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La condition de la femme au Sénégal

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La condition de la femme

au Sénégal

La condition féminine au Sénégal entre 1960

et 1980 dans trois romans sénégalais : Une si

longue lettre, La Grève des bàttu et Juletane

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Table des matières

Remerciements 3

Introduction 4

I. Le cadre théorique 6

1. Le cadre historique 6

1.1 L’histoire de la colonisation et de la décolonisation française en Afrique 6 et la période des indépendances sur ce continent

1.2 L’histoire du Sénégal 7

2. Le cadre littéraire 11

2.1 La littérature francophone des écrivaines africaines 11

2.2 Trois genres et une approche 13

2.2.1 Trois genres : le roman historique, le roman épistolaire et 13

le journal intime

2.2.2 Une approche : la sociocritique 17

2.3 Les romans et leurs auteures 18

II. La mère et la fille au Sénégal 21

1. La maternité 21

2. La fille au sein de la famille 25

3. La fille à l’école 29

III. La femme sénégalaise 34

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Remerciements

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Introduction

La littérature est une affaire sérieuse pour un pays, elle est, au bout du compte, son visage.

Louis Aragon1

Comme disait si bien L. Aragon, il y a une forte relation entre la littérature et la société, le visage d’une société est dessiné par la littérature. Elle est très importante, parce que grâce à elle, l’homme peut faire connaissance avec une société et la regarder avec recul.

Les romans francophones des écrivaines sénégalaises entre 1960 et 1980 décrivent la condition féminine au Sénégal. L’accession à la souveraineté nationale du Sénégal en 1960, a provoqué des changements sociaux qui affectent l’univers de la femme dans la vie quotidienne. Il est intéressant d’examiner son évolution à l’aide des romans, parce que les romancières sénégalaises, porte-paroles de leurs consœurs, décrivent la vie des femmes en abordant des sujets qui les touchent tels que la stérilité, la polygamie et le divorce.

Dans ce mémoire de fin d’études, nous nous proposons d’examiner la condition de la femme au Sénégal entre 1960, l’année pendant laquelle le pays a acquis son indépendance, et 1980, l’année pendant laquelle vingt ans se sont écoulés pendant lesquels la femme a changé de position. La question centrale de ce mémoire est : « Comment la littérature sénégalaise

présente-t-elle la condition féminine au Sénégal entre 1960 et 1980 et son évolution ? ». Pour

y répondre, nous analysons trois romans qui traitent la situation de la Sénégalaise après l’acquisition de l’indépendance du pays : Une si longue lettre (1979) de Mariama Bâ, La

Grève des bàttu (1979) d’Aminata Sow Fall et Juletane (1982) de Myriam Warner-Vieyra.

Avant de commencer l’analyse des romans, nous présenterons un cadre théorique composé d’un cadre historique et d’un cadre littéraire. Dans le premier, nous aborderons l’histoire de la colonisation et de la décolonisation française en Afrique et la période des indépendances sur ce continent ainsi que rapidement l’histoire du Sénégal. En effet, afin de comprendre la condition féminine, il est important d’avoir un aperçu des événements

1

ARAGON, Louis (1897 – 1982), J’abats mon jeu (1959),

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historiques et politiques les plus importants qui ont eu lieu en Afrique, et en particulier, au Sénégal. Dans le cadre littéraire, nous traiterons le développement de la littérature francophone des écrivaines africaines pour comprendre le contexte littéraire dans lequel ont été écrits ces romans. Puis, nous insisterons sur le choix des genres et de l’approche des romans avant d’aborder brièvement le contenu des œuvres et leurs auteures. Dans notre analyse, qui est constituée de deux parties, nous présenterons d’abord la mère et la fille au Sénégal et le rapport entre elles en insistant sur la maternité, la fille au sein de la famille et la fille à l’école. Il ne nous était pas possible de traiter la fille en dehors du contexte maternel, car c’est au sein de la maternité que se dessine la femme adulte à venir. Ensuite, nous aborderons la condition de la femme adulte en traitant quatre phénomènes importants dans la vie de la Sénégalaise : le mariage, la polygamie, le divorce et le veuvage.

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I. Le cadre théorique

1. Le cadre historique

1.1 L’histoire de la colonisation et de la décolonisation française en Afrique et la période des indépendances sur ce continent

Pour mieux aborder l’univers des trois romancières de notre étude, il faut se pencher sur le pays d’où elles écrivent : le Sénégal. Colonisé par les Français au dix-neuvième siècle, le Sénégal a acquis son indépendance en 1960. Nous traiterons dans ce premier paragraphe l’histoire de la colonisation et de la décolonisation française. C’est une histoire complexe à cause du caractère discontinu de l’expansion coloniale française, mais nous essayerons en premier de tracer les lignes les plus importantes de l’évolution territoriale française en Afrique. Ensuite, nous aborderons brièvement la période des indépendances, avant de présenter la situation particulière du Sénégal.

À partir du milieu du seizième siècle, la France, comme d’autres pays européens, se lançait dans la conquête de nouveaux territoires. Au dix-septième et dix-huitième siècle, le domaine colonial français continuait à s’étendre. Ce premier empire colonial français connaissait son apogée en 1754 avec 30 millions d’habitants. Mais à un certain moment, la colonisation se heurtait à des multiples obstacles, comme les conflits franco-britanniques, qui menaient à la perte de colonies.2

Au cours du dix-neuvième siècle, la colonisation a repris fortement, on parle d’une ‘révolution coloniale’. La France formait un second empire colonial et devenait une des grandes puissances européennes. Dans ce siècle, beaucoup de pays africains ont été colonisés par la France, entre autres la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Sénégal. La formation du grand empire français avait lieu notamment entre 1870 et 1920 environ. Cet impérialisme français reposait sur des intérêts financiers et industriels et était coloré d’un certain nationalisme. L’invasion était souvent légitimée au nom d’une mission civilisatrice et elle

2

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était considérée sous l’angle de la puissance, des affaires, mais aussi du progrès.3

En 1931, l’empire français a atteint une ampleur énorme avec 65 millions d’habitants.

Les premiers mouvements nationalistes se manifestaient vers 19304, cependant c’est surtout après la seconde guerre mondiale (1939 – 1945), conflit qui entamait gravement le prestige de la métropole, que ces mouvements devenaient de plus en plus importants et que les peuples commençaient à lutter pour leur indépendance.

1960 sert d’année charnière, car elle marque l’indépendance d’un grand nombre d’États africains. Du 1er janvier au 28 novembre 1960, 18 pays d’Afrique noire, dont 14 anciennes colonies françaises accédaient à l’indépendance de manière pacifique5

. Le processus d’indépendance était à première vue homogène, mais en réalité il a recouvert des situations différentes. Le paragraphe suivant présentera l’histoire d’un des pays africains qui a obtenu son indépendance en 1960, le Sénégal.

1.2 L’histoire du Sénégal

Dans ce mémoire, nous examinerons la condition féminine au Sénégal à partir de la période des indépendances (1960) jusqu’aux années 1980. Pour mieux la comprendre, nous présentons les événements historiques et politiques les plus importants qui ont eu lieu au Sénégal entre 1960 et aujourd’hui. En introduction, nous voudrions tout d’abord présenter l’histoire du Sénégal précolonial et colonial en revue (quinzième siècle – 1960), pour expliquer brièvement comment le Sénégal s’est développé en un pays indépendant.

Le Sénégal, officiellement nommé la République du Sénégal, est un pays d’Afrique de l’Ouest, qui appartient à l’Afrique subsaharienne. La Gambie forme une quasi-enclave au Sénégal et les îles du Cap-Vert sont situées à 560 kilomètres de la côte sénégalaise. Le pays doit son nom au fleuve qui le borde à l’est et au nord et qui prend sa source en Guinée.

3

Kathleen Fallon: FALLON, Kathleen M., Democracy and the Rise of Women’s Movements in Sub-Saharan

Africa, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, les États-Unis, 2008, p. 22.

