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Joseph Vles, Le roman picaresque hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles et ses modèles espagnols et français · dbnl

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XVIIIe siècles et ses modèles espagnols et français

Joseph Vles

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Joseph Vles, Le roman picaresque hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles et ses modèles espagnols et français. Papier-centrale Tripplaar, Den Haag 1926

Zie voor verantwoording: http://www.dbnl.org/tekst/vles001roma01_01/colofon.htm

© 2010 dbnl

(2)

A LA MÉMOIRE DE MES PARENTS

A MA FEMME

(3)

[Woord vooraf]

Bij het gereed komen van mijn proefschrift is 't mij een innerlike behoefte van mijn erkentelikheid te getuigen jegens allen, die tot mijn wetenschappelijke vorming hebben bijgedragen.

Ik denk dan in de allereerste plaats aan U, geachte Gallas, die mij van 't begin tot het einde geleid hebt bij mijn werk, voor wie geen moeite te groot, geen tijd te kostbaar is geweest, wanneer ik Uw voorlichting voor mijn arbeid nodig had, aan U, wiens voorbeeld suggestief werkt op allen, die het voorrecht hebben uw college's te mogen volgen of met U in nader contact te komen.

U, hooggeleerde Salverda de Grave, gewaardeerde promotor, betuig ik mijn hartelike dank voor de welwillendheid, waarmede U mij is tegemoet gekomen, toen ik mij tot U wendde om raad bij 't voortzetten van mijn studie.

Met weemoed gedenk ik mijn te vroeg ontslapen leermeesters, Prof. Dr. A.G. van Hamel en C.F. van Duyl, die mij inwijdden in de schoonheid van Frankrijk's taal- en letterkunde en daarvoor grote liefde bij mij opwekten.

Ook tot U, waarde Sunier, die in Uw geboorteland vol belangstelling uw oud-leerlingen in hun werk gadeslaat, richt ik een welgemeend woord van erkentelikheid voor al 'tgeen ik aan U verschuldigd ben.

U, geachte Waller en Borgeld, ben ik zeer verplicht voor de vriendelike wijze, waarop U mij inzage liet nemen van Uw kostbare boekenschat en profiteren van Uw grote belezenheid.

Een angename taak beschouw ik 't, de steun te vermelden, die ik steeds heb mogen

ondervinden van de Utrechtse Universiteits-bibliotheek, zowel van Dr. A. Hulshof,

bibliothecaris, en G.A. Evers, conservator, als van 't gehele personeel. Ik betuig hun

daarvoor mijn oprechte dank.

(4)

Introduction

V

ERS

la fin du XVI

e

siècle la littérature espagnole se trouve enrichie par la naissance d'un nouveau genre de roman, connu sous le nom de género picaresco.

Le hasard, l'heureux hasard, pouvons-nous dire, voulut que le premier spécimen de cette nouvelle production littéraire fût un chef-d'oeuvre qui ne tarda pas à se répandre dans une grande partie de l'Europe et à y trouver des admirateurs, des traducteurs et des imitateurs. Ces derniers ne se bornèrent pas à faire des romans d'après leurs modèles, mais ils introduisirent aussi l'élément picaresque dans d'autres genres littéraires

(1)

. Cependant, comme ceux-ci, bien que se rattachant à notre sujet, ne doivent pas en faire partie, nous les laisserons de côté et nous nous occuperons exclusivement du roman picaresque.

Or, une première question se pose au sujet du genre nouveau. Y a-t-il eu quelque rapport entre la situation politique ou économique du pays et la naissance de la novela picaresca? Pour répondre à cette question, il faut d'abord dire ce qu'on entend par roman picaresque.

La mot pícaro, dont l'étymologie a été étudiée par M. de Haan et M. Adolfo Bonilla y San Martin

(2)

, indique un vaurien, un homme qui, pour gagner sa vie, ne reculera devant aucun obstacle. Le mensonge, le vol, des crimes plus graves même, ce sont là les moyens dont il use pour arriver à ses fins. Il va sans dire que si tout lui est bon pour satisfaire à ses besoins matériels, ses appétits charnels demandant de même à être assouvis, lui feront commettre les péchés les plus honteux. Tel est le personnage principal des romans picaresques, personnage qui n'est pas une création de romancier, mais

(1) Voir Appendice.

(2) F.W. CHANDLER, The Literature of Roguery, Part I, Boston, 1907, p. 37.

(5)

qui a été peint d'après nature. En effet, le type, le pícaro, a existé et il a dû

probablement sa triste situation à l'appauvrissement de l'Espagne sous Philippe II (1527 à 1598) et sous son prédécesseur, Charles-Quint (1500 à 1558).

C'est surtout sous le règne de Philippe II que les finances du pays, guère brillantes à son avènement au trône, finirent par se trouver dans un état déplorable, dû en grande partie aux guerres que ce prince eut à soutenir. Le grand nombre de cathédrales, bâties avec une somptuosité inouïe pendant le règne de Philippe II, l'accroissement du clergé et de la noblesse, voilà les deux facteurs qui ont contribué à épuiser complètement le pays. C'est que les religieux et les nobles n'avaient pas de contributions à payer et que toute la charge en retombait sur les laboureurs

(1)

, les artisans et les bourgeois, trois classes pour lesquelles les autres n'avaient qu'un profond mépris. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'on eût honte d'exercer un métier, de labourer la terre ou d'élever le bétail et qu'on s'efforçât d'être incorporé dans la noblesse pour n'avoir plus à s'exposer aux railleries de ceux qui y appartenaient. Puis il y avait des bourgeois désappointés parce qu'ils n'avaient pu servir sous les drapeaux du roi;

d'anciens soldats qu'une longue pratique des guerres avait rendus incapables d'aucun métier; des bohémiens qui depuis longtemps déjà, malgré leurs vols fréquents et les persécutions exercées contre eux, s'étaient maintenus en Espagne, autant de groupes de gens qui, sans avoir aucune profession, étaient à la recherche de moyens de subsistance. D'autre part, il y avait les nouveaux riches, qui, au Pérou et au Mexique, avaient amassé des biens considérables, ce qui amena les pauvres à chercher tous les moyens de s'en approprier une partie. Voilà donc comment il a pu se trouver un grand nombre de gens appartenant aux plus basses conditions sociales et ne reculant devant aucun obstacle pour pourvoir à leurs besoins. C'est dans ces milieux que le pícaro a été pris, et voilà pourquoi on est bien autorisé à dire que le roman picaresque offre un réel intérêt historique.

Mais il y a encore autre chose - et nous ne songeons pas à la

(1) La plus grande partie des impositions, charges, contributions, tributs, gabelles et tailles pèse sur les biens-fonds; les rentes et les revenus en sont exemptés. Voir E. MÉRIMÉE. Essai sur la Vie et les OEuvres de Francisco de Quevedo, Paris, 1886, p. 153.

(6)

valeur littéraire du roman picaresque qui fait que la novela picaresca occupe une place prépondérante dans les productions de l'esprit humain, - c'est le caractère satirique, qui lui est propre.

En décrivant les faits et gestes de différents vagabonds, les auteurs ont aussi trouvé l'occasion de faire la satire de la société, ce qui jette une vive lumière sur l'époque décrite; encore ils ne s'en sont pas tenus là: ils ont aussi fait oeuvre de moralistes.

Quand un écrivain compose le roman de quelque pícaro, il veut en même temps démontrer à quoi aboutit une conduite honteuse, afin de nous amener à ne pas suivre l'exemple du triste héros, à ne pas nous éloigner du sentier de la vertu. Il est bien vrai que souvent on est tenté de se demander si l'auteur est sincère en nous faisant une leçon de morale, vu que la plupart du temps il semble trouver un plaisir réel à mettre sous nos yeux les choses les plus basses, les plus triviales; quoi qu'il en soit, la leçon, la préoccupation éthique s'y trouve, et nous n'aurons qu'à la mettre en pratique

(1)

.

Ajoutons que le roman picaresque est presque toujours autobiographique, et l'on sera à peu près renseigné sur son caractère général.

D'après ce qui précède on peut donc donner cette définition du roman picaresque:

c'est l'autobiographie en prose d'une personne, réelle ou imaginaire, qui, n'importe comment, s'efforce de gagner sa vie et qui, tout en relatant ses aventures dans différentes classes de la société, signale les bassesses et les ridicules qu'elle a su observer

(2)

.

