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L'identité colonisée: Identité et Résistance dans les oeuvres d'Edouard Glissant et de Patrick Chamoiseau

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L’identité colonisée :

Identité et Résistance dans les œuvres d’Edouard Glissant et de

Patrick Chamoiseau

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1

TABLE DES MATIERES 1

INTRODUCTION 2

CHAPITRE I – L’IDENTITE ANTILLAISE

1.1. Edouard Glissant 7

1.1.1.La théorie de la Relation et le Rhizome-identité 9

1.1.2. Le Tout-monde 12

1.1.3.La Querelle avec l’Histoire 14

1.1.4. L’identité Hybride 15

1.2. Patrick Chamoiseau 16

1.2.1.Chemin d’école 17

` 1.2.2. Ecrire en pays dominé 18

1.2.3. L’imaginaire 21

1.2.4. Conclusion 23

CHAPITRE II – LA RESISTANCE

2.1. La langue colonisée 26

2.1.1. Qu’est-ce qu’une langue maternelle ? 26

2.1.2. La langue de l’Autre 27

2.2. La résistance d’Edouard Glissant 28

2.2.1. La langue comme moyen de résistance 28

2.2.2. Poétique forcée 30

2.2.3. La Contre-poétique 32

2.2.4. Droit à l’Opacité 33

2.2.5. Détour 36

2.3. La résistance de Patrick Chamoiseau 38

2.3.1. Dans Ecrire en pays dominé 38

2.3.2. La Pierre-monde 44 2.3.3. Eloge de la Créolité 47 2.3.4. Hybridité et Créolité 52 2.3.5. Conclusion 53 CONCLUSION 54 BIBLIOGRAPHIE 58

(3)

2 Introduction

La langue française est l’une des grandes langues mondiales. Dû à son histoire, elle est surtout une langue seconde. Ainsi, Jean-Marc Moura souligne dans son livre Littératures

francophones et théorie postcoloniale que « [s]a richesse littéraire, [s]a diffusion dans les

groupes sociaux » l’a menée au statut de langue internationale.1 Cette histoire d’expansion est à la base de la « francophonie ». Mais qu’appelle-t-on la littérature francophone ? Une façon très simple de répondre : ce sont les œuvres d’écrivains qui écrivent en langue française francophones autres que celles des Français de France (Antilles, Afrique noire, Belgique, Liban, Maghreb, Québec, Suisse, etc.). Or, le centre de ces formes littéraires résidait toujours en France. Paris comme capitale culturelle a incarné la norme à partir de laquelle se

définissait un centre et une périphérie. Ce centralisme détermine la façon d’écrire et la valeur littéraire des textes. De plus, les maisons d’éditions décident de la possibilité de faire

connaître des auteurs et leurs œuvres littéraires. Dans le manifeste Pour une

"littérature-monde" en français, codirigé par Michel Le Bris et Jean Rouaud, et auquel se sont associés

quarante-quatre auteurs qui écrivent en langue française, la francophonie est considérée comme un des « dernier[s] avatar[s] du colonialisme »2 . Vu que la littérature francophone est rédigée en français et qu’elle est fortement liée à l’histoire de la colonisation et par suite à celle de la décolonisation, elle est toute aussi une histoire politique. Selon les auteurs du manifeste « Pour une littérature monde », afin que les littératures francophones puissent exister de manière dominante à travers le monde, il est devenu nécessaire et essentiel que la langue française ne soit plus le domaine exclusif de la Métropole même. Il faut que la langue française soit capable d’incarner les valeurs, les rêves, ainsi que les Histoires des anciens peuples colonisés.

Dans ce mémoire nous concentrerons notre attention sur l’idée d’identité, et surtout sur la quête d’une identité Antillaise lancée par les auteurs francophones Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. A travers les propos tenus dans leurs essais nous sommes amenés à examiner certaines théories postcoloniales, et nous pouvons apercevoir dans quelle mesure l’identité antillaise est dominée par la francophonie métropolitaine et comment Glissant et Chamoiseau résistent à cette domination identitaire dans et de par leur littérature.

Shireen K. Lewis évoque dans son livre Race, culture and identity que, depuis longue

1

Moura, J. (1999). i é e nco hone e héo ie o coloni le. Paris: Presses universitaires de France. p.11

2 Rouaud, J., & Le Bris, M. (2007). Pour une "littérature-monde" en français. Le Monde Des Livres. Retrieved from http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html

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3 date, la recherche d’une identité littéraire antillaise n’est en fait autre qu’une recherche sur l’origine humaine propre basée sur la culture et la race, ce qui la mène à une assertion sur la différence.3 Dans d’autres ouvrages d’auteurs francophones originaires des Antilles, cette notion de l’identité s’est opposée à l’assimilation culturelle. Ainsi, la quête de cette identité fut entamée par les auteurs francophones Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Damas et fut décrite à travers leur philosophie littéraire sur la Négritude. Cette théorie se base sur la négation de l’assimilation culturelle et sur la négation que les peuples africains et des Caraïbes ont la même paternité que celle des français vivants aux Caraïbes. Pour le dire autrement, l’idée que les ancêtres des Noirs étaient aussi des Gaulois est une absurdité absolue car cette pensée fut introduite et endoctrinée à travers l’enseignement français obligatoire aux Antilles.4 Les intellectuels de la Négritude déclaraient que leur origine et leur identité se trouvaient en Afrique avant le colonialisme. Dans son Discours sur la Négritude, prononcé le 26 février 1987, Aimé Césaire évaluait la Négritude d’une manière rétrospective en disant : « c’est tout cela qu’à été la Négritude : recherche de notre identité, affirmation de notre droit à la différence, sommation faite à tous d’une reconnaissance de ce droit et du respect de notre personnalité communautaire. »5