4

Voir Xavier Yacono en ce qui concerne les étapes de la décolonisation française : YACONO, Xavier, Les

étapes de la décolonisation française, Presses Universitaires de France, Paris, sixième édition corrigée : 1994,

première édition : 1971.

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L’histoire du Sénégal précolonial est surtout caractérisée par l’existence de royaumes ou d’États qui ont été progressivement morcelés. Les premiers échanges commerciaux avec l’Europe avaient lieu lorsque les Portugais atteignaient l’embouchure du Sénégal et le Cap-Vert en 1444. Le quinzième siècle se caractérise par la chute des anciens royaumes sénégalais. C’est à partir de 1600 que les Français et les Hollandais chassaient les Portugais. En 1677, les Français devenaient définitivement maîtres du Sénégal avec la prise de Gorée que les Anglais tenteront de prendre jusqu’en 1815. Malgré la rivalité franco-britannique et de nombreux conflits, de la fin du dix-septième siècle et durant tout le dix-huitième siècle, l’influence française s’étendait.

À partir de 1850, les Français ont changé leur politique économique au Sénégal. L’espace sénégambien est devenu un objet de conquête et tout le littoral compris entre les fleuves Sénégal et Saloum est passé sous la domination française. Après 1876, l’expansion coloniale est fortement accélérée. Pour les Français, il s’agissait surtout d’atteindre le fleuve Niger, ce qui impliquait avoir un contrôle total du Sénégal. En 1895, le Sénégal est devenu officiellement une colonie française et on assiste à la création de l’Afrique occidentale française (AOF). Jusqu’en 1945, l’organisation politique du Sénégal était une illustration parfaite de « l’ordre colonial ».

Après la seconde guerre mondiale, une assemblée territoriale a été créée au Sénégal, qui a reçu le statut de territoire d’outre-mer (TOM). À partir de ce moment, tous les habitants majeurs de la colonie avaient le droit de vote. En 1958, le Sénégal a obtenu le statut de république autonome. Étant associés au sein de la Fédération du Mali depuis janvier 1959, le Soudan et le Sénégal demandaient l’indépendance qu’ils obtenaient ensemble dans un cadre unitaire en avril 1960. Mais la Fédération du Mali éclatait et le 20 août 1960, l’Assemblée sénégalaise a proclamé l’indépendance du pays.

C’est à partir de cette date jusqu’à nos jours que nous examinons la condition féminine au Sénégal. Après l’acquisition de l’indépendance en 1960, les difficultés au Sénégal, au delà de la liesse populaire, étaient grandes. Ce pays était indépendant sur papier, mais il n’était pas stable politiquement.

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démocratiques et du multipartisme a été mis en place. En 1974, le Parti Démocratique Sénégalais (PDS, se proclamant « libéral et démocratique), un mouvement qui s’oppose au Parti socialiste, a été créé par Abdoulaye Wade. En 1976, Senghor a instauré le multipartisme limité à trois composantes. Le premier président du Sénégal a été réélu régulièrement jusqu’en 1978 et il a démissionné en 1980.

En 1981, Abdou Diouf, ancien premier ministre qui était également membre du parti socialiste, devenait le nouveau chef de l’État. Il a été réélu en 1983, en 1988 et en 1993. En 1981, le Sénégal a adopté le « multipartisme intégral »6. À partir de ce moment, une quinzaine de partis politiques a été créée et tout l’enjeu politique était d’arriver à faire fonctionner les institutions et à jouer la règle de l’alternance démocratique dans la transparence. Abdou Diouf était pour une libéralisation de l’économie sénégalaise, mais sous sa présidence il y eut des troubles politiques. Pendant les années 1980, il y avait une crise économique, qui était entre autres la cause pour le chômage des diplômés et pour une paupérisation croissante. Un mot d’ordre lancé par son opposant politique, Abdoulaye Wade, cristallisait tous les mécontentements : « sopi », qui signifie « changement » en wolof. Malgré que Abdoulaye Wade soit devenu de plus en plus populaire, il a perdu quand-même les élections en 1988. D’innombrables irrégularités provoquaient une explosion de colère et des émeutes violentes. Lors des élections présidentielles de 1993, le scénario se renouvelait pratiquement à l’identique. Après des problèmes liés à la loi électorale, le code électoral a été modifié en 1998. Diouf a accepté sa défaite en 2000 face à son rival de toujours, Abdoulaye Wade.

Abdoulaye Wade est devenu le troisième président du Sénégal. Après quarante ans de domination du Parti socialiste, Wade incarne le désir du changement au sein de la population sénégalaise. Depuis son arrivée au pouvoir, Wade a modifié plusieurs fois la constitution sans aucune consultation ni validation des chambres parlementaires. L’opposition du Parti socialiste était très forte, cependant Wade a été réélu en 2007. Pendant sa gouvernance, Wade

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parle beaucoup du panafricanisme7, ainsi exprimé en 2010 : Le temps du décollage est arrivé,

il est temps de mettre en place les Etats-Unis d’Afrique.8

Quand on passe en revue aujourd’hui les cinquante-deux ans pendant lesquels le Sénégal est un pays indépendant, nous pouvons constater tout d’abord que depuis 1960, l’influence de la France a diminué au Sénégal, surtout à partir des années 1980/1990. Pourtant, la France a conservé des liens étroits avec ses anciennes colonies, notamment grâce à une politique de coopération économique. Dans son article, Chem Eddine Chitour parle d’un « colonialisme à distance »9.

En passant en revue le demi-siècle de l’indépendance, nous pouvons observer deuxièmement que les Sénégalais pensent différemment à propos du bilan des décennies passées. Les uns trouvent que le Sénégal a bien réussi comme pays africain indépendant. Les autres estiment que l’indépendance d’un pays n’est pas que politique, car selon eux si vous n’avez pas les moyens de votre développement économique, s’il vous faut compter sur l’aide extérieure pour votre subsistance, votre souveraineté n’est pas totale10. Pour d’autres enfin,

tel Mamadou Diouf11 , le Sénégal a réussi partiellement comme pays indépendant et démocratique.

La société sénégalaise sera observée plus profondément dans le développement, à travers la vision des auteures choisies, mais il était important de présenter l’évolution politique de ce pays pour mieux saisir la réalité sociale.

7

Le panafricanisme se définit comme le mouvement politique et culturel qui vise à unir les Africains et les descendants d’Africains hors d’Afrique et à régénérer l’Afrique, ainsi qu’à encourager un sentiment de solidarité entre les populations du monde africain.

8

« L’Afrique inaugure à Dakar le monument de sa ‘Renaissance’ », RFI, le 3 avril 2010,

http://www.rfi.fr/contenu/20100403-afrique-inaugure-dakar-le-monument-renaissance, consulté le 2 octobre 2011.

9

CHITOUR, Chems Eddine, « 50 ans après le changement de dépendance, L’échec de l’Afrique », le 24 mai 2010, http://www.afrique-actu.com/article-50-ans-apres-les-independances-l-echec-de-l-afrique-51019011.html, consulté le 3 octobre 2011.

10

HUGEUX, Vincent, « Abdoulaye Wade veut tout ramener à lui », le 10 juillet 2010,

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/abdoulaye-wade-veut-tout-ramener-a-lui_904928.html, consulté le 3 octobre 2011.

11Mamadou Diouf est professeur d’histoire africaine et directeur de l’Institut d’études africaines à l’université

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2. Le cadre littéraire

2.1 La littérature francophone des écrivaines africaines

Trois romans francophones d’écrivaines africaines : Une si longue lettre (1979) de Mariama Bâ, La grève des bàttu (1979) d’Aminata Sow Fall et Juletane (1982) de Myriam Warner-Vieyra vont nous permettre d’examiner la condition féminine au Sénégal. Pour mieux comprendre le contexte littéraire dans lequel ont été écrits ces romans, nous aborderons dans ce premier paragraphe du cadre littéraire le développement de la littérature francophone des écrivaines africaines.

