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Écrire en 'pays diglossique' : Une étude comparative de l'influence de la diglossie sur la littérature au Maroc et en Martinique

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Écrire en ‘pays diglossique’ :

Une étude comparative de l’influence de la diglossie sur la

littérature au Maroc et en Martinique

Mémoire de Master Études Littéraires : Littérature, Culture et Société Faculté des Sciences Humaines Université d’Amsterdam Ella S. Sinervo Superviseur : M. Fouad Laroui Second lecteur : Mme. Petra Sleeman Juin 2018

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Une langue a ceci de particulier : c’est une immense maison aux portes et aux fenêtres sans cadres, ouvertes en permanence sur l’univers ; c’est un pays sans frontières, sans

police, sans État, sans prisons. (Ben Jelloun 2007 :121)

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LA TABLE DES MATIÈRES

1. Introduction 3

2. Sur la notion de diglossie et d’autres notions de base 5 2.1 La définition de la notion de diglossie et des variétés ‘haute’ et ‘basse’ 5 2.2 La définition de la notion de diglossie littéraire 8 2.3 L’oralité et ’l’oraliture’– caractéristiques de la variété ‘basse’ 9

2.4 Le plurilinguisme littéraire 10

2.5 La diglossie en Martinique 11

2.6 La diglossie au Maroc 13

3. Les romans examinés 18

4. L’écriture en français 18

4.1 La Martinique : l’écriture dans la variété ‘haute’ 22 4.2 Le Maroc : l’écriture dans une langue hors de la diglossie 23 4.3 Littératures francophones ou littératures martiniquaises et

marocaines – quelques réflexions à propos de la définition 26 5. Derrière l’inclusion de la variété ‘basse’ – un choix ou une contrainte ? 28

5.1 Un choix tactique – l’auto-exotisme 29

5.2 L’authenticité linguistique par l’oralité et la ‘langue peuple’ 33

5.3 Une contrainte identitaire et linguistique 35

5.4 La création d’un style personnel 39

5.5 La Martinique – La promotion de la tradition de métissage 40 5.6 Le Maroc – L’authenticité linguistique et l’ancrage culturel 44

6. Le plurilinguisme dans les romans examinés 46

6.1 Le lexique de la variété basse 47

6.2 Les phrases et les dialogues en variété ‘basse’ 52

6.3 Les marques de l’oralité 55

6.4 Les procédés morphologiques 57

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1. Introduction

Comment écrire dans un pays ‘diglossique’ ? Comment écrire dans un pays

linguistiquement dominé, en présence de deux ou plusieurs langues qui n’ont pas les mêmes contextes d’utilisation ?

En Martinique des Antilles Françaises, la diglossie, la hiérarchie entre deux ou plusieurs variétés linguistiques dans la société, se présente entre le créole martiniquais et le français. Les deux variétés ne sont pas utilisées dans les mêmes situations ; le français est la langue de l’enseignement et l’administration tandis que le créole, la langue maternelle de la plupart de la population, n’est utilisée que dans le cadre oral.

Au Maroc, ce sont l’arabe classique et l’arabe dialectal, la darija, qui se trouvent dans l’opposition hiérarchique. Contrairement à la Martinique, le français n’est pas une langue officielle, mais est pourtant utilisé comme la langue des affaires et en particulier, comme une langue prestigieuse de l’enseignement à côté de l’arabe classique.

Bien que le statut du français soit différent, ce que les deux régions ont en commun c’est le fait que la population doit parler ou comprendre au moins deux langues pour survivre dans la société fortement affectée par le pouvoir du français. Les

représentations de la culture caractérisée par la colonisation, de la désespérance pour liberté linguistique, de la pluralité culturelle et linguistique et de la rencontre des traditions orales avec la littérarité (Déjeux 1992 :12–13) sont présentes dans les textes littéraires des deux régions, et pour cela, il est légitime de comparer les caractéristiques des littératures marocaine et martiniquaise.

La hiérarchie linguistique pose évidemment des problèmes pour les auteurs marocains et martiniquais. Dans quelle langue écrire ? Comment écrire lorsque

l’identité se construit sur plusieurs langues et imaginaires, ou sur une autre langue que la langue d’écriture choisie ? A cause de ces défis linguistiques, nous avançons que la diglossie exerce une influence importante sur la littérature et affecte la langue des textes littéraires d’origine marocaine et martiniquaise. Néanmoins, vu les différences dans les diglossies mêmes, les auteurs marocains et martiniquais se trouvent également face aux différents défis et enjeux dans leur écriture.

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Même si le français joue un rôle différent dans les deux diglossies, aussi bien le Maroc que la Martinique produisent principalement une littérature en langue française rattachant leurs œuvres au champ littéraire francophone. Toutefois, la variété ‘basse’ de la diglossie peut surgir dans le lexique, la grammaire et les imaginaires des romans. Quelles sont les raisons derrière le choix, ou la contrainte, d’écrire en français d’une part, et d’autre part, de faire entrer dans l’écriture la variété ‘basse’ ? Les raisons sont-elles les mêmes dans les deux aires linguistiques, et si non, pourquoi ? Les écrivains cherchent-ils principalement à promouvoir leur culture, leur identité, leur langue maternelle, ou essayent-ils de résoudre l’inégalité linguistique dans la société par les moyens de la littérature ?

Dans ce mémoire, l’objectif sera de comparer l’influence de la diglossie sur la langue des romans marocains et martiniquais. En utilisant comme point de référence six œuvres contemporains, trois de chaque pays, nous chercherons à répondre aux questions telles que : quelle est l’influence de la diglossie sur la langue d’écriture, quels défis rencontrent les auteurs dans leur écriture, comment et dans quelles situations la variété ‘basse’ surgit-elle dans les romans, et en premier lieu, quelle est la fonction de cet ajout linguistique.

Dans un premier temps, pour définir le cadre de cette étude comparative, nous expliquerons les notions de base de diglossie, diglossie littéraire, oralité et

plurilinguisme, et examinerons plus en détail les situations linguistiques particulaires en Martinique et au Maroc.

Dans un deuxième temps, nous présenterons brièvement les romans qui fonctionnent comme point de départ dans cette analyse.

Dans un troisième temps, nous nous pencherons sur les choix linguistiques que les auteurs doivent faire dans leur écriture face à la diglossie. Nous traiterons aussi bien le choix d’écrire en français que les différentes raisons derrière la présence de la variété ‘basse’ dans l’écriture. Nous discuterons entre autres le prestige et le potentiel de la langue française, l’importance de conservation de la nature et tradition orales de la variété ‘basse’, la notion d’auto-exotisme, la quête de l’authenticité linguistique et culturelle et les différentes contraintes linguistiques et identitaires qui rendent nécessaire le plurilinguisme littéraire.

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Finalement, nous nous concentrerons plus en détail sur les romans étudiés et tirons des exemples de l’utilisation de la variété ‘basse’. Le plurilinguisme surgit-il seulement dans le lexique ou aussi dans les phrases entières et dans la grammaire et les structures du français ? Notre objectif est de comparer les deux régions ‘diglossiques’ et

d’identifier des similarités et des différences dans la manière de profiter de la variété ‘basse’ dans l’écriture romanesque.

2. Sur la notion de diglossie et d’autres notions de base

Pour définir le cadre de ce travail, nous commencerons par introduire les notions de base liées au thème de la diglossie. En plus de discuter en détail le concept de diglossie, nous présenterons les notions de diglossie littéraire, oralité et plurilinguisme littéraire. Pour conclure cette partie théorique, nous examinerons les particularités des diglossies en Martinique et au Maroc pour illustrer les différents points de départ que ces régions de diglossie établissent pour une littérature francophone.