(1) Singuliers prédicateurs que ces maîtres de la vie de Bohème! Le scandaleux récit de leurs exploits fait tort à la gravité de leurs sermons. E. MÉRIMÉE, op. cit., p. 167.

(2) Voir F.DEHAAN, An outline of the History of the Novela picaresca in Spain The Hague, 1903, p. 8.

(7)

Chapitre premier

Le Roman picaresque espagnol Le Lazarille de Tormes

Après les recherches de M. Morel-Fatio

(1)

, la paternité littéraire du premier roman picaresque

(2)

, le Lazarille de Tormes

(3)

ne saurait plus être attribuée à Diego Hurtado de Mendoza, l'éminent homme d'Etat et brillant auteur qui a passé longtemps pour avoir écrit ce petit chef-d'oeuvre. Cependant, tout en regrettant que sous ce rapport-là nous nagions encore en plein mystère, c'est l'ouvrage qui en premier lieu demande notre attention.

Ecrit simplement comme libro de entretenimiento, donc dans l'unique but d'amuser ses lecteurs, le roman contient, outre les aventures survenues à Lazarillo, une satire mordante de différentes classes de l'Espagne contemporaine, en premier lieu du clergé. Avec une hardiesse inconnue jusqu'alors dans le pays de l'Inquisition

(4)

, l'auteur attaque les prêtres qui exercent mal leur saint ministère, et c'est pourquoi Philippe II ordonne en 1573 que le livre soit purgé des chapitres qui blessent l'Eglise catholique.

Déjà en 1559 le roman

(1) Voir la Préface de la Vie de Lazarille de Tormes, Paris, 1886.

(2) The claim of the Lazarillo de Tormes then to be the first romance of roguery and the originator of a literary species is unshaken. F.W. CHANDLER, Romances of Roguery, Part I, London, 1899, p. 191.

(3) Le Lazarille de Tormes a paru pour la première fois en 1554 à Burgos sous le titre de La vida de Lazarillo de Tormes y de sus fortunas y adversidades.

(4) De là peut-être la légende d'une première édition (1553) à Anvers. Voir F.W. CHANDLER, Romances of Roguery, Part I, p. 193, et A. MOREL-FATIO, Etudes sur l'Espagne, Première série, Paris, 1895, p. 115.

(8)

avait été condamné par l'Inquisition, mais les copies parues à l'étranger et introduites en Espagne amenèrent la publication de l'édition mutilée de 1573.

Une nouvelle classe de gens, le pauvre hidalgo à qui sa grandeza, sa dignité de grand d'Espagne, défend de travailler et qui aime mieux souffrir la faim que de s'abaisser jusqu'à gagner honnêtement sa vie, est peint avec une grande maîtrise, en même temps qu'avec quelque compassion

(1)

. L'auteur a évidemment bien connu les prêtres et les nobles indigents dont il a su rendre le portrait en de si vives couleurs que le lecteur a un plaisir infini à les retrouver sous sa plume.

Puis il y a Lazarillo lui-même, le fils du meunier, lequel, donné par sa mère comme guide à un mendiant aveugle et maltraité par lui, le trompe, le vole, lui joue toutes sortes de tours pendables et l'abandonne enfin après s'être lâchement vengé de lui.

Là-dessus il entre au service d'un curé fort avare qui le met à la porte, et il changera encore quatre fois de maître avant de conclure un mariage de raison, peu honorable, avec la domestique de l'archiprêtre de San Salvador.

Lazarillo, né sur les bords du Torme, dans la rivière, dit-il, est le pícaro à qui le roman doit son nom. Encore très jeune, il a éprouvé les duretés de la vie, et, afin de pouvoir y tenir tête, il a eu recours aux moyens les plus répréhensibles

(2)

. Si ses maîtres avaient été d'honnêtes gens, ils auraient pu exercer une influence salutaire sur l'enfant dont l'éducation était encore à faire, mais leurs vices et leurs mauvais penchants ont eu un effet diamétralement opposé. Aussi on peut soutenir à bon droit que Lazarillo est le produit du triste milieu où il vit; en cela il diffère foncièrement de tous les pícaros postérieurs. Lui, Lazarillo, vole parce qu'il ne trouve pas moyen de subsister autrement, tandis que pour ses descendants le vol devient un pur amusement

(3)

.

Ce n'est pas seulement cette différence qui distingue le Lazarillo des romans picaresques postérieurs. Ici pas de morale exposée nettement comme dans les autres, quoique la satire des conditions sociales

(1) F.W. CHANDLER, Romances of Roguery, I, p. 202.

(2) Id., p. 200: All his endeavour is to get enough to subsist on.

(3) F.W. CHANDLER, Romances of Roguery, I, p. 204: Its antihero stole from necessity, while later rogues acquired the habit and the art of stealing from sheer delight.

(9)

donne beaucoup à penser et qu'elle puisse par là contribuer à les corriger. C'est assurément une chose sur laquelle il importe d'appeler l'attention.

Mais il y a dans ce petit roman, ce prototype de la nouvelle picaresque

(1)

, bien d'autres qualités qu'il faut signaler. En premier lieu, son style simple et clair. Dans le Prologo l'auteur parle, il est vrai, de son grosero estilo

(2)

, mais en parcourant son ouvrage on s'aperçoit aisément que ces mots doivent lui avoir été inspirés par la modestie.

Avec combien de facilité et de sûreté de main il fait défiler devant nous ses tristes héros, le terrible aveugle, l'abbé rapace, le pauvre escudero et le cauteleux bulliste!

Avec quelle vivacité nous décrit-il l'épouvante de Lazarillo qui, sorti un jour pour acheter des vivres, rencontre un cortège funèbre allant au cimetière. La veuve du mort pleure tout haut et s'écrie: Marido y señor mio; ¿; ádonde os me llevan? ¿ A la casa triste y desdichada? ¿ á la casa lobrega y oscura? ¿ á la casa donde nunca comen ni beben? (Tradado III.) Le pauvre Lazarillo croit que c'est de la maison de son maître qu'il s'agit et, tout éperdu, il court chez lui, pousse le verrou, ne veut pas sortir et implore son maître de le protéger.

Et ne croirait-on pas réellement assister à la scène où le bulliste, de connivence avec son compère l'alguazil, opère son soi-disant exorcisme?

Jamais le récit ne traîne, l'attention du lecteur est toujours tenue en éveil. Tantôt c'est la pitié qui nous serre le coeur en apprenant les misères des meurt-de-faim dont Lazarillo est le représentant; tantôt l'indignation s'empare de nous en voyant la méchanceté, la fourberie et l'avarice de diverses classes sociales, ou bien nous compatissons au sort du pauvre escudero, dont l'orgueil inné est tel qu'il l'empêche de travailler ou de tendre la main.

Sans parler plus longuement de l'aveugle, de l'abbé ou du bulliste, disons encore deux mots sur la dernière traduction en français de Lazarillo.

M. Morel-Fatio, le fin connaisseur du castillan, par l'excellente traduction qu'il a donnée du premier roman picaresque a enrichi

(1) MOREL-FATIO, La Vie de Lazarillo de Tormes, Paris, 1886.

(2) Cf. Espinel qui, avec moins de modestie, dans l'Epilogue de son Marcos de Obregon, dit de son ouvrage qu'il est écrit dans un langage ‘facil y claro’.

(10)

la littérature française d'un petit chef-d'oeuvre dont on ne saurait lui être trop reconnaissant. Grâce à lui s'accroîtra encore le nombre de ceux qui se plongeront dans la lecture de Lazarillo.

Au XVI

e

siècle déjà, Lazarillo a trouvé beaucoup d'admirateurs, tant à cause de la nouveauté du sujet que de la brillante forme dont il était revêtu, mais tout de même il a fallu attendre près de cinquante ans pour assister à la naissance d'un nouveau chef-d'oeuvre, à savoir:

Guzmán de Alfarache

(1)

La première partie du Guzmán de Alfarache, parue à Madrid en 1599 et dédiée à don Francisco de Rojas, Marqués de Poza, est intitulée: Primera parte de Guzman de Alfarache por Mateo Aleman, criado del Rey don Felipe III, nuestro señor, y natural vezino de Sevilla. La deuxième partie, publiée en 1605, a pour titre: Segunda parte de la Vida de Guzman de Alfarache, Atalaya de la vida humana. Por Mateo Aleman su verdadero Autor.