De nombreux critiques sont unanimes pour fixer les débuts de la littérature francophone des écrivaines africaines avec la proclamation de l’année de la femme, soit 1975, mais Pierrette Herzberger-Fofana, affirme que les premières publications remontent à l’année 1942.12 Selon cette chercheuse, il y a, à partir de cette date, un nombre impressionnant de jeunes femmes africaines qui s’adonnent à la littérature sous forme de récits, de contes, d’articles ou de traductions de mélopées africaines. Cela prouve que le désir de manier la plume est ancré dans l’esprit de nombreuses Africaines. Cette nouvelle vague de 1942 a été causée par un débat organisé par l’hebdomadaire Dakar-Jeunesse autour du thème « culture franco-africaine ». Des voix féminines ont émis leur ressentiment, mais surtout elles ont décrit la lutte qu’il leur a fallu mener sur plusieurs fronts.

Pourtant, les femmes étaient tenues à l’écart des activités littéraires et personne ne sait vraiment combien de poèmes, de récits et de lettres ont été produits par des femmes à l’époque coloniale.13

« Les Archives Nationales du Sénégal » et « Le Centre de Documentation de Saint Louis », où sont conservés les documents relatifs à l’ancienne Afrique occidentale française, ne mentionnent aucun nom d’écrivaine africaine des années 1940. Ces deux institutions passent sous silence le rôle de toutes celles qui ont essayé de transcrire leurs pensées sous forme de publication. L’historienne Marie Rodet a dit dans ce contexte que :

12

HERZBERGER-FOFANA, Pierrette, Littérature féminine francophone d’Afrique noire, suivi d’un

dictionnaire des romancières, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 35.

13 VOLET, Jean-Marie, « L’Afrique écrite au féminin, Que sont les écrivaines de jadis devenues ? », le 8 février

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Les archives coloniales ont essentiellement été produites par des hommes qui, dans leur projet de domination coloniale, ne sont finalement que peu intéressés aux femmes (…), considérées uniquement en fonction de la famille et de leur fonction reproductive, et non en tant qu’individus.14

À partir de 1960, l’année de l’accession à la souveraineté nationale de la plupart des pays africains, la littérature féminine africaine devenait la manifestation d’un acte de libération fondamental par rapport à des systèmes qui n’ont pas toujours donné à la femme la possibilité de s’exprimer et de s’éduquer à l’exemple des hommes.15

On doit attendre 1969 pour voir publier le premier véritable roman rédigé par une femme camerounaise, Thérèse Kuoh-Moukoury : Rencontres essentielles. À partir de cette date, de plus en plus de poèmes et de contes ont été publiés.

L’année internationale de la femme en 1975 donne naissance à plusieurs romans de différentes aires culturelles. On peut parler d’une insurrection culturelle : l’ascension des femmes dans un domaine jusqu’alors réservé aux hommes. Grâce aux médias, de nombreuses féministes africaines ont pu élever leurs voix pour revendiquer leurs droits et pour présenter leurs œuvres littéraires. À partir de 1975, les romans écrits par des écrivaines africaines se succèdent à une cadence régulière. L’explication pour laquelle les femmes africaines sont entrées tardivement en littérature est entre autres que les filles allaient jusque là rarement à l’école, les Africaines ne savaient pas lire et écrire.16

Selon René Audet, les années 1990, la période pendant laquelle les luttes féminines devenaient de plus en plus nombreuses, peuvent être considérées comme celles du triomphe de la littérature féminine africaine francophone, car plusieurs œuvres ont éveillé l’attention du public international.17 Beaucoup de ces romans, écrits par des écrivaines africaines, sont devenus en un laps de temps court des best-sellers de la littérature, comme ceux d’Aminata Sow Fall et de Ken Bugul. On peut affirmer que la littérature francophone des écrivaines africaines est vraiment sortie de l’ombre et ne peut plus être considérée comme une littérature marginale. Actuellement, on compte une centaine d’écrivaines originaires de l’Afrique

14

RODET, Marie, « Réflexions sur l’utilisation des sources coloniales pour retracer l’histoire du travail des femmes au Soudan français (1919-1946) », Études africaines/état des lieux et des savoirs en France, 1re Rencontre du Réseau des études africaines en France, Paris, novembre 2006, http://www.etudes-africaines.cnrs.fr/ficheatliers.php?recordID=46, consulté le 21 octobre 2011.

15

NDINDA, Joseph, « Femmes africaines en littérature, Aperçu panoramique et diachronique », Palabres, Revue d’Études Africaines, Vol. III, no. 1. 2000, p. 28.

16

NDIAYE, Eugénie Rokhaya Aw, Femmes au Sénégal, Les Cahiers de l’Alternance, no. 10, décembre 2006, Centre d’études des sciences et techniques de l’information, Partenariat : Fondation Konrad Adenauer.

17

AUDET, René, « Littérature féminine francophone d’Afrique noire », le 19 mars 2002,

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subsaharienne francophone à avoir publié un roman. Le nombre s’élève encore plus si l’on tient compte des recueils de poésie, contes, pièces de théâtre et livres pour enfants.

Le roman africain francophone au féminin des années 1980 et 1990, présente l’état des sociétés africaines de cette époque et il exprime son désenchantement général face au tableau inquiétant d’une Afrique postcoloniale, qui est, entre autres, marquée par la corruption, les guerres civiles, les conflits de pouvoir, l’effondrement du système économique et les difficultés de l’enseignement. Les œuvres des romancières africaines traitent des thèmes divers, comme le conflit entre la tradition et le modernisme, la domination de l’homme, la liberté de la femme, les mariages forcés, la polygamie, l’éducation, la maternité, la stérilité, la mendicité, les diverses formes de violence, l’émigration, la prostitution, la quête d’identité et la folie.

Dans la plupart des cas, la littérature des Sénégalaises reflète leur condition féminine et elle est souvent vue comme une arme pour exprimer le désir de changement des sociétés et des mentalités. En d’autres mots, les écrivaines africaines s’engagent littérairement.

2.2 Trois genres et une approche

La littérature francophone des écrivaines africaines reflète l’évolution de la condition des femmes au Sénégal, mais elle sert aussi à informer, à faire réfléchir et à moraliser les lecteurs. Pour cela l’écrivaine choisit une perspective en utilisant un certain genre. Dans ce paragraphe, nous présenterons trois genres littéraires, le roman historique, le roman épistolaire et le journal intime, et une approche globale, la sociocritique.

2.2.1 Trois genres : le roman historique, le roman épistolaire et le journal intime

Une si longue lettre, La grève des bàttu et Juletane ne sont pas des vrais romans historiques,

parce qu’ils ne remplissent pas toutes les conditions liées à ce genre, entre autres ils n’ont pas un décalage de cinquante années ou de deux générations entre les événements historiques et la date de publication du roman. Pourtant, les trois romans obéissent à la définition suivante du roman historique : le roman historique est un roman, donc une fiction, qui a pour toile de

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14

des grandes figures ou des anonymes (réels ou majeurs) de ce temps.18 Dans ces romans, la période historique est celle qui s’étend des indépendances (1960) jusqu’aux années 1980.

Mais qu’est-ce que le roman historique ? L’Écossais Walter Scott (1771 – 1832), qui connaissait un succès énorme au début de l’époque romantique, est le précurseur du roman historique. Le roman avec des caractéristiques historiques apparaissait pour la première fois à la fin du dix-septième siècle, mais le genre du roman historique est né vraiment au début du dix-neuvième siècle, le siècle dans lequel on voyait surgir l’histoire nationale, avec des historiens connus. Il connaît son apogée à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, et il existe toujours. Les sujets des romans historiques du vingtième siècle ont souvent des liens avec les bouleversements historiques, telle que par exemple la décolonisation. Gerard Gengembre nous a appris que l’Histoire est d’une importance capitale dans la vie intellectuelle, parce qu’elle permet souvent d’expliquer le présent en se tournant sur le passé, ou inversement.19

Le roman historique mêle le réel et le fictif : Le roman historique prétend donner une

image fidèle d’un passé précis, par l’intermédiaire d’une fiction mettant en scène des comportements, des mentalités, éventuellement des personnages réellement historiques.20

Dans les trois romans examinés, les écrivaines puisent leur inspiration dans les faits sociaux au Sénégal, qui leur servent de points de réflexion pour transmettre leur message sur la condition féminine. Autour de cette condition des femmes bien réelle, les différentes « petites histoires » sont principalement fictives.

