• No results found

Une étude du discours esthétique des films Les 400 millions (1939) et Le 17e parallèle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Share "Une étude du discours esthétique des films Les 400 millions (1939) et Le 17e parallèle"

Copied!
11
0
0

Bezig met laden.... (Bekijk nu de volledige tekst)

Hele tekst

(1)

Une étude du discours esthétique des films

Les 400 millions (1939) et Le 17e parallèle (1968) de Joris Ivens

Vers des perspectives sur la relation entre l’homme et son environnement

Mémoire de Master de Paula Houben S 1621459

Sous la direction de : Dr. J.M.L. den Toonder Dr. A. van Noortwijk

Département de langues et cultures romanes Université de Groningue

2011

(2)
(3)

Table des matières

Introduction 5

I. Le contexte 9

I.1. Les 400 millions (1939) - le contexte historique 9 I.2. Le 17e parallèle - La guerre du peuple (1968) - le contexte historique 11

I.3. L’ontologie et le positionnement du genre documentaire 12 I.4. Les positions de la rhétorique et de la poétique 15

I.5. Les aspects techniques 17

II. La structure macro 24

II.1. Les aspects communs 25

II.1.1. L’ordre thématique 26

II.1.2. Les pistes rhétoriques 28

II.2. Les 400 millions 29

II.2.1. L’ordre thématique 29

II.2.2. Les pistes rhétoriques spécifiques 31

II.3 Le 17e parallèle 32

II.3.1. L’ordre thématique 32

II.3.2. Les pistes rhétoriques spécifiques 35

III. L’analyse séquentielle 37

A. Les 400 millions 37

A.1. L’argument constructif 38

1.1. Le style direct 39

1.2. Le style indirect 42

A.2. L’argument condamnatoire 46

2.1. Le portrait de l’ennemi – le style direct 47 2.2. Le portrait des victimes – le style direct/ le style indirect 51

Conclusion 56

B. Le 17e parallèle 57

B.1. L’argument condamnatoire 59

1.1. L’introduction 60

1.2. La ville de Hoxa 64

1.3. L’épilogue 68

B.2. L’argument constructif 73

2.1. L’optimisme 74

2.2. Le processus progressif 78

Conclusion 84

Conclusion 87

Bibliographie 92

(4)
(5)

Introduction

Le genre du documentaire, est-il l’enfant terrible du genre qui le chapeaute, le septième art libéral du cinéma, ou est-il devenu un genre qui demande avec succès une place exclusive dans les arts ? Du point de vue des critiques il semble que, pour le moment, un statut artistique indépendant ne lui est pas accordé. Depuis des décennies le débat sur le film documentaire se centre sur la question éthique qui concerne l’objectivité de la représentation du réel. Depuis la fin des années 1980, une division entre les différentes formes documentaires a été nécessaire pour générer une distinction apparente entre lui et son frère, le film fiction. D’un côté, on pourrait considérer l’acte même de définir le documentaire selon différents modes comme une preuve de l’impossibilité de dompter le genre. De l’autre côté, comme John Izod et Richard Kilborn le montrent, les critiques ont des problèmes à distinguer les différents modes les uns des autres.1 Par conséquent, la précision critique qui devrait résulter du débat critique ne se manifeste pas toujours.

On pourrait en même temps considérer la définition des modes comme un modus vivendi sous la coupole de l’art cinématographique. En partant de cette optique, nous découvrons que le film fiction veut être expressif, et par conséquent subjectif. Le statut du film documentaire est plus ambigu à cause de son évolution de forme expressive explicite de l’avant-garde à la forme observatrice, à la forme persuasive et finalement à la forme réflexive. En continuant à considérer le genre documentaire dans cette optique, on le force à notre avis à garder son statut de l’enfant terrible de l’art filmique. Au lieu d’inviter son public dans un monde imaginaire originel d’une réalité, créé à partir de l’optique subjective du cinéaste, le film documentaire continuera ainsi à commenter la réalité représentée. Il y a sept ans déjà, Bill Nichols a constaté que le monde critique soutient toujours la disparité dans le genre du cinéma.

Dans The Subject of Documentary, Michael Renov se lie aux propos de Nichols, qui a formulé que :

« Subjectivité et identification sont assez moins explorées dans le genre documentaire que dans le genre fiction. Des questions d’objectivité, d’éthique et d’idéologie sont devenues le sceau du débat documentaire,

1 Izod, John & Kilborn, Richard (1998). The Documentary. Dans : John Hill & Pamela Church Gibson (éd.). The Oxford Guide to Film Studies (1998). Oxford : Oxford University Press, 429.

Traduit de l’anglais par PH.

(6)

comme des questions de subjectivité, d’identification et de sexe le sont de la fiction narrative. »2

Nous souscrivons cette constatation, en y ajoutant qu’elle révèle tout d’abord que le débat documentaire témoigne d’une lacune : il manque toujours des preuves concrètes de recherches profondes et évidentes sur le plan esthétique de l’image cinématographique documentaire. Bien que le débat ait démontré que le genre documentaire fait preuve de la richesse discursive, comme le proposent Izod et Kilborn,3 il a à notre avis provoqué une distance entre la conception contemporaine et le statut ontologique du documentaire, formulé par John Grierson en 1926 : le film documentaire est « un traitement créatif de l’actualité »4. Il est vrai que la constatation faite par Nichols soulève un déficit dans le domaine critique du cinéma documentaire. C’est pourquoi le genre mérite ce traitement critique dont le cinéma fiction profite aujourd’hui.

Avec ce mémoire, nous voulons formuler une réponse au besoin constaté ici, en présentant notre étude élaborée du discours esthétique du cinéma de Joris Ivens. Le réalisateur a été loin de dissimiler son approche subjective dans sa pratique de cinéma. Selon lui, un cinéaste choisit une partie de la réalité, en mettant le reste à côté, pour interpréter et pour représenter dans un processus créatif ce qu’il a sélectionné.5 En même temps, Ivens semble se contredire en disant que c’est justement la réalité qui doit être montrée. Cette ambiguïté apparente nous a inspiré de formuler la question qui forme le point de départ de nos recherches : comment l’image documentaire reflète-t-elle le processus créatif de la part du cinéaste Joris Ivens, processus qui mène à une représentation esthétique de la réalité ? Par le terme « image documentaire » nous entendons l’expression filmique dans sa totalité unique, comprenant des éléments de l’actualité, présentée par les pistes imaginaires et sonores impliquées, et ainsi vue dans son sens le plus large formulé par Grierson, d’un traitement créatif de l’actualité.

L’histoire critique montre que, jusqu’à aujourd’hui, le cinéma de Joris Ivens (1898-1989) est hautement apprécié pour ses premières œuvres

2 Renov Michael (2004). The Subject of Documentary. Minneapolis / Londres : University of Minnesota Press, xxiv. (Traduction : PH).