Le su verdadero Autor a été ajouté par Aleman, parce qu'un avocat de Valence, Juan Marti, renseigné par l'auteur lui-même sur ce que devait contenir la deuxième partie, s'était servi des données fournies pour écrire une suite à Guzmán de Alfarache, qu'il édita en 1602 sous le nom de Mateo Luxan de Sayavedra. Aleman, tout en reconnaissant les mérites de ce plagiaire, ne manqua pas de prendre une vengeance éclatante en le faisant figurer dans la deuxième partie comme voleur et trompeur

(2)

.

Dans la seconde partie de Guzmán de Alfarache, le pícaro luimême est mis plus en relief que dans la première et une place presque aussi large est donnée à ses friponneries qu'à la description de la société

(3)

.

Guzmán de Alfarache a été fort goûté de ses contemporains; il a été traduit en plusieurs langues européennes, et il a même eu l'honneur d'être mis en latin

(4)

.

(1) Mateo Aleman, Guzmân de Alfarache. Edición transcrita y revisada por Julio Cejador. Gil Blas. Renacimiento, sans lieu ni date.

(2) Segunda Parte, Libro primero, Cap. VIII.

(3) The rogue himself as an individual was coming to the fore, his personal adventures and his roguery being almost as much the subject as the society described. CHANDLER, Romances of Roguery, I, p.227.

(4) Traduction due à l'Allemand Kaspar Ens (1623).

(11)

Aleman s'était proposé de compléter son ouvrage par une troisième partie qui, bien qu'achevée

(1)

, n'a jamais été imprimée.

Les deux premières parties sont chacune divisées en trois livres, subdivisés à leur tour en chapitres.

Bien que Guzmán de Alfarache soit le premier descendant important de Lazarillo de Tormes, la distance qui le sépare de son illustre aïeul est déjà très sensible. Si Lazarillo de Tormes est un ouvrage très simple où l'auteur n'a mis en relief que quelques personnages, représentants de diverses conditions sociales, Guzmán de Alfarache est une oeuvre touffue où Aleman fait défiler sous nos yeux tant de gens - hommes et femmes - qu'on a vraiment de la peine à se les bien représenter après la lecture de l'ouvrage.

A quoi faut-il attribuer cette différence? Peut-être à la circonstance que Lazarillo, dépendant toujours d'un maître, ne pouvait être pícaro qu'incidemment, tandis que Guzmán, entièrement libre, exerçait régulièrement le métier de pícaro. Guzmán par conséquent employait tout son temps à rendre sa profession prospère, et il est tout naturel que dans sa longue carrière il ait été en contact avec beaucoup de personnes, ce qui fait que le nombre de ses aventures dépasse largement celui de Lazarillo.

Ayant une fois choisi l'état de pícaro parce que celui de mendiant ne lui rapportait pas assez, Guzmán y trouve des délices: ¡Qué linda cosa era y qué regalada! Sin dedal, hilo ni aguja, tenaza, martillo ni barrena ni otro algun instrumento, más de una sola capacha

(2)

; plus tard il dira: Y no hay estado más dilatado que el de los pícaros, porque todos dan en serlo y se precian dello

(3)

.

Or, comme la place donnée au pícaro - surtout dans la deuxième partie - est devenue dans cet ouvrage plus importante qu'auparavant, l'observation critique des conditions sociales en a pâti forcément. Toutefois différents abus de l'Espagne contemporaine - la rapacité des aubergistes, la corruptibilité des gens de justice (avocats et juges) - ont été signalés par Aleman avec tant de vigueur qu'ils nous laissent tout remplis d'indignation

(4)

.

(1) Voir la fin de sa Declaracion para el entendimiento deste libro, et à la page 425: Aqui di punto y fin á estas desgracias. Rematé la cuenta con mi mala vida. La que después gasté todo el restante della verás en la tercera y ultima parte, si el cielo me la diere antes de la eterna, que todos esperamos.

(2) I, 2, 175.

(3) I, 2, 223.

(4) I, 2, 170; II, 2, 149 et 152.

(12)

Revenons maintenant au pícaro. Après mainte et mainte aventure, car, encore très jeune il avait quitté sa mère - son père était mort -, après avoir séjourné longtemps en Italie, où il a été d'abord au service d'un cardinal, ensuite à celui de l'ambassadeur de France, il revient à Madrid, s'y établit marchand et s'y marie. Ce premier mariage n'est pas très heureux, loin de là. La mort le délivrera de la femme qui l'a

complètement ruiné par sa vie luxueuse, et alors la nécessité forcera notre pícaro à recourir à d'autres moyens de subsistance.

Après mûre réflexion il se décide à suivre les cours de théologie à Alcala de Hénarès, mais lorsqu'il a presque terminé ses études, la beauté d'une jeune fille le tente de nouveau et il se remarie. Dans cette nouvelle union il ne trouve pas non plus le bonheur, et à la fin sa femme s'en va avec un capitaine de galère, le laissant, lui, dans un état de dénuement complet. Alors il reprend son ancien métier: il se remet à voler. Mais, malgré sa longue expérience, cette fois-ci il ne réchappera pas des mains de la justice, et il est condamné à la chiourme. Après bien des souffrances physiques, il est mis en liberté pour avoir trahi un complot dont il devait faire partie, et il pourra continuer son existence vagabonde.

Voilà dans un résumé fort succinct le contenu de ce vaste ouvrage qui, malgré sa longueur, ne nous a pas lassé. L'unité de composition, certes, y a été pour beaucoup;

car si l'on ne compte pas les récits épisodiques d'Ozmín et de Daraja

(1)

et de Dorido y Clorinia

(2)

, qui, tout en étant fort intéressants, auraient très bien pu être laissés de côté, tout pivote autour de Guzmán lui-même.

Les leçons de morale semées à profusion dans ce roman découlent presque toujours du récit et en constituent un élément nécessaire pour indiquer nettement à quoi aboutira forcément le vice. Guzmán l'éprouvera lui-même, puisque son dernier vol lui vaudra sa condamnation aux galères.

On pourra se demander pourquoi, sachant si bien où le mèneront ses crimes, Guzmán ne se corrige pas. De temps à autre, il est vrai, il semble vouloir s'amender, mais, la chair étant faible, il ne persiste pas dans ses bonnes intentions. Aussi serait-il curieux de l'entendre sans cesse prêcher si ce n'était l'auteur qui intervenait pour nous

(1) I, 1, VIII.

(2) I, 3, X.

(13)

faire la morale. Il veut qu'on tire du profit de son récit, et ce sera certes le cas pour quiconque médite ses sages paroles.

Voilà pour ce qui regarde la morale prêchée dans ce roman. Si cette morale est donc une conséquence due à la triste expérience faite par Guzmán, on s'explique aisément que les deux mariages, où sa lune de miel n'a pas été de longue durée, l'aient aussi fait fulminer contre les mauvaises unions. Dans le chapitre III du troisième livre de la Parte segunda il en parle longuement et, par une argumentation serrée, il essaie de prouver le grand tort que se font les personnes qui croient voir dans le mariage la réalisation de tous leurs voeux.

Disons en terminant qu'Aleman a bien atteint le but qu'il a eu devant les yeux en composant son ouvrage. Guzmán de Alfarache, en effet, est le code des larrons, parce qu'on ne saurait imaginer filouterie qui n'ait été mise en oeuvre par Guzmán et ses camarades. La méchanceté, la fausseté, tous les vices sont incarnés en lui; en somme, c'est le portrait vivant d'un grand malfaiteur. Voilà ce que s'est proposé l'auteur en écrivant son ouvrage, puisqu'il dit dans son Al discreto Lector: el ser de un pícaro el sujeto deste libro, mais il ajoute: a soló el bien comun puse la proa, si de tal bien fuese digno, que á ello sirviese. En ce qui concerne ce dernier point, disons qu'il n'a pas vainement travaillé pour le bien public.

Un autre roman picaresque est dû à Francisco Goméz de Quevedo y Villegas. Il est intitulé:

Historia de la Vida del Buscon, llamado don Pablos, ejemplo de vagamundos y espejo de tacaños.

et, après la mort de l'auteur il porte le titre de:

Historia de la Vida del gran tacaño

(1)

.

Don Pablos a été publié en 1626, mais, d'après les recherches de M. Mérimée

(2)

, la date de sa composition doit être placée vers 1607, c'est-à-dire au commencement du règne de Philippe III.

(1) L'édition que nous avons étudiée remonte à 1629 et a paru à Rouen, A costa de Carlos Osmont, en calle del Palacio.

(2) E. MÉRIMÉE, Essai sur la Vie et les CEuvres de Francisco de Quevedo, Paris, 1886, p. 150 et suiv.