Frantz Fanon (né le 20 juin 1925 à Fort-de-France et décédé le 6 décembre 1961 à Baltimore) a essayé de déconstruire le système du racisme. Dans son œuvre Peau noire,

masques blancs publié en 1952, Fanon cite plusieurs fois Aimé Césaire et l’épitaphe de son

livre est une citation même de Césaire : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.»6 Dans ce texte, Fanon raconte le destin du « nègre » parmi les blancs, qui lui empêchent d’être lui-même, ce qui le contraint à une identité factice. Selon l’intellectuel martiniquais, l’imposition de la langue par le colonisateur établit un processus

d’infériorisation de tout le peuple colonisé.7

Vu que le colonisé veut ressembler à l’homme blanc afin de s’extraire de la domination, la première chose à faire est de s’approprier la même langue que le colonisateur :

[L]e Noir Antillais sera d’autant plus blanc, c’est-à-dire se rapprochera d’autant plus du véritable homme, qu’il aura fait sienne la langue française. Nous n’ignorons pas que c’est là une des attitudes de l’homme en face de l’Être. Un homme

3

Lewis, S. (2006). Race, culture, and identity. Lanham: Lexington Books. p.19 4 Ibid.

5 Césaire, A. (1987) Discours sur la Négritude. 6

Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. aris: ditions du Seuil. p.5 7 Ibid., p.8

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4 qui possède le langage, possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage. On voit où nous voulons venir : il y a dans la possession du langage une extraordinaire puissance.8

La puissante position de la langue française mène alors à une domination contrainte à une identité factice, qui n’est pas celle du peuple antillais. Fanon continu ainsi :

Tout peuple colonisé – c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait de la mise en tombeau de l’originalité culturelle locale – se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine.9

La condition coloniale commence par une mise à mort, un deuil de la culture locale. Le peuple antillais est privé de sa propre culture. L’élément central dans l’œuvre de Fanon est le fait que le Noir ne peut faire d’autre que de se mettre en rapport avec la métropole. Le langage, dit Fanon, est en particulier un outil d’infériorisation et d’hiérarchisation culturelle entre le dominateur et le dominé. Fanon souligne l’importance de refuser la domination dite blanche. En refusant de jouer ce jeu d’identification blanche et de remettre en question les conditions historiques du pouvoir, il lui devient possible de déconstruire les anciens absolus.

Dans ce mémoire nous porterons notre attention sur les Antilles contemporaines et particulièrement sur deux auteurs martiniquais : Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Nous ne nous concentrerons pas sur leurs œuvres littéraires ; nous examinerons seulement leurs ouvrages théoriques. En effet, une telle investigation est moins fréquente vu que la plupart des recherches jusqu’à maintenant se concentrèrent sur leurs œuvres littéraires.

Chamoiseau et Glissants ne sont pas seulement de célèbres romanciers mais également des intellectuels engagés et des défenseurs des droits civiques, militants de la décolonisation. Nous pourrons même parler ici d’une sorte de généalogie - Césaire vu par Fanon vu par Glissant et réinterprété par Chamoiseau - ou diaspora intellectuelle postcoloniale. Ainsi, nous allons voir que Glissant et Chamoiseau s’opposent à cette idée universaliste de la Négritude afin d’établir leur propres théories sur l’identité qui, selon eux, est multiple et hybride.

Dans un premier temps, nous explorons l’identité des Antilles. Nous tenterons de répondre à la question « que veut dire l’identité antillaise ? » En examinant plusieurs titres de

8

Ibid., p. 14 9 Ibid.

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5 Glissant et de Chamoiseau, nous tâcherons d’y répondre. Dans le premier chapitre nous

élaborerons différents termes et définitions qui leur sont communs afin d’éclairer leurs théories vis-à-vis de l’identité. En un premier temps, nous nous concentrerons sur l’œuvre de Glissant et ses théories de la Relation, le Tout-monde et la Querelle avec l’Histoire. Ensuite, nous examinerons dans quelle mesure les théories de Glissant correspondent à celles de

postcolonial studies, notamment de Homi K. Bhabha et sa notion d’ « hybridité ». Dans un

second temps, nous analyseront certains thèmes et idées décrites par Chamoiseau à travers ses livres Chemin d’école et Ecrire en pays dominé, qui le mènent vers sa notion d’identité. Dans ce dernier titre, nous examinerons ce que Chamoiseau appelle l’im gin i e et nous finirons par formuler une conclusion.

Le deuxième chapitre portera sur la résistance dans les ouvrages de ces deux auteurs. Dans un premier temps, nous évoquerons le rôle de la langue dans le processus de la

domination d’une approche linguistique. Nous constaterons ainsi que la langue était colonisée. Selon Glissant et Chamoiseau il leur faut alors résister, ce qu’ils font par la littérature.

D’abord nous verrons comment la langue peut servir afin de modeler un mode de résistance. Nous passerons ainsi par la Poétique forcée, à la Contre-poétique et par le D oi à l’O ci é et au Détour. En faisant des comparaisons entre les théories de Glissant et celles de Homi K. Bhabha et Gayatri Chakravorty Spivak, nous essayerons de définir la position de Glissant dans un cadre théorique postcolonial.