3 Izod et Kilborn, op. cit.

4 Ed. Hardy, Forsyth (1966), Grierson on Documentary, University of California Press. Cité dans : Carl Plantinga, What a Documentary Is, After All. Dans : The Journal of Aesthetics and Art Criticism 63:2 Spring 2005, 105-117. Traduit de l’anglais par PH.

5 Ivens, Joris (1931), Quelques réflections sur les documentaires d’avant-garde.

(7)

cinématographiques. Il est incontestable que le cinéaste documentaire a joué un rôle important dans le développement et dans la théorisation du cinéma documentaire. Avant-gardiste de la première heure, ses films Le pont (1928), La pluie (1929), comme Zuiderzee (1930) et Nouvelles terres (1933) sont estimés avoir influencé des cinéastes dans le monde entier. Etant des documents avant- gardistes, ces premiers films sont des preuves esthétiques par excellence. Cela va de même pour sa dernière œuvre, Une histoire de Vent (1988), qui est appréciée pour sa langue poétique essayiste. Aussi est-il que les critiques situent ces films dans le mode expressif du genre.

C’est grâce à Borinage (1933) et à La terre d’Espagne (1937), les premiers films qui témoignent d’une part d’un engagement social-politique et de l’autre part d’une valeur esthétique évidente, qu’Ivens a gagné l’estrade du monde. Cependant, bien que son œuvre complète comprenne ensuite plus de quatre-vingt productions, la plupart des ces films ne sont pas connus. S’ils ont été sujets à la critique, ils sont généralement critiqués pour l’engagement social- politique du cinéaste, du moins jusqu’aux temps récents. A notre connaissance, une recherche analytique du discours esthétique qui part de la perspective thématique et cinématographique n’a pas encore été réalisée. En négligeant le caractère esthétique du cinéma ivensien depuis La Terre d’Espagne, la critique s’est bornée à une argumentation facile : la passion idéaliste d’Ivens a certainement connu des faiblesses. A un certain moment dans sa vie, le cinéaste a pourtant reconnu ses torts face au monde.

Il est temps de tourner l’optique critique vers une autre langue que comporte son œuvre : celle du processus créatif, ce qui est un processus artistique, respirant l’expérience subjective du cinéaste dans sa confrontation avec la réalité. La valeur esthétique autonome dont témoignent ces films doit être étudiée et exposée sans que le discours politique doive nécessairement jouer un rôle dans la considération de cette valeur. Nous argumentons que c’est l’analyse du discours esthétique qui révèle le thème essentiel du cinéma ivensien, notamment le thème existentiel de la condition humaine, qui resterait caché si la critique persistait dans une approche historique-idéologique.

Notre étude comprend deux films de Joris Ivens qui occupent de places marquantes dans son processus professionnel : Les 400 millions (1939), traitant de la deuxième guerre Sino-japonaise et des places qu’occupaient les différents partis impliqués dans cette crise, et Le 17ème parallèle (1968), étant la réflexion

(8)

de ses expériences acquises pendant la guerre des Etats-Unis au Vietnam, dans la région de la zone démilitarisée. Par rapport à la réception des deux films à l’époque, il faut tout d’abord remarquer que l’Occident avait peu d’intérêt pour l’invasion japonaise en Chine, tandis que trente ans plus tard, le contraire se manifestait : la guerre au Vietnam faisait beaucoup de bruit dans le monde entier. Les deux films ne sont finalement pas reconnus pour leur valeur historique, ni pour leur valeur esthétique. A tort, ils sont restés dans l’ombre du cinéma occidental jusqu’à aujourd’hui.

Nous estimons que l’argument esthétique du cinéaste touche au thème existentiel de la condition humaine, dont la relation entre l’homme et son environnement en forme un constituant nécessaire. Le terme « environnement » n’implique selon notre conception pas seulement l’environnement concret, mais aussi l’environnement interhumain, déterminé par la relation émotionnelle et/ou sociopolitique entre l’homme et l’autre, son semblable. Du point de vue des situations guerrières, les thèmes révélés par le discours esthétique concernent premièrement l’homme en confrontation avec la destruction de la vie, ce qui implique aussi la destruction de son environnement, et deuxièmement l’homme en confrontation avec l’urgence de survivre, ce qui implique la fuite, la défense et l’adaptation à un nouvel environnement. Nous discernons deux axes argumentatifs sur lesquels ces thèmes se développent : l’argument condamnatoire, révélant les implications de la destruction effectuée et l’argument constructif, révélant les aspects qui concernent la continuation de la vie sous les situations données.

Dans l’étude qui suit, ces deux axes forment les voûtes sous lesquelles nous traiterons les discours esthétiques des représentations proposées. Nous prenons comme point de depart la Poétique historique de David Bordwell : « A historical poetics will […] often be concerned to reconstruct the options facing a filmmaker at a given historical juncture, assuming that the filmmaker chooses an option in order to achieve some end. »6 Il en résulte une approche heuristique, où les recherches seront centrées sur l’interférence des techniques cinématographiques appliquées dans l’espace narratif élaboré, et sur leurs effets et fonctions dans la construction d’une langue filmique spécifique. En ce qui concerne les techniques cinématographiques déterminantes, nous

6 Bordwell, David (1989). Historical Poetics of Cinema. Dans : Palmer, R. Barton (éd.) (1989). The Cinematic Text: Methods and Approaches. New York : AMS Press, 369-398.

(9)

distinguons les techniques de la caméra, du montage, du découpage, du cadrage, de la composition et de la mise-en-scène. Elles seront étudiées de manière synthétique dans un cadre thématique.

Dans le premier chapitre, nous présenterons des contextes qui concernent la genèse des films étudiés, et des attributions théoriques significatives qui se relatent d’un côté à la question ontologique du genre documentaire et de l’autre côté aux spécificités cinématographiques des deux films qui sont sujet de notre recherche.

Dans le deuxième chapitre, nous traiterons les structures macros des deux films. Cette partie de l’analyse concerne les caractéristiques thématiques et rhétoriques générales que nous considérons comme les fils maniés dans le développement du discours esthétique. Dans ce cadre, nous présenterons les caractéristiques communes comme les aspects spécifiques qui distinguent les deux films l’un de l’autre dans leurs essences.

Ainsi, la présentation des structures macros donnera la base pour l’analyse séquentielle qui suit dans le troisième chapitre. Ici, les relations tracées dans le deuxième chapitre fournissent les points de départ pour révéler comment les arguments condamnatoires et constructifs se montrent au niveau séquentiel et au niveau du plan, et comment la cinématographie soutient le développement de ces arguments. En présentant plusieurs exemples, nous traiterons les effets et les fonctions de ces techniques cinématographiques, au niveau imaginaire et au niveau textuel. Sous les techniques appliquées, nous distinguons aussi le troisième niveau qui détermine l’expression, le mixage sonore. Nous étudierons d’un côté la relation entre les trois niveaux, de l’image, du texte et du son, et de l’autre côté comment ils conduisent chacun les arguments rhétoriques et poétiques.