2.1 La définition de la notion de diglossie et des variétés ‘haute’ et ‘basse’

Le concept de diglossie était initialement traité par Psichari (1928) et Marcais (1930), mais ce n’est que par l’article « Diglossia » de Charles Ferguson en 1959 que le terme fut standardisé, introduit en anglais et adapté officiellement dans le champ de

sociolinguistique. La définition de la situation selon Ferguson (1959 :336) est la suivante :

La diglossie est une situation linguistique relativement stable dans laquelle, en plus des dialectes primaires de la langue […], il y a une variété superposée très diverse et fortement codifiée (souvent plus complexe grammaticalement), le vecteur d’une grande et respectueuse littérature écrite, soit d’une période précédente soit d’une autre communauté linguistique, qui est normalement acquise dans l’enseignement formel et utilisée, pour la plupart, dans les situations écrites et formelles, mais n’est utilisée par aucun groupe de la communauté pour conversation ordinaire.1

1 « DIGLOSSIA is a relatively stable language situation in which, in addition to the primary dialects of the language […], there is a very divergent, highly codified (often grammatically more complex) superposed variety, the vehicle of a large and respected body of written literature, either of an earlier period or in another speech community, which is learned largely by formal education and is used for most written and formal spoken purposes but is not used by any sector of the community for ordinary

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Il s’agit donc d’une standardisation linguistique qui permet aux variétés utilisées par la même communauté linguistique2 d’exister côte à côte chacune ayant son propre

contexte d’utilisation. (Ferguson 1959 :325) Cependant, la relation entre les variétés est hiérarchique ; « l’une symbole de prestige, généralement associé aux fonctions nobles de la forme écrite d’une langue, [...] l’autre symbole des fonctions terre à terre de la vie quotidienne ». (Tabouret-Keller 2006) On distingue donc entre les variétés ‘haute’ et ‘basse’ : la variété ‘haute’ est en principe réservée pour la religion, la politique, l’enseignement, les nouveautés, les publications et la poésie, tandis que la variété ‘basse’, étant caractérisée par l’oralité, ne surgit que dans la littérature du peuple, les proverbes, le radio, les conversations avec la famille et les amis et pour adresser les personnes de statut plus bas. Bien que la plupart de la population ne parle pas aisément la variété ‘haute’ et ne l’utilise dans la conversation quotidienne, la variété ‘haute’ est superposée fonctionnellement sur la variété principale de la discussion, la variété ‘basse’. (Ferguson 1991 :52)3

En plus des fonctions différentes et rarement chevauchantes des variétés, Ferguson propose d’autres caractéristiques pour la situation ‘diglossique’ dont les essentielles, quant à notre étude, sont le prestige de la variété ‘haute’ qui se démontre par exemple par l’héritage littéraire en cette variété, le manque de la standardisation de la variété ‘basse’, et plus généralement, la stabilité de la diglossie pendant des siècles.

Le fait que la variété ‘haute’ n’est utilisée dans les conversations par aucun groupe de la communauté, par exemple à cause de l’artificialité liée à l’usage, est la

caractéristique essentielle de la diglossie qui la distingue des situations linguistiques plus communes dans lesquelles une langue standard existe parmi ses plusieurs dialectes souvent intelligibles entre eux. (Ferguson 1959 :336‒337) Il faut également faire une distinction entre la diglossie et le bilinguisme, la situation d’un individu dans laquelle la maîtrise linguistique est plus ou moins équilibrée entre deux langues. Contrairement à la diglossie, dans le bilinguisme l’alternance entre les variétés se base sur la situation ou le

2 La communauté linguistique est un groupe social qui partage les particularités de la structure, utilisation et attitudes linguistiques et fonctionne comme une unité sociolinguistique pour opérer des variations et changements linguistiques. (Ferguson 1991 :55)

3 Il faut noter que la désignation ‘basse’ est plus ou moins dégradante et trompeuse (Tabouret-Keller 2006) : aussi bien au Maroc qu’en Martinique, les variétés ‘basses’ sont les langues premièrement acquises de la population et par conséquent, ne sont absolument pas des langues inférieures pour leurs locuteurs.

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thème de l’énonciation (Gumperz 1982), les langues n’ont pas nécessairement une relation hiérarchique et les locuteurs peuvent passer de langue à l’autre sans grand effort.4

Selon Ferguson (1959 :338), la diglossie surgit dans la société en présence de trois éléments :

1) Il y a un vaste corps de littérature incarnant les valeurs communes fondamentales écrit dans une langue étroitement liée à la langue naturelle de la communauté. 2) L’alphabétisation est limitée à une petite élite dans la communauté.

3) Un période de temps convenable se passe depuis l’établissement des sections précédentes.

La notion de diglossie a évolué depuis la définition originelle de Ferguson selon laquelle l’opposition existe entre une langue et ses variétés. Par exemple, Hazaël-Massieux (2011 :9, 19) souligne que dans les sociétés créoles, il s’agit d’une

coexistence hiérarchique des langues, non des dialectes ou des variétés. La terminologie de notre étude se basera pourtant sur le terme variété pour ne pas nécessairement prendre position dans cette question ontologique de la notion. L’utilisation du terme variété pour faire référence aux différentes formes langagières facilite également la comparaison entre les deux régions où la relation entre les langues ‘haute’ et ‘basse’ n’est pas la même : le créole martiniquais se base sur le français n’étant cependant pas son dialecte tandis que la darija est un dialecte de l’arabe, mais les variétés sont

inintelligibles, ce qui complique la définition standard du rapport entre une langue et ses dialectes.

Une autre actualisation des idées de Ferguson est faite par Hazaël-Massieux (2011 :21,22) : aujourd’hui aux Antilles, les fonctions des deux variétés de la diglossie sont complémentaires et la ‘diglossie stricte’ décrite par Ferguson n’existe plus – au lieu de s’exclure, les variétés surgissent dans la communication en cas de besoin. Nous proposons pourtant que cet avancement n’enlève pas nécessairement l’infériorité sociopolitique de la variété ‘basse’. Quant au Maroc, il nous semble que la situation linguistique correspond toujours à la description de Ferguson : malgré quelques

4 Comme, selon la définition de Joshua Fishman, le bilinguisme est la situation linguistique d’un individu, le bilinguisme peut être présente dans la situation de diglossie, mais ne l’est pas nécessairement.

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exceptions, l’arabe classique/littéraire et l’arabe dialectal tiennent leurs rôles définitifs sans qu’une variété interfère dans le contexte d’utilisation de l’autre.

2.2 La définition de la notion de diglossie littéraire

Empruntée à la sociolinguistique, la notion de diglossie est utilisée également dans le domaine littéraire

pour caractériser la situation d'écrivains issus de groupes sociaux et culturels dominées, dont la langue maternelle est, par conséquent, la langue dominée, mais qui sont entrés en contact plus ou moins contraint avec la langue dominante et connaissent un déchirement entre les deux langues dans leur travail d'écriture.5

Il s’agit donc d’une « diglossie où les écrivains peuvent hiérarchiser les langues dans leurs œuvres littéraires. » (Simoes Marques 2011 :233) En termes de Grutman, cette hiérarchisation des langues dans un texte serait appelée diglossie textuelle qui

se manifeste à l’intérieur d’un texte en français, qui devient une sorte de ‘palimpseste’ […] portant les traces d’une écriture première, dans la langue de l’auteur : calques créant un effet de polyphonie, intercalation de genres oraux, travail sur le signifiant sont quelques-unes des formes que prend l’inscription littéraire de la (ou des) langue(s) dominée(s). (2005 :61)

La diglossie textuelle devient une stratégie, un support dynamique et esthétique qu’adoptent les écrivains « pour faire apparaître […] les tensions produites par la situation sociolinguistique dans laquelle s’inscrit leur création. » (Simoes Marques 2011 :233) Selon Grutman, la diglossie textuelle est caractéristique pour les textes maghrébins et antillais, dans lesquels « elle est devenue une dynamique d’écriture visant à dédramatiser le conflit linguistique. » (2005 :61)

La diglossie textuelle de Grutman se distingue de la diglossie littéraire introduite par Mackey en 1976 qui, pour sa part, réfère à l’utilisation différenciée des variétés par genre. Selon Lafont (1985 :23), le colonialisme a veillé que les langues « ethniques » sont interdites d’écriture, qu’il reste une opposition entre les variétés ‘haute’ et ‘basse’ comme langues écrites et non-écrites.Par exemple, en Martinique, il n’y a pas beaucoup de romans ni d’écriture prosaïque en créole, et au Maroc, il n’y a pas en principe

d’écriture standardisée de darija qui permettrait de s’exprimer à l’écrit. Par conséquent, la littérature produite en variété ‘basse’ devient considérée « comme littérature

populaire » (Lafont 1985 :22) et contrastée avec la ‘haute littérature’ – par exemple les

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genres de poésie, de nouvelle et d’essai – écrite dans les variétés prestigieuses. Effectivement, la diglossie littéraire donne naissance à une contrainte de genre, soit consciente ou inconsciente : certains genres littéraires « doivent » être écrits dans une certaine variété. La ségrégation linguistique dans l’utilisation littéraire se présente également au niveau des mots : comme l’affirme Ferguson (1959 :334), certaines expressions ne peuvent être utilisées que dans un contexte oral et certaines qu’à l’écrit. L’opposition entre les variétés devient donc également une question de registre, ce qui sous-estime la variété ‘basse’ encore plus.

