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L’hybridité et l’altérité : une nouvelle perception de l’exil Une étude de l’identité (stéréotypée) dans deux œuvres de Dany Laferrière :

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L’hybridité et l’altérité : une nouvelle perception de l’exil

Une étude de l’identité (stéréotypée) dans deux œuvres de Dany Laferrière : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et Pays sans chapeau

Mémoire de maîtrise de Lia Nijdam (1752014) Rédigé sous la direction de Dr. J.M.L. den Toonder Université de Groningue

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Quelques citations que j’aime personnellement et qui m’ont accompagnée pendant mes études universitaires.

« If you cannot bear the smoke, you will never get to the fire » - Woodabe, Niger.

« Les obstacles ne sont que ce qu’il faut surmonter. » - Samuel Gridley Howe

« If a man insisted always on being serious, and never allowed himself a bit of fun and relaxation, he would go mad or become unstable without knowing it. »

- Herodotus

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Table des matières

Introduction... 4  

1.   Autobiographie  –  autofiction  –  alterbiographie...8  

2.  Intertextualité... 16  

Chapitre  1  :  Comment  faire  l’amour  avec  un  nègre  sans  se  fatiguer  -­‐  l’identité  clichée  à   travers  l’intertextualité...19  

1.1   Déconstruction  du  cliché  à  travers  l’humour ... 21  

1.2   Le  rôle  du  «  Nous  »  et  de  «  l’Autre  »... 25  

Chapitre  2  :  Pays  sans  Chapeau  -­‐  le  voyage  identitaire  au  pays  natal ...37  

2.1  L’exil  :  l’opposition  entre  ‘ici’  et  ‘là-­‐bas’)... 39  

2.2  Le  souvenir  :  l’altérité  dans  le  temps ... 47  

Synthèse  comparative  :  Comment  faire…  et  Pays  sans  chapeau ...56  

Conclusion...59  

Bibliographie...62  

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Introduction

« I wanted to force them to talk about me without falling into that paternalistic attitude that they use when they’re dealing with « exotic » writers. The topic of interracial fucking hit them right in the solar plexus. That Black might be in a bed with their own daughter. […] Not only is that Black screwing my daughter, they told themselves, he’s smiling about it too! That smile is at the heart of the subversive intention. »1

Né en 1953 en Haïti à Port-au-Prince, Dany2 Laferrière s’est exilé à Montréal à l’âge de vingt-trois ans après le meurtre d’un ami journaliste. Le fils, comme son père, a souffert des dictatures Duvalier. Le père a connu le régime de « Papa Doc » (François Duvalier), tandis que son fils a vécu sous celui de « Baby Doc » (Jean-Claude Duvalier) comme journaliste. Tous les deux se voient obligés à un certain moment de quitter le pays et d’aller habiter ailleurs à cause de leurs critiques concernant les dictatures qu’ils exprimaient tous les deux dans la presse haïtienne libre.

Après avoir d’abord habité plusieurs années à Montréal à partir de 1976, il a déménagé à New York avec sa femme et leur fille, pour ensuite habiter de nouveau Montréal, mais aussi Miami. Aujourd’hui, Dany Laferrière réside à Miami avec son épouse et leurs trois filles.

D’origine haïtienne et citoyen canadien qui passe la plupart de son temps à Miami aujourd’hui, ayant appris le français en même temps que le créole, cet écrivain se caractérise par son hybridité. « In order to place [himself] and to say that [he is] not a French subject » (Coates, 915), il déclare lui-même être avant tout un auteur américain, appartenant au continent américain, profitant de la richesse de ses cultures différentes.

En 2009, Laferrière a terminé ce qu’il appelle son Autobiographie américaine, qui est composée de onze romans : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985),

Éroshima (1987), L’odeur du café (1991), Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle un arme ou un fruit ? (1993), Chronique de la dérive douce (1994), Pays sans chapeau

(1996), La chair du maître (1997), Le charme des après-midi sans fin (1997), Le cri des

oiseaux fous (2000), Vers le sud (2006), Je suis un écrivain japonais (2008), et L’énigme du retour (2009). Plusieurs thèmes marquent profondément cet ensemble de textes de Dany

1 COATES, Carol F. (1999: 912) : interview avec Dany Laferrière, par Carol F. Coates.

2 Son vrai nom est « Windsor Klébert », comme son père, mais depuis que sa grand-mère commençait à

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Laferrière : le racisme, la discrimination, la sexualité, et les relations entre les Blancs et les Noirs dans la société contemporaine.

Son statut d’« immigrant », notamment celui de Haïtien vivant au Québec, ne le rend pas automatiquement un « écrivain immigrant » : l’auteur estime lui-même qu’il n’est immigrant que selon les critères du ministère de l’Immigration (Mathis-Moser, 34), c’est-à-dire que les autres le considèrent comme tel. Dans son œuvre, il introduit le thème du déracinement et la problématique de l’identité sous un jour nouveau en construisant des protagonistes hybrides.

Dans son œuvre, il n’insiste donc pas spécifiquement sur son propre statut d’immigrant, mais les protagonistes lui ressemblent et qui ont vécu une situation comparable à la sienne. En évoquant la problématique de l’Autre versus le « nous » du peuple québécois, il cherche, à travers différentes techniques, à provoquer le lecteur. L’approche originale et provocatrice de Dany Laferrière quant au sujet de l’identité, à travers des protagonistes plutôt hybrides que traumatisés est l’objet d’étude de ce mémoire.

Bien que Laferrière refuse la plupart des étiquettes que les critiques lui attribuent, il a le plus souvent été considéré comme auteur immigrant dont l’œuvre appartient à la littérature migrante du Québec. Si cette notion d’écriture migrante était généralement acceptée dans les années 1980, aujourd’hui elle est de plus en plus critiquée aussi bien par des chercheurs que par les auteurs eux-mêmes. Abla Farhoud3, d’origine libanaise, se distancie par exemple vigoureusement de cette notion et ne veut pas y être associée. Tout comme Régine Robin (juive Polonaise), Sergio Kokis (Brésilien) et Marco Micone (Italien), elle a initié « un débat, chez des chercheurs québécois, [sur] la pertinence ou non de cette dénomination» (Mata Barreiro, 6).

C’est que la littérature québécoise en général, « de souche » comme la littérature « migrante », se caractérise avant tout par le thème central du voyage identitaire qu’un protagoniste fait pour trouver sa place dans la société québécoise. Les écrivains de souche et leurs collègues explorent ce thème et s’influencent les uns les autres et le voyage identitaire se trouve donc au centre de ces deux littératures. Clément Moisan et Renate Hildebrand indiquent dans leur étude sur la littérature migrante québécoise des thèmes qu’ils considèrent importants (surtout dans les années 1980) et que les écrivains migrants partagent avec les écrivains de souche : le déracinement4, mais aussi des thèmes comme « nature, ville, solitude,

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désir, religion, amour, histoire, rêve, sexualité, société, pouvoir, imagination, angoisse, corps, sexe » (Moisan, 159). Tous ces thèmes semblent avoir en commun un intérêt pour l’identité d’une personne, ce « caractère permanent et fondamental de quelqu’un, d'un groupe, qui fait son individualité, sa singularité » (Moisan, 158).

Les écrivains de souche commencent à approfondir ces thèmes après le rejet du référendum en 1980 sur la souveraineté québécoise. Dans la même période il y avait une vague d’immigrants, enrichissant l’identité québécoise.

Dans ce mémoire, je me suis inspirée de ce thème de l’identité présente dans toutes les facettes de la littérature québécoise, pour l’analyse de deux ouvrages de Laferrière : Comment

faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et Pays sans chapeau. Dans ces œuvres, c’est ce

que nous appelons le cliché identitaire qui se fait remarquer. Ce cliché5 ou stéréotype s’exprime à travers des notions qui se présentent comme des stéréotypes : « le Nègre », « la Blanche », « l’étranger » ou « l’Autre », c’est-à-dire celui qui appartient à une culture différente du « Nous » québécois.