Le roman historique est tributaire de la relation de l’auteur à son époque et à sa société. Il rapporte également l’idéologie de l’auteur, car en choisissant une orientation plus ou moins manifeste, il dit ou il tait ce qui lui correspond personnellement.

Actuellement, la popularité du roman historique s’est beaucoup tournée vers la littérature pour la jeunesse, un genre devenu très florissant et qui se prête aux adaptions cinématographiques. Le roman historique s’accommode d’une grande variété de tons ou de constructions narratives, par exemple on peut le combiner au roman d’aventures, au roman d’initiation, au roman fantastique et au roman policier. Dans Une si longue lettre, Mariama Bâ combine le roman historique au roman épistolaire, le genre que nous aborderons dans la partie suivante.

18

« Les genres littéraires », http://au.fil.de.mes.lectures.over-blog.fr/article-10387698.html, consulté le 2 novembre 2011.

19 GENGEMBRE, G., Le roman historique, Klincksieck, Paris, 2006, p. 52.

20 MADALENAT, D., « Roman historique », dans : Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas,

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J’ai voulu donner à l’œuvre une forme originale au lieu de faire l’éternel roman qui commence par ‘je’ ou qui débute par ‘il y avait’. J’ai voulu une forme originelle et adorable et comme ce sont deux femmes, je crois que le procédé de la lettre se prête mieux à la voix de la confidence.21

Ainsi Mariama Bâ explique-t-elle son choix pour le roman épistolaire, un genre littéraire qui semble être le domaine privilégié des femmes qui jouent un rôle primordial dans la diffusion du roman sentimental.

Le roman épistolaire est un genre littéraire dans lequel le récit se compose d’une correspondance fictive entre un ou plusieurs personnages.22 Généralement, les chapitres de ces romans sont organisés à l’aide des lettres écrites par les personnages. La lettre est le moteur du récit, elle sert de véhicule à la narration en constituant un récit discontinu.

Le roman épistolaire existe depuis la naissance du roman. Au septième et au dix-huitième siècle, ce genre littéraire devenait de plus en plus populaire en France. Mais contrairement à la France, le roman épistolaire connaît peu d’adeptes dans la littérature francophone des écrivaines africaines. Mariama Bâ était le premier auteur africain qui exploitait à fond les ressources du roman épistolaire.

Le roman épistolaire se caractérise par une double énonciation : chaque lettre s’adresse à un correspondant particulier en même temps qu’au lecteur. Il renforce l’effet de réel en donnant au lecteur le sentiment de s’introduire dans l’intimité des personnages à leur insu. Le genre permet une grande variété de tons et d’écriture en accordant à chaque personnage son propre style. L’usage des lettres autorise l’auteur à rester en retrait, voire à se placer comme simple intermédiaire.

La lettre communique un message, une nouvelle ou des informations. Selon Abiola Irele, les lettres de Ramatoulaye offrent : a testimony of the female condition in Africa, while

giving that testimony a true imaginative depth23, elle exprime aussi les sentiments et les réflexions du narrateur. Cette définition s’applique aux lettres de Ramatoulaye qui représentent selon elle-même : un point d’appui dans mon désarroi.24 En décrivant les événements qu’elle a vécus, Ramatoulaye essaie d’ordonner ses pensées et de se fixer une ligne de conduite, mais surtout elle veut surmonter sa douleur. En plus, la lettre, malgré sa portée subjective et personnelle, peut se transformer en un texte de critique sociale objective

21

HERZBERGER-FOFANA, Ibid, p. 56.

22

« Roman épistolaire », http://www.roman-historique.fr/2011/09/roman-epistolaire, consulté le 11 octobre 2011.

23 IRELE, Abiola, « Une si longue lettre : Review » dans : West Africa 14, p. 107.

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et élargir ainsi le débat. Dans le journal intime, le genre que nous traiterons dans la partie suivante, l’auteur essaie également d’ordonner ses pensées.

Selon Philippe Lejeune, spécialiste du journal intime et de l’autobiographie, le journal intime est un vrai genre littéraire, faisant partie de l’autobiographie, parce que selon lui, il est une sorte de recherche historique, psychologique et anthropologique.25 En outre, Lejeune considère la rédaction d’un journal intime comme une construction culturelle et littéraire. Certains critiques littéraires doutent de la valeur du journal intime comme genre littéraire, parce qu’il utilise d’abord une écriture ordinaire, qui semble être sans arrière-pensée. Son but principal est d’aider celui qui écrit à trouver son chemin. En d’autres mots, il est une pratique de vie. Deuxièmement, le journal intime est, comme son nom l’indique, écrit pour rester secret et non pour être publié. Il n’arrive dans ce monde que si tel est le vœu de l’auteur.

Le journal intime est né au début du dix-neuvième siècle. Avant le vingtième siècle, il était souvent considéré comme un genre mineur, pratiqué par « des individus psychologiquement suspects »26. Le journal intime d’Anne Frank, qui témoigne de la vie d’une enfant juive pendant la deuxième guerre mondiale, a changé ce point de vue. Actuellement, ce genre littéraire est populaire et il s’est modernisé en prenant la forme des blogs sur internet et autres réseaux sociaux.

Un journal intime contient des notes journalières sur des événements personnels, des émotions, des sentiments et des réflexions intimes de son auteur. Ce genre littéraire peut être une bonne manière pour ordonner des pensées comme Myriam Warner-Vieyra décrit dans

Juletane : C’est tout de même une assez curieuse idée qui m’est venue depuis quelques jours, d’écrire un journal de ma vie. C’est une façon comme une autre de m’occuper et peut-être une bonne thérapeutique pour mes angoisses.27 Le journal intime a la particularité d’être

rédigé régulièrement, souvent à un rythme quotidien, et il est souvent daté.

La tendance à l’autobiographie caractérise tous les récits d’écrivaines africaines, parce que les auteures prennent conscience de leur moi propre et tendent d’exprimer leurs expériences personnelles par écrit. Pour les écrivaines africaines, comme Myriam

25 Philippe Lejeune dans : JEANNELLE, Jean-Louis, « Le journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire »,

le 29 novembre 2004, http://www.fabula.org/actualites/le-journal-intime-genre-litteraire-et-ecriture-ordinaire_9860.php, consulté le 28 octobre 2011.

26 JEANNELLE, Ibid.

27

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Vieyra, il s’agissait de rétablir la véritable image de la femme africaine, vue de l’intérieur, et non pas décrite à travers les yeux de l’homme africain ou européen.

2.2.2 Une approche : la sociocritique

L’idée de la sociocritique est « d’expliquer » la littérature et le fait littéraire par les sociétés qui les produisent, qui les reçoivent et qui les consomment.28 La sociocritique désigne la

lecture de l’historique, du social, de l’idéologique, du culturel dans cette configuration étrange qu’est le texte.29

La littérature et la sociocritique n’existeraient pas sans le réel, comme le dit Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de Bonald (1754 – 1840), essayiste politique français: La littérature est l’expression de la société.30. Cela veut dire que la littérature prend

sa place dans l’ensemble des phénomènes et des pratiques socio-historiques.

Au début du dix-neuvième siècle, à l’époque où se développaient les sciences sociales, l’étude qui concerne les rapports entre la littérature et la société s’est constituée en discipline. Ayant en tête la Révolution française, on était persuadé d’avoir trouvé le secret du fonctionnement et du mouvement des sociétés, mais la Révolution entraînait en même temps beaucoup de questions à cause des différentes contradictions, sur lesquelles se penchait la littérature.31 Pour beaucoup d’écrivains du dix-neuvième siècle, la littérature n’était plus un art mais « une arme pour agir et pour comprendre ».32 De nombreux auteurs comme Madame de Staël (1766 – 1817) et Châteaubriand (1768 – 1848) se sont penchés sur les rapports entre la littérature et la société. C’est à partir de l’année 1789 que la question du « quoi écrire ? » gagne du terrain par rapport à celle du « comment écrire ? »33 Avant cette date, il était plus difficile de s’engager littérairement à cause de la censure.