(14)

L'ouvrage est divisé en deux parties, dont la première contient treize chapitres et la deuxième dix. Quevedo y raconte par le menu les multiples aventures de don Pablos.

Nous le voyons successivement à l'école à Ségovie, au pensionnat chez Cabra, à l'université d'Alcalá; nulle part don Pablos ne dément sa basse origine. Qu'il agisse pour son propre compte comme mendiant ou qu'il soit associé à une bande de chevaliers d'industrie, qu'il soit domestique ou comédien, c'est le pícaro né, l'homme fertile en expédients, qu'on voit toujours à l'oeuvre. Pour gagner sa vie il ne reculera devant aucun vol; afin de subsister, il ne ménagera personne.

Si chez Lazarillo ou Guzmán l'âme est parfois émue, chez lui toute trace de sensibilité ou de sentiment est absente. Quand son oncle, le bourreau de Ségovie, lui apprend la terrible mort de son père, pendu et écartelé

(1)

, et qu'il lui écrit en même temps qu'un sort pareil attend probablement sa mère, il ne verse pas une larme et il se sent heureux d'entrer bientôt en possession de son patrimoine.

Aussi son ancien maître, D. Diego Coronel, qui le connaît de longue date pour avoir fréquenté la même école, le caractérise très bien quand il dit de lui que c'est el mas ruin hombre, y el mas mal inclinado, que Dios tiene en el mundo

(2)

.

Quevedo ne fait pas de morale à dessein dans cet ouvrage, c'est aux lecteurs à en tirer des leçons éthiques

(3)

; quoique l'auteur ne les renseigne pas sur la fin de don Pablos, ils comprendront pourtant très bien à quoi aboutiront tous ses méfaits, et c'est ce qui pourra leur servir d'avertissement. Mais si Quevedo ne prêche pas, il fait par-ci par-là des réflexions très judicieuses. Ainsi il dit au commencement du cap. VII Libro II: ... eché de ver que no hay cosa que tanto crezca como culpa en poder de escribano, et il conclut son dernier chapitre par les mots: pues nunca mejora su estado quien muda solamente de lugar, y no de vida y costumbres.

Nous pouvons maintenant nous demander où réside le grand intérêt de don Pablos.

Evidemment ce n'est pas dans la longue expo-

(1) Cap. VII, Libro I.

(2) Cap. VII, Libro II.

(3) Dans son Al Lector, on lit: Aqui hallaras en todo genero de Picardia (de que pienso que los mas gustan) sutilezas, engaños, invenciones y modos, nacidos del ocio para vivir a la droga, y no poco fruto podras sacar del si tienes atencion al escarmiento.

(15)

sition des filouteries du pícaro, mais bien dans la façon dont les diverses aventures du vaurien nous sont présentées.

Avec une verve qui ne tarit jamais, avec une netteté sans pareille, avec une très grande aisance, l'auteur nous introduit dans les milieux très louches fréquentés par son héros. Que nous nous trouvions dans le taudis du bourreau de Ségovie, dans l'auberge où descend don Diego quand il se rend à Alcalá de Henares, dans la prison où est incarcéré don Pablos avec ses camarades, la curiosité est toujours tenue en éveil par le grand talent du narrateur. Il est bien vrai qu'il y a aussi des passages qui nous blessent par leur dureté, par exemple, le tour joué à un avare à l'auberge de Viveros

(1)

, la réception faite à Pablos par les étudiants

(2)

, mais il ne faut pas trop en vouloir à un auteur réaliste qui avait pris pour tâche de peindre les bas-fonds de la société. De plus, la satire abonde dans son ouvrage. Tantôt c'est le curé parasite et goguenard, tantôt ce sont les galants des religieuses qu'il livre à la risée de ses lecteurs.

En outre, Quevedo est allé plus loin que ses devanciers, et par là il a inauguré une nouvelle phase dans l'évolution du roman picaresque.

C'est que l'intérêt, qui jusqu'ici s'était toujours concentré sur l'observation et la critique des conditions sociales, se trouve déplacé et porte sur le pícaro lui-même

(3)

. Tout tourne autour de ce dernier, tout doit contribuer à le mettre en pleine lumière;

voilà pourquoi les récits épisodiques insérés dans les romans picaresques antérieurs ne se trouvent plus dans cet ouvrage.

Le succès du Buscon, écrit quand Quevedo était encore étudiant, a été immense, ce qu'attestent bien les multiples réimpressions de l'ouvrage.

Dans les pages précédentes nous avons étudié seulement des romans qui occupent une place prépondérante dans l'évolution du roman picaresque espagnol et qui, à cause de leur vogue dans la Péninsule ibérique et dans d'autres pays de l'Europe, ont aussi trouvé des traducteurs en Hollande. Cependant des ouvrages espagnols de moindre importance ont aussi été traduits en hollandais ou ont exercé quelque influence sur les romans picaresques hollan-

(1) Cap. IV, Libro I.

(2) Cap. V, Libro I.

(3) Voir plus haut, p. 9.

(16)

dais; et c'est pourquoi nous croyons faire oeuvre utile en les soumettant également à un examen

(1)

.

En premier lieu nous nous occuperons de romans ou de nouvelles dont le

personnage principal est une femme. Ils sont au nombre de cinq, à savoir: La Pícara Justina, La Hija de Celestina, La Garduña de Sevilla, La Gitanilla et La Illustre Fregona.

Les trois premiers spécimens ont ceci de commun avec la plupart des romans picaresques que les héroïnes descendent de parents fort méchants.

Aussi le père de Justina, un ignoble aubergiste et qui inculque à sa fille tout un système pour tromper ses hôtes, mourra victime de son escroquerie, un client le tuant à l'aide d'un boisseau dont il s'était servi pour le voler; la mère succombera pour avoir voulu trop goulûment manger une saucisse qui ne lui appartenait pas.

Les parents de la Hija de Celestina ne sont pas moins dépravés que ceux de Justina.

L'auteur de ses jours est un ivrogne dont l'abus des boissons alcooliques causera la mort. Quant à sa mère, c'est une prostituée qui jusqu'à trois fois vendra la virginité de sa fille.

Rufina, la Garduña de Sevilla, ne peut pas non plus se vanter d'une illustre origine.

Son père, avant de se marier légalement avec sa mère, cinq ans après la naissance de leur fille, a passé quelque temps aux galères. Une fois marié, il s'est hâté de perdre au jeu tout ce que sa femme Estefania possédait; quand celle-ci est morte de chagrin, ce à quoi il rêve, c'est à un mari pour son enfant, lequel lui permette de continuer sa façon de vivre. Cependant un élan de fierté blessée causera sa mort. Il tombe dans un duel avec Roberto, le premier amant de Rufina, à qui celui-ci a joué un tour fort vilain.

Voilà les beaux couples qui ont laissé une progéniture tout à fait digne de ceux qui lui ont donné le jour. La Pícara Justina, dans son autobiographie, remonte même jusqu'à ses aïeux pour bien mettre ən relief qu'elle a droit à ce beau nom de pícara.

Elle doit prouver, dit-elle, que la dépravation lui est échue par héritage; sans cela elle n'aurait été qu'une pícara de très peu de valeur

(2)

.

(1) Du reste, comme il existe des traductions hollandaises de la plupart de ces ouvrages, nous sommes bien forcé d'en parler afin de pouvoir y renvoyer dans le chapitre III.

(2) ... deue prouar que la picardia es herencia; donde no, sera pícara de tres al quarto. Francisco Lopez de Ubeda (1605), La Pícara Justina, nouvelle édition de JULIOPUYOL YALONSO, Madrid, 1912. Tomo primero, p. 75.

(17)

Un deuxième trait commun à nos trois héroïnes, c'est leur grande beauté. Comment aurait-il pu en être autrement? Un laideron n'aurait pas d'amants, elle passerait inaperçue et, par conséquent, elle ne tenterait aucun auteur de romans picaresques.

Perversité héréditaire et beauté, voilà donc les deux qualités propres aux trois femmes dont les divers auteurs nous ont retracé les aventures.

La Pícara Justina, grâce au langage fort obscur en plusieurs endroits par suite de jeux de mots souvent inintelligibles et de termes forgés exprès par l'auteur

(1)

, ne mérite vraiment pas la peine qu'il faut pour comprendre un peu convenablement cet ouvrage. Làdessus tous les commentateurs sont du même avis

(2)

.