Dans la plupart des études sur la littérature migrante, peu d’attention est prêtée à l’influence des différentes cultures qui vivent ensemble ; l’aspect collectif reste quasiment inexploré. Nous nous proposons d’insister sur cette cohabitation des cultures, sans pour autant oublier l’aspect du traumatisme qui joue un rôle important dans les études antérieures concernant la littérature migrante (par exemple au sujet d’un retour possible au pays natal).

Nous avons déjà mentionné le caractère provocateur de l’œuvre laferrienne. Cet aspect se présente à plusieurs niveaux et caractérise certainement l’autobiographie américaine à laquelle appartiennent les deux œuvres analysées ici. Tout en utilisant explicitement le terme de l’autobiographie, Laferrière joue un jeu avec la chronologie quant à certains événements dans sa vie, il mélange les faits et la fiction : il refuse ouvertement d’adhérer aux règles du genre. Sa mission de choquer le lecteur commence dès la couverture, en témoigne le titre de

Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Comme l’a souligné Ruth Amossy, «

le titre-cliché […] constitue un fragment énigmatique [du roman]. » (Amossy, 128). La provocation est reprise dans Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou

un fruit, livre souvent considéré comme la suite de Comment faire. À notre avis, ces titres font

partie d’un stratagème qui vise à faire réfléchir le lecteur sur des stéréotypes à surmonter. Cet élément sera élaboré dans le premier chapitre de l’analyse.

5 Dans le deuxième chapitre du cadre théorique, concernant l’intertextualité dans l’œuvre de Laferrière, la

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Les protagonistes, dans les deux livres un jeune écrivain noir assez indépendant et originaire d’Haïti, est un personnage qui présente beaucoup de similarités avec Laferrière lui-même, comme je le démontrerai dans le développement. Les deux livres choisis traitent de leurs identités et de celles des autres personnages. Le fait que les personnages ont des similarités avec l’écrivain lui-même mais pas complètement, cela semble indiquer une confusion concernant le genre auquel son œuvre doit appartenir, ainsi peut-être faisant preuve de la difficulté de placer les ouvrages dans un cadre fixe.

Dans ce contexte, nous présenterons dans le cadre théorique plusieurs définitions de l’autobiographie et de l’autofiction. Une autobiographie est censée représenter l’identité de son auteur : la question ici est de savoir comment classifier l’œuvre de Laferrière quand il traite par exemple des identités clichées comme le nègre et la femme blanche, en suggérant un rapport avec sa propre vie, sans pour autant présenter une confirmation explicite qu’il s’agit de ses expériences personnelles. Quant à l’identité d’autres personnages dans les deux œuvres, Laferrière leur prête de temps à autre des caractéristiques qui font penser à d’autres romanciers et auteurs. Ce lien est renforcé par des références explicites et implicites à leurs textes. Et les références soulignent l’importance de l’intertextualité dans l’œuvre laferrienne, un sujet sur lequel nous insisterons également dans le cadre théorique, et qui sera étudié avant tout dans le contexte de l’écriture migrante, un lien qui n’a pas encore été exploré en profondeur.

Dans l’analyse, nous examinerons la façon dont les identités stéréotypées des personnages sont présentées. D’un côté Comment faire l’amour avec un nègre sans se

fatiguer présente les images clichées de « l’Américain » et du « Nègre », et de l’autre côté Pays sans chapeau joue sur les clichés de l’étranger dans son pays d’origine quand le

protagoniste retourne à son île natale, Haïti, où il revoit sa famille, ses anciens amis et d’autres compatriotes après des années.

L’hybridité6, qui se trouve à notre avis à la base de la question identitaire dans les deux œuvres, détermine le « je » du protagoniste aussi bien que le genre de l’œuvre laferrienne. En insistant sur cette hybridité, ce mémoire insistera sur la façon dont le « je » est représenté dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et Pays sans chapeau.

6 RAHAMAN, Valiur: “Basically, hybridity refers in its most basic sense to mixture. The term originates from

biology and was subsequently employed in linguistics and in racial theory in the nineteenth century. […] Homi Bhabha [“The Location of Culture”, Routledge, London, 1994] explains the history of hybridity as history of culture and its major theoretical discussion amongst the discourses of race, post-coloialism, identity (social sciences), anti-racism, and multiculturalism, and globalization [sic.] his discussion traverses the development of hybridity rhetoric from biological to cultural illustrations in literature. Liminality, mimicry, hybridity and

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Cadre théorique

1. Autobiographie – autofiction – alterbiographie

Le fait que Laferrière lui-même qualifie son œuvre comme étant une « autobiographie américaine », dont les deux œuvres choisies font partie, nécessite une recherche de la part autobiographique dans ce mémoire. Les différentes définitions sur l’autobiographie classique font preuve d’au moins une ressemblance : il s’agit avant tout d’un récit rétrospectif. Comme l’affirme Jacques Lecarme : « Le narrateur ne peut, en principe, qu’évoquer son passé. Quand il commence à raconter, les jeux sont faits (…). [L]e passé, pour ce qui concerne l’histoire, est la seule dimension temporelle du genre. » (Lecarme, 27).

Une autre caractéristique de l’autobiographie traditionnelle est l’identification de l’auteur, du protagoniste et du personnage à l’aide du nom propre. D’après beaucoup de critiques, il n’est pas possible que le personnage soit autre que l’auteur lui-même ; dans ce cas-là, nous avons à faire à une biographie : « Au sens strict, l'autobiographie est le récit d'un individu raconté par lui-même, qu’il soit écrivain ou non. »7

Pourtant, l’encyclopédie Larousse note en même temps, de manière paradoxale semble-t-il, que :

« [l’autobiographie], dont l’auteur refuse explicitement toute affabulation consciente, doit être distinguée du roman, même si, comme c’est le cas chez Proust, le narrateur se présente parallèlement comme auteur et comme acteur. […] Au sens large, ce mot englobe aujourd'hui tout texte dans lequel le lecteur suppose que l’auteur exprime son expérience, qu'il se soit engagé ou non à le faire.»8

Cette dernière partie laisse à notre avis beaucoup de liberté à l’interprétation du lecteur. Malgré la présence indéniable d’éléments autobiographiques dans l’œuvre de Dany Laferrière, l’auteur a professé qu’il n’a signé de « pacte » (dans le sens de pacte autobiographique proposé par Philippe Lejeune9) avec personne. Cette absence de pacte est évoquée dans le texte par l’intermédiaire de la mère et de la tante. Ainsi, lorsque la vie avec sa

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famille à Haïti est présentée, ces deux femmes soulignent que l’auteur ne dit pas toujours la vérité. En témoigne le début du Goût des jeunes filles dans lequel figure un dialogue entre le je narrateur et la tante Raymonde :

« [la tante se réfère] à un petit livre où le moi parle de son enfance, bien évidemment

L’odeur du café – [et] lui adresse de graves reproches : – Ton livre est faux de bout en

bout. […] – Rien n’est vrai dans ce livre. […] – Bien sûr, tante Raymonde, c’est de la fiction. […] Au fond, c’est un mélange de fiction et de réalité… (p. 17-18). » (Mathis-Moser, 52).