Pour analyser Une si longue lettre de Mariama Bâ, La Grève des bàttu d’Aminata Sow Fall et Juletane de Myriam Warner-Vieyra, nous proposons l’approche sociocritique, qui nous permet de comprendre un texte littéraire à l’aide de son contexte social.

28

BARBÉRIS, Pierre, « La sociocritique », dans : Méthodes critiques pour l’analyse littéraire, sous la direction de Daniel Bergez, Lettres SUP, Paris, Nathan/VUEF, 2002, p. 151-153.

29 BARBÉRIS, Ibid, p. 153. 30

BARBÉRIS, Ibid, p. 155.

31 BARBÉRIS, Ibid, p. 151.

32 ESCARPIT, Robert, Sociologie de la littérature, Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, 1978, p. 127. 33

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2.3 Les romans et leurs auteures

Une si longue lettre (1979) de Mariama Bâ réfléchit à la condition des femmes et aux

problèmes de la société sénégalaise, après l’indépendance. Bâ écrit, entre autres, sur la domination de l’homme, les mariages forcés et la polygamie. Dans Une si longue lettre, la narratrice, Ramatoulaye Fall, adresse une lettre à sa meilleure amie, Aïssatou Bâ, après la mort de son mari, Modou Fall. Dans cette correspondance, Ramatoulaye raconte le décès de son mari, les cérémonies funéraires et la réclusion traditionnelle de 40 jours qui suit le veuvage. En outre, elle évoque des souvenirs communs du passé, leurs destins croisés, leurs souffrances, leurs déceptions et leurs espoirs.

Mariama Bâ est née en 1929 au Sénégal et elle est décédée en 1981. Orpheline de mère, elle recevait l’éducation traditionnelle et pieuse de ses grands-parents dans un milieu musulman, à l’époque où son père était le ministre de la Santé au Sénégal. Bâ fréquentait une école française où elle se fait remarquer par d’excellents résultats. C’est ainsi qu’elle a été intégrée à l’École Normale34

de Rufisque, qu’elle quittait munie d’un diplôme d’enseignement en 1947. Elle enseignait durant 12 années, puis elle demandait sa mutation au sein de l’Inspection régionale de l’enseignement. Bâ, mère de neuf enfants, était divorcée, puis remariée et elle s’engageait dans le militantisme associatif. Elle luttait contre les castes et la polygamie, elle réclamait des droits véritables pour les femmes, comme le droit à l’éducation. Bâ a été une des premières romancières à écrire sur la place faite aux femmes dans la société sénégalaise. En plus, elle prenait position publiquement à travers ses discours et ses articles et elle s’engageait dans nombre d’associations féminines. L’œuvre de Bâ se résume à deux romans seulement : Une si longue lettre (1979) et Le chant écarlate (1981). Ces ouvrages reflètent les conditions sociales de son entourage immédiat et de l’Afrique en général, ainsi que les problèmes qui en résultent, du fait des castes, de la polygamie, de l’exploitation des femmes et de l’opposition de la famille.

Dans La Grève des bàttu (ou Les déchets humains) (1979), Aminata Sow Fall dénonce avec humour, mais avec gravité aussi, les travers des puissants et elle donne un visage aux éternels humbles du Sénégal. Le récit se passe dans une ville, qui pourrait être Dakar ou n’importe quelle ville d’Afrique. Dans ce roman, les hommes au pouvoir ont décidé d’éloigner les mendiants, « les déchets humains », de la ville, parce que, selon eux, ils empuantissent la

34 Une École Normale était, jusqu’en 1990-1991, un établissement chargé de former les instituteurs ou les

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ville, ils dénaturent le panorama idyllique de la cité et ils effraient les touristes. Les mendiants sont très conscients de la place qu’ils occupent dans la société. Ils refusent d’être frappés, humiliés et ils décident de se mettre en grève. Ce qu’il y a de remarquable dans ce contexte c’est que ce sont les femmes qui se révoltent. Les mendiants ne mendient plus et par voie de conséquence toute la vie sociale est bouleversée. En effet, par un don de quelques francs aux mendiants, le donateur bénéficie d’une prière et par sa bonne action, conforte sa foi.

Aminata Sow Fall est née en 1949 au Sénégal. Après ses années au lycée sénégalais, elle poursuivait ses études en France. Après son mariage en 1963, elle est rentrée au Sénégal. Professeure de Lettres, détachée à la Commission de réforme de l’enseignement du français, elle dirige depuis 1987 le Centre Africain d’Animation et d’Échanges Culturels, à Dakar, où elle vit actuellement. Elle est également la fondatrice et la directrice des éditions Khoudia. Sow Fall est l’auteure de romans ainsi que d’articles et de conférences35

. Elle écrit souvent sur les contrastes et les conflits sociaux qui résultent de la coexistence des cultures et des valeurs traditionnelles et occidentales. Le ton de l’écrivaine est souvent moqueur à l’égard des puissants. L’œuvre de Sow Fall est constituée de huit romans, dont La Grève des bàttu qui a été adapté au cinéma en 2000.

Dans Juletane (1982), Myriam Warner-Vieyra évoque la société sénégalaise pleine d’espoirs, mais en proie à d’innombrables difficultés, comme les mariages arrangés, la polygamie, le racisme et l’intolérance face aux étrangers. Juletane est l’histoire poignante de Juletane, une jeune femme antillaise, perdant la raison lorsqu’elle arrive au Sénégal quand elle découvre que Mamadou, l’homme africain qu’elle vient d’épouser, est déjà marié. Elle doit apprendre à partager sa vie avec Awa, la première femme de Mamadou, mère de ses trois enfants, et la troisième femme, Ndèye, la préférée. Le désespoir qui gagne Juletane l’entraîne aux confins de la folie lorsqu’elle se rend compte que tout projet d’avenir est irrémédiablement perdu.

Myriam Warner-Vieyra, qui vit au Sénégal depuis 51 ans, est née en 1939 en Guadeloupe de parents antillais. Elle a passé son enfance avec sa grand-mère en Guadeloupe, jusqu’à l’âge de douze ans. Après s’être rendue en France où elle a achevé ses études secondaires, elle est entrée à l’Université de Dakar en 1961 où elle a obtenu un diplôme de bibliothécaire. La même année, elle s’est mariée avec le cinéaste sénégalais Paulin Vieyra (1925 – 1987). Depuis 1961, Warner-Vieyra travaille comme bibliothécaire à l’Université de

35

« Aminata Sow Fall à livre ouvert »,

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Dakar et elle est présidente d’une branche du Zonta.36

Dans son œuvre, qui se compose d’un recueil de nouvelles et deux romans, dont Juletane, Warner-Vieyra dépeint un monde de déception et de solitude. Dans ses deux romans, elle révèle à la fois l’injustice envers les femmes et leurs stratégies de résistance, telles la fuite dans l’imaginaire et la violence.

36 Un club féministe qui aide les femmes qui n’ont pas accès au pouvoir politique ni aux ressources de

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II. La mère et la fille au Sénégal

1. La maternité

Même dans une société où les femmes sénégalaises s’émancipent de plus en plus, la valeur d’une femme se mesure toujours d’abord en fonction de sa fertilité. La réussite professionnelle ne suffit pas pour justifier un mariage sans enfant, une femme sénégalaise ne peut être reconnue à part entière que lorsqu’elle est mère. C’est ce qu’on lit dans Juletane : Je

ne comprenais pas non plus cette forme de ségrégation où les femmes semblaient n’avoir aucune importance dans la vie de l’homme, sauf au moment de ses plaisirs, ou encore, comme mère des enfants.37

Odile Cazenave affirme qu’avoir un enfant n’est pas un désir intrinsèque de la femme, mais plutôt une obligation sociale. (1996, 160) Selon elle, la naissance d’un enfant est tout d’abord un moyen pour satisfaire aux traditions pour qui un foyer doit être pourvu de plusieurs enfants. C’est aussi un moyen pour regagner son mari. Ce point de vue est exprimé dans un de nos romans. Dans Juletane, Mamadou reste fidèle à Awa, sa première épouse, parce qu’elle lui a donné des enfants qui font sa fierté. Mamadou n’avait jamais voulu répudier Awa, parce que Juletane et Ndèye, ses autres épouses, ne pouvaient pas lui donner des enfants. Bref, ne pas avoir un enfant est une catastrophe pour l’homme et pour la femme. On le constate à la place insignifiante accordée au planning familial en Afrique.