Aussi n'aurait-il peut-être pas attiré l'attention si ce n'avait été le premier roman picaresque où une femme constitue le personnage principal.

C'est le goût inné d'aventures inavouables qui a poussé Justina, une fille d'auberge, à entreprendre les voyages dont il est question dans son autobiographie. Ses

pérégrinations commencent après la mort de ses parents, dont la perte l'a fort peu affectée. A leur enterrement son oeil est resté sec; en termes brutaux, cyniques même, elle parle de la mort de son père, et elle se console aisément de celle de sa mère parce que, pour s'élever, elle en viendra à bout toute seule

(3)

.

Une fille aussi peu sensible ne démentira pas aisément sa dureté. Aussi ne songera-t-elle qu'à gagner sa vie, peu importe comment. Pour arriver à ses fins, elle ne reculera devant aucun obstacle: elle

(1) M.J. PUYOL YALONSO, dans son Estudio crítíco de la Pícara Justina, arrive entre autres à la conclusion qu'on est autorisé à supposer que c'est le frère dominicain Andrés Pérez qui a écrit cet ouvrage, ou du moins à croire que cette supposition ne manque pas de fondement raisonnable. Op. cit., t. III, p. 95.

(2) The work is a monument of Spanish literature mainly for the reason that it is the earliest important specimen of the wretched taste that was soon to prevail.DEHAAN, op., cit., pp.

19 et 20. Et aussi: ‘Eigentlich ist aber sein Buch nur eine Nachahmung Aleman's und eine sehr schlechte. TICKNOR, édition allemande de N.H. JULIUS, Geschichte der schönen Literatur in Spanien, Leipzig, 1852, II, p. 217.

(3) Via que ya yo me podia criar sin madre. Tomo primero, p. 125.

(18)

ne respecte ni Dieu, ni l'Eglise; pour elle, il s'agit surtout et avant tout d'avoir sa place au soleil. Juge-t-elle nécessaire de tromper une vieille femme pour en tirer du profit, elle n'hésitera pas un moment; a-t-elle besoin d'argent, elle ne craindra pas de recourir à tous les moyens pour s'en procurer. Toute sa force consiste en son caractère astucieux et en sa jolie figure. Plus d'un tâchera de la séduire, épris de sa beauté;

cependant elle est fort difficile à conquérir, et le plus souvent elle enjôle ses amoureux d'une façon conforme à sa nature gouailleuse et perverse: elle ne sera pas leur dupe, elle n'appartiendra qu'à l'homme qui voudra l'épouser.

Elle se remarie jusqu'à trois fois; son troisième époux porte le nom fameux de Guzmán de Alfarache. A ce dernier, qu'elle a surtout tâché d'imiter dans son autobiographie, elle envoie, la veille de son mariage, une description succincte de sa personne telle qu'on la trouve détaillée dans son roman

(1)

.

Quittons maintenant La Pícara Justina pour examiner quel profit La Hija de Celestina

(2)

a su tirer de sa beauté et pour voir si la mauvaise semence répandue par ses parents a trouvé en elle un terrain fécond.

C'est à Tolède que nous la rencontrons pour la première fois. Là, accompagnée de son souteneur Montufar, de la vieille Mendez, sa duègne, et d'un page, elle se rend chez un noble âgé dont le neveu, grand coureur de femmes, est à la veille de se marier.

Elle invente une ingénieuse histoire de séduction dans laquelle le neveu aurait joué un rôle fort vilain, et le pauvre vieux, de crainte que le mariage pour lequel il s'est donné beaucoup de peine, ne se fasse pas, se laisse extorquer une somme considérable.

Plus tard Hélène mène à Séville avec son vil compagnon une vie de feinte dévotion et elle l'épouse à Madrid, mais comme il leur faut des moyens de subsistance, Montufar fera de sa femme une prostituée

(3)

. Pourvu que ses soupirants paient les bonnes grâces de son épouse, le terrible sire fera semblant de ne pas s'en apercevoir.

Mais Hélène ayant un jour accordé gratuitement ses faveurs à un

(1) Prologo Summario I, p. 18.

(2) SALASBARBADILLO, La Hija de Celestina. La ingeniosa Helena (1612), Bibliotheca Romanica, Strasburgo, J.H. ED. HEITZ.

(3) Comme nous le verrons plus tard, une des Nouvelles de Scarron, intitulée Les Hypocrites, est la traduction de la Hija de Celestina. Le personnage de Montufar est le prototype du Tartufe de Molière.

(19)

jeune homme malgré la défense formelle de son mari, celui-ci lui inflige un châtiment corporel exemplaire. Le poison auquel Hélène recourt pour se venger de son mari manque son effet, et Montufar, fou de colère, la poursuit, l'épée à la main, dans la chambre où elle a caché son amant. Celui-ci tue Montufar, et Hélène, sur l'ordre de la justice, sera étranglée, après quoi on jettera son corps à la rivière.

La beauté d'Hélène aura donc contribué avec sa nature perverse à amener une fin des plus tragiques. Ce roman picaresque contient par conséquent une leçon pour quiconque serait tenté de marcher sur les traces de la jolie coquine.

La Hija de Celestina est encore autobiographique en partie, mais, à l'inverse de la plupart des romans picaresques, cet ouvrage ne commence pas par la naissance de la pícara. Dans un voyage à Madrid, entrepris pour échapper aux poursuites de la justice, celle-ci fera à son fidèle compagnon le récit de sa vie et de son origine.

Le troisième roman, La Garduña de Sevilla

(1)

, publié en 1642

(2)

, contient la relation de la vie de la belle Garduña

(3)

, mais il n'a pas revêtu la forme autobiographique.

L'adultère est le premier crime commis par Rufina, mariée très jeune à un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Frappé au coeur de cette infidélité dont il a été informé par une conversation surprise entre deux rivaux qui se battaient pour Rufina, le pauvre mari, tout en formant ses projets de vengeance, tombe inanimé et meurt.

C'est alors que se révèle pleinement la nature astucieuse et vile de la veuve assagie par l'expérience. Aidée par un ami de son père, Garay, elle vole d'abord un vieux ladre qui s'est amouraché d'elle, puis ce sera le tour d'un Génois crédule, s'occupant d'alchimie, à qui elle a su inspirer de l'amour; enfin, un faux ermite, Crispin, coquin tout consommé en fourberie, tombera dans le piège. Installée à Tolède, Rufina s'éprend, pour de bon cette fois, d'un jeune complice de Crispin, lequel, ayant su s'introduire chez elle tout en ayant des

(1) CASTILLOSOLÓRZANO, La Garduña de Sevilla y Anzuelo de las Bolsas, Madrid, Edición de la Lectura, 1922.

(2) D'après Ticknor (éd. allemande, op. cit., II, 222, note), il existe une édition de ce roman remontant à 1634. Voir aussi CHANDLER, Romances of Roguery, I, p. 318 note.

(3) L'auteur a donné à son roman le nom de Garduña, parce que son héroïne, Rufina, montre les mêmes penchants que cette bête voleuse. Ed. c. p. 23.

(20)

intentions hostiles, est aussi gagné par sa beauté. Désormais celui-ci l'assistera dans sa honteuse besogne.

Rufina n'aura pas le même sort que la Hija de Celestina: c'est précisément sa beauté qui la sauvera en lui faisant trouver un protecteur au lieu d'un ennemi. Ce n'est donc pas en la Garduña que réside la partie moralisatrice de l'ouvrage. Elle est plutôt dans le personnage de Crispin, dont la pendaison sera un châtiment digne d'un vaurien qui sous des dehors pieux cache une âme pleine de bassesse.

Dans la Gitanilla

(1)

, une jeune fille, tout aussi belle que ses soeurs des romans picaresques, nous est présentée. Celle-ci, volée par une bohémienne, n'est pas héréditairement tarée. Née de parents haut placés, elle ne démentira point ses bonnes origines, et les vices du milieu où elle vit ne porteront point atteinte à sa vertu. Elevée par celle qui l'a dérobée à ses parents, elle attire, par ses charmes et ses talents, l'attention de quiconque l'approche. Un jeune homme appartenant à une des meilleures familles de Madrid est tellement ravi d'elle qu'il n'hésite pas à tout sacrifier pour s'associer à la bande dont elle fait partie, afin de la mériter après de longues épreuves.