Dans la conclusion, nous essayerons de formuler la réponse à notre question initiale : comment l’image documentaire reflète-t-elle le processus créatif de la part du cinéaste Joris Ivens, processus qui mène à une représentation esthétique d’une réalité ?

I. Le contexte

(10)

Dans ce chapitre, nous présentons les contextes historiques des deux films qui concernent notre étude : Les 400 millions (L400M) et Le 17e parallèle (L17P). Nous traitons les domaines qui fondent le processus professionnel du cinéaste : la conception du film documentaire et le développement technique.

Nous traitons des attributions théoriques significatives qui se relatent d’un côté à la question ontologique du genre documentaire et de l’autre côté aux spécificités cinématographiques des deux films qui sont sujet de notre recherche.

Vu le fait que nous avons choisi de traiter deux films qui se distinguent par trente ans d’histoire comme par trente ans de développement cinématographique, il faut tenir compte des aspects qui ont pu déterminer le processus artistique dans les deux films. En premier lieu, le discours esthétique des films reflètent littéralement et au sens figuratif les différents caractères des deux guerres. L400M, traitant d’une guerre territoriale, incorpore l’impression du cinéaste pendant son voyage en Chine. Le film reflète les effets immédiats que cause l’invasion japonaise : la destruction de la vie et de l’environnement du peuple chinois d’un côté, et la réconciliation forcée entre les adversaires politiques nationaux de l’autre côté. L17P traite du fond le conflit géopolitique sur lequel la guerre au Vietnam était basée : le film reflète les effets qu’a causés ce conflit sur l’esprit du peuple dans sa lutte pour son autonomie, premièrement par le fait que le cinéaste a séjourné dans un lieu unique. Bien que les effets destructifs des actions guerrières ne soient pas nécessairement différents, les actions se fondent sur différentes situations de départ, ce qui exige différentes approches thématiques. Ci-dessous, nous présentons tout d’abord les contextes historiques des deux films.

Pour ce qui est le processus professionnel, il y a tout d’abord le développement artistique et conceptuel du cinéaste, qui est influencé par un monde changeant et par de différentes attitudes culturelles. Puis, le développement technique détermine le caractère du discours esthétique des deux films profondément : l’absence du son synchrone détermine aussi fondamentalement le caractère de Les 400 millions, que la présence du son le fait pour Le 17e parallèle. Il en est de même pour la caméra légère, qui faisait partie de l’équipement au Vietnam. Pour finir, il y a le débat critique qui influence la conception du genre documentaire et ses valeurs éthiques et artistiques à travers le vingtième siècle. Les constatations par rapport au développement du processus professionnel du cinéaste sortiront de notre étude

(11)

présentée dans le deuxième et le troisième chapitre. Dans ce chapitre, nous traitons les aspects significatifs qui fondent ce processus du cinéaste et qui concernent le développement technique et la conception du genre documentaire, issu d’un monde changeant.

I.1. Les 400 millions (1939) – le contexte historique

Début juillet 1937, les Japons déclenchent la guerre en Chine en envahissant l’est du pays. Joris Ivens vient de présenter sa dernière production, La Terre d’Espagne, pendant l’exposition universelle à Paris. Pour le cinéaste, il est tout de suite évident qu’il s’engagera dans un nouvel projet. Selon lui, la lutte en Chine ressemble à celle de l’Espagne : il s’agit de la défense du peuple contre les puissances de l’Axe, dans une guerre non-déclarée.7 Aussi est-il qu’avec l’équipe de production de la Terre d’Espagne, Ivens décide d’entamer un nouveau voyage. Six mois de tournage sont prévus ; il s’avérera que l’équipe aura besoin de trois mois en plus.

A la fin du mois de janvier de l’année 1938, Ivens part par avion, pour arriver le 8 février à Hong Kong. Plus tard, il rejoindra John Ferno et Robert Capa, qui ont pris le bateau. Une première rencontre avec madame Sun Jat Sen se fait. Elle prévient Ivens du fait que sa sœur, madame Chiang Kai-Shek, pourrait freiner le processus de tournage : bien que les nationalistes du Kouo- Min-Tang (KMT) se soient réunis avec le Parti Communiste pour former un front contre les agressions japonaises, ils ne semblent pas partager les intentions avec le Parti.8

Il est vrai que Chiang Kai-Shek (CKS) avait un double agenda. A partir de l’année 1930, le maréchal avait mis tout en œuvre pour éliminer les communistes. Après que l’Armée Rouge avait repoussé son armée en la confrontant avec de lourdes pertes, CKS conseillait en vain des stratèges allemand et japonais.9 En 1936, des adhérents nationalistes lui avaient forcé à s’unir avec son ennemi principal dans un front unique pour lutter contre l’ennemi partagé, le Japon. Jusqu’à ce moment, l’attitude passive de CKS envers les Japonais avait eu pour conséquence qu’en 1935, le Japon a pu déclarer toute

7 Stufkens, André (2009). Joris Ivens, Wereldcineast, Nimègue : La Fondation Européenne Joris Ivens, 235 / Joris Ivens dans : Meyer, Hans (1970). Joris Ivens-de weg naar Vietnam.

Utrecht/Anvers : Bruna Boeken/A.W. Bruna & Zoon, 95.

8 Joris Ivens dans : New World Press (éd.)(1983). Joris Ivens and China, Beijing. New York : New World Press. A l’exception des notes dans lesquelles nous nous référons à d’autres sources, l’information donnée dans cet article-ci vient du journal du cinéaste, publié dans cette édition.

9 Suyin, Han (1973). De Morgenvloed, Mao Tsteoeng en de Chinese Revolutie. Baarn: In den toren.

Traduction par H.J. Diekerhof de la publication originelle The Morning Deluge (1953), 244-245.