2.3 L’oralité et ‘l’oraliture’ – caractéristiques de la variété ‘basse’

L’oralité est une caractéristique de langue qui l’attache au contexte oral et “suit un ordre tout autre que l’écriture. » (Ludwig 1994 :15) Cette nature orale est essentielle dans la distinction entre les variétés ‘haute’ et ‘basse’ examinées dans cette étude.

Contrairement à la variété ‘haute’, les variétés ‘basses’ sont liées à l’oralité par le manque de structure, grammaire et corps de littérature écrit (Ferguson 1991 :59), et se basent sur une tradition orale qui aussi formule la mémoire culturelle de la communauté.

Par la notion d’oraliture, on entend tout simplement cette tradition et « littérature orale » (Ludwig 1989) et les « formes d’expression structurées attestées que sont les contes, les proverbes, les devinettes » (Hazaël-Massieux 1989 :277) aussi bien que les épopées, mythes et chansons.

Comme les écrivains marocains et martiniquais sont légataires de l’oralité et de ‘l’oraliture’ de leur langue maternelle, il est important qu’ils maintiennent l’héritage de la tradition orale. Au lieu d’être un romancier traditionnel, l’écrivain doit se positionner entre l’oral et l’écrit.6 L’objectif devient de

repenser la relation entre littérature et oralité dans les conditions socio-symboliques des sociétés nées de l’esclavage […] du fait de la manière dont s’est spécifiquement posée la question de la relation entre domination et consentement dans le cadre d’une littérature dominée. Il s’agit donc […] de pouvoir analyser comment une production littéraire dominée peut ‘désobéir’ aux codes et conventions de la fiction. (Beniamino 2005 :142)

Effectivement, il s’agit de résistance aux valeurs coloniales réalisée par donner la parole pour la « contre-culture ».

6 De plus, il ne faut pas oublier que le langage oral formant la genèse de la langue écrite, l’oral et l’écrit ne sont pas, par essence, des catégories linguistiques distinguables. (Hazaël-Massieux 1989 :280)

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L’héritage des langues ‘basses’ est menacé non seulement par l’histoire coloniale, mais aussi par l’industrialisation et la mondialisation contemporaines. Ludwig

(1994 :17) illustre la situation en Martinique :

l’oralité […] se transforme au jour le jour sous l’influence de l’alphabétisation générale et des médias. Le français gagne progressivement en importance par rapport au créole, langue orale des Antilles. Quant à la nuit, espace consacré du conte et de la veillée, elle est de plus en plus accaparée par la télévision.

Mais comment transmettre la tradition orale à la littérature contemporaine d’une manière naturelle ? Au lieu de seulement transcrire l’oral ou de conserver uniquement l’essentiel de l’énoncé (Hazaël-Massieux 1989 :294), il faut trouver un juste milieu entre l’oral et l’écrit, un traitement stylistique qui permet en même temps de rendre lisible les passages oraux en français et de conserver le style oral. Il s’agit de formuler une version moderne de ’l’oraliture’ et de créer une illusion de l’oralité. Comment cela fonctionne en pratique, nous l’illustrerons plus tard avec l’aide des romans étudiés.

2.4 Le plurilinguisme littéraire

Par le plurilinguisme littéraire7, on entend la présence d’une/des idiome/s « étranger/s »

dans un texte. Il est un procès littéraire de sélection et transformation dans lequel l’auteur textualise des langues ou des variétés d’une langue pour souligner et révéler sa réalité sociolinguistique. (Grutman 2005 :91) Il s’agit d’embrasser la « palette

linguistique » (Delbart 2005 :82) que les auteurs possèdent et d’augmenter la connotation d’authenticité par l’usage des emprunts à la variété autre que la langue principale d’écriture. (Lafont 1985 :27) Ludwig (1989 :34) propose que le

plurilinguisme littéraire puisse se servir comme point d’intercompréhension et

coexistence de l’oral et de l’écrit et « contourner le problème de la langue normalisée en utilisant, au moins partiellement, un lexique et une grammaire agrégatifs ».

Certains mots et expressions sont si fortement rattachés à l’histoire ou culture locales qu’il est impossible de les traduire sans perdre le sens originel. Dans ce cas-là, l’écrivain est contraint de recourir au vocabulaire de l’autre variété. En plus d’empêcher la trahison de la langue originelle par les traductions imprécises, la polyphonisation du texte par l’inclusion des autres idiomes permet de l’attacher à un autre monde et par

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conséquent, d’ouvrir la culture d’origine de l’écrivain à un lectorat plus large.

Effectivement, le plurilinguisme littéraire peut également être plutôt un choix qu’une contrainte pour l’écrivain.

Vis-à-vis les lecteurs unilingues, le plurilinguisme littéraire peut évidemment être considéré comme un trait controversé, même négatif, vu que « la compréhension la plus élémentaire d’un texte suppose de connaissances pour avancer dans des œuvres dont les auteurs, baignés dans leur culture, ont sans doute l’impression que les significations sont ‘naturelles’ et que tous les lecteurs y accèdent ». (Hazaël-Massieux 2003 :158) Bien que même sans traduction, les mots, proverbes et énonciations en langue étrangère permettent au lecteur d’entrer dans un autre univers et créent « un charme de plus à porter au crédit du ‘flou artistique’ » (Hazaël-Massieux 2003 :156), nous sommes d’accord avec Hazaël-Massieux (2003) que l’expérience de lecture est encore meilleure quand on est capable de comprendre, soit ce par traductions ou explications qui peuvent menacer l’authenticité de l’expression.

2.5 La diglossie en Martinique

En Martinique, la hiérarchie linguistique date de la période coloniale et persiste toujours dans la société. Étant un département de la France, la Martinique reconnaît le français comme langue officielle. Le créole martiniquais, par contre, a le statut de langue

nationale. Effectivement, le rapport entre les deux variétés n’est pas égal : le français est la langue de l’administration, de l’éducation et du média tandis que la langue créole n’est utilisée généralement que dans le cadre oral.

La variété ‘basse’ de la Martinique est un créole à base française né au cours des XVII ͤ et XVIII ͤ siècles sous l’influence du français oral, la langue des colonisateurs superposée sur les langues et dialectes locales. (Hazaël-Massieux 2011 :154) Comme l’explique Mather (2007 :405), étant donné que ce sont des langues typologiquement distinctes, les créoles ne peuvent pas être considérés comme dialectes du français, mais plutôt comme variétés créolisées du français ; bien que le lexique et certaines structures du créole ressemblent à ceux du français, les structures propositionnelles et l’ordre de mots sont considérablement différents dans les deux langues. Un autre trait distinguant le créole des dialectes français est qu’il est la langue maternelle de la communauté et

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parlée par toute la population et non uniquement par un groupe social. Il ne faut non plus confondre les créoles avec les variétés régionales comme le provençal car les créoles sont inintelligibles pour les locuteurs du français. (Chaudenson 1995 :4)

La variété ‘haute’ en Martinique est bien sûr le français, qui depuis la moitié du 19ème siècle fonctionne comme la langue prestigieuse offrant les possibilités pour

l’enseignement et l’alphabétisme, pour l’emploi et pour le respect et la liberté dans la société. La langue française devenait donc idéalisée comme dépassant toutes les autres formes de savoir et connaissance et considérée comme la porte à une meilleure vie. (Confiant 2006 :5) Comme l’affirme Chamoiseau (1994 :151), « les rares moyens de promotion sociale se voyaient essentiellement conditionnés par l’acquisition de la langue et de la culture françaises, ou mieux : de la francisation. » Effectivement, pendant le colonialisme, la société et les traditions créoles étaient mises

linguistiquement et culturellement en opposition avec la France, ce qui évidemment affectait aussi la littérature comme la tradition littéraire occidentale surpassait les traditions orales du créole. Selon Chamoiseau (1994 :152), cette interruption était « l’une des causes de la déportation culturelle majeure » qui troublait immédiatement la littérature antillaise et causait une « impuissance à toucher l’authentique, et à faire de la littérature un des lieux d’expression de notre âme collective. » En somme, la littérature antillaise se développait sous la domination socioculturelle « indifférente à la

complexité de l’imaginaire antillais. » (Schon 2003 :57)