La notion de vérité est ainsi questionnée dans le texte même, ce qui mène à une réflexion plus profonde sur l’un des aspects essentiels de l’autobiographie traditionnelle : la sincérité de l’auteur :

« [Le pacte] contient l’engagement que prend un auteur de raconter directement sa vie (ou une partie, ou un aspect de sa vie) dans un esprit de vérité. […] L’autobiographe, lui, vous promet que ce que qu’il va vous dire est vrai, ou, du moins, est ce qu’il croit vrai. Il se comporte comme un historien ou un journaliste, avec la différence que le sujet sur lequel il promet de donner une information vraie, c’est lui-même. »10

Dans le cas de Laferrière, nous avons à faire à un alter ego qui ressemble parfaitement à la personnalité de l’écrivain et qui explore de cette façon les aspects de son caractère d’une façon différente. Cette notion, décrit dans la citation ci-dessus, est partagée par d’autres critiques, dont John D. Barbour, qui nous font comprendre que la fiction fait partie intégrante de l’autobiographie :

« …Truthfulness is not a matter of exhaustive factual record or accuracy in every detail; the mere accumulation of facts may produce triviality or a mass of uninterpreted data. The autobiographer tells the truth about herself as she imaginatively reconstructs personal history, creating a narrative with most of the elements characteristic of fictional stories. » (Barbour, 26)

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L’idée que « truthfulness is not a matter of exhaustive factual record » introduit une nouvelle tendance : ce qui importe, ce n’est pas le caractère véridique d’un texte, mais le fait que l’autobiographe présente la vérité tout en recréant son histoire personnelle, à l’aide de son imagination.

De plus, les limites de la véracité de l’autobiographie ont été explorées, et contestées, dans beaucoup d’études récentes. On pourrait se demander donc ce qu’est aujourd’hui la définition de vérité ou véracité. Les critiques présentent des opinions différentes sur ce point. Le critique et spécialiste d’autobiographies Paul John Eakin dit par exemple que : « autobiographical truth is not a fixed but an evolving content in an intricate process of self-discovery and self-creation, and, further, that the self is the centre of all autobiographical narrative is necessarily a fictive structure. » (Eakin, 3), tout en soulignant que « it is not my intention […] to expel truth from the house of autobiography and to install fiction in its stead. » (Eakin, 4). Cette perspective semble signaler une différence entre la vérité en soi, et une vérité qu’on pourrait appeler autobiographique, dont la fiction fait automatiquement partie. Cette présence de fiction est généralement reconnue :

« Autobiography in our time is increasingly understood as both an art of memory and an art of the imagination; indeed, memory and imagination become so intimately complementary in the autobiographical act that it is usually impossible for autobiographers and their readers to distinguish between them in practice. » (Eakin: 5, 6).

Il s’est alors développé un jeu entre les rapports de fiction et vérité, où les frontières entre les deux ne peuvent plus être distinguées. À plus forte raison, « le mensonge et la fiction peuvent donner de leur auteur une image plus vraie que l’autobiographie » (Hubier, 46). Surtout puisque, comme le dit Paul John Eakin : « we want autobiography to be true, we expect it to be true more or less, and most of us are content to leave untested the validity of its claim to a basis in verifiable fact ; most of the time we are not in a position to make such a test anyway » (Eakin, 9 ; c’est nous qui soulignons).

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à lui-même, se brise en Surmoi, Moi et Ça. Il est fragmenté, schizé, cassé en éclats disjoints. La mémoire elle-même emmêle réalité et fiction. »11

À partir des années 1970, cette présence de fiction dans l’autobiographie suscite la naissance d’une nouvelle branche qui mène à un intérêt renouvelé pour l’autobiographie : l’autofiction. Selon Vincent Colonna, l’autofiction remonte à Borges et Kafka ou même Ovide (Colonna, 14). Pour ce qui est de la définition de l’autofiction, Colonna note que les deux dictionnaires principaux, le Robert et le Larousse, ne présentent pas des définitions identiques de l’autofiction et que beaucoup d’écrivains en proposent leur propre définition, ce qui souligne le caractère insaisissable du genre.

Ainsi, d’un côté, on pourrait qualifier l’autofiction comme une « exploration des différentes couches du moi » (Hubier, 125) parce qu’« elle se fonde sur la conviction que la vie est indescriptible et insaisissable directement que l’autofiction apparaît, à son auteur, comme une quête de vérité » (Hubier, 124); mais de l’autre côté, il est aussi possible de la désigner comme une notion qui « ruine la croyance en une quelconque profondeur psychologique et ébranle du même coup l’idée de vérité unique dont on a vu qu’elle fondait le projet autobiographique » (Hubier, 123).

C’est Serge Doubrovsky qui a introduit la notion de l’autofiction dans son œuvre Fils (1977), et qui l’a ensuite développée du point de vue théorique :

« « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde […]. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage… ». La fiction serait donc ici une ruse du récit ; n’étant pas de par son mérite un des ayants-droits de l’autobiographie, l’ « homme quelconque » que je suis doit, pour capter le lecteur rétif, lui refiler sa vie réelle sous les espèces plus prestigieuses d’une existence imaginaire. […] L’autre raison serait d’écriture : si l’on délaisse le discours chronologico-logique au profit d’une divagation poétique […], où les mots ont préséance sur les choses, se prennent sur les choses, on bascule automatiquement hors narration réaliste dans l’univers de la fiction. […] Ni autobiographie ni roman, donc, au sens strict, il fonctionne dans l’entre-deux. » (Doubrovsky, 90).

11 DOUBROVSKY, Serge, « Inventer un langage de notre temps », par Serge Doubrovsky, Le Monde des

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C’est surtout cette dernière phrase qui est significative et qui souligne la conviction d’Hubier que la vie est indescriptible : « le sens d’une vie n’existe nulle part, n’existe pas […]. L’autofiction [représente] l’expérience de l’analyse » (Doubrovsky, 96). Hubier confirme cette idée dans son étude sur l’autobiographie et autofiction : « l’autofiction aurait […] pour caractéristique de présenter, en filigrane, une réflexion sur le statut théorique des écritures à la première personne et de jeter la lumière sur ses terroirs obscurs de la personnalité. » (Hubier : 126, 127).

Grâce à ce caractère réflexif, l’autofiction ressemble à la métafiction12 : réflexion sur la littérature par la littérature elle-même à travers l’identité décrite (dans le roman), et en même temps aussi par la personnalité de l’écrivain (en dehors) du texte. L’autofiction s’adresse également au lecteur pour qu’il participe au jeu de ce mélange de fiction et réalité : « Se prenant comme son propre référent, [l’écriture autofictionnelle] est donc toujours, peu ou prou, autoréférentielle, métatextuelle, voire métafictionnelle […] ce qui modifie l’acte de lecture » (Hubier, 126/127).

Le genre rompt donc avec les conventions autobiographiques. Hubier ajoute que « l’auteur d’autofiction brouille méthodiquement les pistes et laisse au lecteur la liberté de suivre les chemins obscurs de l’authenticité et des chimères, de découvrir çà et là, des points d’émergence et de clarté de la personnalité. » (Hubier, 134) En plus, John D. Barbour estime que : « Self-representation in narrative necessarily requires the use of fictional techniques and literary figures […] » (Barbour, 25) (c’est nous qui soulignons).

Les définitions données ici montrent que les critiques sont presque toutes d’accord sur le fait que l’autofiction permet de découvrir la personnalité de l’auteur d’une façon différente. Comme elle n’impose plus la règle de la véracité, elle peut explorer des détails autrefois inexplorables, laissant l’auteur plus libre dans sa recherche identitaire. Il en résulte l’emploi de différentes techniques littéraires comme la métatextualité et l’intertextualité au sein de l’autofiction. Hubier note dans la conclusion de son étude que :

« [Ces écritures] recouvrent des réalités, qui […] sont très différentes, et […] correspondent, pour les auteurs qui s’y livrent, à des préoccupations fort variées. Elles correspondraient donc tout au plus à une manière d’« archigenre » englobant des types

12 La définition de métafiction par Linda Hutcheon dans son livre “Narcissistic narrative: a metafictional

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textuels disparates, référentiels, fictionnels, ou explorant les frontières évanescentes qui séparent illusion et réalité, imagination et vérité. » (Hubier, 131)

Pourtant, le risque que quelqu’un pourrait courir particulièrement quant à l’analyse d’une œuvre autofictionnelle, serait de ‘confondre’13 l’auteur avec le protagoniste. Cette confusion est surtout due au mélange d’éléments qui sont vrais d’une part et d’autres que l’auteur a fabriqués de l’autre part, sans qu’on puisse faire une distinction entre les deux.

