situation d’énonciation dans le chapitre suivant. Cependant, comme le montrent les théories sur la mémoire prosthétique, le traumatisme peut aussi se transmettre au-delà de l’expérience vécue. La multidirectionnalité ouvre la porte à des perspectives issues de divers contextes d’énonciation. Le caractère multidirectionnel de la mémoire a donc à la fois un lien avec des situations spécifiques d’énonciation et avec la mémoire prosthétique.

La méthode de Max Silverman sur les palimpsestes joue un rôle primordial dans notre analyse. Selon cet auteur, le palimpseste est un outil utile pour envisager le travail de mémoire :

However, the principle of the superimposition of different traces to condense surface and depth, present and past, and the visible and the invisible remains a powerful way of envisaging the work of memory. (Silverman 2013 : 25)

La superposition des traces différentes (le palimpseste), est une manière « puissante » pour analyser le travail de mémoire. Le concept de palimpseste, défini par Silverman, apporte ainsi une méthode plus concrète que celle de Rothberg pour mettre en avant le travail de mémoire et pour analyser le fonctionnement de la mémoire multidirectionnelle / des intersections de la mémoire. C’est pour cela que nous reprenons la méthode de Silverman sur le palimpseste pour la tester sur les trois romans de notre corpus sur la guerre d’Irak. Nous supposons donc que les intersections de la mémoire fonctionnent comme des palimpsestes. Nous vérifierons si

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30 les observations de Silverman sur le palimpseste valent pour notre corpus. Pour ce faire, nous analysons des extraits des romans en profondeur. Nous déterminons d’abord où il y a du traumatisme et quand / comment le traumatisme est représenté ; cela fait l’objet de la première partie du dernier chapitre. Ensuite, nous indiquons le passage du traumatisme aux palimpsestes pour arriver enfin à notre analyse du fonctionnement des palimpsestes. Dans cette dernière partie, nous insistons notamment sur la transformation dans les différentes formes de répétition (comme le style et l’identité des personnages) et de comparaison (comme le patrimoine culturel), tout en focalisant sur les implications sur la solidarité. Rappelons que Silverman écrit que « [...] one layer of traces can be seen through, and transformed by, another » (Silverman 2013 : 3) et qu’il insiste sur « new democratic solidarities » (Silverman 2013 : 179). Nous verrons comment les palimpsestes fonctionnent et quel est leur rôle / leur réponse face aux traumatismes de guerre : permettent-ils d’aller au-delà du traumatisme, de donner place au traumatisme (et comment) ?

Referenties

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