La population martiniquaise est plus ou moins bilingue. (Martinet 2004 :38) Cependant, le créole étant la langue maternelle du peuple, certains utilisent uniquement cette variété ‘basse’, ce qui aggrave la communication en français. De plus, le français des Martiniquais n’est pas naturellement du français standard mais une sorte de dialecte, du ‘français-banane’ en termes de Confiant (1994). Comme l’explique

Maignan-Claverie (2005 :90), la population martiniquaise « se situe à l’intersection de deux codes concurrents insérés dans un continuum linguistique et dont les conditions d’usage laissent une marge au choix du locuteur. »

Maignan-Claverie est assez optimiste en proposant que les deux variétés sont plus ou moins complémentaires et s’interpénètrent de plus en plus. Bien qu’il soit vrai

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1) qu’il y a une grande volonté dans la société de rehausser le statut du créole et de développer un créole écrit, une grammaire et un vocabulaire créoles

2) que plusieurs auteurs écrivent déjà uniquement en créole et les bandes dessinées sont souvent produites en créole

3) que l’orthographe du créole est devenue standardisée8, grâce principalement au

mouvement de la créolité et au modèle de langue normalisée imposé par l’Occident

4) que le créole surgit de plus en plus et avec moins de gêne en dehors la communication orale et informelle même dans l’enseignement et dans l’administration,

« l’usage de plus en plus systématique par les auteurs de ce français entraîne

corrélativement un abandon relatif du créole dans la littérature ». (Hazaël-Massieux 2003 :172) Toujours au début du 21ème siècle, les textes à lire en créole étaient écrits

d’après les graphies étymologiques et phonétiques au lieu d’une orthographe unique formulée pour le créole. (Hazaël-Massieux 2003 :173) De plus, malgré la publication accélérée des dictionnaires, le développement des graphies plus avancées et le

surgissement de sites d’Internet promouvant les cultures et langues créoles, le prestige du français n’a pas disparu ‒ il y a toujours une longue route devant le créole avant qu’il ne devienne une variété égale avec la langue officielle du département.

2.6 La diglossie au Maroc

Au Maroc, la situation linguistique est plus complexe qu’en Martinique : au lieu de deux variétés en hiérarchie, on trouve aussi bien une situation de diglossie entre deux variétés d’arabe qu’une langue officielle toujours une variété ‘basse’, le tamazight, et en plus, deux langues étrangères, le français et l’espagnol, qui entrent à la société surtout dans les domaines d’enseignement et de technologie. (Laroui 2011)

Le cas de la diglossie arabe faisait déjà l’objet de l’étude de Ferguson en 1959. La hiérarchie existe entre l’arabe classique et la variété dialectale d’arabe n’utilisée principalement qu’à l’oral. Cette nature orale de la variété a contribué à la construction

8 Le développement du créole martiniquais correspond plus ou moins à celui proposé par Ferguson pour le créole haïtien – un développement graduel vers une langue standard unifiée. (1959 :340)

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de la diglossie et placé le dialectal (et le tamazight) au statut sociopolitique inférieur. (Aitsiselmi & Marley 2008 :192)

La variété ‘haute’ de Maroc, l’arabe classique, est la langue formelle et officielle du pays utilisée au sein de l’administration, l’enseignement et la religion. Cette variété écrite n’est ni une des langues maternelles des Marocains ni une langue utilisée exclusivement par un groupe social. (Laroui 2011 :82) Tout comme en Martinique, la variété ‘haute’ n’est acquise que par l’enseignement formel ‒ c’est la variété ‘basse’ que les enfants s’apprennent de la manière considérée normale dans l’acquisition de la langue maternelle. (Ferguson 1959 :331)

Aujourd’hui, on distingue de l’arabe classique l’arabe littéraire moderne, la variété « simplifiée » de l’arabe classique utilisée dans la presse et dans certaines situations aussi bien à l’oral. (Laroui 2011) Dans cette étude, la variété ‘haute’ de Maroc fera référence à ces deux variétés écrites, l’arabe classique et l’arabe littéraire moderne, qui ensemble sont opposés aux variétés ‘basses’ orales.

La variété ‘basse’ du Maroc porte le nom de darija, qui est la variété dialectale d’arabe utilisée à l’oral par la population marocaine. La darija est la langue

premièrement acquise de plusieurs marocains (à côté du tamazight) et est la langue qu’on utilise à l’oral tous les jours dans la communication privée et familiale. Le dialectal est différent de l’arabe classique par exemple quant à la prononciation et les structures syntactiques, et l’intercompréhension entre les deux variétés n’est pas aisée malgré un vaste vocabulaire en commun. Étant construite sur un entremêlement des différents dialectes berbères, de l’arabe littéraire, du français et, dans une moindre mesure, de l’espagnol, la darija tient un caractère évolutif et dynamique, qui, face à la mondialisation, la confirme plus potentielle quant à l’avenir de la langue arabe que la variété ‘haute’ restée relativement stable depuis les siècles. (Ferguson 1959 :327) Bien qu’il y ait toujours un manque de forme graphique standardisée, il y a aujourd’hui de l’écriture en darija et peu à peu, le dialectal longtemps marginalisé trouve sa place dans la production culturelle – tout comme c’est le cas en Martinique. (Laroui 2011) De plus, la variété introduite dans la littérature francophone représente le plus souvent la variété ‘basse’, soit la darija soit le tamazight.

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Le tamazight, une langue berbère, est la langue la plus ancienne du Maroc. Il est parlé en tant que langue maternelle, utilisé par environ 30% de la population et passée oralement d’une génération à l’autre. Comme le note Laroui (2014 :43), le fait qu’une variété de tamazight recomposée des trois dialectes berbères est devenue la seconde langue officielle du Maroc en 2011 est un progrès d’une part, mais d’autre part, ironique comme il y a aujourd’hui deux langues officielles que personne ne parle.

Le français, par contre, ne fait pas partie de la diglossie marocaine et depuis 1912, la période du Protectorat, surgit dans la société de l’extérieur. Malgré les tentatives de faire disparaître le français et de rétablir le statut d’arabe en réalité sociétale après la fin du protectorat en 1956, « la domination a continué sous des formes plus subtiles sur les plans éducatif, économique et culturel » (El Hakmaoui 2018 :23), et le français est devenu un facteur indispensable dans le développement de la vie intellectuelle,

académique et culturelle du Maroc. (Fernández Parrilla 2016 :20) Bien que l’utilisation et la présence de la langue de l’ancien colonisateur soit une question épineuse

(Aitsiselmi & Marley 2008 :187), le français est principalement considéré comme une langue utile permettant l’ouverture au monde occidental, ce qui affaiblit la motivation d’éliminer le français. (Aitsiselmi & Marley 2008 :195) Pour plusieurs Maghrébins, le français est un synonyme de modernité, et la compétence en français fonctionne comme une distinction sociale et donc un moyen d’élever le statut social. (Aitsiselmi & Marley 2008 :202) La ‘domination silencieuse’ (Chamoiseau) du français en Martinique semble illustrer aussi la situation linguistique au Maroc. Dans l’ère de communication de masse, la population maghrébine est de plus en plus exposée à la langue et culture françaises, et le français n’est plus exclusivement la langue d’élite comme pendant la période coloniale. (Aitsiselmi & Marley 2008 :186) A cause de son statut controversé, nous proposerions que le français se situe quelque part entre l’arabe classique et les variétés ‘basses’ dans la hiérarchie linguistique marocaine et fonctionne comme une langue « neutre » qui permet de ne pas prendre position dans le débat sur la diglossie.9

Toutes les langues et variétés du Maroc sont plus ou moins mutuellement inintelligibles et en plus, la population marocaine n’est pas bilingue dans les variétés ‘haute’ et ‘basse’ au niveau de celle de la Martinique. Bien que la langue

9 Évidemment, le français n’est pas une langue neutre dans le sens où il menace le statut de l’arabe classique en tant que langue étrangère surgissant aux domaines écrits. Il y a « un climat de guerre linguistique, du fait de la rupture entre deux monolinguismes exclusifs ». (Iraqui-Sinaceur 2018 :25)

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d’enseignement ne soit pas la même que la variété parlée à la maison, la plupart de la population ne maîtrise parfaitement que leur langue maternelle. De plus, si la langue d’enseignement est le français, il est possible que les connaissances en arabe classique/ littéraire soient presque inexistantes. Saghi (2018 :83) suggère qu’on pourrait appeler la situation linguistique au Maroc un « apartheid linguistique » superposé à la réalité linguistique de la nation.