D’après Camille Laurens, les auteurs se servant d’autofiction :

« … parlent d’interdits, de maladie, de deuil, ce pourquoi, à la différence d’une autobiographie, le récit de leur expérience subjective ne tient pas en un seul volume : c’est l’affaire de toute une vie, une élucidation en perpétuel devenir. Elle témoigne de la façon dont nous sommes affectés par le réel. »14

Les interdits mentionnés par Laurens et les terroirs obscurs auxquels se réfère Hubier résultent de l’idée que l’autofiction prend plus de risques et explore le moi plus librement que l’autobiographie, restreinte par la véracité.

Comme nous l’avons vu, l’autofiction donne lieu à de multiples interprétations et il en résulte qu’il n’existe pas de prototype par excellence d’une œuvre d’autofiction. « Depuis les premières tentatives de conceptualisation auxquelles elle a donné lieu, l’autofiction est à l’origine de nombreux désaccords théoriques » selon Sébastien Hubier15. Trait général dans toutes les définitions est la présence de fiction dans une œuvre autobiographique. Vu les libertés que les écrivains de ce genre peuvent se permettre, il n’est pas possible de construire un « pacte autofictionnel ». Un tel pacte impliquerait à notre avis une trop grande restriction du genre.

Ce sont justement, comme le dit Fabienne Dumontet : « […] ces contextes conflictuels où les frontières entre fiction et falsification, vérité et véracité sont l’objet de toutes les

13 Nous voulons dire ici qu’il pourrait que l’auteur ne soit pas exactement le protagoniste de son histoire, puisque

l’auteur («comme le dit Hubier ») explore les frontières évanescentes qui séparent illusion et réalité.

14 LAURENS, Camille, « Affronter l’épreuve du vrai », par Camille Laurens, Le Monde des Livres,

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/25/affronter-l-epreuve-du-vrai-par-camille-laurens_1324218_3260.html, 31-3-2010.

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disputes [qui déterminent l’autofiction]. »16 Or, l’autofiction montre à chaque fois la frontière opaque entre vérité et fiction. Selon Serge Doubrovsky :

« Le sens d’une vie (…) n’est pas à découvrir, mais à inventer, non de toutes pièces, mais de toutes traces : il est à construire. (…) Sa vérité est testée comme la greffe en chirurgie : acceptation ou rejet. L’implant fictif que l’expérience analytique propose au sujet comme sa biographie véridique est vrai quand il « marche », c’est-à-dire s’il permet à l’organisme de (mieux) vivre. » (Doubrovsky, 96).

D’après ce raisonnement, tout livre autobiographique inventerait, construirait, fictionnaliserait. Tout dépend de l’auteur et de la façon dont il présente la matière autobiographique et la matière fictionnelle.

Dans le contexte des définitions présentées ici, l’œuvre de Laferrière est autofictionnelle plus qu’autobiographique. En effet, « Laferrière blurs the distinction between the central character and the author (…). » (Ruprecht, 253). Pour définir le jeu proposé par Laferrière, la critique Jana Evans Braziel a une notion alternative qui qualifierait exclusivement cette œuvre laferrienne, à savoir l’alterbiographie17. Elle montre qu’il ne s’agit pas du tout d’une autobiographie régulière ou d’autofiction ; au contraire même. Même si, comme nous venons de l’expliquer, l’autofiction se distingue aussi de l’autobiographie, nous voulons présenter le terme d’Evans Braziel pour rendre complet le cadre théorique et pour bien insister sur la versatilité de l’œuvre de Laferrière.

Evans Braziel présente le terme comme suit : « [it’s] a term I use to describe the deconstruction of conventional autobiography through representations of alterity and internal destabilizations of and in language » (Braziel, 2005 : 29, c’est nous qui soulignons). Si cette notion d’alterbiographie n’a pas encore été reprise par d’autres critiques, elle est utile notamment parce qu’elle se concentre principalement sur l’altérité, thème important dans l’œuvre de Laferrière.

En même temps, le lecteur de l’œuvre lafèrrienne ne peut pas se confier totalement à une interprétation des faits autobiographiques. Non seulement parce que la chronologie dans la vie réelle ne correspond souvent pas aux faits ou événements dans les livres, mais aussi

16 DUMONTET, Fabienne, Les succès contestés de l’autofiction, Le Monde des Livres,

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/25/les-succes-contestes-de-l-autofiction_1324217– 3260.html#xtor=AL-32280340, 31-3-2010.

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parce que, en lisant l’œuvre, le lecteur ne saura pas distinguer les faits réels et les éléments fictionnels.

Il semble que l’alterbiographie, grâce à l’altérité des identités clichées dans l’œuvre de Laferrière, représente le mieux l’idée qui se trouve derrière les choix spécifiques de l’auteur. L’autofiction est tout simplement un courant littéraire qui connaît plus d’histoire, et a été repris par beaucoup de critiques, ce qui est encore le contraire pour la théorie de Jana Evans-Braziel. Ainsi, il y aura sans doute des critiques qui préféreront pour cette raison la dénomination ‘autofiction’ afin de qualifier l’œuvre de Dany Laferrière.

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2. Intertextualité

Cette représentation de l’hybridité et de l’altérité passe, à notre sens, avant tout au moyen de l’intertextualité de l’œuvre de Laferrière. L’intertextualité est une « outil » importante qui permet d’atteindre le but de peindre les identités présentes dans son œuvre de façon inédite. C’est l’emploi de l’intertextualité en combinaison avec l’alterbiographie qui représente à notre avis une nouvelle voie dans l’écriture autobiographique. Dès le début de Comment faire

l’amour avec un nègre sans se fatiguer, le ton et le sujet de ce texte sont déterminés par un

texte antérieur qui date d’une autre époque: « Le Nègre est un meuble » Code Noir, art. 1, 1685 » (CF9). Le Code Noir est d’au moins quatre générations antérieur à la sienne.

Selon Michael Riffaterre, « an intertext is one or more texts which the reader must know in order to understand a work of literature in terms of its overall significance » (Riffaterre, 56). En laissant des traces de miettes de pain pour ainsi dire, l’auteur joue un jeu discret avec le lecteur : où voir ces indices, quelle est leur signification, quel est le message que l’auteur veut propager ? Le lecteur doit participer activement au texte, bien que « the question arises as to whether intertextuality ceases to work if the reader is unfamiliar with the intertexts involved » (Riffaterre, 73).

La technique littéraire qu’est l’intertextualité est devenue une stratégie, surtout dans l’autofiction, de faire travailler le lecteur du roman en question, par moyen par exemple d’un pastiche ou une parodie. Dans l’œuvre de Laferrière, comme nous le verrons dans l’analyse, l’intertexte est omniprésent comme procédé de déconstruire le cliché.

C’est une notion qui est devenue vraiment connue quand la linguiste et sémiologue Julia Kristeva a repris le travail de Mikhail Bakhtin sur le dialogisme dans son œuvre

Sémiotékè, recherches pour une sémanalyse (1966). Sophie Rabau définit dans son étude sur

l’intertextualité le dialogisme de façon suivante :

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Il s’agit donc d’un dialogue entre des textes différents, ou entre l’auteur et son personnage ou même entre l’auteur et le narrataire implicite si on veut pousser la comparaison plus loin. Le critique connu Gérard Genette (Palimpsestes 1982) et l’auteur Roland Barthes (Théorie du texte et intertextualité dans l’Encyclopædia Universalis 1973) ont aussi écrit plusieurs études sur l’intertextualité.