Ensuite, nous nous focaliserons sur la résistance chez Chamoiseau. Nous examinerons ainsi la résistance par l’imaginaire dans laquelle le concept de la Pierre-Monde est un élément incontournable. Ensuite, nous passerons au manifeste l’Eloge de la Créolité dans lequel Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant et Jean Bernabé évoquent la résistance par la langue créole afin d’établir une esthétique créole. Nous nous concentrerons sur leur plan en cinq étapes qui devrait assurer l’implémentation d’un langage propre aux Caraïbes. Nous finirons par une conclusion dans laquelle je présenterai le résultat de mes recherches.

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6 CHAPITRE I

L’IDENTITÉ ANTILLAISE SELON GLISSANT ET CHAMOISEAU

La colonisation et la décolonisation ont laissé leurs traces sur plusieurs aspects de la société antillaise. En 1946 l’ancienne colonie de la France devient un Département français d’outre-mer (DOM). Depuis longue date, l’ancienne métropole influence entre autre la façon dont le peuple antillais se voit ou se considère soi-même. La langue française y est la langue

officielle, l’enseignement est le même qu’en France, nous pouvons ainsi dire que la culture française est devenue celle de la Martinique.

Dans ce chapitre nous allons voir dans quelle mesure la domination coloniale a influencé l’identité culturelle et nationale des Antilles. La recherche se concentre surtout en Martinique vu que les deux auteurs autour desquelles ce mémoire est construit sont des Martiniquais. Ainsi, Edouard Glissant, né le 21 septembre à la Sainte-Marie et mort le 3 février 2011 à Paris et Patrick Chamoiseau, né le 3 décembre 1953 à Fort-de-France sont originaires de cette petite île, ce qui a joué un rôle permanent et central dans leurs œuvres. Edouard Glissant est considéré comme le fondateur du mouvement intitulé Antillanité et Patrick Chamoiseau se trouve à la base de la Créolité.

Dans leurs œuvres, les deux auteurs abordent le thème de l’identité antillaise. Mais avant tout posons-nous la question: qu’est-ce qu’une identité antillaise ? En examinant

plusieurs titres de ces auteurs, nous tâcherons d’y répondre dans ce chapitre. Dans un premier temps, nous évoquerons l’œuvre de Glissant et son discours sur le thème ‘postcolonial’. Nous y retrouvons à la base sa théorie de la Relation dans laquelle l’identité ayant de multiples racines ou bien l’iden i é-rhizome est l’un des éléments centraux. Nous passerons par les notions de Tout-monde et de la Querelle avec l’histoire afin de découvrir que chaque identité est fragmentée et hybride. Ce dernier terme nous mène à étudier le discours de Glissant sur un plus large plan, dans le discours postcolonial. Nous évoquerons ainsi comment d’autres théoriciens postcoloniaux, comme Homi K. Bhabha, Gayatri Chakravorty Spivak ont adopté l’usage de ce terme dans leur propre discours.

Par la suite nous examinerons l’œuvre de Chamoiseau en analysant ses deux titres

Chemin d’école et Ecrire en pays dominé. Nous constaterons que les théories de Glissant ont

eu une influence significative sur la pensée de Chamoiseau. On y retrouve la présence et l’influence de la théorie de la Relation et nous pouvons constater, qu’en un certain sens, il va plus loin que Glissant car il adapte ses théories afin de créer son propre imaginaire, ce qui a de

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7 grandes conséquences sur l’interprétation du dominé vis-à-vis du monde et de soi-même. Ayant examiné tous ses aspects, nous finirons par une conclusion.

1.1.Edouard Glissant

Dans les ouvrages d’Edouard Glissant, Le discours antillais, Traité du Tout-monde et

Poétique de la Relation l’identité antillaise est l’un des éléments centraux. Toutes ses théories

sont fondées sur le refus de ce que Glissant appelle l’universel – ou bien l’universel

généralisant – mis en place par l’occident afin d’affirmer sa supériorité dans le monde entier, qui mène à l’expansionnisme et au colonialisme. Il faut donc abandonner l’idée de l’universel, qui selon Glissant signifie « l’arme la plus concluante dans le processus de dépersonnalisation d’un peuple démuni ».10

Cette dépersonnalisation a eu de grandes conséquences sur le caractère de l’identité antillaise; mais comment pouvons-nous la définir ? Qu’est-ce qu’une identité antillaise ? La réponse de Glissant est qu’elle serait fragmentée, plurielle et

hétérogène. Ainsi Glissant se distingue et s’oppose au discours de la Négritude d’Aimé Césaire. Dans son œuvre Le discours antillais, Glissant renonce à la pensée de Césaire et introduit son propre concept : l’Antillanité.

La première réaction systématique contre la déperdition de la culture populaire aura été “généralisante.” C’est l’acense nègre … la Négritude … La deuxième réaction, qui procède de la première, conçoit pour toute la Caraïbe la convergence des

réenracinement dans notre lieu vrai. C’est que j’ai appelé la théorie de l’antillanité. Elle a pour ambition de continuer en les élargissant à la fois la dimension africaine, qui se change ici en se retrouvant, et la souche du langage, qui se renforce en se

multipliant.11

Sa théorie est basée alors sur la théorie de Césaire mais il la modifie et la transforme graduellement afin de créer l’Antillanité. Dans ce fragment nous pouvons lire que Glissant parle de « notre lieu vrai ». Pour Césaire nous pouvons interpréter ce lieu comme ambigüe, soit l’Afrique, soit les Antilles. our Glissant, ce « lieu vrai » est très clair et précis et ne peut indiquer que les Caraïbes. Glissant ne dénonce pas totalement le discours de Césaire, il reconnait ainsi l’héritage Africain et ses influences sur la culture antillaise, mais il évoque néanmoins que ces cultures, une fois aux Antilles se sont été évoluées et transformées. Ceci montre la plus grande différence entre l’Antillanité et la Négritude, c’est-à-dire que l’origine

10

Glissant, E. (1981). Le discours antillais. Paris: Seuil.p.249 11 Ibid., p. 495

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8 du peuple antillais se trouve dans les Caraïbes, et non en Afrique.