(12)

la Chine du Nord comme zone-libre.10 En réalité, le pacte entre les communistes et les nationalistes ne fonctionnait pas comme front unique : pour Mao comme pour CKS, le pacte n’était qu’une autre course au pouvoir.11 Mao visait l’unification des classes, CKS l’autocratie. Au mois d’août 1937, Mao invoqua une fois de plus l’autonomie du Parti et de l’Armée Rouge : il était averti du fait que CKS avait essayé de conclure un armistice avec des commandants japonais, malgré l’indignation publique et les succès japonais à l’époque.12

Au début de l’année 1938, les villes de Shanghai, de Nankin et de Pékin sont déjà tombées dans les mains japonaises13. La seule possibilité maintenant pour l’équipe est d’aller à la capitale de facto, Hankou, de la province Guangzhou où se trouve le GQG14 du KMT. Une lettre pour madame Chiang Kai- Shek dans la poche, Ivens est reçue par son aide-de-camp Huang Renlin. Sa liberté d’action est instamment restreinte : une foule d’escortes l’attend. Sous prétexte que la situation au front est beaucoup trop dangereuse pour les étrangers, le KMT interdit à l’équipe de chercher librement sa voie en Chine. Six mois d’attente suivent, toujours sous la garde d’Huang. Néanmoins, l’équipe fait en secret la rencontre de Zhou Enlai, de Wang Bingnan et d’autres camarades du Parti qui fournissent aux filmeurs l’information nécessaire sur la situation politique actuelle. Finalement, le GQG du KMT cède aux demandes d’Ivens : il lui est permis d’aller à Taierchwang, dans la province Shantung, où une bataille violente est prévue. Sous la gérance d’un général du KMT, une équipé de production se forme.

Ensuite, aux différents niveaux, Ivens est entravé dans son travail. En contraste avec la situation en Espagne, comme le note Ivens, l’alliance chinoise refuse à comprendre l’importance d’enregistrer les agressions du Japon pour l’histoire mondiale. Aussi est-il que le cinéaste ne terminera le tournage de la bataille de Taierchwang qu’avec un tiers de matériel visé initialement. Il doit alors chercher un contexte hors de la zone guerrière qui expliquera dans le film l’essence de la cause humaine des Chinois. A l’intérieur du pays, il filme des traces de l’ancienne culture chinoise ; les projets socio-économiques initiés par Sun Jat Sen ; des manœuvres de l’armée ; des assemblées dans la rue. Loin

10 The New Illustrated Atlas (l’ouvrage publié pendant la Seconde Guerre Mondiale, sa parution n’est pas donnée), Londres : Odhams Press Ltd., 103.

11 Suyin, Han, op. cit., 322.

12 Ibid., 326.

13 Les bombardements ont cause un demi-million de victimes. En totalité, la guerre a couté soixante millions de réfugiés. Source : The New Illustrated Atlas. Londres: Odhams Press Ltd, p.

103.

14 Le grand quartier général.

(13)

d’avoir tourné un film selon ses propres critères, Ivens doit se contenter d’un résultat qui provient des compromis qu’il a dû faire, forcé par le financier principal K.C. Li, un ami de CKS, et par la vigoureuse opposition du KMT. Plus de deux ans après le départ du cinéaste pour la Chine, le film passe en première à New York. C’est le 7 mars 1939. Bien qu’il reçoive pour la plupart des cas des critiques positives, le film n’attire pas l’attention prévue : les Allemands ont déjà envahi la Tchécoslovaquie, et la menace d’une nouvelle guerre mondiale devient réelle. Pour le monde occidental, la cause chinoise passe à l’arrière-plan.

New York, Les Etats-Unis / 53’50 / noir-blanc / son /35 mm.

Régisseur : Joris Ivens. Opérateur et assistant-régisseur : John Fernhout (Ferno).

Texte commentaire : Dudley Nichols. Voix commentaire : Fredric March.

Autres voix : Morris Carnovsky, Robert Lewis, Alfred Ryder, Adelaide Bean, Sydney Lumet.

Montage : Helen van Dongen.

Musique : Hans Eisler. Dirigent: Dr. Fritz Stiedry. Orchestre : New Friends of Music inc..

P’i P’a solo: Wei Chung-Loh. By courtesy of the Chinese Cultural Mission.

Photographie et assistant en Chine : Robert Capa. Chef d’expédition : Jack Young.

Matériel additionnel de Shanghai : H.S. Wong. Recherches : Pearl Mullin.

D’autres assistants : David Wolff, G.L. George. Assistants musique : Eric Simon, Harry Robin.

Production : Garrison Films. History Today inc.

Enregistrement : Reeves Sound Studios.

I.2. Le 17e parallèle - La guerre du peuple (1968) - le contexte historique En 1966, Ivens terminé son film Le ciel, la terre, tourné à Hanoi, un pamphlet sur les deux faces de la guerre comme il le décrit lui-même : d’un côté les Américains qui font leur travail dans le ciel, « en toute confiance de leur supériorité technologique », de l’autre côté les Vietnamiens, se raccrochant à la terre, mais invincibles.15

Pendant des décennies, les Vietnamiens se battaient contre la France, la métropole coloniale depuis la deuxième partie du 19e siècle. En 1954, la France avait dû replier ses troupes. Selon l’Accord de Genève, le Vietnam avait été divisé en deux parties pour se préparer aux des élections démocratiques. A partir de ce moment, le Nord ressortait à Ho chi Minh, le chef des communistes, le Sud au dictateur catholique Ngo Dinh Diem. Une zone de démarcation fut fixée : le 17e parallèle. Néanmoins, aidé par les Américains, Diem obstruait le scrutin convenu. Le conflit s’aggravait : le président Kennedy engageait ses militaires, Johnson ses bombes. Quant à Ivens, c’était le moment pour accéder à

15 Ivens dans Meyer, op. cit., 10.

(14)

la demande du studio du cinéma documentaire à Hanoi de s’engager dans un nouveau projet filmique, cette fois-ci avec Marceline Loridan.

Retourné à Hanoi, le 20 février 1967, Ivens subit de sévères attaques asthmatiques.16 Il n’a pourtant aucunement l’intention de laisser prédominer sa condition physique au détriment de son but. Partout au Vietnam du Nord, la guerre est perceptible, et le cinéaste désire s’enfoncer dans la guerre, jusqu’au lieu où elle est la plus violente : le district de Vinh Linh juste au nord de la ligne de démarcation. Après une réunion avec Ho Chi Minh et le premier Pham van Dong, le couple Ivens-Loridan reçoit la permission d’y aller sous forte escorte.17 Les circonstances extrêmement dangereuses forcent l’équipe, qui compte onze personnes, à se déplacer pendant la nuit et de contourner la Route Ho Chi Minh.

Après un voyage de trois semaines, il arrive le 15 mai chez la petite communauté qui l’hébergera les mois à venir.18

Le 17 juillet 1967, Ivens et Loridan rentrent à Paris avec huit kilomètres de pellicule.19 Les deux mois avaient l’air de durer dix ans, comme les opérateurs vietnamiens l’expliquaient après qu’on avait terminé le projet. La peur ne disparaissait jamais, non plus chez Ivens, qui avait tourné déjà dans la guerre d’Espagne. « On ne peut plus parler de l’artistique. Les limites se dissolvent, disparaissent complètement. Ce qui est artistique, politique, social, éthique…on ne le peut plus dire… »20 Pour Ivens, le film était devenu « un film combattif »21, demandant plus que le témoignage : il était nécessaire d’entrer dans l’action. Au mot ‘artiste’ une tout autre signification devait être rendue.22

Au moment où la guerre atteint son point culminant23, le 5 mars 1968 le film passe en première. Aux Pays-Bas, une version courte du film est émise ; à Paris, le cinéma Gît-le-Cœur reçoit une alerte à la bombe après avoir compté déjà 12.570 de visites dans les deux premières semaines. Le 29 avril, la version vietnamienne passe en première en présence des deux réalisateurs.24

Paris, La France / 1.52’41’’ / noir-blanc / son / 16 mm.