Comme notre but n’est pas d’étudier l’histoire de l’intertextualité, nous nous limiterons ici à une présentation de l’importance de l’intertextualité dans l’œuvre de Dany Laferrière, et à une détermination des types (ou définitions) d’intertextualité qui sont pertinent pour notre analyse.

Les techniques intertextuelles qu’on peut retrouver le plus souvent dans l’œuvre de Laferrière sont l’humour, par exemple sous forme de parodie et de caricature, et la référence explicite à d’autres textes littéraires dont on retrouve beaucoup d’exemples dans son premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Quand nous repérons par exemple une parodie, il s’agit parfois d’un cliché qui est exagéré.

Dans son étude sur le cliché dans la littérature française, Ruth Amossy présente une définition de Michael Riffaterre : « on considère comme cliché un groupe de mots qui suscitent des réactions comme : déjà vu, banal, rebattu, fausse élégance, usé, fossilisé, etc. » (Amossy, 9). La notion de la parodie est définie par l’encyclopédie Larousse de la façon suivante :

« [une] imitation à vocation comique, touchant à la fois à la caricature, au pastiche et au burlesque, qui ridiculise, un texte littéraire sérieux et célèbre, ou tout système codifié […]. La parodie peut avoir seulement une fonction ludique et de défoulement, mais en présentant les valeurs et les normes des genres nobles comme fallacieuses, elle s’expose à énoncer le tragique résultant de leur liquidation – d’où il vient que son comique est souvent amer. »18

C’est surtout la dernière partie de cette définition qui est pertinente ici : en effet, les identités clichées sont présentées de façon comique et amère à la fois.

La référence à d’autres écrivains et à d’autres textes, la forme la plus connue d’intertextualité, est faite souvent en référence avec l’Histoire culturelle19. Cette référence

18http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/parodie/175898, 26-5-2010.

19 Nous avons choisi d’utiliser ce terme puisqu’il ne s’agit pas de dates ou d’époques très spécifiques mais

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montre ici que les thèmes de la discrimination et du racisme ne sont pas nouveaux dans la littérature, mais qu’ils peuvent, au contraire, être trouvés partout dans des livres, partout dans l’Histoire.

Ces références présentent la difficulté qu’elles pourraient être considérées comme des allusions ; Marc Eigeldinger déclare que l’allusion :

« […] participe à la stratégie du texte en tant que reflet, mais elle s’en distingue parce qu’elle peut être l’objet d’une réminiscence volontaire ou involontaire, qu’elle est de nature plus implicite et qu’elle implique souvent un travail de déchiffrement du lecteur. […] Ce qu’il y a de spécifique dans l’allusion, c’est la part de non-dit, ayant la vertu d’engendrer la suggestion. » (Eigeldinger, 13).

Ainsi, nous voyons que l’intertextualité peut être en même temps explicite et implicite, mais qu’elle pousse le lecteur dans les deux cas lecteur d’aller à la recherche de la signification.

Les références explicites dans le livre de Laferrière aux œuvres de par exemple James Baldwin ou Ernest Hemingway, représentent une technique de l’auteur qui sert à « [établir] une véritable connivence avec le lecteur, car il lui appartient de repérer les indices de l’intertexte. Ainsi, la parodie, le pastiche et l’allusion font du lecteur le partenaire nécessaire d’un jeu avec les textes. »20Comme le souligne aussi André Lamontagne :

« dans le contexte des études québécoises, le croisement entre intertextualité et altérité s’impose à l’analyse quand on sait, d’une part, à quel point les mots des autres traversent la production romanesque et, d’autre part, comment la problématique de l’autre […] informe depuis toujours la psyché québécois. » (Lamontagne, 155).

L’altérité est donc un mot-clé qui revient, comme nous le verrons dans l’analyse, dans l’œuvre entière de Dany Laferrière. De plus, Laferrière fait une liaison entre cette altérité et une nouvelle approche de l’exil qui se fonde sur l’hybridité.

20

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Chapitre 1 : Comment faire l’amour avec un nègre sans se

fatiguer - l’identité clichée à travers l’intertextualité

Dans l’œuvre alterbiographique Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, les clichés sont présents en abondance. Les identités de certains personnages sont construites à travers des clichés, comme par exemple le Nègre sauvage et primitif, ou la fille blanche qui vit sous une doctrine de préjugés. Mais comment déchiffrer ses « identités » clichées et quel est leur effet sur la recherche identitaire en général ?

Ces images sont fondées sur des préjugés qui existent depuis des siècles dans la culture occidentale, et qui sont imbriquées dans la conscience générale. En examinant et en comparant ces identités clichées, Laferrière démontre exactement pourquoi, dans les mots de Clément Moisan :

« …le mot [« identité »] n’a pas le sens d’identique, de pareil, de semblable (le Même), mais bien, (…) d’accord de la pensée avec elle-même, ou mieux, d’accord avec soi-même et son milieu, son habitat (l’Autre). La dialectique altérité/identité met en cause des différences d’ordre humain, circonstanciel et logique. Humain en ce sens que l’être se situe toujours en rapport avec un autre ou d’autres, qui est où sont « différent(s) ». (Moisan, 160).

Les préjugés se trouvent donc dans l’identité d’une personne, et par conséquent surtout dans l’altérité de l’Autre. En fait, un personnage ou une personne en soi, ne peut tenir que face à l’Autre. Dans le roman, le Nègre ne peut pas exister sans la Blanche, et vice versa : l’un est condamné à vivre avec l’autre. On peut voir ici que l’altérité d’une personne existe ici, comme décrite dans la citation ci-dessus, surtout par rapport aux autres dans les mêmes environnements.

Il semble qu’il est impossible de décrire les clichés de l’identité tels qu’ils sont décrits dans le roman sans qu’il soit question de « l’Autre ». Le « je » des personnages est devenu dans ce contexte un « nous » puisque c’est un groupe de « Nègres » versus un groupe de « Blancs », pas un individu mais un collectivité.

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ressemblent beaucoup aux protagonistes du livre que nous, les lecteurs, lisons. En fait, comme une sorte de mise en abyme, nous lisons le roman que le protagoniste a écrit quand il est encore en train de le rédiger.

Il existe des similarités entre Dany Laferrière et le protagoniste dont le surnom est ‘Vieux’, ils sont tous les deux des écrivains en train d’écrire leur premier roman. Pourtant, dans ce mémoire, nous nous garderons de parler de « Laferrière » dans le cas du protagoniste, puisqu’il s’agit à notre avis d’une version de l’alterbiographie ; le protagoniste peut ressembler à l’auteur, ou être simplement une version altérée. En plus, le mélange d’autobiographie et de fiction pose la question du ‘réel’ des événements et des personnages.

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1.1 Déconstruction du cliché à travers l’humour

Le premier trait caractéristique de l’œuvre laferrienne analysé dans ce chapitre est celui de l’humour. Il s’agit de l’humour typiquement laferrien – c’est-à-dire un humour très moqueur – qui est renforcé par l’exagération. Dans Comment faire l’amour…. ce sont avant tout les préjugés qui sont amplifiées : le protagoniste de cette œuvre insiste aussi bien sur les jugements qui existent sur « le Nègre » que celles concernant les filles blanches en les exagérant. D’après Ruth Amossy : « [L]e cliché est par définition le porte-parole d’une société, de ses conventions et de ses consensus. Œuvrer en lui, c’est y débusquer les valeurs qu’il recèle pour les exposer et les déconstruire. » (Amossy, 126 ; c’est nous qui soulignons).