Quand on compare le respect pour Ramatoulaye (l’épouse de Modou dans Une si

longue lettre), l’estime pour Lolli (l’épouse de Mour Ndiaye dans la Grève des bàttu) et le

respect pour Juletane (l’épouse de Mamadou dans Juletane), nous remarquons que Modou et Mour Ndiaye témoignent d’une plus grande estime pour leurs femmes que Mamadou. Selon nous c’est parce que, contrairement à Juletane qui est stérile, Ramatoulaye et Lolli sont des mères, sources de vie, qui perdurent la lignée.

Pourtant, après 1960, des Sénégalaises, engagées dans la recherche d’une identité nouvelle, remettent en question la maternité comme obligation sociale, et même dans certains cas, elles la rejettent comme asservissement. Dans les années 1970 et 1980, une nouvelle

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maîtrise du corps entraine une certaine libération de la femme de l’emprise du groupe.38 Jusqu'à nos jours, on a presque toujours assuré, dans la société occidentale, comme dans la société sénégalaise, que l’amour maternel est un instinct naturel que toute femme porte obligatoirement en elle. Pourtant, après 1960, les Sénégalaises commencent à pressentir que cet amour de la mère pour un enfant ne devrait pas être considéré comme allant de soi39. Dans

Une si longue lettre et La Grève des bàttu, l’amour maternel est clairement présent. Nous

examinerons la relation entre la mère et l’enfant plus en détail au deuxième paragraphe de ce chapitre.

Dans le monde, ce sont les Africaines qui utilisent le moins la contraception moderne, ce qui explique que le continent africain affiche le plus haut taux de natalité. En moyenne, chaque Sénégalaise donne naissance à cinq ou six enfants.

Le problème des filles-mères constitue un phénomène très courant au Sénégal. De nombreuses filles vivent l’expérience d’une grossesse hors du mariage. Cette maternité en tant que célibataire est depuis quelques décennies déjà un véritable phénomène de société qui ne cesse de progresser. Elle a diverses causes, comme le manque d’éducation en général et sexuelle en particulier, la pauvreté et l’exode rural. Les filles venant en ville, car elles n’ont pas de ressources, sont parfois obligées de se donner aux hommes pour survivre.

Bien qu’Aïssatou, la fille de Ramatoulaye dans Une si longue lettre ait reçu une bonne éducation en général et sexuelle, elle se retrouve enceinte, alors qu’elle va encore au lycée. Aïssatou est tombée enceinte de son ami Iba Sall, étudiant en droit. Ils avaient une relation amoureuse stable : Iba n’avait rien sollicité, ni exigé. Tout était venu naturellement entre

eux.40 Contrairement à beaucoup de Sénégalaises qui restent seules avec leur enfant, la fille

de Ramatoulaye reçoit du soutien de son ami qui ne la quitte pas. Iba promet à Ramatoulaye qu’il prendra ses responsabilités :

Je ne suis pas un chercheur d’aventures. Votre fille est mon premier amour. Je souhaite qu’elle soit l’unique. Je regrette ce qui est arrivé. J’épouserai Aïssatou si vous êtes d’accord. Ma mère s’occupera de son enfant. Nous continuerons nos études. (LL 157)

38

Héloïse Brière, citée par : CAZENAVE, Ibid, p. 158.

39

Voir à ce sujet: CAZENAVE, Ibid, p. 159.

40

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Des complications en cours de grossesse ou au moment de l’accouchement sont les causes de décès les plus courantes des jeunes femmes sénégalaises. L’Afrique de l’Ouest connaît toujours le taux mondial le plus élevé de mortalité maternelle : une femme sur treize succombe des conséquences d’une grossesse ou d’un accouchement.41

« Mourir en donnant la vie » est parfois le sort réservé à des Sénégalaises que ce soit en milieu rural comme en ville.

Entre 1960 et 1980, beaucoup de Sénégalaises sont toujours si traditionnelles que leurs vies se bornent à élever leurs enfants. Dans Juletane, Awa (la première épouse de Mamadou) et dans La Grève des bàttu, Lolli (la première épouse de Mour Ndiaye) s’occupent surtout de leurs enfants : Pour elle (Awa), tout l’univers s’arrête à une natte sous

un arbre et trois enfants autour. (J 17). Quand Juletane (la deuxième épouse de Mamadou)

découvre qu’elle est enceinte, il n’y a plus que sa grossesse qui compte pour elle : Mon

principal souci fut de préparer l’arrivée de cet enfant. Plus rien d’autre ne comptait pour moi. (J 65). Ramatoulaye (la première épouse de Modou) d’Une si longue lettre est une mère

plus moderne, parce qu’elle est mère, mais également enseignante. Les belles-sœurs de Ramatoulaye, plus traditionnelles, désapprouvent le fait que leur belle-sœur travaille. Elles pensent qu’une femme qui travaille ne peut pas être responsable de son foyer et de l’éducation de ses enfants.

Awa, Lolli et Ramatoulaye sont toutes conscientes de leurs responsabilités en tant que mère, par exemple, elles n’abandonnent pas leur époux quand elles découvrent que leur mari prennent d’autres épouses. C’est sans doute, et entre autres parce qu’elles ne veulent pas perturber l’équilibre de leurs enfants. En outre, les trois mères se rendent compte que leur situation de mère de famille nombreuse ne leur permet pas de refaire facilement leur vie ailleurs : Réfléchis bien ma fille ; (…) que ferais-je de vous (huit enfants) si je vous

emmenais ?42 C’est par contre ce que fera Aïssatou, l’amie de Ramatoulaye, elle abandonne Mawdo, son mari, en refusant la polygamie et elle part aux Etats-Unis avec ses quatre fils.

Comme les enfants occupent souvent la première place dans la vie d’une mère sénégalaise, la perte d’un enfant est horrible, comme on peut le lire dans Juletane. Awa, qui n’existe que par et pour son rôle maternel, se jette dans un puits après la mort tragique de ses trois enfants. Mais, reconnaissons que dans n’importe quelle société, une mère peut commettre un geste suicidaire lorsqu’elle est frappée d’un tel deuil.

41

Torild Skard: SKARD, Torild, Afrique des Femmes, Afrique d’Espoirs, L’Harmattan, Paris, 2004, p. 112.

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Dans tous les pays du monde, des femmes ayant un désir d’enfant, peuvent se révéler être stériles. Au Sénégal, la stérilité empêche la femme de l’être à part entière. Dans Juletane, la protagoniste est renversée par une voiture, elle perd son enfant et devient stérile. Aux yeux de la société, Juletane est une femme sans enfant, ce qui ne lui permet pas d’être femme à part entière. La protagoniste se considère elle-même comme « un arbre sans fruits » : Moi qui

n’avais pas vu naître mon enfant, moi qui jamais n’enfanterai, arbre sans fruits. (p. 100).