Au Maroc, la diglossie pose un vrai problème, un « drame » selon Laroui. Contrairement à la Martinique et sa volonté répandue de développer le statut de la variété orale, au Maroc le cas n’est pas aussi univoque et les attitudes linguistiques sont plus controversées qu’en Martinique. La population n’est pas d’accord sur la position et l’avenir du dialectal sans parler du destin de l’arabe classique ou du français. Il faut prendre en compte qu’au Maroc, il s’agit premièrement de la rivalité entre deux variétés de la même langue et en plus, de la « menace » du français.

Comme l’explique Ferguson (1959 :338), au lieu de promouvoir une variété métissée de ‘haute’ et ‘basse’, les situations de diglossie ont tendance à plaider l’adoption comme langue standard soit la variété ‘haute’ soit une forme de la variété ‘basse’. Au Maroc, ceux qui prennent position pour la conservation de l’arabe classique se justifient par l’idée que l’arabe classique est l’arabe « réel » tandis que les dialectes oraux sont des déformations inférieures à cet arabe « original ». L’idéologie se base sur la conception de l’arabe classique comme la variété la plus belle, logique et expressive. (Ferguson 1959 :330) Étant la langue du Coran, l’arabe classique est fortement lié à la religion et au sacré, et considéré comme la parole authentique de Dieu qui existait déjà au temps de la création du monde. (Ferguson 1959 :330) En plus d’être la langue « sacrée » de l’Islam, l’arabe classique est le lien aux autres pays arabes et un symbole d’arabisme : il forme la base de l’identité et la tradition maghrébines, connecte le pays à son histoire et constitue la mémoire collective et culturelle des nations arabes. Ce lien linguistique unifiant tous les pays et peuples arabes serait menacé par la standardisation d’un dialecte, par la reconnaissance d’une langue exclusivement marocaine. (Laroui 2014 :43)

En 1959, Ferguson prédisait que l’arabe se développerait lentement aux plusieurs langues standards chacune profitant du vocabulaire de l’arabe classique mais se basant

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sur un dialecte différent. L’autre possibilité que voyait Ferguson était un destin ressemblant à celui du latin : que la variété ‘haute’ serait éventuellement disparue et replacée comme langue standard par une variété existante ou une variété mixte. L’inquiétude des partisans de l’arabe classique se construit donc autour du destin de l’arabe classique. Évidemment, comme la langue n’est parlée en tant que langue maternelle par personne, n’est-il pas fort probable que ses dialectes parlés évoluent aux langues à l’instar des langues romaines et replacent la variété écrite en la rendant langue plus ou moins « morte » comme le latin ? Pourtant, à la différence du latin, la planche de salut de l’arabe classique sera plutôt la religion que les sciences.

Par conséquent, un projet d’arabisation a surgi : la restauration et l’affirmation de l’identité authentique et la conservation de l’orgueil national. (Aitsiselmi & Marley 2008 :196) Ce qui est pourtant ironique c’est que l’arabisation est une forme de

nationalisme, un des modèles européens auxquels l’arabisation clame être hostile. Quoi qu’il en soit, malgré ces tentatives « arabisantes » dévalorisant le plurilinguisme, il nous semble que la deuxième prédiction de Ferguson est en cours.

Problématique dans cette valorisation de l’arabe classique est que cette variété n’est la langue maternelle d’aucun groupe dans la société. N’étant pas utilisé à l’oral, l’arabe classique/littéraire peut être considéré comme forme d’expression archaïque, non-moderne et insuffisante, et sa promotion comme dévalorisation des langues maternelles marocaines. Vu que la plupart de la population marocaine parle dialectal, pourquoi ne pas promouvoir cette variété que le peuple maîtrise ? En se concentrant seulement sur les liens entre les pays arabophones, l’arabisation, qui ciblerait « aussi bien la langue française que les langues maternelles » (Iraqui-Sinaceur 2018 :18), néglige le lien important que les variétés ‘basses’, les langues maternelles, les « vraies » langues de la population, forment entre les Marocains. (Laroui 2011 :126) Ceux qui sont contre l’arabisation critiquent le déni de la diversité linguistique riche au Maghreb et la promotion d’une langue « morte » symbolisant le passé. (Aitsiselmi & Marley 2008 : 196) Selon les opposants de l’arabe classique, la variété ‘basse’ doit être valorisée parce qu’elle, étant la langue acquise déjà en enfance, est la plus proche à la pensée et au sentiment réels de la population. (Ferguson 1959 :339) Quant au refus du français, c’est surtout la possibilité d’une ascension sociale qui est questionnée.

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3. Les romans examinés

Dans le cadre de ce mémoire, nous avons choisi d’examiner six romans – trois martiniquais et trois marocains – publiés pendant les trente dernières années. De la littérature francophone d’origine martiniquaise nous voulons relever Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau, Ravines du devant-jour de Raphaël Confiant et Tout-monde d’Édouard Glissant. Les romans marocains seront Une année chez les Français de Fouad Laroui, Au pays de Tahar Ben Jelloun et Le fond de la jarre d’Abdellatif Laâbi. Les œuvres de Laâbi et Confiant sont au moins partiellement autobiographiques, et Écrire en pays dominé un mélange de roman et d’essai.

En plus d’écrire de la fiction, tous les auteurs étudiés ont également écrit des textes d’un point de vue théorique : ils se sont penchés sur les questions linguistiques

omniprésentes et inéluctables de leur pays natal et ont pris position dans les débats liés à ces questions, ce qui justifie l’utilisation de ces œuvres comme point de départ dans ce travail qui cherche à généraliser les effets de la situation problématique de la diglossie sur la littérature postcoloniale francophone.

4. L’écriture en français

Qu’est-ce qui se passe lorsqu’un écrivain veut ou doit s’exprimer dans une langue qui n’est pas la langue de son identité, la langue dans laquelle il a appris à connaître le monde ? Pourquoi, en premier lieu, faire le choix de renoncer à la langue qu’on connait le mieux, dans laquelle on se sent chez soi ? Et quelles sont les conséquences de ce choix d’adopter la langue étrangère de l’ancien colonisateur ?

Derrière le choix d’écrire en français on trouve divers facteurs dont plusieurs sont liés au prestige de la langue française aussi bien en Martinique qu’au Maroc. Dans les deux régions, le français est toujours la langue prestigieuse associée à la littérarité et à la modernité, liée à l’ouverture au monde et à l’ascension sociale. Comme il est illustré dans les romans examinés :

en France, tout est belleté, chacun mange à sa faim et tout le monde porte de beaux vêtements. Et surtout, on y parle bien. Ce n’est pas comme nous autres avec notre patois de nègres de campagne et nos mœurs grossomodo. (Confiant 53)

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Effectivement, le parler local, par contre, est méprisé :

D’ailleurs, je te prie de ne pas dire ‘maboul’, mais ‘fou’ ou ‘insensé’ ou ‘dément’, il y a plein de mots en bon français, pas besoin de les remplacer par un mot vulgaire. […] C’est du langage populaire, de l’argot. Tu sais très bien que je ne veux pas que tu t’exprimes en argot. Si je te laissais faire, tu finirais par parler comme les pieds-noirs, avec des ‘la vie d’ta mère !’, ‘ma parole !’, ‘la mort de mes os !’. Quelle horreur ! (Laroui 226)