En présentant les deux côtés de l’histoire de façon exagérée, Laferrière maintient une neutralité qui est signifiante. Nous montrerons que les stéréotypes sont tellement exagérés qu’ils incitent à une réflexion de la part du lecteur sur ses propres préjugés. Les représentations du nègre :

« … enter into stereotype precisely in order to parody, hyperbolize, and ultimately, pervert them by nomadically taking flight from within them. […] For Laferrière, the play on sexual-racial stereotype in excess offers a way of satirically or textually unloading their potency » (Evans Braziel, 2003a: 871, 872).

Dans l’œuvre, c’est le protagoniste, un homme noir, qui surtout par sa sexualité, obtient ou plutôt ‘exige’ le pouvoir sur les filles blanches avec qui il fait « l’amour ». Il « baise » afin d’éliminer (choix de mots de la part du protagoniste21) les présomptions si persévérantes qui le hantent dans la vie quotidienne.

L’attitude de certains Blancs vis-à-vis du protagoniste est illustré quand une copine de Miz Littérature22 avec laquelle il se trouve dans un café ne cesse de lui demander de quel pays il vient :

21 « Dieu ! Cette fille judéo-chrétienne, c’est [81] mon Afrique à moi. Une fille née pour le pouvoir. En tout cas,

qu’est-ce qu’elle fait ainsi au bout de ma pine nègre ? Ça ruisselle entre ses cuisses blanches. (…) Je veux baiser son inconscient. C’est un travail délicat qui demande un infini doigté. Vous pensez : baiser l’inconscient d’une fille de Westmount ! (…) Je veux baiser son identité. Pousser le débat racial jusque dans ses entrailles. Es-tu un Nègre ? Es-tu une Blanche ? Je te baise. Tu me baises. » (CF : 80, 81 ; c’est nous qui soulignons)

22 Le choix du protagoniste d’appeler ses copines ‘Miz’ sera expliqué plus profondément dans le chapitre

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« À chaque fois qu’on me demande ce genre de question, comme ça, sans prévenir, sans qu’il ait été question, auparavant, de National Geographic, je sens monter en moi un irrésistible désir de meurtre. Je la regarde dans sa jupe en tweed assortie d’un corsage blanc en tissu très fin. Il n’y a rien à faire, c’est une snob. Miz Snob. – Tu viens de quel pays ? me redemande-t-elle. – Le jeudi soir, je viens de Madagascar. » (CF114).

Au moment où il se sent jugé et presque condamné de cette manière, le protagoniste ne peut pas résister au mouvement quasiment involontaire de juger lui-même aussi. Sa réponse, « le jeudi soir, je viens de Madagascar », suggère que le protagoniste souhaite être insaisissable, mais que, en même temps, il est aussi très ennuyé par la question inconsidérée qu’elle lui pose. Le pire pour lui semble être qu’elle ne considère même pas un instant que cette question pourrait être très maladroite. Pourtant, il utilise l’humour (sarcastique) pour attraper l’attitude de la femme blanche, comme s’il retournait le jeu.

À son tour, comme le montre la citation, le protagoniste juge donc lui-même aussi. La femme blanche (il n’est quasiment pas question de femmes nègres ni d’hommes blancs23) est avant tout ignorante de ses propres préjugés, qui sont profondément enracinés dans la culture occidentale blanche selon le protagoniste : « Ça la touche de me voir manger. […] Elle a été dressée à croire tout ce qu’on lui dit. C’est sa culture. Je peux lui dire que je mange de la chair humaine, […] je le jure, je peux lui dire ça et elle comprendra. » (CF30, c’est nous qui soulignons). Dans cette citation, le protagoniste indique qu’il s’agit avant tout d’un endoctrinement culturel : nos connaissances sont conditionnées par des préjugés, sans que nous nous en rendions compte. Pour la jeune femme que rencontre le protagoniste, il sera toujours en quelque sorte un ‘primitif’, toujours l’Autre. Même l’éducation universitaire, avec son « doute scientifique », n’a pas pu effacer ses préjugés ; il juge qu’il serait impossible pour elle de changer de rôles :

« Tu t’imagines, elle étudie à McGill (une vénérable institution où la bourgeoisie place ses enfants pour leur apprendre la clarté, l’analyse et le doute scientifique) et le premier Nègre qui lui raconte la première histoire à dormir debout la baise. Pourquoi ? Parce qu’elle peut se payer ce luxe. Si je me permet la moindre naïveté, ne serait-ce qu’une seconde, je suis un Nègre mort. » (CF31)

23 Pour plus de l’information sur ce sujet voir MAYR, Suzette, « Absent black women in Dany Laferrière’s How

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Il pense qu’elle se trouve dans une position plus privilégiée que lui-même ; mais il faut noter aussi que McGill est une université à Montréal où la langue d’instruction est l’anglais au lieu du français qu’on parle dans la plupart de la ville. Partout à Montréal, on parle le français ; à l’exception seule de l’université de McGill. Il nous semble qu’il est important de souligner le fait qu’il s’agit dans cette citation d’un bastion anglophone au milieu de la seule domination francophone au Canada. Cela constitue aussi une position de minorité, comparable à celle de notre protagoniste ; bien que l’anglais soit dominant au français au Canada, c’est en fait le contraire au Québec.

Ainsi il est peut-être possible de faire une comparaison entre la culture dominante blanche et la culture noire, et la dominance de l’anglais sur le français. De façon indirecte, l’existence de différentes identités au Canada est présentée ici. Il existe donc plusieurs couches dans le récit de Comment faire l’amour… et le protagoniste joue un jeu assez subtil en montrant dans quelle mesure la société est influencée par les différents groupes qui y vivent.

Dans ce contexte plus large, la question de l’identité se présente sous deux formes distinguées, qui se rapprochent de ce que l’auteure Régine Robin a qualifié comme identité imaginaire d’une part et identité objective d’autre part. Comme l’expliquent Moisan et Hildebrand dans leur étude sur la littérature migrante québécoise, l’identité objective « reste assez pareille, même si elle bouge, tandis que l’autre est sans cesse travaillée par l’écriture, [déplaçant] les stéréotypes, les clichés […] sur l’identité, qui existent bien et ne sont pas qu’illusion. » (Moisan, 164). Dans le cas de Laferrière, l’identité imaginaire pourrait être présentée par la projection de ses propres expériences sur le protagoniste, tandis que l’identité objective est celle qui consiste en des faits connus de sa vie. Il en résulte une transcendance de sa propre identité avec comme résultat l’identité du personnage, comme le dit Nathalie Courcy, « l’auteur coexiste avec Vieux Os » (Courcy, 231). En effet, l’auteur coexiste avec son protagoniste, mais il en diffère en même temps lorsqu’il le présente sous forme d’identité imaginaire, fictionnelle. Cette double identité souligne justement l’altérité dans l’œuvre laferrienne.

De plus, l’emploi de l’identité imaginaire lui permet de choquer davantage son public : c’est son alter ego fictionnel qui stigmatise les femmes blanches dans des chapitres24 intitulés : « Et voilà Miz Littérature qui me fait une de ces pipes » et « Comme une fleur au

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bout de ma pine nègre ». Malgré le ton cynique de ces titres de chapitre, le roman en entier relève quand même une question importante à notre avis : pourrait-on parler ici d’une provocation d’un groupe particulier ? Un Nègre pourrait tout autant être offensé qu’une personne blanche, parce que le cliché pourrait être compris de deux façons : selon le titre, une blanche aimerait connaître l’expérience de faire l’amour avec un nègre, « sans se fatiguer ». Un ‘Nègre’ pourrait évidemment être insulté par l’évocation d’un préjugé trop connu. L’auteur joue avec ces préjugés à plusieurs niveaux. L’un d’eux est justement représenté par les titres des chapitres25 qui nous révèlent comment le protagoniste lui-même fait face à des présomptions généralisées : « Le cannibalisme à visage humain », « Le Premier Nègre végétarien », et « Ma vieille Remington s’envoie en l’air en sifflotant ya bon banania ». Les préjugés sont à un tel point exagérés qu’ils deviennent ridicules. Il en résulte une déconstruction des préjugés et des stéréotypes, qui se manifeste également à d’autres niveaux du texte, notamment lorsqu’il s’agit des techniques intertextuelles. Grâce à ces techniques, le lecteur se sent de plus en plus impliqué dans la construction de l’histoire puisqu’il est poussé à réfléchir lui-même sur ses propres préjugés. Pour prendre l’exemple du titre, il ne s’agit pas un moment de savoir comment on peut faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, mais de considérer la complexité des problèmes identitaires d’un jeune homme noir.