Chez Juletane, la fausse couche, qui a provoqué sa stérilité, est le signe déclencheur du processus de la folie. La joie de Mamadou et de Juletane de devenir parents était de bien courte durée, parce que : l’aveu de stérilité sonnait le glas de toute espérance de bonheur, de

toute joie de vivre. (J 68). Juletane sombre dans la folie : elle perd la raison et elle s’isole

volontairement dans sa chambre, entre autres pendant le baptême du premier fils de Mamadou et d’Awa. C’est Awa qui fait tout pour que Juletane se sente mieux, elle va jusqu’à vouloir lui confier son bébé pour que Juletane puisse l’éduquer comme son propre enfant : À

sa sortie de clinique, après la naissance de son fils Alioune, elle vient me voir et me dit : « Prends-le, c’est ton enfant. » (J 73). Juletane a refusé ce geste, parce qu’elle voulait avoir

un enfant né d’elle-même. Au cours de l’histoire, les enfants de Mamadou et d’Awa meurent. La mort prématurée de Mamadou laisse en suspens la question de la responsabilité des épouses dans le décès des enfants, mais tout semble indiquer que Juletane a empoisonné les enfants de sa rivale, Awa, la seule pourtant à l’aider. L’infanticide que Juletane a probablement commis pourrait être un cri de détresse à l’endroit de Mamadou. Victime de son indifférence depuis sa fausse couche, Juletane veut le blesser dans sa propre chair à travers la mort de ses trois enfants.

En général, le mari de la Sénégalaise stérile épouse une autre femme, car il a toujours un grand désir d’avoir des enfants. La famille du mari est autorisée à pousser l’homme à chercher une autre épouse. Dans Juletane, Mamadou épouse une troisième femme, Ndèye, parce qu’il veut avoir des enfants. Ndèye se rend compte que sa vie heureuse avec Mamadou ne durera pas longtemps, parce qu’elle est également stérile. Comme Juletane et Ndèye n’étaient toutes les deux pas capables d’avoir des enfants, Mamadou ne répudie pas Awa, l’épouse féconde. Après la mort de cette première épouse, Mamadou prend une autre femme susceptible de le rendre père à nouveau. L’avenir de Ndèye comme épouse préférée est sérieusement compromis, parce qu’elle risque d’être supplantée par la quatrième épouse qui fera de Mamadou de nouveau un père.

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notre observation de l’évolution de la femme sénégalaise dans les romans choisis. C’est ce qui explique que ici les filles sont privilégiées au détriment des fils, et ce malgré que les garçons soient plus importants dans cette société.

2. La fille au sein de la famille

En général, la naissance d’une petite fille est une déception pour la famille, parce que, dans la plupart des cas, la famille sénégalaise a une préférence pour un petit garçon. Cela s’explique parce qu’à l’avenir, le fils sera le soutien des parents devenus vieux. Dans Juletane, cette tradition sénégalaise est évoquée à travers Mamadou qui donne de l’argent à son oncle Alassane, parce que c’est lui qui l’avait élevé et qui l’avait mis l’école. Pour Juletane, l’oncle n’avait pas vraiment besoin de cette aide financière, parce qu’il touche une confortable retraite d’ancien fonctionnaire et en outre, ses enfants travaillent. Pourtant, Mamadou donne de l’argent pour montrer sa reconnaissance. Dans Une si longue lettre, Modou donne aussi régulièrement de l’argent à ses parents.

Dans Juletane, Mamadou a décidé d’épouser une troisième femme, parce que la deuxième (la protagoniste Juletane) ne pouvait pas lui donner un fils : Sa virilité confirmée,

sa descendance assurée, il baptisait son premier fils. C’est pour vivre cet instant qu’il m’avait sacrifiée. (…) Si j’avais eu cet enfant qu’il désirait tant, notre vie aurait été tout autre. (J 73). Généralement, la grandeur qui marque les festivités d’un baptême indique la

préférence pour un fils. Pour le baptême d’un garçon, les parents, la famille et les amis se rassemblent dans la maison des parents du nouveau-né. Des louanges à la famille du garçon sont dites et chantées, ensuite un nom est donné à l’enfant. La fête dure souvent toute la journée. Les gens chantent, dansent, mangent et ils portent leurs plus beaux vêtements. Pendant le baptême d’Alioune, le père Mamadou portait un magnifique boubou blanc,

richement brodé des babouches blanches immaculées. (J 73). Les baptêmes des fils sont donc

souvent des grandes célébrations, sans rapport avec ceux des filles : Le baptême d’Oulimata,

deux ans après, fut célébré en toute simplicité. C’était une fille… (J 75).

La fille sénégalaise grandit dans une grande famille, composante importante dans la société sénégalaise : Ici la solitude à deux n’existe pas, la famille est là, elle vous entoure,

vous distrait, pense à vous, pense pour vous. (J 62). L’importance d’une grande famille est

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deuil. Bâ écrit qu’après la mort de Modou, les visites de condoléances ne s’arrêtent pas : on

peut manquer un baptême, jamais un deuil. (LL 25). Après la mort des enfants d’Awa, la

maison de Mamadou est également pleine de visiteurs : Les parents du village sont arrivés

hier soir, après la prière de guéwé. J’ai aperçu la mère de Mamadou et reconnu deux des sœurs d’Awa. La famille de Ndèye était là aussi « au grand complet ». (J 106).

La fille sénégalaise reçoit en grande partie l’éducation de sa mère et pas de son père. Il y a deux raisons à l’absence du père. La première est que traditionnellement, c’est l’homme qui travaille, et de ce fait il n’a pas beaucoup de temps pour s’occuper des enfants. Cela correspond à un schéma traditionnel. Les pères en Occident travaillent aussi, mais ils s’occupent de leurs enfants, en tout cas les jeunes générations. La seconde raison est que l’homme se trouve parfois dans la difficulté de se définir comme père, parce qu’une relation intime entre père et enfant (fils et fille) peut s’interpréter comme preuve de mollesse : celui

qui renonce, de son propre gré, aux privilèges masculins et celui qui abdique le pouvoir.43

Cazenave avance que si l’homme remplace sa femme auprès des enfants dans le rôle de maternage, il peut s’attirer les moqueries des amis et de sa famille, y compris des femmes. Ce phénomène explique l’attitude des pères, leur absence et il montre les limites de l’homme dans son effort de partager des tâches et de réaliser un couple moderne.

Dans Une si longue lettre et La Grève des bàttu, ce sont les femmes qui éduquent leurs enfants surtout à cause des conséquences de la polygamie. Modou et Mour ont abandonné leur première femme, Ramatoulaye et Lolli, pour pouvoir vivre avec leur deuxième épouse, Binetou et Sine. Ramatoulaye et Lolli doivent pourvoir seules aux besoins des enfants.

Comme c’est donc souvent la mère qui éduque sa fille, la mère et la fille ont une relation forte. Et pourtant, si on examine globalement la littérature sénégalaise des années 1960 à 1980, on constate un silence littéraire et sociologique sur la relation mère-fille. Néanmoins, dans Une si longue lettre et La Grève des bàttu, nous pouvons observer cette relation. Selon nous, c’est parce que ce sont des femmes qui ont produit ces romans. Il nous semble plus logique que les romancières se concentrent plutôt sur la relation mère-fille que sur la relation père-fille. On observe la relation mère-fille dans Une si longue lettre, parce que Mariama Bâ écrit sur la vie du couple, mais aussi sur les relations entre les membres de la famille. Dans La Grève des bàttu, Aminata Sow Fall, concentre surtout son attention sur la

43 CAZENAVE, Odile, Femmes rebelles, Naissance d’un nouveau roman africain au féminin, Éditions

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société sénégalaise, mais elle traite également les rapports familiaux. Par contre, dans

Juletane, Myriam Warner-Vieyra, n’écrit que sur l’intimité du couple et sur l’importance de

la maternité.

Le fait que la mère éduque sa fille peut entrainer des sentiments de tendresse de la fille pour sa mère : Quand Raabi parvient à l’âge de la puberté, Lolli lui faisait des leçons

sur les devoirs d’une femme, et au fur et mesure que Raabi mûrissait, le dialogue entre elles devenait direct et franc ; elles se parlaient comme deux amies. (GB 65).