16 Stufkens, op. cit., 387-388.

17 Ibid.

18 Marceline Loridan décrit les difficultés pendant ce voyage dans : Loridan, Marceline & Ivens, Joris (1968). 17e parallèle, la guerre du peuple - deux mois sous la terre. Paris : Les Editeurs français réunis.

19 Stufkens, op. cit., 394.

20 Ivens dans Meyer, op. cit., 17-18.

21 Ibid., 22.

22 Ibid.

23 C’était après le fameux offensif de Tet.

24 Stufkens, op. cit., 395.

(15)

Régisseurs : Joris Ivens et Marceline Loridan.

Collaborateurs : Bui Dinh Hac, Nguyen Thi Xuan Phuong, Nguyen Quang Thuan, Dao Le Binh, Pham Don, Liliane Korb, Maguy Alziari, Phuong Ba Tho, Jean Pierre Sergent, Harald Maury, Pierre Angles, Jean Neny, Antoine Bonfanti, Dang Vu Bich Lien, Michel Fano, Donald Sturbelle, Ragnar, Georges Louseau, André v.d. Beken, Bernard Ortion. Avec l’aide du studio central du film documentaire Hanoi et la population et l’armée de Vinh Linh.

Production : Capi-Films – Argos Films, Paris.

Laboratoire : L.T.C. S.I.M. / Studio Acousti. Mixage : S.L.S. Générique : Lax.

I.3. L’ontologie et le positionnement du genre documentaire

Nous citons Ivens qui pose des conditions explicites, datant de l’année 1931, pour mettre en relief les points essentiels par rapport aux questions critiques :

« Un cinéaste documentaire est incapable de mentir, de faire du tort à la vérité. (…) Un bon cinéaste se trouve au centre de la réalité. Dans chaque circonstance, il ne choisit que partie de cette réalité afin de l’interpréter. »25

C’est cette assertion d’Ivens, citée ici, qui fonde notre question de recherche. Comme nous l’avons proposé, nous considérons l’ontologie du cinéma documentaire dans l’optique du phénomène qu’il représente : il s’agit d’un monde imaginaire originel d’une réalité, créé à partir de l’optique du cinéaste qui est de nature subjective. Les propos du cinéaste contrastent pourtant assez avec les concepts critiques contemporains. Comme le constate Michael Renov, seulement récemment, on est apte à questionner l’ontologie du documentaire à partir du statut binaire d’objectivité-subjectivité, en d’autres mots, à partir des pôles de la science et de l’esthétique. On a souvent supposé que la création des formes esthétiques et la tâche propre au cinéma documentaire de transmettre une représentation véridique de la réalité ne sont pas compatibles.26 Pour Renov, la tâche du film est justement d’infirmer cette assertion et de produire le plaisir au texte qui, à son tour, est capable de fusionner la transmission d’information et la valeur esthétique.

Il en est de même pour un nombre de cinéastes documentaire qui impliquaient depuis longtemps déjà leur propre processus subjectif et créatif de façon évidente dans leurs pratiques cinématographique. Le 8 juin 1947, des

25 Ivens, Joris (1931), dans : ‘Quelques réflections sur les documentaires d’avant-garde’.

26 Renov, Michael (1993). Theorising Documentary. New York : Routledge, 46.

(16)

cinéastes venant de quatorze pays se réunissaient à Bruxelles pour fonder l’Union Mondiale du Documentaire (the World Union of Documentary, WUD).27 Ivens, « en tant qu’un des cinéastes documentaires les plus âgés »28 fut désigné comme président du colloque. Il fallait une réponse à la commercialisation en expansion du septième art. Après les horreurs sortant des guerres des années 1930 et 1940, on était d’un commun accord : la réponse devait venir d’une organisation de productions documentaires indépendantes et engagées. Une année plus tard, l’assemblée internationale des cinéastes avait sa première (et aussi la dernière) réunion officielle à Marianske Lazne, en Tchécoslovaquie, où séjournait Ivens à l’époque.29 Pendant cet événement, les membres rédigeaient la définition suivante du film documentaire :

« Par le film documentaire nous entendons [1.] chaque méthode de prise en celluloïd d’un seul aspect de la réalité par soit une prise de vue, soit une reconstruction intègre et fondée, pour appeler à la raison comme au sentiment, afin de stimuler d’un côté le désir et de l’autre côté l’approfondissement d’une conscience et d’une compréhension humaine, et [2.] les présentations sincères des problèmes et des solutions qui en sont impliqués, au niveau économique, au niveau culturel et sur le plan des relations humaines. »30

Les aspects formulés dans cette définition ressemblent beaucoup aux éléments essentiels du discours artistique selon Aristote, reformulés par Bill Nichols dans Introduction to documentary (2001). Nichols, à la recherche d’une réponse au manque de la subjectivité et d’identification dans le traitement critique du genre documentaire, argumente qu’Aristote distingue trois preuves artistiques qui, dans leur ensemble, représentent des traits pertinents de la voix documentaire :

- la preuve éthique qui produit l’impression véridique et le caractère moralement correct ;

27 Son successeur était l’Association Internationale des Documentaristes, fondée dans les années 1960. La collection W.U.D.-A.I.D. de La Fondation Européenne Joris Ivens à Nimègue, les Pays-Bas, est mise en dépôt aux Archives à Nimègue. Source : Huub Jansen (2004), La Fondation

Européenne Joris Ivens. Disponible : www.ivens.nl.

28 Ibid.

29 En ce temps-là, Ivens tournait un film en Tchécoslovaquie. Il resterait plusieurs années dans le bloc de l’Est, à cause du fait qu’il était conséquemment gêné par le gouvernement néerlandais de voyager librement : il avait tourné Indonesia calling, un film controversé de l’occupation

néerlandaise du pays de l’Indonésie en 1947.

30 Jansen (2004), op. cit. Traduit du néerlandais par PH.

(17)

- la preuve émotionnelle, appelant aux émotions du spectateur afin d’éveiller chez lui la disposition désirée ;

- la preuve démonstrative, « montrant un raisonnement apparent ou réel ou donnant l’impression de prouver, la cause ».31

Impliquant la synthèse du ratio et de l’émotion, les preuves d’Aristote contiennent deux niveaux différents qui sont essentiels pour la compréhension de ce que c’est qu’une œuvre d’art quelconque : premièrement, le niveau qui concerne l’acte lui-même d’exprimer et de montrer et deuxièmement, le niveau qui concerne les conséquences des preuves, ce qui sort de l’expression donnée.