Pour nous faire comprendre la position problématique de l’identité antillaise, Glissant parle d’un concept qu’il nomme la Relation. Il la présente en utilisant une métaphore de ce “vrai lieu”. Dans Le discours antillais il se demande « qu’est-ce que les Antilles en effet? » Il les définit comme « une multi-relation ».12 L’auteur présente la géographie des Antilles - la mer et les îles - comme lieu d’ouverture par excellence, qui mène à de nombreuses

possibilités pour le peuple antillais.13 Les ‘Antilles’ pour Glissant, sont un endroit

géographique qui incarne ainsi le rapport entre pays et ses populations esclaves, et forme la base sur laquelle s’ouvrent de nouvelles possibilités culturelles.

L’histoire de la traite des noirs, l’esclavage et la domination, a laissé une trace considérable sur de nombreuses facettes de l’identité antillaise. Mais cette histoire a aussi menée à cette ouverture, et l’existence d’un peuple qui est caractérisé par cette multi-relation. Glissant évoque sa théorie de la Relation avec une autre métaphore, celle de la barque ouverte dans son livre Poétique de la Relation en 1990. Cette métaphore signifie les bateaux

d’esclaves, venus d’Afrique en direction du Nouveau Monde. Dans le premier chapitre, Glissant explique comment le destin d’un esclavage d’Afrique se développe et se détermine dans le ventre du bateau qui emmène tous les Noirs de l’Afrique vers l’Amérique :

Le terrifiant est du gouffre, trois fois noué à l’inconnu. Une fois donc, inaugurale, quand tu tombes dans le ventre de la barque. [. . .] Le ventre de cette barque-ci te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. Cette barque est une matrice, le gouffre-matrice. Génératrice de ta clameur. Productrice aussi de toute unanimité à venir. Car si tu es seul dans cette souffrance, tu partages l’inconnu avec quelques-uns, que tu ne connais pas encore. Cette barque est ta matrice, un moule, qui t’expulse pourtant. Enceinte d’autant de morts que de vivants en sursis.14

Ce voyage en bateau – et la traite des noirs – est un événement incontournable dans la vie d’un esclave. Cette expérience, dit Glissant, a formée le peuple antillais. Chaque individu qui se trouvait à l’intérieur de ce bateau et fit ce voyage, devint alors une victime originelle aux abysses de la mer et devint une exception. Comme le dit Glissant, cette expérience « s’est rendue commune pour faire de nous, les descendants, un peuple parmi d’autres.15

» Ici, Glissant s’oppose à la pensée de l’universel. Il dit ainsi que « les peuples ne vivent pas

12 Ibid., p.249 13 Ibid. 14

Glissant, E. (1990). oé i e de l el ion. Paris: Gallimard.p.18 15 Ibid.

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9 d’exception. La Relation n’est pas d’étrangetés, mais de connaissance partagée. Nous

pouvons dire maintenant que cette expérience du gouffre est la chose la mieux échangée.16 » Dans son livre Race, Culture and Identity, Shireen K. Lewis évoque que la Traite des Noirs a mené à la rapide distanciation du peuple Antillais de l’identité noire universaliste.17 Ceux qui ont été forcé de se réinventer soi-même dans un endroit inconnu - un pays nouveau - où ils ne retrouvent aucune trace de leur vie antérieure ainsi que de leurs origines spirituelles et matérielles, sont capables de résister l’universalisme et ses limitations imposées sur leur identité.18 Toutes les notions d’identité fixe et toute forme de généralisation furent remises en question lors de la métamorphose identitaire qui fut vécu par ce peuple transplanté, obligé de se redécouvrir et de se recréer une nouvelle identité.

1.1.1 La théorie de la Relation et le Rhizome-identité

Dans Poétique de la Relation (1990), Glissant évoque la théorie de la Relation, « selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre19

». L’histoire des Caraïbes force le peuple antillais de s’approprier une identité, qui à cause de l’histoire de colonisation et oppression pourrait se définir comme plurielle et fragmentée. La notion d’identité, selon Glissant, est fondée par l’occident et les voyageurs qui déterminent l’identité comme « racine unique » qui s’exporte comme valeur, ce qui signifie la notion de l’universel, que j’ai évoqué ci-dessus. La pensée de l’universel résume le monde en une évidence transparente, dit Glissant, et qui mis en place une hiérarchie des cultures dans laquelle celle de l’occident signifie la culture supérieure à laquelle le monde entier doit s’adapter. Cette notion se base sur ce que Glissant appelle “l’identité-racine unique” – qui est exclusive et qui tue autour

d’elle.20

Glissant dénonce cette philosophie et lui oppose la théorie du “Rhizome” qu’il a emprunté de Gilles Deleuze et de Félix Guattari.