Une rivale de Preciosa - la Gitanilla - se trouve sur leur chemin et un moment l'heureuse union des deux aventuriers court risque d'être rompue. Andrés Caballero, l'amoureux de Preciosa, faussement accusé de vol par la machination de celle dont il a refusé les faveurs, sera traîné en prison après qu'il a tué le soldat qui a eu l'audace de le souffleter, et la mort l'attend probablement quand la Gitanilla, conduite devant le corrégidor, est reconnue pour sa fille et donnée en mariage à celui qui a soupiré si longtemps pour elle.

Histoire en somme assez simple, mais surtout intéressante, parce qu'on y est renseigné sur la vie des bohémiens, qui, quels que puissent être leurs vices, respectent fortement les liens du mariage

(2)

.

Dans son Prologo al Lector

(3)

, Cervantes dit par rapport à toutes ses Novelas Ejemplares: Heles dado nombre de Ejemplares, y si bien lo miras, no hay ninguna de quien no se pueda sacar algun ejemplo provechoso.

(1) M.DECERVANTES, Novelas Ejemplares (1613). Coleccion Universal, Madrid-Barcelona, 1919. Tomo I.

(2) Entre nosotros, aunque hay muchos incestos, no hay ningûn adulterio, p. 60.

(3) P. 9.

(21)

Nous sommes d'avis que cet ejemplo provechoso consiste ici en ce que la vertu trouve toujours sa récompense. En effet, la jeune fille, par la vie chaste qu'elle mène, voit grandir l'amour d'Andrés, et celui-ci, dont la fidélité et l'honnêteté sont à toute épreuve, finira par goûter le bonheur de conduire à l'autel celle qui depuis bien des mois a été l'objet de ses rêves.

Dans La ilustre Fregona

(1)

, autre nouvelle de Cervantes, deux jeunes gens de bonne maison, attirés par la vie aventureuse des pícaros, sous prétexte de suivre les cours de l'université de Salamanque, quittent la maison paternelle. Une conversation surprise entre deux conducteurs de mulets leur fait prendre le chemin de Tolède parce que là, dans l'auberge du Sevillano, habite une jeune fille très jolie et fort vertueuse.

Il va de soi que la belle Costanza, la Fregona, n'a qu'à se montrer pour enflammer un des jeunes gens, Tomas, et dès lors son sort est décidé. Il restera à l'auberge, où il s'est fait placer comme domestique, tandis que son camarade, don Diego, sera aussi chargé de quelque emploi. La jeune fille cependant n'est pas du tout sensible, à ce qu'il paraît, aux avances de son amoureux, et ce dernier devra attendre le jour où il sera évident qu'elle est la fille du père de Diego et qu'elle est d'une famille de haute naissance pour pouvoir l'appeler son épouse.

Si l'on excepte les deux dernières nouvelles, il est évident que le thème sur lequel les divers auteurs ont brodé leur histoire est identique.

Dans La Pícara Justina, La Hija de Celestina et La Garduña de Sevilla, une fille, jolie et dévergondée, est lancée dans le monde et, à force de vols commis d'une façon plus ou moins raffinée, toutes les trois pourvoient à leur subsistance. Une telle dispose d'assez de finesse pour ne pas avoir besoin du secours d'autrui; telle autre, afin de pouvoir plus facilement se tirer d'affaire, se lie avec un mauvais sujet, souteneur ou amant, qui le plus souvent aura à compter, lui aussi, avec l'astuce de la terrible femme à laquelle il s'est associé. La plupart du temps la médisance, la trahison, le poison même, sont les moyens dont se sert la pícara pour arriver à ses fins. Rien ne la retient.

Ni la crainte de Dieu

(2)

ni celle de la justice ne la font hésiter; elle a

(1) Vol. III, p. 87.

(2) Il est très curieux de voir que les pícaros se vantent en général de croire en Dieu. Voir par exemple La Pícara Justina II, p. 232: Yo creo en Dios...

(22)

l'âme tellement abjecte qu'aucun sentiment meilleur ne pourra y entrer. Voilà pourquoi sa fin doit être misérable.

Tôt ou tard le châtiment viendra pour les âmes corrompues, tandis que la récompense tombera en partage à celle dont la vertu a été à toute épreuve. Voilà la morale qui peut se dégager des ouvrages que nous venons de traiter.

Le moment est maintenant venu de parler de romans ou de nouvelles picaresques dont le personnage principal est un homme. En suivant l'ordre chronologique dans lequel ils ont paru, nous parlerons d'abord de cinq nouvelles de Cervantes, savoir:

Rinconete y Cortadillo, El licenciado Vidriera, El coloquio de los perros, El casamiento engaõso et El celoso extremeño, puis d'un roman: El diablo cojuelo.

Des cinq nouvelles de Cervantes la première nous semble la plus importante, parce que l'auteur nous y transporte au beau milieu du monde picaresque.

Rinconete et Cortadillo

(1)

sont deux jeunes bandits, associés dans le but unique de voler ensemble. Ils s'acquittent on ne peut mieux de la tâche qu'ils se sont imposée.

Tantôt c'est un muletier qui en jouant aux cartes avec les perfides compagnons en est pour son argent, tantôt ce sont des cavaliers qui leur permettent gracieusement de partager leur monture pour leur épargner la peine d'un voyage pénible à Séville et que volent les jeunes escrocs. Cependant, dans cette ville, où ils continuent avec une dextérité fort rare leur vile besogne, ils trouvent leur maître. C'est Monipodio, le chef de la picarería, qui, quoique illettré, n'en jouit pas moins d'une autorité absolue sur tous les larrons de la cité. A des jours fixés par le chef des bandits ils ont à se rendre chez celui-ci qui indique à tous ses vassaux leur terrain d'opérations, et malheur à quiconque oserait avoir des secrets pour lui ou essaierait de le tromper.

Quelle âpre satire que celle où Cervantes nous montre que ces bandits, qui se moquent de toutes les lois, sont pourtant tenus à obéir servilement aux ordres de Monipodio!

Cette nouvelle est étonnante et amusante à la fois. Etonnante en ce que les coquins semblent croire que Dieu aussi est dupe de

(1) Tomo II, p. 5 et suiv.

(23)

leurs procédés. Dans la maison de Monipodio il y a une image de la Vierge; il s'y trouve aussi de l'eau bénite; et une vieille larronne, avant d'informer le chef du vol qu'elle a commis, se prosterne devant l'image et s'écrie qu'il lui faut quelques cierges pour faire ses dévotions!

En parlant de quelques-uns de la bande, Monipodio dit: ... y que, con todo esto, eran hombres de mucha verdad, y muy honrados, y de buena vida y fama, temerosos de Dios y de sus conciencias, que cada día oían misa con extraña devoción

(1)

.

Aussi Rinconete est fort surpris de tout ce qu'il a entendu: ... y, sobre todo, le admiraba la seguridad que tenían, y la confianza de irse al cielo con no faltar a sus devociones, estando tan llenos de hurtos, y de homicidios, y de ofensas de Dios

(2)

.

La nouvelle est amusante sous plusieurs rapports. Citons, par exemple, la joie causée par la réconciliation d'un bandit et de sa concubine, joie que les pícaros manifestent par la musique qu'ils exécutent et qu'ils font accompagner de vers de circonstance

(3)

.

Si Cervantes a réussi à donner une description bien vive de la vilenie de toute une classe de gens, il faut aussi signaler qu'il a touché du doigt une autre plaie de son époque, savoir la corruption des gens de justice:

Estando en esto, entró un muchacho corriendo y desalentado, y dijo: El alguacil de los vagabundos viene encaminado a esta casa, pero no trae consigo gurullada.

- Nadie se alborete - dijo Monipodio; que es amigo (sic!) y nunca viene por nuestro daño. Sosiéguense; que yo le saldré a hablar

(4)

.

Une autre nouvelle, surtout remarquable pour l'acuité avec laquelle diverses conditions sociales sont critiquées par un dément, c'est

El licenciado Vidriera

(5)

.

Un étudiant fort pauvre et très intelligent qui refuse les bonnes grâces d'une jeune fille amoureuse de lui saura qu'une femme ne pardonne pas aisément à quiconque dédaigne ses faveurs. La belle amoureuse lui fait remettre un coing empoisonné. Le pauvre licencié, après l'avoir mangé, tombe gravement malade et quand ses

souffrances

(1) II, p. 43.

(2) II, p. 60.

(3) Page 47 et suiv.

(4) II, p. 31.

(5) II, p. 124 et suiv.

(24)

physiques sont finies, il lui reste une maladie du cerveau qui lui fait croire qu'il est fait de verre. Un religieux parvient à le guérir de sa folie, mais, persécuté par tout le monde, il part pour la Flandre, où il entre comme soldat dans la compagnie de son ami, le capitaine Valdivia.