La subtilité se trouve alors surtout dans les détails, et c’est ainsi que les références à des préjugés et des clichés sont rendues apparentes dans le texte. En écrivant ses expériences, le protagoniste neutralise la force des préjugés. Ainsi, il s’avère que tout préjugé est ridicule, que c’est nous-mêmes qui les faisons perdurer. C’est grâce à l’humour que le protagoniste déconstruit les préjugés et les stéréotypes. Cette approche légère met l’accent sur la rencontre problématique de cultures différentes, où le « Nous » s’oppose souvent à « l’Autre ».

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1.2 Le rôle du « Nous » et de « l’Autre »

La position de l’Autre est explicitée, comme nous l’avons vu, à l’aide de préjugés. Ces préjugés concernent le groupe entier, donc dans le cas échéant les Noirs et les Blancs, qui sont considérés comme des groupes opposés. Des deux côtés, il existe des présomptions : par exemple le goût sexuel des hommes noirs, ou la bêtise des femmes blanches ; les groupes semblent constamment s’opposer. La façon dont l’image de l’Autre est peinte dans l’œuvre de Laferrière est très diverse, et elle est comparable au rôle de l’Autre dans l’Histoire.

Dans ce paragraphe, nous insisterons sur l’importance de la représentation de l’Autre et de son identité avec la présence de présomptions concernant cette identité. L’Autre, en fait, est tout simplement « celui qui n’est pas moi » (Castillo Durante, 11).26 L’œuvre de Laferrière est imprégnée de textes d’autres écrivains qui montrent à quel point les préjugés et l’altérité sont ancrés dans la culture et la littérature depuis toujours.

D’autres notions comme la culture en combinaison, ou non, avec l’identité d’une personne jouent un rôle important :

« All human beings feel a sense of belonging to a collective, village or city, country of region of the world, as well to a particular group [etc.]. To some extent, these identitary categories and the ways we relate to them come inscribed in a culture. Similarly, each of us chooses which groups to identify with, which to perceive as ‘other’, and what meanings and feelings each of these categories elicits in us. A […] distinction would therefore be that while culture alludes to our routine of strongly sedimented practices beliefs and meanings; identity refers to our feelings of belonging to a collective. » (Grimson, 63).

La culture est donc en relation constante avec l’identité puisqu’elle est liée à une collectivité quelconque dont chaque personne souhaite faire partie. La représentation à travers des clichés formés par les préjugés qui sont tellement ancrés dans des « pratiques, croyances et significations » (citation ci-dessus) qu’ils sont partout présents de façon inconsciente, permet de ridiculiser les clichés.

26 Castilllo Durante cite en résumé ici Jean Paul Sartre (1943: 275): « Autrui, en effet, c’est l’autre, c’est-à-dire

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L’Autre apparaît donc à travers des préjugés et des clichés que cultive un collectif par rapport à un autre collectif ; il ne s’agit plus d’un « je » mais plutôt de « nous » puisqu’une société à laquelle appartient une culture est toujours composée d’une collectif. En fait, les ‘uns’ sont aliénés des ‘autres’ à cause de l’existence de ces préjugés : ils ne se connaissent pas très bien puisque ces préjugés ont une sorte de priorité. Le « je » est déterminé non seulement par sa culture, mais aussi par des sentiments, et peut-être aussi par l’ignorance, aspect que nous montre le protagoniste plusieurs fois dans l’analyse qui suit.

Le Nègre est représenté d’abord à travers deux points de vue dans le roman : en premier par les préjugés des personnages blancs dans le roman, et deuxièmement par les descriptions qu’on retrouve de la part des deux personnages Vieux et son colocataire Bouba. Dans le roman entier, Vieux construit une analyse parfois hargneuse de ce qui se passe autour de lui, essayant, semble-t-il, d’expliquer pourquoi et comment ces présomptions au sujet de Nègres se sont fabriquées et pourquoi elles persistent aujourd’hui encore.

En fait, le choix d’appeler les personnages noirs dans ce texte « Nègres » est vu par Sam Haigh dans son article sur l’œuvre de Laferrière comme l’expression du désir de l’auteur de choquer ses lecteurs : « indeed the same desire to shock can be seen to be at work in the decision to use the work Nègre rather than Noir in the title of Comment faire l’amour and then throughout these novels.»27 Surtout en Amérique du Nord, il y a encore un grand tabou concernant l’utilisation du mot « negro » ou « nigger ».

La représentation des Blancs passe avant tout à travers la figure de la femme blanche. Au moment où il est question d’un homme blanc dans l’histoire, c’est pour souligner la présence de préjugés et de malentendus. Cela s’avère, à un moment donné, au moment où un homme blanc se déclare solidaire avec le protagoniste quand il essaye de séduire une fille mais sans succès, la fille en question est en fait très ennuyée. La plupart des personnes présentes sont incrédules devant sa défense :

« Un homme de quarante ans s’interpose. (…) « Il ne faut pas tout mélanger, dit-il, un emmerdeur est un emmerdeur et les Nègres ne sont pas tous des emmerdeurs. Si vous dites ça des Nègres, alors que doivent dire les Nègres de nous autres, les colonialistes. Moi aussi, je crois que la drague est dégradante pour les femmes mais que vaut une innocente drague à côté de la Traité des Nègres ? » Les gens demeurent un moment interloqués devant la perversité d’un tel argument. » (CF57).

27 Haigh se réfère ici à Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) et Cette grenade dans la

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L’homme qui prend la défense du protagoniste n’est pas du tout pris au sérieux, il est seul contre le reste des gens présents, ce qui est peut-être emblématique du rôle de l’homme blanc qui est pour la plupart du texte absent. Les gens présents ne considèrent même pas le poids de ses arguments « pervers » et ne se demandent pas si c’est vrai que le Blanc doit encore quelque chose aux Nègres à cause des événements du passé. Les Blancs dans la citation ne permettent pas, pour ainsi dire, le changement de rôles ; il n’est pas accepté, semble-t-il, pour le protagoniste de changer la ‘répartition de rôles’.

C’est aussi, en même temps, quelque chose de collectif : une seule personne proteste contre un groupe d’incrédules : un « je » versus des « nous ». Pourtant, ce « je » représente pour les « nous » dans la citation aussi un groupe. C’est ici que le thème de l’aliénation se concrétise : l’Autre est éloigné du « Nous » à cause des préjugés que ceux-ci ont gardés vivants. Ainsi, le « nous », les Québécois blancs, se trouvent en face de l’Autre, le Nègre. Il s’agit donc d’un individu (ou représentant d’un groupe d’Autres) versus un collectif, comme l’affirme Janet M. Paterson :

« [E]n effet, le groupe de référence est celui qui établira les codes sociaux et en décidera les paramètres ; c’est lui qui valorisera certains attributs hérités ou acquis. D’où […] son pouvoir d’admission, d’assimilation, de ségrégation ou d’exclusion sur ceux qui sont perçus comme étant différents » (Paterson, 24).