Ces deux philosophes français évoquent la théorie du Rhizome en l’opposant à celle de l’arborescent. Cette pensée vise à organiser tous les éléments selon un modèle

hiérarchique ayant une base - la racine - qui offre plusieurs branchements. Cette racine est donc le modèle qui donne l’exemple supérieur auquel tout le monde s’adapte. Deleuze et Guattari renoncent ainsi ce système dans lequel la connaissance est hiérarchisée dans leur œuvre Rhizome en 1976 :

16

Ibid., p.20

17 Lewis, Race culture and identity, op.cit. p.75 18 Ibid.

19

Glissant, Poétique de la relation, op.cit. p.23

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10 Nous sommes fatigués de l’arbre. Nous ne devons plus croire aux arbres, aux racines ni aux radicelles, nous en avons trop souffert. Toute la culture arborescente est fondée sur eux, de la biologie à la linguistique. Au contraire, rien n’est plus beau rien n’est amoureux, rien n’est politique, sauf les tiges souterraines et les racines ‘aériennes, l’adventice et le rhizome. 21

Glissant emprunte et s’approprie cette théorie de Deleuze et Guattari afin de construire sa théorie de la Relation dans laquelle il renonce la pensée d’une racine unique – de l’occident - qui domine le monde et qui contraint à la pensée de l’universel généralisant. Influencé par cette philosophie, le propos de Glissant est que toute identité est une identité rhizome qui s’évolue et s'étend à la rencontre d'autres racines. « Le rhizome est une racine démultipliée, étendue en réseaux sous terrain ou en plein air, sans qu’aucune autre souche y intervienne en prédateur irrémédiable. » 22 Cette notion s’oppose donc à la théorie d’une racine totalitaire, mais garde l’aspect d’enracinement. Glissant s’approprie alors cette théorie afin de définir l’identité antillaise comme rhizome. Vu qu’aux Caraïbes, l’identité était toujours en contact avec de nombreuses autres identités, ce qui la rend plurielle et hétérogène. Le destin du peuple colonisé est que son identité se développe et s’évolue toujours grâce à l’Autre, ce qui veut dire « il y a le visiteur, il y a le visité; celui qui part et celui qui demeure; le conquérant et sa conquête ».23 Pour le colonisé, son identité se compose par la perception de l’Autre. Le résultat de cette histoire est que le peuple antillais existe en multi-relation, qui fait que les identités aux Antilles se transforment toujours en relation avec l’Autre.24

Le relatio de Glissant vise à comprendre l’autre dans sa différence, en acceptant son « opacité », ce qui signifie la reconnaissance de chaque individu et de sa culture dont certains attributs culturels demeurent incompréhensibles pour tout autre individu ne partageant pas la même culture, et de les prendre avec soi (du verbe latin « cumprehendere » qui veut dire « prendre avec soi ») afin de se les approprier. Pour un tel résultat, l’intéressé doit être transparent, ce qui est impossible vu qu’il détient son épaisseur psychoculturelle - son opacité - à laquelle il a droit. « Ce processus résulte en une ouverture entre le Je et le Tu- la communauté d’un nous qui désigne le lien de partage de l’être - au monde avec autrui. »25

En revanche, Celia Britton évoque dans son livre Strategies of language and

resistance qu’il ne faut pas « comprendre » l’Autre. Elle exige que l’opacité soit une forme de

21

Deleuze, G., & Guattari, F. (1976). Rhizome. aris: ditions de Minuit. p.46 22 Glissant, Poétique de la relation, op.cit.. p.23

23 Ibid., p. 30 24

Glissant, Le discours antillais, op.cit. p.250-51

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11 résistance à la compréhension en tant que système hiérarchisé qui normalement caractérise la relation entre l’occident et le tiers-monde.26 Glissant évoque ce processus dans Poétique de la

relation :

Si nous examinons le processus de la « compréhension » des êtres et des idées dans la perspective de la pensée occidentale, nous retrouvons à son principe l’exigence de cette transparence. Pour pouvoir te « comprendre » et donc t’accepter, il me faut ramener ton épaisseur à ce barème idéel qui me fournit motif à comparaisons et peut-être à jugements.27

En construisant l’Autre comme un objet de connaissance, « comprendre » pourrait sembler un acte d’agression, dit Britton. L’acceptation de l’opacité de quelqu’un est l’une des

caractérisations fondamentales dans la théorie de la Relation de Glissant. En acceptant l’opacité de l’Autre, nous acceptons l’identité de l’autre telle qu’elle est :

La relation, c’est la quantité finie de toutes les particularités du monde, sans en oublier une seule. Et, je pense que la relation c’est l’autre forme d’universel, aujourd’hui. C’est notre manière à nous tous, d’où que nous venions, d’aller vers l’autre et d’essayer comme je dis souvent de se changer en échangeant avec l’autre, sans se perdre, ni se dénaturer. 28

Pour autant, Glissant souligne que les Caraïbes forment l’endroit par excellence où cette Relation peut fleurir, tenant compte de son histoire multiculturelle et son identité-rhizome à racines multiples.

Dans la pensée de la Relation, il s’agit avant tout d’une poétique qui relève d’un dire et d’une écriture. C’est d’ailleurs ce dire du métissage ou créolisation que Glissant appelle la Relation.29 La poétique de ce dire distingue selon lui une identité opératoire d’une identité proclamatrice :

26 Britton, C. (1999). Edouard Glissant and postcolonial theory. Charlottesville, Va.: University Press of Virginia. p.19

27

Glissant, Poétique de la relation, op.cit. p.204

28 Interrogé par Laure Adler en 2004, le poète explique pourquoi à la notion d'Universel, il préfère celle de Relation ("L'invitation au voyage", 22 novembre 2004)

29

Avant la publication du manifeste Eloge de la Créolité de P. Chamoiseau, R. Confiant et J. Berbabé Glissant parle du Métissage, après la parution de la manifeste, il parle de la créolisation.