L’élégance de la langue des grands auteurs et d’une longue tradition littéraire avec ses règles claires est contrastée à la grossièreté des variétés locales orales. D’un côté, cette opposition et la valorisation du français comme langue d’écriture sont le résultat du colonialisme et son influence sur la longue durée, tandis qu’une raison plus récente est la mondialisation : les grandes langues comme l’anglais et le français parlées autour du monde offrent pour les écrivains hésitant dans quelle langue écrire l’attrait d’un plus grand lectorat et de renom international. Écrire en français devient « la meilleure manière de toucher un vaste public et d’assurer ainsi, malgré tout, la reconnaissance de leur culture originelle. » (Delbart 2005 :89) Il faut pourtant noter, que même si l’écriture en français rend la littérature accessible à un plus grand nombre de lecteurs, ce n’est pas nécessairement le cas dans le pays d’origine caractérisé par l’absence frappante

« d’interlocuteurs indigènes compétents » (Beniamino 2005 :143) dans le code écrit – l’analphabétisme en général est toujours un problème et la compétence en français encore plus basse surtout au Maroc. D’ailleurs, la tendance à publier en français est devenue légitimée et encouragée dans les deux régions étudiées également à cause des prix littéraires qui récompensent les œuvres francophones. (Hazaël-Massieux 2003 :163, Déjeux 1992 :7) Néanmoins, bien que les écrivains francophones crédités trouvent dans la langue française leur abri, les auteurs moins connus peuvent trouver extrêmement difficile de publier leurs œuvres francophones dans leur pays (Déjeux 1992 :7), même tout simplement à cause du manque des maisons d’édition locales au Maroc et en Martinique.10

Ensuite, le français fonctionne également en tant qu’outil important de prendre position dans les démarches politiques. Aussi bien en Martinique qu’au Maroc, l’écriture en français permet aux écrivains de promouvoir leur langue maternelle en dehors le pays d’origine en abordant des thèmes qui révèlent la situation linguistique inégale. Maignan-Claverie (2005 :412) se demande même, si « le créole trouve

10 Faisons la remarque que tous les romans examinés dans cette étude sont publiés par des maisons d’édition françaises, et même cinq sur six sont publiés par Éditions Gallimard.

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aujourd’hui dans la langue française ‘la niche écologique’ lui permettant de survivre ». Le français peut donc offrir à la variété ‘basse’ la possibilité de devenir connue, voire respectée parmi les langues dominantes occidentales avec une longue tradition littéraire. Quant au Maroc, au cas où l’objectif primaire des auteurs marocains serait d’écrire en darija, le français peut être vu comme un médiateur de la langue maternelle des auteurs. Effectivement, bien que la littérature francophone ne représente pas la production littéraire entière du Maroc, c’est principalement à partir des œuvres en français que le Maghreb est connu pour le reste du monde. (Déjeux 1992 :6) D’ailleurs, l’écriture francophone au Maroc est soi-même une prise de position sur le débat de l’utilisation de l’arabe classique comme langue d’écriture.

Une autre explication logique pour le choix d’écrire en français est la diglossie littéraire, la corrélation entre la langue et le genre qui dans les deux régions positionne le roman comme un genre normalement écrit en français. Au Maroc, bien que le ‘roman marocain’ reste par défaut arabophone, il est toujours plus typique pour les romanciers maghrébins contemporains d’écrire en français. (Fernández Parrilla 2016 :20) Ce qui est pourtant intéressant, c’est que ce sont l’arabe classique, la variété ‘haute’ du Maroc et le créole, la variété ‘basse’ en Martinique qui se trouvent dans la même position :

remplacées par le français en tant que langue des romans et utilisées comme langue de la poésie. Cette différence dans la valorisation des genres fait une importante distinction entre les deux aires linguistiques.

Selon Ferguson (1959 :332), dans la variété ‘haute’ on trouve des règles établies sur la prononciation, sur la grammaire et sur le vocabulaire qui ne permettent pas la

variation que dans une certaine mesure. Vu que l’arabe classique est cette langue « sacrée » qui ne permet pas de jeux linguistiques, dans le cas de Maroc, la langue française peut être considérée libératrice pour sa caractère accueillante et plus

convenable à l’inclusion de la variété ‘basse’. Cette idée peut pourtant être contestée car en Martinique, c’est le français qui joue le rôle de la variété ‘haute’, mais compte tenu de la façon dont les écrivains de la créolité l’utilisent dans leur écriture, le français en tant que variété ‘haute’ n’est absolument pas aussi restreignant que Ferguson suggère. Quoi qu’il en soit, dans les deux régions, l’utilisation du français en tant que langue d’écriture peut aider aux écrivains d’entrer la période postmoderne dont les idéologies libératrices occidentales comme l’autonomie individuelle, la démocratie, la laïcité et

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l’équité sexuelle (Chamoiseau 1996 :59) leur libère les imaginaires depuis longtemps contraints par p.ex. la religion au monde maghrébin. (Déjeux 1992 :12)

Surtout pour les écrivains martiniquais et, dans certains cas, aussi pour les marocains le français a été la langue d’enseignement, ce qui rend naturel le recours à cette langue apprise formellement. (Delbart 2005 :87) Dans ces cas-là, il ne s’agit plus d’un choix, mais plutôt d’une donnée. Effectivement, en plus d’être un choix conscient, la décision d’écrire en français peut se baser sur un simple devoir : à cause de la

faiblesse et l’incompatibilité du grammaire et vocabulaire des autres variétés, l’écriture en français peut être la seule manière pour la littérature de survivre. Contrairement aux autres variétés, la langue française offre la liberté d’inventer un style, de reformuler le langage et de jouer avec les créations lexicales et syntaxiques.11 Comme l’explique

Confiant (dans Hazaël-Massieux 2003 :170–171),

[l]orsqu’on s’exerce à écrire un roman dans une langue orale et rurale, on a beaucoup de difficultés, parce qu'un concept doit être exprimé à travers des périphrases. La liberté pour les écrivains créoles, paradoxalement, c'est le français, parce que le français est déjà une langue constituée avec laquelle on peut jouer. Quand j'écris en créole, je ne peux pas jouer parce que je suis obligé de construire mon propre outil. [...] Je maintiens que l'écriture en français est un plaisir et qu'en créole c'est un travail

Pour surmonter cet obstacle et pour pouvoir accéder aux fonctions et au stylistique qu’offre le français, il faudrait en premier lieu normaliser la variété ‘basse’. Néanmoins, l’ambiance générale est caractérisée par la volonté de conserver le caractère oral de la variété ‘basse’ et de ne pas la standardiser.

Une autre raison pour ne pas écrire en variété ‘basse’ est que son lexique n’est pas suffisant pour décrire la vie et le monde modernes. Le niveau conceptuel des variétés locales est plus limité que celui du français d’où l’incapacité à décrire le progrès de la technologie, du business et de la médicine entre autres sciences contemporaines. Par conséquent, les auteurs se trouvent face à la nécessité de plus en plus grande « de recourir aux termes étrangers pour désigner les concepts nouveaux ».

(Iraqui-Sinaceur 2018 :17) De plus, comme l’explique Confiant (1994 :172), le problème peut aussi être la capacité descriptive de la variété :

11 Il faut noter que dans le cas du Maroc, les écrivains éprouvent cette privation du style aussi bien en arabe classique/littéraire : personne n’étant un locuteur natif dans cette variété, il est impossible de posséder une « intuition » de l’utilisation de la langue. (Laroui 2011 :103)

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la langue créole, essentiellement rurale et orale, ne possède pas de niveau descriptif. […] Vivant en symbiose étroite avec son milieu, il (le paysan) n’a pas besoin de l’esthétiser de manière verbale, scripturale ou picturale. Ainsi donc, si j’écris en créole, je me trouve dramatiquement confronté à cette absence de vocabulaire descriptif.

En revanche, selon Laroui (2011 :115), l’écriture dans une langue étrangère influence la qualité de la littérature en empêchant la possibilité de s’exprimer dans la langue maternelle et de créer un style personnel. Il explique que le travail d’écriture est déterminé par la confluence des traits comme la langue d’expression, le style personnel et les codes indiquant la tradition et l’héritage dans lesquels l’auteur se place.