Mais, l’éducation de la mère peut provoquer également des révoltes de la fille vis-à-vis d’elle. Dans Une si longue lettre et La grève des bàttu, les filles Daba et Raabi ne sont pas d’accord avec les mesures qui ont été prises par leurs mères concernant la polygamie. Appartenant à une autre génération, elles n’acceptent pas la soumission de leurs mères. Elles leur dictent la ligne de conduite à observer face à leur père :

Raabi a essayé de convaincre sa mère qu’elle doit se battre, qu’elle ne doit pas accepter une situation ambigüe, qu’elle a le devoir de ne pas laisser une intruse lui disputer sa place, et pour cela « il faut prendre tes responsabilités et demander à papa de choisir ». (GB 63)

Le vocabulaire que les deux filles utilisent à l’encontre de leur père est teinté de mépris :

Chasse cet homme, je ne te vois pas te disputant un homme avec une fille de mon âge. (Daba,

LL 60).

Daba témoigne également de dédain pour son père quand elle le rencontre dans un night-club. En se montrant suspendue au bras d’Aba, son fiancé, elle voulait faire comprendre à son père qu’elle désapprouve le fait qu’il se soit marié avec une fille de son âge : Elle

arrivait très tard, à dessein, pour s’installer bien en vue de son père. C’était un face à face grotesque : d’un côté un couple disparate (Modou et Binetou), de l’autre deux êtres assortis (Aba et Daba). (LL 96) Cette rencontre provoquait une grande tension, parce qu’elle opposait deux anciennes amies (Daba et Binetou), un père à sa fille, un gendre à son beau-père. (LL

96).

Comme le souligne Pierrette Herzberger-Fofana (2000, 91), pour de nombreuses mères, leurs filles représentent le prolongement de leurs espoirs et de leurs aspirations déçues. Le couple de Daba et de son mari en est un exemple, il symbolise le rêve de Ramatoulaye : Je sens mûrir la tendresse de jeune couple qui est l’image du couple telle que

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Entre 1960 et 1980, les mères continuent à donner une éducation « traditionnelle » à leurs filles. Nous en trouvons un bon exemple dans Une si longue lettre, où tante Nabou, qui est la mère de Mawdo, l’ex-mari d’Aïssatou, transmet une éducation traditionnelle à sa cousine. Les fondements de l’éducation que la tante a inculqués à sa cousine sont la soumission, la pureté et le sens de l’honneur. Tante Nabou pense que la qualité première d’une femme est la

docilité et que l’instruction d’une femme n’est pas à pousser. (LL 61). Imprégnée de toutes

ces idées, Nabou est l’archétype de la jeune fille traditionnelle qui accepte l’union avec son cousin, car toute son éducation a été axée vers ce but. Tante Nabou voulait avoir une bru docile, élevée selon la tradition sénégalaise, qui la traiterait comme une reine. La jeune fille soumise manque de personnalité, car on ne l’a pas autorisé à exprimer ses propres désirs.

Selon Elisabeth Badinter (1992), les Sénégalaises sont souvent artisanes de leur difficile condition, parce que ce sont souvent des mères qui, par l’éducation donnée à leurs enfants, perpétuent involontairement un système de pensée qui leur est défavorable. Des femmes sénégalaises continuent à élever leurs fils comme « des petits coqs », appelés à régner, alors qu’à leurs filles, sont dévolues les tâches subalternes, comme le ménage.

Dans Une si longue lettre et La grève des bàttu, Ramatoulaye et Lolli, personnages charnières entre deux périodes historiques, l’une de domination, l’autre d’indépendance, ont reçu une éducation traditionnelle. Par exemple, en toute occasion, entre autres avant le mariage, la mère de Lolli a dit à sa fille :

Obéis à ton mari, ne cherche rien d’autre que son bonheur, car de lui dépendent ton destin et surtout celui de tes enfants. Si tu exécutes ses volontés, tu seras comblée ici-bas et dans l’au-delà et tu auras des enfants dignes et méritants. Sinon, attends-toi à la malédiction divine et à la honte d’avoir enfanté des ratés. (GB 54)

Bien que Ramatoulaye et Lolli aient reçu une éducation traditionnelle, elles donnent à leurs filles une éducation plus moderne. Par exemple, Ramatoulaye n’est pas sévère :

Puisque mes filles voulaient « être dans le vent », j’avais accepté l’entrée du pantalon dans les garde-robes. (…) Moi je laissais mes filles sortir de temps en temps. Elles allaient au cinéma, sans ma compagnie ; elles recevaient copines et copains. (LL 142, 143).

En outre, Ramatoulaye essaie de pousser ses enfants vers la liberté : Les mères modernes

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ses fils, mais aussi ses filles. De cette façon, elle donne à ses filles d’autres perspectives d’avenir que celle seulement de maintenir la cohérence du foyer.

Après avoir observé les filles au sein de la famille, ce qui en fait se résume à une relation mère-fille, parce que nous avons vu que les pères sont absents, nous allons traiter leur place à l’extérieur du monde familial à travers l’école.

3. La fille à l’école

Tout au long du vingtième siècle, le taux de scolarisation des enfants sénégalais, garçons et filles, est bas, ce qui constitue un grand problème. Beaucoup d’endroits manquaient d’écoles et d’enseignants. Quand il y avait des écoles, les salles de classe étaient souvent surchargées et les bâtiments étaient parfois en ruines. En outre, la qualité de l’enseignement laissait souvent à désirer. Les livres scolaires trop chers faisaient défaut et les enseignants n’étaient pas qualifiés. Dans Une si longue lettre, on peut lire combien l’accès à une école sénégalaise était difficile : Le jardin d’enfants reste un luxe que seuls les nantis offrent à leurs enfants et

l’école primaire laisse à la rue un nombre impressionnant d’enfants, faute de places. (LL

42).

Encore jusqu’à nos jours, le nombre de garçons qui fréquentent l’école est plus important que celui des filles. Avant 1960, le taux de scolarisation de la population féminine au Sénégal était très faible, parce que le pouvoir colonial n’avait pas ressenti la nécessité d’éduquer les femmes.44

En accédant à la souveraineté nationale en 1960, le Sénégal a donné la priorité à l’éducation, et également à celle des filles. Les Sénégalaises, comme Ramatoulaye dans Une si longue lettre, ont insisté sur l’égalité des droits concernant l’éducation : Nous avons droit, autant que vous (les hommes), à l’instruction qui peut être

poussée jusqu’à la limite de nos possibilités intellectuelles. (LL 115). Mais les efforts des uns

et des autres n’ont pas donné lieu à des lois susceptibles de faire progresser de façon tangible l’éducation des femmes et le nombre des femmes analphabètes reste élevé. Dans Juletane et

La Grève des bàttu, Awa, la première épouse de Mamadou, et Lolli, la première épouse de

Mour, sont analphabètes. Cependant, comme nous l’avons déjà signalé, l’année internationale de l’éducation en 1970 a accéléré la progression des effectifs féminins dans les écoles sénégalaises. Depuis, les taux de présence féminine à l’école sont en progression, en

44

DJIBO, Hadiza, La participation des femmes africaines à la vie politique, Les exemples du Sénégal et du

Referenties

GERELATEERDE DOCUMENTEN

Lorsque nous examinons les trois romans, nous voyons que les signes de dégénérescence sont plus manifestes dans Marthe et Nana que dans La fille Elisa ; c’est pour cela

écologique les plus ambitieux, il est même envisagé d’aller encore plus loin dans la réduction des besoins de mobilité dans un avenir proche, par. exemple en

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29 Because we have seen in section 2 that the substitution rule follows from the Dictum de Omni, we can conclude that propositional logic follows from syllogistic logic if we (i)

(1996) using probe measurements on ex vivo samples. The value reported in the literature for bladder is based on conductivity measurements of bladder wall tissue which is almost

MR based electric properties imaging for hyperthermia treatment planning and MR safety purposes..

Therefore, loco-regional hyperthermia requires patient- specific treatment planning to compute the optimal antenna settings to maximize the tumor temperature while preventing

Donc, bien que Nicolette soit une femme fatale qui provoque la crise de violence qui bouleverse la vie ordonnée de l’ambassadeur et qui mène finalement à la mort de Stephen,