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12 La réclame d’identité n’est que profération quand elle n’est pas aussi mesure d’un dire. Quand au contraire nous désignons les formes de notre dire et les informons, notre identité ne fonde plus sur une essence, elle conduit à la Relation.30

La Relation signifie l’ouverture à l’autre. Pour Édouard Glissant, la relation à l’autre est définie comme une nécessité de composer avec lui, d’ouvrir le lien de la subjectivité au lien avec autrui, qui noue, relie et relaye les sujets. Un élément important dans cette théorie concernant la Relation et l’Identité, est l’élément que l’auteur nomme le Tout-monde. 1.1.2. Le Tout-monde

Le tout-monde est une espèce de mise en interaction accélérée des peuples, des cultures, des

hommes, des cultures etcetera ; et cette interaction relativise et change tout. Selon Glissant, tout le monde est obligé selon l’endroit où il vit, de tenir compte des autres cultures, langues et religions qui y existent également. Il évoque alors que les anciens absolus – l’universel - avec leur cloisonnement disparaissent et que tout le monde influence tout le monde. C’est un processus dynamique et continu, sans fin. Le terme « le tout-monde » a été inventé par

Glissant lui-même. Nous connaissons, bien sûr le terme « tout le monde » et « monde entier » etcetera. Mais le « Tout-monde » est nouveau. En effet, ce terme est un mélange du créole et du français. « tout moun » (prononcé : toute moun) signifie « tout le monde » en créole.31 Mais l’expression de « tout le monde » a quelque chose de vague ou banale. Cela signifie une population, une masse de gens, sans signes caractéristiques spéciaux et signifiants.

En introduisant ce terme, Glissant mélange les deux cultures (français et créole) afin de faire un mélange des deux sans que personne ne s’en rende compte immédiatement. Le mot « traité » a une connotation juste, qui évoque une vérité. Et voilà le « Traité du Tout-monde ». Ce mélange du Créole et du Français devient l’un des éléments de la résistance de Glissant. Dans le deuxième chapitre nous évoquerons cette stratégie de résistance quand nous examinerons toutes les façons de s’opposer à la domination occidentale.

Dans Le traité du Tout-monde Glissant évoque la globalité et la totalité des différentes cultures.

30

Glissant, E. (1997). i é d o -monde. Paris: Gallimard. p.32. 31 Chancé, D. (2002). Un traité du déparler. Paris : Karthala. p.218

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13 Pour la première fois, les cultures humaines en leur semi-totalité sont entièrement et simultanément mises en contact et en effervescence de réaction les unes avec les autres. 32

Selon Glissant, ce processus de mise-en-relation, de métissage, est le meilleur exemple de ce

traité du tout-monde, vu qu’il évoque, grâce à son propre histoire, « la rencontre,

l’interférence, le choc, les harmonies et les discordes entre cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre33 ». L’une des caractéristiques de la créolisation est qu’il y a « la vitesse

foudroyante des interactions mises en œuvres en revanche, il en existe une conscience de la conscience »34 La proposition de Glissant est que « aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise », et par ce fait mélange toutes les cultures, les religions, les traditions, etc. afin de se rassurer que la terre n’appartient qu’à un individu, un peuple ou un pays unique.

Il en est résulte deux conceptions de l’identité, que j’ai essayé de définir d’après l’image de la racine unique et du rhizome, développée par Deleuze et Guattari. Une conception sublime et mortelle, que les cultures d’Europe et d’Occident ont véhiculée dans le monde, de l’identité comme racine unique et exclusive de l’Autre. La racine unique s’ensouche dans un terre qui devient territoire. Une notion aujourd’hui réelle dans toute culture composite, de l’identité comme rhizome, allant à la rencontre d’autres racines. Est c’est par là que le territoire redevient terre.35

Glissant considère l’histoire de la traite des noirs comme le fondement de l’identité antillaise. Le fait que le peuple antillais fut forcé de se réinventer dans un nouveau pays – après

l’abandonnement de leurs propres cultures, de leurs normes et coutumes ; la création d’une nouvelle identité devint alors nécessaire. C’est à dire une nouvelle identité envers le monde extérieur en remettant en question l’Universel Généralisant, ainsi que les ‘identités fixes’ imposés par le colonisateur.36 Glissant s’oppose à l’idée d’un l’Être qui affirme l’existence d’un Universel en imposant le Même dans tous les domaines. Il préfère parler d’un Divers qui se développe à travers le contact et la Relation avec l’Autre, ce qui aboutit à un Etant qui lui n’est jamais fini ou résolu et demeure en un état permanent de transformation et d’évolution.

32

Glissant, Traité du tout-monde, op.cit. p.23 33 Ibid., p.194

34 Ibid. 35

Ibid., p.195-196

(15)

14 1.1.3. La Querelle avec l’Histoire

Dans le chapitre « la querelle avec l’histoire » dans son Discours antillais, Glissant rejette le concept de l’histoire établi par l’occident. Il renonce le modèle à travers lequel l’histoire du monde est traduite et organisée d’un point de vue strictement occidental et qui date de l’époque où l’occident « était seul à faire l’histoire du monde ».37 Cette idée d’une histoire universelle, qui s’est construite autour d’un sentiment de supériorité et de hiérarchisation, mène à l’exclusion de tous les autres continents, avec leurs propres cultures et histoires. Aux Antilles, cette implémentation d’une histoire qui n’est pas complètement la sienne a eu des conséquences sur l’identité nationale. A cause de la traite esclavagiste des noirs, la conscience historique des Antilles est passé d’un état de choc vers une contraction, un

rabattement sur elle même et à une discontinuité, avec comme résultat l’effacement total de sa mémoire collective. Pour le peuple antillais, l’origine fragmentée et souvent pénible de son histoire fut un obstacle à la prise de conscience de cette même histoire.38 Comme le dit Glissant, « notre conscience historique ne pouvait pas « sédimenter » d’une manière progressive et continue, comme chez les peuples qui ont engendré une philosophie souvent totalitaire de l’histoire. »39