Dans El licenciado Vidriera, ce n'est pas lui le pícaro, mais plutôt la femme qui se venge de son amour dédaigné et ceux qui continuent à taquiner l'infortuné licencié, même quand il est entièrement rétabli.

El Casamiento Engañoso

(1)

et El Coloquio de los Perros

(2)

ne forment au fond qu'une seule nouvelle.

La dernière est le récit rédigé par un soldat soigné à l'hôpital de la Resurreción à Valladolid, récit de deux chiens qui ont reçu tout à coup le don de la parole.

Dans la première il s'agit d'un soldat qui, croyant s'enrichir par un mariage, est déçu dans son attente, et qui pour tout bien attrape une maladie de la peau. A un ami qu'il informe de ses déboires il remet aussi la rédaction écrite du colloque des deux chiens, bien plus intéressant que le récit des infortunes de son mariage. En effet, dans cette conversation entre les deux chiens, Cipion et Berganza, le dernier fait passer en revue les divers maîtres qu'il a servis. Il raconte comment ils le traitaient et quelle était leur probité. Le récit constitue une verte critique de plusieurs classes d'Espagnols de l'époque. Le vol, le meurtre, la fourberie, voilà autant de moyens dont elles se servaient pour subsister. D'abord ce sont les bouchers de l'abattoir qui volent à qui mieux mieux, soit pour s'enrichir euxmêmes, soit pour régaler leurs maîtresses;

ensuite ce sont des bergers qui tuent les moutons pour les manger et qui, quand leur maître les prie de leur rendre compte de tant de brebis disparues, font passer le loup pour le vrai coupable

(3)

.

De la vie des Maures et des bohémiens, Berganza fait aussi la description d'après nature. Si les premiers ne songent qu'à amasser de l'argent, en grands avares qu'ils sont, les derniers s'approprient

(1) IV, p. 121 et suiv.

(2) Titre complet: Novela y coloquio que pasó entre ‘Cipión’ y ‘Berganza’, IV, p. 143 et suiv.

(3) Cp AGNELET, le berger dans Maître Pierre Pathelin, farce du XVesiècle.

(25)

sans cesse le bien d'autrui. Ici encore, comme dans La Gitanilla, l'auteur parle de la foi conjugale chez les bohémiens, foi que ne souille jamais l'adultère.

La pénible existence des poètes et la sottise de certains d'entre eux, la superstition, sur toutes ces choses le chien disserte; si ses paroles, ou plutôt les paroles de l'auteur, sont un reflet des moeurs espagnoles de ce temps-là, le colloque forme un document très précieux pour la connaissance des us et coutumes au début du XVII

e

siècle.

Le chien attaque aussi les romans pastoraux, parce que la vie des bergers est bien différente de celle qui s'y trouve décrite; la société de même est critiquée: hoy se hace una ley, y mañana se rompe

(1)

; enfin il parle longuement de la sorcellerie et de celles qui s'en occupent.

La dernière nouvelle à traiter, c'est

El Celoso Extremeño

(2)

.

Il s'agit d'une jeune fille, une enfant presque, mariée à un vieillard très jaloux qui, quoiqu'il ait fait de sa maison une prison par l'étroite surveillance qu'il y exerce, ne pourra pourtant empêcher qu'un séducteur y entre et que son honneur soit entaché.

Comme dans La Garduña de Sevilla, le coup qui lui a été porté amènera la mort du pauvre époux. Comme dans le roman de Solórzano, on usera d'une poudre soporifique pour rendre impuissant l'ennemi que l'on craint

(3)

; mais tandis que dans cet ouvrage la femme trompe son mari de propos délibéré, Leonora, l'épouse du celoso, aura assez de force morale pour lutter jusqu'à la fin et triompher de son séducteur. Celui-ci, Loaysa, sous le déguisement d'un pauvre musicien infirme, a su se procurer l'entrée de la maison du vieillard et, grâce à l'entremise d'une duène malhonnête et lascive, il est parvenu à partager la couche de Leonora, mais non pas à la déshonorer.

El celoso extremeño appartient aussi au genre picaresque par ce que le bonheur du vieil époux est complètement détruit par la perversité d'un fainéant et d'une duègne dont l'unique but est d'assouvir leur passion charnelle.

(1) IV, p. 173.

(2) III, p. 34 et suiv.

(3) Dans le roman de Solórzano, c'est à Crispin que la poudre sera administrée.

(26)

En jetant un coup d'oeil d'ensemble sur les cinq nouvelles que nous venons de traiter, on ne saurait découvrir un lien très grand entre elles.

Toutes, plus ou moins, parlent des faits et gestes des pícaros, c'est sûr, mais il serait difficile de trouver d'autres rapports. Cependant dans chacune de ces nouvelles la satire est bien évidente. Satire et réalisme, voilà les deux éléments qui caractérisent ces contes, écrits avec beaucoup de clarté et de simplicité. Il est évident aussi que l'auteur a tenu parole quand dans le Prologue il dit: no hay ninguna de quien no se pueda sacar algún ejemplo provechoso

(1)

.

Passons maintenant à l'examen de

El Diablo Cojuelo

(2)

.

L'ouvrage doit son titre au fait que le principal personnage, le diable Asmodée, dans une lutte avec un autre diable, est tombé et devenu boiteux. C'est à Zambullo, l'étudiant, qui l'a délivré de sa prison étroite - une fiole, où l'a enfermé un astrologue -, qu'il montre sa reconnaissance en lui permettant de pouvoir jeter la nuit un coup d'oeil dans les différents ménages de Madrid et d'autres villes. A cet effet il le guide à travers les airs et, en enlevant les toits des maisons, il offre au jeune homme le triste spectacle des intérieurs: la convoitise, l'infidélité, l'amour des richesses, voilà ce que l'étudiant peut observer dans les demeures où pénètre son regard indiscret.

Tantôt c'est la maison d'un noble dont la fille a été séduite grâce à la cupidité d'une duègne perfide et d'une entremetteuse avide de gain, tantôt nous nous trouvons dans la maison d'un usurier qui, tout en approuvant un sermon sur l'usure qu'il vient d'écouter, n'en manque pas moins de voler un capitaine qui a des embarras d'argent.

Dans la prison où Asmodée conduit son compagnon, celui-ci peut se faire une idée de l'injustice humaine en considérant que tel criminel sera élargi grâce à de secrètes intrigues, tandis que tel autre attend la potence pour avoir préféré la mort plutôt que de nuire à la réputation d'une femme.

L'hospice des aliénés aura aussi sa visite. Là sont réunis beau-

(1) I. p. 9.

(2) L.V. de Guevara, El Diablo Cojuelo (1641), Madrid, Biblioteca Universal Económica, Tomo I, 1877.

(27)

coup de malheureux qui doivent, entre autres, leur infortune, soit à l'infidélité d'une épouse, soit à la cupidité d'un tuteur.

Si l'intérieur de la plupart des habitations est on ne peut plus triste, si, grâce au diable boiteux, nous sommes renseignés sur la perversité des basses couches de la société, il y a cependant, et heureusement, de belles choses aussi à enregistrer. Telle, par exemple, l'amitié profonde de deux hommes qui se sacrifient l'un pour l'autre à tour de rôle sans hésitation aucune.

El diablo cojuelo est une oeuvre très originale et très curieuse. Originale, en ce que jamais auparavant nul auteur ne s'était avisé de nous faire assister de cette façon au spectacle des joies et des peines du genre humain. Cependant de Guevara ne se contente pas de nous exposer les choses réelles, de temps à autre il ajoute à ce qu'il met à nu des réflexions fort judicieuses et, en outre, il se moque de plusieurs conditions sociales, tout en en critiquant âprement bien d'autres.

Plus d'une fois il parle de la corruptibilité des gens de justice, bien que parfois il cite aussi l'exemple d'un homme de loi plus honnête. Il va de soi que les médecins auront aussi à subir les attaques de son humeur railleuse: Este señor, el mas querido de la corte, va á parecer al comenzar su edad florida, á pezar del médico afamado que le asiste, ó tal vez porque está asistido por el tal Doctor

(1)

.

Plus loin on lit: Entretanto no te den pena sus enfermos, que ninguno tiene y aun cuando los tuviese, los ratos que gasta en jugar no serian los peores para ellos

(2)

.