Ce dernier niveau fait appel à un processus actif émotionnel et conceptuel chez le récepteur.

Ce sont les conséquences de la preuve émotionnelle et de la preuve démonstrative qui posent des problèmes aux critiques autour du genre documentaire : il s’agit d’une rhétorique qui se base sur la manipulation de la conscience du récepteur. A première vue, l’acte de montrer un raisonnement apparent ou une impression de la cause, comme l’acte de produire une disposition émotionnelle désirée, semblent difficiles à combiner avec celui qui veut produire une impression véridique ; du moins, si l’impression véridique doit résulter d’une représentation vraisemblable de l’actualité. A partir de ce point de vue, il est question d’une ambiguïté apparente, qui se retrouve dans la définition de la WUD. On visait à émouvoir et à mouvoir le spectateur pour évoquer chez lui des considérations en ce qui concerne la condition humaine.

Seulement, les cinéastes de la WUD expriment justement le fait qu’ils veulent persuader, ce qui exige la manipulation ouverte. Ainsi, ils insistent sur la transmission d’un message à l’aide d’une expression créative. De la sorte, la preuve éthique ne concerne pas explicitement le niveau d’une représentation véridique et authentique de la réalité, mais aussi et surtout le niveau d’une représentation esthétique qui veut être moralement correcte. C’est une chose que l’industrie commerciale d’Hollywood prétendait éviter en tout cas. Comme l’a formulé Ivens : l’industrie concoure pour la faveur du public, sans qu’elle essaye de générer une réaction ou de stimuler une activité quelconque.

Les preuves artistiques formulées par Aristote et reformulées par la WUD forment par contre le cœur ‘ontologique’ du film documentaire du cinéaste Joris Ivens. Elles participent dans un discours esthétique qui comporte des

31 Nichols, Bill (2001). Introduction to Documentary. Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 50.

(18)

reconstructions comme des présentations construites et journalistiques qui doivent mouvoir et émouvoir le spectateur, en appelant au sens moral, au ratio et au sentiment. En termes de Roland Barthes, elles exigent des textes scriptibles.32

Nous voulons accentuer ici que les considérations développées ci-dessus, concernant le processus créatif qui implique l’acte d’émouvoir et d’évoquer des considérations d’un côté, et l’acte de donner une impression véridique de l’autre côté, s’étendent sur notre analyse dans sa totalité. Le genre documentaire évoque en soi déjà un nombre de questions sur son statut ontologique. Le cinéaste documentaire engagé soulève une fois de plus la question des critiques qui nous emmène aux propos d’Aristote : comment le cinéma du documentariste se définit-il comme œuvre d’art ? Comment se définit-il en relation avec son partenaire dans le septième art libéral, le cinéma fiction ? Et le terme partenaire, est-il à juste titre justifié dans ce contexte ? Comment se relatent la rhétorique et la poétique dans ce sens ? Nous donnons quelques perspectives contemporaines qui peuvent donner des réponses à ces questions.

I.4 Les positions de la rhétorique et de la poétique

Nichols se réfère au schéma de classification qui, selon la tradition occidentale, peut servir de modèle pour la langue parlée et écrite. Ce schéma suit la catégorisation d’Aristote, qui distingue les quatre catégories de la poétique, de la narration, de la logique et de la rhétorique.33 Pour un instant, nous suivrons l’argumentation de Nichols, en y enlevant un syllogisme. Selon Nichols, la rhétorique est un allié indispensable dans les situations où on a affaire avec des issues qui n’emportent pas une solution ou une réponse univoque ; ainsi, elle est la forme langagière employée pour persuader, convaincre le public d’un issue. Puis, le genre documentaire est en général entaché « de convaincre, de persuader, ou de nous prédisposer à une optique particulière du monde actuel »34. Or, en règle générale, le genre documentaire est étroitement lié à la fonction rhétorique.

32 Partant de l’optique d’Ivens, il s’ensuit que le film commercial s’inscrit dans l’autre catégorie, les textes lisibles, qui exigent une lecture docile.

33 Nichols, Bill (2007), 68-69. En même temps, nous constatons une correspondance entre les catégories distinguées par Aristote et celles formant des éléments dans la Poétique historique de Bordwell.

34 Nichols, op. cit..

(19)

Cette conclusion est remarquable : comme nous l’avons constaté, le débat autour du statut ontologique du genre s’est généralement centré sur la valeur objective impliquée dans l’image en tant que représentation de cette réalité.

Dans notre optique, le syllogisme révèle que, dans le documentaire, il n’y existe qu’une situation où on a affaire avec des aspects qui n’emportent pas une solution ni une réponse univoque ; du moins, tant que l’être humain y occupe une place. Où il s’agit d’une donnée sociale ou existentielle, une prise de position vis-à-vis le sujet est automatiquement exigé, ce qui implique la nécessité d’une diversité de perspective. Le cas spécifique d’une situation guerrière exige une prise de position de chacun concerné par le fait qu’il s’agit encore de divergence d'intérêts extrêmes. Cette donnée exclut chaque réponse ou solution univoque. En d’autres mots, chaque position occupée par le cinéaste a son antagoniste. Il s’ensuit que la possibilité d’une représentation objective quelconque est logiquement et définitivement exclue.

Aussi est-il que nous adoptons le syllogisme révélé ci-dessus, en argumentant que la langue rhétorique est la langue primaire du documentaire.

Dans l’analyse qui suit, nous discernons deux arguments rhétoriques centraux comme pistes dirigeantes du discours esthétique des deux films qui sont sujets de notre étude. Il importe de mentionner ici que cela n’implique pourtant pas automatiquement que ces pistes sont les facteurs uniques qui déterminent le discours esthétique. Au contraire, comme le montrera l’analyse, les trois autres catégories discernées par Aristote jouent en même temps un rôle assez important dans l’élaboration de l’argument dans les deux films. La question suivante qui s’impose est de savoir comment les théoriciens positionnent ces catégories en relation avec la langue rhétorique ?

Nichols subordonne la fonction poétique et narrative, la fonction explicitement subjective selon son argumentation, à la fonction rhétorique. Dans son optique, le rôle de la fonction poétique est de servir la rhétorique, et de donner au public une expérience esthétique qui forme la base pour une participation dans un monde imaginaire, plutôt que de convaincre le public d’un intérêt social.35 A notre avis, la fonction poétique soutiendrait ainsi une attitude passive et statique, ce qui ne serait pas en accord avec la force expressive générée justement par son langage subjectif ; une force qui est généralement

35 Nichols, op. cit., p. 16.

(20)

reconnue chez les artistes du film fiction, des beaux arts, de l’écriture, du théâtre.