(2014 :39) Pour les écrivains des sociétés ‘diglossiques’, aucun de ces traits n’est prédéterminé ou évident, ce qui complique la tâche de création artistique. En choisissant de s’exprimer en français, l’écrivain rencontre des controverses à l’intérieur de la langue : faut-il conformer aux règles esthétiques et grammaticales du français et dépasser les éléments stylistiques et l’originalité propres à l’écrivain, ou viser à l’authenticité linguistique et essayer d’enrichir la langue française en la modifiant, en écrivant en français mais pas comme les Français, et prendre en même temps le risque d’adopter dans le texte un regard auto-exotique. (Laroui 2014 :45)

La langue française se trouve alors dans une position paradoxale : à la fois dominante et attirante, elle est, de toute façon, devenue une partie essentielle de l’écriture romanesque au Maroc et en Martinique.

4.1 La Martinique : l’écriture dans la variété ‘haute’

Depuis les années 90, l’objectif des écrivains martiniquais est devenu « beaucoup plus d’avoir des lecteurs, de publier en métropole, c’est-à-dire donc d’écrire en français, mais dans un français qui comporte une forte ‘couleur locale’ ». (Hazaël-Massieux 2003 :169) Effectivement, l’écriture en français permet d’atteindre un plus grand lectorat auquel introduire la culture créole métissée. En Martinique, la littérature

francophone fonctionne également comme une voix socio-politique importante pour les mouvements comme la créolité et la mondialité.

Bien que dès la 20ème siècle le créole soit peu à peu devenu une alternative pour le

français (Hazaël-Massieux 2003 :162) et qu’il ait eu de la discussion sur le

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renommés comme Chamoiseau et Glissant ont continué à produire leurs œuvres en français en se contentant de rédiger la langue standard par l’aide de la variété locale. (Mackey 1993 :53) Comme l’illustre Chamoiseau, l’écriture en français et la

personnalisation de la langue peuvent être une évidence pour les écrivains martiniquais :

Dans une langue française volée au Maître, astiquée pour qu’elle brille plus que celle du Maître. Je n’interrogeais pas cette langue. Elle ne me posait pas de problème. Elle était dominante, et le simple fait de l’arpenter me remplissait d’une certitude active que je croyais être la mienne. Comme l’avait édicté la négritude césairienne, j’avais juste clarifié en moi le désir de la révolutionner […]. Mais, sans m’en apercevoir, même en la bousculant dans ses extrémités, je sacrifiais comme n’importe quel poète français à la légitimité de son espace symbolique, ce qui me livrait à son emprise et à l’adoption de ses valeurs. (1996 :54)

De toute façon, « [l]es hésitations des auteurs à choisir leur langue d’expression, à déterminer la place réelle du créole dans toute la littérature antillaise montrent donc combien la langue est centrale, avant la thématique, dans les œuvres des Antilles contemporaines. » (Hazaël-Massieux 2003 :164)

4.2 Le Maroc : l’écriture dans une langue hors de la diglossie

En 1992 Déjeux prédisait que l’avenir de la littérature maghrébine sera la langue arabe. Néanmoins, aujourd’hui, presque trois décennies plus tard, le français garde son rôle en tant que langue d’écriture au Maghreb et fonctionne comme un moyen d’expression pour plusieurs écrivains. Au lieu d’avoir renoncé aux exigences nationales et tombé dans une isolation culturelle, les écrivains marocains continuent à produire une

littérature d’expression française et à introduire leur pays, culture et langue d’origine au monde occidental. Évidemment, la situation peut être vue d’une perspective opposée :

Résultant du nationalisme linguistique que la plupart des écrivains contemporains doivent

transformer, les auteurs ne sont pas formés à l’écriture dans leurs idiomes ancestrales. Ils n’ont pas d’autre choix que répéter l’histoire de l’élévation des langues européennes nationales qui paralysait la croissance des variétés vernaculaires nationales propres aux écrivains.12(Mackey 1993 :46)

A cause de la situation linguistique plus compliquée contenant plus de variétés, le choix d’écrire en français est plus controversé au Maroc qu’en Martinique. Effectivement, la situation en Martinique n’est pas aussi exceptionnelle car le français est une langue officielle et la variété ‘haute’ de la diglossie. Au Maroc, par contre, le français est à vrai

12 “As a consequence of the very linguistic nationalism that most of these future writers must now transform, they will not have been trained to write in their ancestral tongues. They will have to repeat the story of the rise of the very European national languages that stunted the growth of their own national vernaculars.” (Mackey 1993 :46) La traduction est la nôtre.

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dire une langue étrangère et une langue hors de la diglossie qui pourtant est la seule langue d’écriture qui permet d’avoir des lecteurs, contrairement à l’arabe

classique/littéraire que personne ne parle : ceux qui écrivent en arabe classique « forment une élite qui écrit pour une élite. »(Laroui 2014 :42)13 En plus

d’analphabétisme et d’incompétence linguistique pour la part des lecteurs, il peut aussi bien être l’auteur dont la compétence en arabe classique n’est pas suffisante. Comme l’illustre le cas de Ben Jelloun :

je ne me suis jamais senti prédisposé à créer en langue arabe classique. Malheureusement, je ne maîtrise pas cette langue, belle, riche et complexe. Une question de hasard et d’histoire. Il aurait fallu tôt s’y investir entièrement pour pouvoir l’utiliser et en faire l’expression privilégiée de mon imaginaire avec l’ambition de raconter des histoires qui sont autant de desseins humains (2007 :114)

De toute façon, les auteurs marocains ne se sentent pas à l’aise d’écrire dans une langue oralement morte : au cas où on écrirait les dialogues en arabe classique, le langage deviendrait bizarre, incroyable et inauthentique. (Laroui 2014 :40–41) Le français devient une langue neutre de l’extérieure qui permet d’éviter le choix entre les variétés locales. Bien que l’écriture en français ne corresponde pas à la réalité et à l’héritage linguistiques du Maroc, elle permet de dépasser la rupture oral-écrit entre l’arabe classique et le dialectal posée par la diglossie (Laroui 2011 :113) – en français, aussi bien les dialogues que la narration sont acceptables et crédibles dans la même langue. Ce fait que la seule option éminente est d’écrire dans une langue étrangère est unique dans les littératures postcoloniales. (Laroui 2014 :46)

Le dialectal oral et méprisé étant hors de question comme langue d’écriture, le paradoxe d’écriture au Maroc reste le suivant : écrire en arabe classique et utiliser la langue des autres, ou écrire en français, dans la langue de l’Autre ? (Laroui 2014 :43) En d’autres termes, écrire dans une langue qui n’atteint qu’une poignée de lecteurs, ou renoncer à sa tradition linguistique et écrire dans une langue étrangère ? Il s’agit d’une dichotomie dont l’opposition se base aussi sur valeurs : « la langue française serait porteuse de valeurs modernes et universelles, et la langue arabe confinerait à la tradition, au sacré, au système de valeurs islamiques. » (Iraqui-Sinaceur 2018 :13) Le problème fondamental est pourtant qu’aussi bien l’arabe classique que le français sont

13 “Those who do so in Arabic form an elite who write for an elite.” (Laroui 2014 :42) La traduction est la nôtre.

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des langues étrangères pour la population marocaine, et n’importe quelle langue les écrivains choisissent, ils excluent certains lecteurs marocains.