Cette impossibilité pour la conscience collective de se développer signifie ce que Glissant appelle une “non-histoire”. Ce qui veut dire que l’origine coloniale et la domination française a placé le peuple antillais à l’extérieur de sa propre histoire. A cause du caractère dominant du système français gouvernant les îles, certains événements historiques qui, dans la mémoire collective des noirs répartis à travers les Antilles,

représentent des héroïsmes et des actes de valeur furent systématiquement dénaturés afin de les effacer de la mémoire populaire et de les remplacer par une mémoire collective française ; ce qui a aliéné également le peuple indigène des Caraïbes. Nous pouvons constater ce même effacement dans la présentation de l’Histoire d’Haïti où par exemple l’idéologie de

Toussaint Louverture, héros antillais devenu symbole de la résistance contre les français, y avait mené à un blocus économique contre la France.40 De telles omissions et inexactitudes sont la principale cause de la perte de sa mémoire historique.

Les histoires multiples des îles montrent la diversité culturelle des Caraïbes et confirment que ces îles sont un espace de multi-relation et d’identité-rhizome, à maintes souches. Glissant condamne ainsi la question d’une seule et unique histoire des Caraïbes et il y oppose que toutes les histoires sont de nature fragmentées de par leur différence et leur

37Glissant, Le discours antillais, op.cit. p.132 38 Ibid., p. 130-31

39

Ibid., p.131 40 Ibid.

(16)

15 pluralité. Ayant analysé les positionnements de Glissant concernant ce qu’il a nommé la ‘querelle avec l’histoire et ses conséquences’, nous pourrions dire qu’il déconstruit ainsi l’identité hybride du peuple antillais. L’idée d’une identité hybride est évoquée par plusieurs théoriciens postcoloniaux.

1.1.4. L’identité hybride

Glissant n’est pas le seul auteur ayant tenté de déconstruire l’identité postcoloniale et son caractère fragmenté. Dans le discours postcolonial, plusieurs théoriciens – occidentaux et non occidentaux – ont examiné ce phénomène. Nous pourrions ainsi dire que l’équivalent

anglophone de métissage et de créolisation est celui de « hybridité ». Ainsi, les auteurs Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin évoquent que l’hybridité est l’un des termes le plus fréquent dans la théorie postcoloniale. Mais il signifie aussi le terme le plus disputé et

contesté dans ce même discours.41 Dans un autre titre, The empire writes back, ces mêmes auteurs évoquent qu’hybridité signifie la position privilégiée, occupée par le « lieu » au détriment de « l’histoire, de l’origine et du passé ».42 En ce sens, la notion de créolisation qu’utilise Glissant ressemble à la celle de l’hybridité.

Le théoricien postcolonial indien, Homi K. Bhabha a examiné et évoqué ce terme comme nul autre. Dans son livre Les Lieux de la culture, une théorie postcoloniale Bhabha postule que l’identité est fondamentalement hybride. Il analyse les diverses relations entre colon et colonisé afin d’y découvrir leur interdépendance. L’idée même d’identité est ambivalente, car l’identité se définit toujours en zone de contact.43

Il dit : « L’un des caractères marquants du discours colonial est sa dépendance au concept de “fixité” dans la construction idéologique de l’altérité».44 Cette citation montre que les deux images

essentialistes du colon et de « l’Autre» sont une division faite consciemment pour qu’il existe deux identités absolument différentes qui permettent au colon d’exclure l’Autre. C’est la stratégie du colonisateur : en disant que l’autre est Autre (comme le dit Glissant dans son discours), il s’autorise la domination. Mais il ne s’agit pas d’un véritable savoir, ce n’est qu’un désir du colon que les choses soient ainsi. Bhabba prend ses distances vis-à-vis de cette division. Il déclare qu’entre le positionnement du colonisateur et le positionnement du

colonisé, il existe multiples positionnements possibles, car il s’agit d’une zone de contact où se négocie l’identité. C’est un processus

41

Ashcroft, B., Griffiths, G.,& Tiffin, H. (1998) Key Concepts in Post Colonial Studies, London and New York: Routledge, p.118

42 Ashcroft, B., Griffiths, G., & Tiffin, H. (1989) The empire writes back. London: Rootledge. p.34 43

Bhabha, H. (2007). Les Lieux de la culture, une théorie postcoloniale, Paris, Payot. p.64 44 Ibid., p.121

(17)

16 constant de la mise en contact – Relation – entre de le colonisateur et le colonisé qui résulte en un processus de l’identification constante. our le colonisateur, il est plus simple que la notion de l’Autre – de la différence - reste intacte, vu que l’Autre, dans sa différence a une identité fixe aux yeux du colonisateur. Mais cette situation ne reflète pas la réalité. Selon Bhabha, cette représentation est trop simpliste. Le fait que le colonisateur apporte sa culture résulte en l’imitation par les colonisés. Cette appropriation mène à une identité qui s’est produite par la mise en contact. Il se construit alors déjà autre chose que l’amalgame de deux populations différentes. Justement parce que le colonisateur arrive avec sa culture toute faite, la colonisation donne la possibilité de la réappropriation pour le peuple colonisé. Ainsi, la colonisation construit des identités hybrides. C’est en effet la colonisation elle-même qui conduit à cette identification hybride.45

Le propos de Glissant est que chaque identité est hybride et se construite en relation avec d’autres identités. Dans un premier temps, il prend bien soin de se distancier de l’universel généralisant, mis en place par l’occident, et il y oppose la théorie de la Relation. En ce sens, il met en place la fondation d’une théorie qui sera utilisée et adaptée par de nombreux théoriciens antillais dans l’avenir. atrick Chamoiseau, un autre écrivain

Martiniquais et fondateur du mouvement de la Créolité, élabore l’idée de la créolisation et de la Relation de Glissant dans ses œuvres.