Il s’agit donc clairement plutôt d’un « Nous » qu’un « Je », représentant l’Autre, ou plutôt « les » Autres dans ce cas. C’est le paquet de préjugés, racisme, discrimination d’un groupe contre un groupe d’Autres que le protagoniste paraît représenter. Stuart Hall attribue la naissance de ce qu’il appelle les nouvelles identités à la globalisation et l’idée d’être simplement différent :

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Le « je » de l’identité est transformée en un « nous », en fait des deux côtés. La citation ci-dessus semble être soulignée encore par les propos sur le racialisme28 de Tzvetan Todorov dans « Nous et les Autres » :

« Le racialiste postule […] la solidarité des caractéristiques physiques et des caractéristiques morales ; en d’autres termes, à la division du monde en races correspond une division par cultures, tout aussi tranchée. Il peut y avoir, certes, plusieurs cultures par race ; mais dès qu’il y a variation raciale, il y a aussi changement de culture. La solidarité entre race et culture expliquerait aussi pourquoi les races ont tendance à se faire la guerre les unes aux autres. Ce qui est affirmé la plupart du temps n’est pas la seule coexistence des deux répartitions, mais la relation causale entre elles : les différences physiques

déterminent les différences culturelles. (Todorov, 116).

La manière dont notre protagoniste est regardé par les autres Blancs fait qu’il adopte un ton assez militant afin de les choquer plus effectivement et de renverser la façon de penser. Il passe sa colère pour ainsi dire par l’écriture de son premier roman, qui lui permet de vraiment dire ce qu’il pense, et de montrer que lui, il n’incorpore pas les préjugés. Par conséquent il ne décrit pas du tout une image très positive de l’époque dans laquelle il vit :

« Ça va terriblement mal ces temps-ci pour un dragueur nègre consciencieux et professionnel. On dirait la période de Négritude né, has been, caput, finito, rayée. Nègre,

out. Go home Nigger. La Grande Passe Nègre, finie ! Hasta la vista, Negro. Last call, colored. Retourne à la brousse, p’tit Nègre. (…) Regarde, maman, dit la jeune Blanche,

regarde le Nègre coupé. Un bon Nègre, lui répond le père, est un Nègre sans couilles. Bon, bref, telle est la situation en ce début des années 80 marquées d’une pierre noire dans l’histoire de la civilisation nègre. À la bourse des valeurs occidentales, le bois d’ébène a encore chuté. » (CF17).

Ses références évidentes à l’œuvre Peau noire, masques blancs (1952) de Frantz Fanon, une fille qui a peur d’une personne noire et le dit à sa mère29, rend le portrait qu’il peint de la

28 « […] [O]n adoptera ici la distinction opérée parfois entre racisme, terme qui désigne le comportement, et

racialisme, réservé, lui, aux doctrines. Il faut ajouter que le racisme qui s’appuie sur un racialisme produit des

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société et de sa culture encore plus grave. La référence au « Nègre sans couilles » fait sans doute allusion à encore une autre déclaration de Fanon : « Historiquement, nous savons que le nègre coupable d’avoir couché avec une Blanche est castré. Le nègre qui a possédé une Blanche est fait tabou par ses congénères » (Fanon, 58) 30.

L’ensemble de ces citations montre une attitude des Blancs plus que hostile et des commentaires racistes qui existent depuis longtemps. Il est sûr que cette omniprésence de préjugés affectera l’identité d’une personne noire profondément, puisque nous construisons notre identité non seulement à partir de son caractère mais aussi à partir des gens qui nous entourent.

L’histoire et la littérature sont de la même façon impliquées dans la création des images clichées par le protagoniste. L’intertextualité est dans ce but le moyen par excellence de découvrir et rechercher les différents types du « moi » qui coexistent dans le monde du protagoniste Vieux dans le livre de Laferrière, mais aussi pour le protagoniste de se découvrir lui-même. Les descriptions de ses expériences et de ses pensées par moyen de la fiction et d’autres œuvres littéraires, lui donnent la possibilité de réfléchir. Cela est peut-être aussi vrai pour l’auteur Laferrière lui-même : de cette façon il a plus de distance par rapport aux problèmes entre le « Nous » et « l’Autre » dont il fait lui-même partie. Ainsi :

« [La littérature] devient ce lieu de « regard » sur soi et sur les autres, où se rencontrent le même et le différent, le familier et l’étranger, le proche et le lointain. L’étude de ce phénomène particulier pose le problème de l’identité culturelle, du métissage des cultures […]. » (Moisan, 10).

Les différentes cultures présentées dans le livre et les problèmes qui dérivent de leurs relations, dont les préjugés, ont une grande influence sur l’identité en relation avec l’altérité. Daniel Castillo Durante affirme que « toute altérité, quelle qu’elle soit, opère sur un terrain de lutte. La « culture » est le lieu par excellence dans lequel s’engage cette agonistique de l’altérité » (Castillo Durante, 7).

Cette altérité est même représentée ou soulignée au moyen des sens ; par exemple le toucher quant à la sexualité, les repas « nègre » de riz et de poulet qu’il mange avec son 29 « Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai. « Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je

m’amusai ouvertement. « Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible. (Fanon, 90).

30 Dans le contexte du roman de Laferrière, il faut noter la particularité du titre du chapitre dans lequel se trouve

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colocataire quant au goût, la peau blanche ou noire quant à la vue, et l’ouïe pour les préjugés qu’entend le protagoniste, mais avant tout le jazz qu’écoutent les deux personnages tous les jours de la semaine. Il faut noter dans ce contexte qu’il s’agit une fois de plus de clichés. Selon André Lamontagne, le protagoniste relie, en nommant quel type de musique il écoute avec Bouba, la musique à l’Histoire de la communauté Afro-américaine en Amérique :

« Cette citation31 favorise un processus d’identification aux Noirs d’Amérique que le jazz et le blues signalent tout au long du roman. En décrivant de façon détaillée le quotidien des Noirs et leur condition d’esclave, en convoquant des fragments de leur histoire, le narrateur s’éloigne de l’Amérique blanche qu’il convoque par ses références littéraires. En réalité, il y a là rencontre de deux représentations identitaires (…). » (Lamontagne, 164).

Qui plus est, le jazz est en fait né dans la communauté des Afro-américains dans le Sud des Etats-Unis, par exemple la Nouvelle Orléans, au début du XXe siècle. Même Frantz Fanon note dans son essai que « l’association lyonnaise des Etudiants de la France d’outre-mer [lui demandait] de répondre à un article qui littéralement faisait de la musique de jazz une irruption du cannibalisme dans le monde moderne (…)32. » (Fanon, 183). « Les représentations identitaires » permettent à l’auteur de prendre de la distance et de comparer l’une avec l’autre.

Ainsi, un lien est construit entre deux préjugés majeures, le jazz étant un genre ‘noir’, et les Nègres étant cannibales) qui étaient assez dominants à l’époque ; dès lors Laferrière joint la parodie de la musique à une autre forme d’intertextualité en utilisant l’allusion : la référence à l’Histoire. La définition de l’Autre passe donc parfois par des éléments quotidiens, comme par exemple le type de repas. L’inconnu ou des éléments nouveaux (qui ne font pas partie des habitudes d’un certain groupe), comme le jazz, font que le groupe dominant est méfiant de l’autre/Autre. Apparemment, il existe une séparation stricte entre le folklore d’un groupe, qui, par conséquent semble-t-il, n’est pas accepté par un autre groupe.

Il est important ensuite d’observer que le protagoniste est apparemment idolâtre de Carole Laure, une chanteuse blanche : « Je traîne partout avec moi cette photo de Carole

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, explique Lili, mais les garçons s’investissent plus dans le jeu, les fanatiques jouent plus de trois heures par jour. Nous, on préfère garder nos week-ends

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