Les auteurs et les libraires ne sont pas ménagés non plus

(3)

, tandis qu'il n'oublie pas non plus de signaler l'influence pernicieuse des romans de chevalerie

(4)

.

En comparant le roman où figure comme personnage principal un homme avec ceux décrits plus haut où une femme occupe cette place, une très grande différence saute aux yeux. Dans ces derniers nous n'avons à proprement parler que l'histoire de coquines, qui avec plus ou moins de vilenie exercent leur métier de pícara, tandis que dans l'autre, l'essentiel est la peinture de certains milieux critiqués par un des héros du roman.

(1) Page 187.

(2) Page 237.

(3) Pages 221 et 236.

(4) Page 155.

(28)

Voilà pourquoi la valeur de ce roman et de tant d'autres

(1)

est bien supérieure à celle des ouvrages où les aventures d'une pícara sont décrites.

En terminant ce chapitre sur les romans et les nouvelles picaresques, qui est loin d'être complet, nous pouvons encore relever que toute étude psychologique fait défaut dans ces ouvrages.

(1) Voir GERONYMODEALCALAYAñEZ, Alonso Moço de Muchos Amos, Barcelona, 1625, et DETIGUEROA, El Pasagero, Madrid, 1617.

(29)

Chapitre II

Le Roman picaresque français

Dans les romans espagnols que nous venons d'étudier on a pu voir comment la littérature picaresque espagnole s'est développée de la seconde moitié du XVI

e

siècle jusqu'à la seconde moitié du XVII

e

siècle en viron, et que si Lazarillo de Tormes est tout différent, par le contenu aussi bien que par la composition, de Guzmán de Alfarache et de La Garduña de Sevilla, on constate pourtant aisément beaucoup de traits qui leur sont communs et attestent leur parenté. Or, si dans un même pays les productions littéraires nationales, pour ainsi dire, du même genre, montrent déjà des divergences au bout d'un demi-siècle, il va de soi que, transplantée à l'étranger, cette littérature s'écartera encore beaucoup plus du modèle primitif; en d'autres termes:

l'Espagne a eu les vrais pícaros, la France n'en a compté que des copies ou des imitations.

Avant de nous occuper de quelques-unes de ces imitations, voyons à quelles

circonstances il faut attribuer l'importation de la littérature picaresque en France. Et

ainsi tout d'abord une question se pose. Est-ce qu'on ne trouve pas déjà dans le fonds

national français des éléments picaresques bien avant l'apparition des imitations

d'au-delà des Pyrénées? Certes on n'aura qu'à parcourir les fabliaux du moyen âge,

Villon ou Rabelais, pour y trouver ces éléments en grande quantité, et du fait de leur

existence on pourra conclure que la France offre un sol fertile pour en favoriser le

développement quand l'étranger viendra lui apporter une semence nouvelle. Elle ne

se fait pas attendre. Grâce surtout à l'influence exercée par Anne d'Autriche, fille de

Philippe III d'Espagne et épouse de Louis XIII, la haute société française commence

à s'intéresser à la littérature espagnole, et il y aura beaucoup de gens du monde qui

s'appliqueront

(30)

à l'étude de l'idiome castillan. Outre cette action exercée par une princesse espagnole, il y a d'autres circonstances qui ont probablement favorisé le développement de la littérature espagnole en France, à savoir le voisinage des deux pays et les rapports politiques qui remontent aux règnes de Ferdinand le Catholique et de Louis XII. Il est également à noter que le roman picaresque fit son entrée en France à une époque où ce pays se trouvait dans un état fort semblable à celui qui avait amené la production de ce genre dans la Péninsule ibérique

(1)

. De là est venu son prodigieux succès. Il n'est donc pas étonnant que le roman picaresque espagnol ait été d'une très haute importance pour le développement du roman français et que certains historiens de la littérature aient même prétendu que c'est aux prototypes castillans qu'on doit peut-être en grande partie la naissance du véritable roman réaliste en France

(2)

.

En effet, au XVI

e

et au XVII

e

siècles bien des romans picaresques espagnols sont traduits en français

(3)

, et en France

(4)

une demi-douzaine sont publiés pour la première fois.

Quoi de plus naturel que les Français essaient aussi d'imiter les modèles espagnols

(5)

; seulement, leurs efforts ne se verront couronnés d'un véritable succès que lors de la publication de

Francion

La Vraie Histoire comique de Francion par Charles Sorel - comptant actuellement douze livres et sept seulement en 1622 -, a été éditée pour la première fois à Paris en 1622, sans nom d'auteur,

(1) GUSTAVEREYNIER, Le Roman réaliste au XVIIesiècle, Paris, 1914, pp. 75 et 76.

(2) H. KOERTING, Geschichte des französischen Romans im XVIItenJahrhundert, II, Leipzig, 1885, p. 55.

(3) Lazarillo a été traduit en français en 1561 par Jean Saugrain; Guzmán de Alfarache en 1600 par Gabriel Chappuys; Marcos de Obregon en 1618 par le sieur d'Audiguier, Guzmán de Alfarache I en 1619 par Chapelain; le t. II en 1620; en 1621 d'Audiguier publie une traduction de la Desordenada codicia de los Bienes ajenos sous le titre L'Antiquité des Larrons; en 1633 une traduction du Buscon paraît chez Pierre Billaine (L'Aventurier Buscon); en 1635 la Pícara Justina paraît chez le même éditeur sous le titre de la Narquoise Justine; en 1655 La Hija de Celestina est traduite par Scarron (Les Hypocrites) et éditée par Ant. de Sommaville.

(4) F.W. CHANDLER, The Literature of Roguery in the Types of English Literature, Boston, 1907, p. 16.

(5) E. ROY, La Vie et les OEuvres de Charles Sorel, Paris, 1889, p. 64.

(31)

et ce ne sera qu'en 1633 que Nicolas Moulinet, sieur du Parc, gentilhomme lorrain, y figurera comme tel. C'est que Sorel a toujours voulu répudier la paternité de cet ouvrage; cependant son Avis aux Lecteurs et le témoignage de son ami Guy Patin sont là pour le démentir

(1)

. La crainte de perdre la charge d'historiographe de Louis XIII, charge qu'il avait héritée de son oncle Charles Bernard, aussi bien que le désir de mystifier ses lecteurs, afin d'en voir accroître le nombre, peuvent l'avoir amené à ne pas vouloir reconnaître son roman. Quant à ce dernier, le but que Sorel a eu devant les yeux en l'écrivant est clairement indiqué par le sous-titre: Fléau des vicieux

(2)

. Ce ‘fléau des vicieux prétend corriger toutes les conditions en les amusant, il veut être gai comme un roman et grave comme un sermon’. L'oeuvre par conséquent sera amusante

(3)

, comique et instructive, en d'autres termes, si d'une part elle procure de la distraction à ses lecteurs par le récit des aventures qu'ont eues Francion et ses amis, d'autre part les histoires doivent leur servir de leçon et les tenir éloignés de la corruption et du vice.

Sorel ne se contente pas d'une morale indirecte: très souvent il résume ce qu'il a raconté dans quelque chapitre pour fixer l'attention du lecteur sur ce qui l'attendrait s'il s'écartait du droit chemin. C'est ainsi qu'il dit: ‘Nous avons vu ici parler Agathe - ancienne fille publique, devenue entremetteuse - en termes fort libertins, mais la naïveté de la comédie veut cela afin de bien représenter le personnage qu'elle fait.

Cela n'est pourtant pas capable de nous porter au vice, car, au contraire, cela rend le vice haïssable, le voyant dépeint de toutes ses couleurs. Nous apprenons ici que ce que plusieurs prennent pour des délices n'est qu'une ébauche brutale dont les esprits bien sensés se retireront toujours’

(4)

.

Par son caractère moralisateur, Francion se rattache donc à ses modèles espagnols

(5)

, mais il a bien d'autres analogies avec ses illustres prédécesseurs. D'abord celle-ci: le héros en s'adressant

(1) Idem, pp. 60 et 61. Voir les récentes polémiques entre M.F. Lachèvre et M.E. Magne dans le Mercure de France du 15 janv., 15 fév. et 15 mars 1926.

(2) Ibid., p. 62, et Francion, éd. Colombey, p. 283.

(3) Id., p. 282: Une satire dont l'apparence eût été farouche eût diverti les hommes de sa lecture, par son seul titre.

(4) Page 89.

(5) E. ROY, op. cit., p. 65: Tout d'abord on est frappé de voir à quel point Sorel ressemble à ses modèles espagnols.

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