Comparée à la Martinique, l’écriture francophone au Maroc est plus discréditée et désapprouvée, ce qui est compréhensible tenant compte du statut différent du français dans les deux régions. Au Maroc, l’écriture en français marque automatiquement un refus de l’arabe classique. Les opposants de la langue française en tant que langue de la littérature se plaignent entre autres sur l’inauthenticité, sur le malentendu du Maroc « réel » et sur la domination culturelle. (Déjeux 1992 :11) L’écriture en français peut même « passer pour une trahison envers la patrie arabe. » (Delbart 2005 :91) Le français est considéré comme une langue trop éloignée de la culture arabe, et Déjeux (1992 :9), par exemple, insiste que l’écriture en français écarte les auteurs du peuple marocain. Le fait que les écrivains publiés en France ne sont principalement ni traduits ni circulés au Maroc n’aide pas dans la séparation de l’écrivain de son peuple.14 Ironiquement, en

même temps l’intérêt et l’enchantement du monde occidental à la littérature maghrébine augmente (Déjeux 1992 :15), ce qui encourage les écrivains à utiliser le français et implique possiblement quelque chose de l’adoption des stratégies auto-exotiques dans les textes marocains. D’ailleurs, contradictoirement, bien que l’utilisation du français ne soit pas en principe vue d’un très bon œil, les auteurs francophones qui gagnent des grands prix littéraires à l’étranger sont de toute façon considérés comme faisant partie d’écrivains qui font honneur au Maroc. (Déjeux 1992 :8)

En revanche, Déjeux (1992 :9) suggère que la séparation de la variété ‘haute’ pourrait aussi avantager l’auteur en permettant d’éviter les contraintes qu’il pourrait affronter en écrivant en arabe. Quant à la thématique et au langage, les auteurs marocains peuvent se sentir plus libres lorsqu’ils ne doivent pas s’exprimer dans la langue « sacrée ». Comme le note Laâbi, l’écriture en français permet de renverser les tabous au sein de la religion, de la sexualité et du pouvoir sociétal, « des interdits particulièrement stérilisants pour les auteurs maghrébins » sans la langue laïque du français. (Delbart 2005 :133) De plus, une langue d’écriture venue de l’extérieur rend possible le surgissement d’un esprit critique et la fuite de la conformation aux valeurs et règles de la communauté. (Déjeux 1992 :10) Effectivement, comme le propose El

14 Certains proposent que la traduction des œuvres de l’arabe aussi bien qu’en arabe soit une solution pour empêcher la disparation de l’arabe classique.

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Hakmaoui (2018 :32), la littérature francophone marocaine « peut jouer un rôle capital dans la circulation des imaginaires, des pensées critiques vers le monde arabe et vice-versa, de par sa proximité géographique, sa culture bilingue et sa connaissance de la littérature-Monde. »

4.3 Littératures francophones ou littératures martiniquaises et marocaines – quelques réflexions à propos de la définition

En principe, les littératures marocaines et martiniquaises écrites en français font partie de la littérature francophone, cette littérature-monde qui ne se limite plus à la France métropolitaine. Il faut quand même se poser la question si elles font partie également de la littérature locale, des deux littératures ou de la littérature d’aucune région ? La

littérature peut-elle être décrite nationale si la population ne parle pas la langue dans laquelle elle est écrite ? (Laroui 2014 :44)

En France, bien que l’accueil des textes d’outremer et d’Afrique est principalement positif et plusieurs auteurs non-métropolitains réussissent à gagner des prix littéraires en France, les littératures francophones non-hexagonales sont désignées un statut mineur. Souvent, ces littératures « mineures »15 écrites dans une langue majeure par une

minorité deviennent considérées comme « une annexe exotique de la littérature française » (Bonn 1999 :137) et leur lecture ne justifiée que par un intérêt

ethnographique ou politique. Parfois même, cette marginalisation est lue comme une négation de la littérarité, ce qui inévitablement diminue la valeur de ces littératures francophones opposées à la littérature française de souche.

Si les littératures mineures sont marginalisées au sein de la littérature francophone à cause d’être d’origine étrangère, leur rapport à la littérature nationale de leur pays est aussi problématique en raison de la langue d’écriture étrangère. Par exemple, comme l’écriture francophone au Maghreb n’est ni indigène ni nationale (Déjeux 1992 :5), on réfère toujours aux romans francophones marocains comme des romans de

langue/expression française. (Fernández Parrilla 2016 :20)

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Peut-être qu’il ne faudrait pas insister sur la catégorisation stricte des littératures. Nous sommes d’accord avec Mathieu-Job (2014 :57) que les littératures francophones émergeantes

ne doivent pas être appréhendées dans un rapport de simple opposition aux écritures des anciennes métropoles coloniales mais bien dans leur processus d’interaction symbolique avec elles. Ces littératures postcoloniales qui ne peuvent pas être lisibles uniquement dans leurs spécificités régionales, culturelles et ethniques, deviennent au contraire exécutables dans les tentatives de comprendre le monde contemporain caractérisé par la mondialisation et les migrations et métissages qui surgissent à sa suite.

Effectivement, tous n’acceptent pas la désignation dégradante d’une littérature mineure, et Confiant par exemple, l’a critiqué pour l’approche colonialiste impliquant entre autres que la langue française soit propre à l’hexagone. Contre cette marginalisation des littératures francophones est née la notion de littérature-monde qui est intolérante de la marginalisation et vise à faire disparaître la hiérarchisation et les préjugés au sein de la littérature francophone. Il s’agit de la « promotion d’une littérature française plurielle qui suppose une redéfinition des cadres de la francophonie littéraire et une réévaluation de la gestion des rapports du centre et de la périphérie. » (Delbart 2005 :223) Selon cette conception, « la France n’est qu’une entité dans l’ensemble de cette communauté qui donne à cette langue sa dimension mondiale ». (El Hakmaoui 2018 :32)

Nous proposons qu’également dans les romans examinés dans cette étude les auteurs prennent position contre la marginalisation de leur littérature au sein de la littérature francophone. Une tendance intéressante que nous avons distinguée est à faire référence aux œuvres classiques et aux écrivains renommés de la littérature française et, au Maroc, aussi bien à ceux du pays d’origine. Chez Confiant, on trouve références à Zola et Dumas, à Pantagruel de Rabelais et à d’Artagnan de Les Trois Mousquetaires tandis que Glissant fait surgir les noms de Baudelaire, Breton, Chateaubriand,

Mallarmé, Rimbaud… – la liste est exhaustive –, sans parler de Chamoiseau, qui cite des auteurs et œuvres renommés de tout autour du monde. Quant aux auteurs marocains, Laâbi et Ben Jelloun mentionnent les contes de Mille et Une Nuits. C’est pourtant Laroui chez qui la dualité de l’héritage littéraire est illustrée le mieux :

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Il s’interrompit en pleine envolée lyrique pour abaisser le regard en direction des quelques têtes bouclées parsemées dans la classe.

- L’arabe aussi est une très belle langue, bien sûr, avec une longue histoire et un trésor d’œuvres de grande volée, surtout en poésie. Mais l’esprit français… Voltaire ! Diderot ! Valéry ! Finalement, je vous envie, Saïdi, Khatib, Lahlou… Vous aurez le meilleur des deux mondes, vous qui serez de double culture. (Laroui 147)

Évidemment, l’auteur veut impliquer que la littérature marocaine fait partie de deux traditions et héritages littéraires égaux.

Cette intertextualité qu’on trouve dans tous les romans étudiés peut être interprétée « soit comme une reconduction au plan culturel du lien colonial, soit comme sa

contestation et sa subversion. » (Maignan-Claverie 2005 :97) On note que contrairement aux écrivains marocains, les Martiniquais ne mentionnent que des auteurs et histoires français, faute de manque de littérature écrite traditionnelle en créole : à part de l’’oraliture’, l’héritage littéraire martiniquais est francophone. De cette perspective, la dualité culturelle est plus facile à illustrer dans la littérature marocaine – bien que l’héritage littéraire en langues maternelles marocaines corresponde à celui du créole, les écrivains peuvent profiter de la littérature écrite en variété ‘haute’.

5. Derrière l’inclusion de la variété ‘basse’ – un choix ou une contrainte ?

Les langues sacrées s’étaient vu pétrifier par des hérésies vulgaires confrontées par de libres littératures. Ainsi, certaines langues y étaient devenues mobiles, errantes, proliférantes et dispersées, persistant protéiformes par-delà les époques, sans normes écrites, inaccessibles aux recensements, présentes en étendue sur mille territoires sans en élire un seul, sans désir de conquête, et offertes aux contacts. [...] Mais qui pouvait l’entendre ? (Chamoiseau 1996 :57)

Dans ce chapitre, nous discuterons les objectifs de l’inclusion de la variété ‘basse’ dans l’écriture. D’une part, l’intrusion de la variété orale peut être un choix conscient réveillé par la volonté de rendre entendues ces langues dégradées décrites dans la citation de Chamoiseau ci-dessus. Le choix peut également être motivé par l’objectif d’attirer des lecteurs, par la quête de l’authenticité ou par la recherche de style personnel. D’autre part, la présence de la variété ‘basse’ s’explique par certaines contraintes aussi bien identitaires que linguistiques qui guident le processus d’écriture des auteurs

contemporains martiniquais et marocains. En plus de discuter ces choix et contraintes en commun pour les deux régions, nous examinerons également plus en détail les

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