Vis-à-vis de la fonction poétique, le cinéma d’Ivens témoigne de produire un caractère nuancé. Ayant une intuition naturelle d’appliquer la langue poétique dans l’argument rhétorique, Ivens sait engager la poétique pour servir la rhétorique, il est vrai, mais en même temps il se sert de la langue poétique justement pour convaincre son public de la cause humaine qui compte. Dans cette optique, la poétique occupe une place autonome dans la langue du cinéaste. Par rapport aux objets de notre étude, l’intérêt du cinéaste est premièrement de mettre en perspective la condition humaine dans un monde où l’injustice règne sur la responsabilité évidente. Impliquant la rythmique, des répétitions et des contrastes au niveau formel aussi bien qu’au niveau temporel, la langue poétique est la langue par excellence pour élaborer un argument et pour générer la disposition désirée chez le spectateur. Comme le révélera l’analyse, Ivens engage ses connaissances en photographie pour élaborer une langue poétique dominante et dissimulée en même temps, qui, avec la structuration spécifique de l’espace narratif, développe l’argument sous-jacent.

C’est ensuite Renov qui réfère à l’importance de la poétique en l’élevant à un niveau qui égale celle de la rhétorique. Bien qu’il renforce le premier argument de Nichols, en disant qu’avec consistance, la fonction rhétorique a été sous-évaluée dans le domaine du genre documentaire,36 Renov synthétise les deux fonctions dans une catégorie fonctionnelle distincte du genre : la fonction d’exprimer. Il ajoute que cette fonction a été amplement représentée dans l’histoire de l’entreprise documentaire, grâce à Robert Flaherty, le premier poète documentaire selon la conception générale.37 A notre avis, Renov revalorise ainsi le discours esthétique du genre : Flaherty ne jouit pas seulement d'une grande notoriété grâce à son langage esthétique, mais aussi et surtout grâce à sa passion presque inconditionnelle pour ses sujets et leurs cultures et à sa capacité de synthétiser des techniques traditionnelles et des innovations sur le plan documentaire.

Rien d’étonnant à ce que Flaherty fasse partie du cercle d’amis d’Ivens.

Comme Flaherty, Ivens transgressait des limites traditionnelles au plan technique comme au niveau éthique pour faire entrer la poétique dans la vie

36 Renov, Michael (2004). The Subject of Documentary. Minneapolis / Londres : University of Minnesota Press, 81.

37 Ibid, 82.

(21)

quotidienne représentée et pour ainsi générer la transmission maximale de la cause humaine.

I.5. Les aspects techniques

Afin de rendre justice à une analyse du discours esthétique du film documentaire, il ne suffit pas de partir exclusivement des conceptions existantes du cinéma documentaire. Il faut intégrer la théorie cinématographique générale, c’est-à-dire, la théorie qui traite d’une création filmique. Pour commencer, c’est chez David Bordwell que nous trouvons les perspectives qui servent à analyser l’essentiel du discours esthétique de l’œuvre de Joris Ivens. Partant du fait que la conscience se trouve à la base de l’identité, Bordwell considère la narration comme essentielle dans le processus de l’identification. Ainsi, il s’oppose à Nichols, qui subordonne la narration pour donner à la rhétorique la voix principale.

A notre avis, il est possible de soulever cette opposition apparente, en considérant que par rapport aux films analysés dans ce mémoire, la narration se lie étroitement à la rhétorique. Elle ne se construit pas par une logique apparente en termes d’une narration classique. L’histoire commence au média res et elle ne s’achève pas sur une solution définitive ; elle s’arrête dans la quotidienneté d’un moment donné pour s’exprimer sur un avenir prometteur. De la sorte, le processus de l’identification se fait à travers un discours persuasif et émotif, dans lequel la temporalité ne joue pas un rôle constructif. Ce qui est important dans ce sens, c’est que les discours esthétiques des deux films ont la capacité de créer une étroite relation psychologique entre la réalité a-filmique et la réalité pro-filmique, sans qu’ils dissimulent les aspects de composition. Ainsi, un espace multidimensionnel est créé qui génère un texte scriptible qui unit la narration à la rhétorique. Il y a plusieurs optiques qui peuvent soutenir notre argumentation ; elles seront présentées ci-dessous. Tout d’abord, nous motivons notre assertion à partir la théorie de Bordwell.

Thomas Elsaesser & Warren Buckland (2002) argumentent que Bordwell définit le phénomène de la narration comme « une combinaison de syuzhet et de style »38 ; le syuzhet étant « l’arrangement et la présentation effectif du fabula »39, de l’histoire ; le style étant « l’usage systématique des mécanismes

38 Elsaesser, Thomas & Buckland, Warren (2002). Studying Contemporary American Film. Londres : Arnold

Publishers, 171.

39 Ibid.

(22)

cinématographiques ».40 En adoptant la constatation d’Elsaesser et Buckland, nous ne pouvons que conclure que la définition du terme « narration » de Bordwell n’exclue pas la langue rhétorique du cinéma documentaire comme elle est distinguée par Nichols. En effet, avec chaque arrangement du fabula, élaboré selon un processus cinématographique, un raisonnement est développé qui aide à donner à la présentation de l’histoire l’optique visée. C’est ici que se trouve un aspect essentiel des discours esthétiques des deux films concernés : la narration s’unit à la rhétorique et selon notre optique en conséquence à la poétique. C’est pourquoi nous distinguons l’espace narratif pour indiquer le domaine dans lequel la narration/la rhétorique se manifeste dans les films d’Ivens. Ce terme embrasse non seulement le mouvement horizontal du syuzhet, mais aussi l’accumulation verticale des aspects qui soulignent l’argument rhétorique.

Comme nous l’avons argumenté, la rhétorique transmise par le discours esthétique se lie étroitement au phénomène de la relation entre la réalité pro- filmique et la réalité a-filmique. Le terme pro-filmique est introduit par Etienne Souriau, dans les années 1950. Il indique tout ce qui est trouvé devant la caméra et qui laisse son impression sur la pellicule. Souriau introduisait aussi le terme a-filmique, indiquant la réalité qui existe indépendamment du fait que la caméra la registre ou pas, en d’autre mots, la réalité non-sélectée. Pour présenter ensuite la valeur de ces conceptions dans le cadre de la question rhétorique, il faut retourner pour un instant au domaine de la théorie documentaire.

C’est Michael Chanan qui réintroduit la définition du film documentaire formulée par Souriau, à savoir : « Un film documentaire est défini comme présentant des êtres humains et des choses qui existent dans la réalité a- filmique. »41 Chanan accentue le fait que, dans le fragment élevé de la réalité, il est impossible de discerner ce qui est subjectif de ce qui est objectif. Le contrôle subjectif du cinéaste maîtrise les propriétés indicatives de la photo. Cette constatation se rapporte à la vision de Roland Barthes, qui distingue la dénotation, donnant à l’image photographique la qualité du paradoxe d’un message sans code, et la connotation, procédant dans la direction opposée,

« accumulant des associations symboliques qu’évoque l’image perceptive,

40 Ibid.

41 Cité de la préface de Souriau, Etienne (1953). L’Univers filmique. Paris. : Flammarion. Dans : Chanan, Michael (2007). The Politics of Documentary. Londres : BFI, 52.

(23)

intentionnellement comme involontairement, et dans le temps qui passe »42. Si l’indice (l’élément du message sans code) reste limité et fragmenté, l’icône (l’élément symbolique) devient polysémique. Chanan conclut que le fragment saisi de la réalité est déjà indice et icône ; ce qui est objectif et ce qui est subjectif existent mutuellement. En général, il n’est pas possible de les séparer.

Ainsi, la rhétorique est impliquée dans le contrôle subjectif du cinéaste qui choisit un fragment de la réalité a-filmique pour le placer dans la réalité pro- filmique.

Dans ce contexte, Chanan donne une perspective qui aide à comprendre comment ce processus communicatif abstrait se retrouve chez Ivens. En 2002, les cinéastes Kirby Dick et Amy Ziering Kofman ont réalisé un portrait filmique du philosophe français Jacques Derrida. A un moment donné pendant le tournage, Derrida argumente :

« Nous pouvons nous regarder dans un miroir et nous pouvons avoir un sens raisonnablement exacte de l’aspect de nous-mêmes. Il est pourtant très difficile d’avoir une image de notre action même de regarder ou d’avoir une image véridique de nos mains en mouvement. C’est l’Autre qui sait comment nos mains et nos yeux paraissent. (…) Ces gestes sont mieux aperçues par l’Autre que par moi-même. »43

Chanan ajoute ici : « ou par la caméra, bien sûr, ce qui nous offre ainsi la chance de voir nous-mêmes de l’extérieur (ce qui rend une certaine étrangeté en face de nous-mêmes) ».44 En fait, les remarques de Derrida et de Chanan se retrouvent chez Ivens, qui considère la caméra comme le troisième travailleur.45 Selon le cinéaste, la caméra est par nature objective ; au moment où elle participe dans l’action elle-même, elle devient un spécialiste qui se détache des autres observateurs. Ivens donne l’exemple d’une prise de vue de deux ouvriers qui sont en train de travailler : la caméra est la troisième ouvrier. Elle ne s’identifie pas avec les deux autres, mais au contraire, elle pourrait faire le travail elle-même, comme troisième spécialiste46.

Ainsi, Ivens accorde au processus filmique une unification absolue de l’objectivation et de la subjectivité de la perception pour générer une relation

42 Ibid.

43 Chanan, op. cit., 217.

44 Ibid.

45 Ivens, dans Meyer, op. cit.

46 Ibid. Ivens

(24)

étroite entre la réalité a-filmique et la réalité pro-filmique. Comme l’explique Ivens, il ne s’agit pas de la substitution de l’œil, mais de celle du regard, celle du point de vue des choses. Ainsi, l’engagement se manifeste.47 Si la caméra, la troisième travailleur qui est l’Autre, transmet pour le cinéaste ses actions, ces actions ne se montrent alors pas visiblement. Ce sont les expériences du cinéaste et puis ses interprétations de la réalité dont il fait partie lui-même, qui se miroitent sur la pellicule.

Nous constatons que dans les films d’Ivens, la caméra peut adopter plusieurs comportements, pour générer au discours esthétique un caractère communicatif hybride. Dans l’optique de la relation entre la réalité a-filmique et la réalité pro-filmique, la perspective développée par Per Persson est remarquable. Persson introduit le phénomène de la relation entre l’espace personnel et le cinéma..48 Il argumente que l’image visuelle photographique contient « le potentiel d’exposer les propriétés sensorielles » auxquelles nous nous sommes accoutumés dans les situations que nous pouvons définir comme des situations d’espace personnel.49 Ce sont surtout les plans rapprochés et les gros plans qui évoquent assez fortement la stimulation sensorielle. Leur fonction est d’accrocher le spectateur dans un processus mental qui travaille normalement dans une situation d’espace personnel réel. Selon Persson, c’est justement dans « la capacité du cadrage variable de l’image mouvante, que les effets de l’espace personnel se montrent avec véhémence ».50 Ce sont les techniques de la caméra et sa position alternante qui simule les passages entre les différentes zones : « Ce qui rend la connexion particulièrement pertinente, c’est que le cadrage variable semble être compris par le public en termes similaires à ceux de l’espace personnel dans la vie réelle. »51

En fait, Persson combine ici ce qui est si difficile à expliquer, le contact psychologique entre le cinéaste présent dans la réalité a-filmique, l’homme présenté par le cinéaste dans le pro-filmique et l’autre, le spectateur, regardant cet homme sur l’écran. Ivens n’applique non seulement la technique de montage pour générer cet effet de l’espace personnel signalé par Persson, mais aussi la caméra subjective et le style de cinéma-vérité.

47 Ibid, 23.

48 Persson, Per (2003). Understanding Cinema - A Psychological Theory of Moving Imagery.

Cambridge: Cambridge University Press.

49 Ibid, 109.

50 Ibid, 110.

51 Ibid, 110.

Referenties

GERELATEERDE DOCUMENTEN

Nous espérons que cela nous permettra d’obtenir un échange stimulant, et qu’ainsi soit pris en compte, dans la sphère politique au niveau national et international, la notion de

Revenu de sa tournée Americano-euro-africaine, Monsieur Etienne TSHISEKEDI, Président de l’UDPS a tenu un meeting au profit des combattants de l’UDPS et de

c) à poursuivre dorénavant la quête de solutions à ses préoccupations par des voies strictement politiques et dans le respect de l'ordre institutionnel et des lois de la

Quand on s’intéresse à la rémunération de chacune des activités, on se rend compte que les PFNL en général et le rotin en particulier ne peuvent pas faire des merveilles

• s’appuyer nécessairement sur les résultats des travaux scientifiques pour orienter les actions comme par exemple cela a été le cas de Ap- propriate Technology International ou

Si par exemple, on énonçait des suppositions du genre «...les PFNL peuvent consti- tuer une alternative aux activités de déforestation ou réduire de façon dras- tique le rythme

Annexe 1 – Principaux PFNL commercialisés au Sud-Cameroun 365 Appellation (s) usuelles(s)/populaire(s) piquet pour construction* poisson/silures*+ poissons/tilapias*+ autres

1 En conformité avec Pearson Education ©:  Utiliser les termes ‘monde majoritaire’ (pour le monde en développement) et ‘monde minoritaire’ (pour le monde développé)