1.2. Patrick Chamoiseau

Dans l’œuvre de atrick Chamoiseau nous retrouvons l’identité antillaise, et son aspect problématique, toujours comme élément principal et nous pouvons considérer ses œuvres comme un reflet de la société et de la culture antillaise. L’auteur évoque dans son discours, contenu dans ses livres autobiographiques Ecrire en pays dominé et Chemin d’école, ce à quoi mènent le mélange de différentes cultures et son influence sur l’identité antillaise. Que pouvons-nous relever comme éléments de caractère original du peuple antillais – vis-à-vis de leur identité? Dans son roman Texaco, l’auteur évoque la généalogie du peuple antillais qui trouve son ancrage dans l’histoire de ses ancêtres esclaves dans les plantations françaises et, non pas par leur origine Africaine, comme le décrit Aimé Césaire dans la Négritude. De cette manière, il faut donc chercher l’identité (nationale) antillaise à l’intérieur des Caraïbes, comme le sociologue anglais Paul Gilroy l’avait antérieurement défini dans son livre Small

acts « it’s not where you’re from, it’s where you’re at ».46

45

Ibid., p. 121-31

(18)

17 Dans ses œuvres, atrick Chamoiseau reprend certaines idées et certaines théories de Glissant afin de les développer en sa propre théorie de l’identité antillaise, ce qu’il finalement a nommé la Créolité. La théorie de Créolité contredit en un certain sens celle exposée dans la

Négritude, qui dit que l’origine de l’identité antillaise se trouve en Afrique, avant que la traite

des Noirs n’ait eu lieu. L’élément fondamental dans le discours de Chamoiseau est que l’héritage culturel antillais est directement issu de la domination et de l’oppression par l’occident. Mais que se passe-t-il quand l’origine d’une culture s’est développée sous l’état d’une domination subie ? Qu’est-ce qu’il arrive quand une culture s’est construite à travers l’impérialisme de la colonisation ? Dans ses volumes Chemin d’Ecole et Écrire en pays

dominé, Patrick Chamoiseau raconte la difficulté qu’il a vécu.

1.2.1. Chemin d’école

Dans son livre Chemin d’école (paru en 1994), Patrick Chamoiseau décrit ses premières expériences scolaires. L’œuvre décrit la vie d’un jeune garçon antillais – le protagoniste - qui se trouve dans une situation conflictuelle et de diglossie. A la maison du jeune narrateur, la culture créole règne. Par contre, à l’école il est confronté aux mœurs françaises qui sont le reflet de l’influence de la Métropole aux îles. Le système scolaire national français y est mis en place afin de créer une petite France aux Antilles et il ne reconnaît pas la culture créole ; il n’existe aucun partage ou reconnaissance de simples différences entre les deux. Ainsi, à l’école le narrateur est confronté avec un pays mystérieux et virtuel qui ne ressemble pas du tout à l’île où se trouve l’école. Il découvre des enseignants qui insistent, malgré le climat tropical, pour que les enfants s’habillent en pantalon, veste, gilet et cravate. Ce conflit entre les deux cultures reflète en effet le problème de l’identité antillaise. Bien que les enseignants soient aussi des noirs antillais, ils ne parlent que le français à l’école et l’utilisation du créole à l’école est strictement interdite.

Chamoiseau évoque que l’acceptation du peuple antillais dans la société martiniquaise n’est possible que dans l’adoption d’une identité française par l’assimilation. Etant toujours considérée comme culture de la sauvagerie, le créole n’est pas accepté à l’école où les enfants sont punis lorsqu’ils parlent en leur langue maternelle. Chamoiseau élabore la difficulté de vivre dans cette dualité, dans un monde où l’identité française est considérée comme la seule possibilité – une identité monolithique.

(19)

18 Même les maitres à l’école, eux-mêmes noirs et parlant le créole chez eux, sont forcés

d’imposer la langue française aux élèves. « Il lui arrivait aussi, en quelque heure de fatigue, d’atténuer ses r ou de perdre son u. »47

Tout au long du livre, Chamoiseau met l’accent sur les tensions entre les deux cultures qui résultent en une identité plurielle. Les maitres eux-mêmes sont souvent des noirs, qui ont grandi aux îles et connaissent les mœurs et les traditions créoles, mais sont forcés de les abandonner afin de pouvoir enseigner dans le système scolaire français. Chamoiseau décrit et raconte les difficultés et les tensions à travers la création d’un personnage fictif, celui d’un jeune écolier qui porte le nom de Gros-Lombric. Ce garçon symbolise la culture créole dans ce livre. Un jour, ce jeune homme, qui ne veut pas s’adapter au système français et qui refuse de parler le français, emmène une tête de serpent à l’école. Les maitres lancent une attaque sur la culture “barbare” : « Le Maitre, sans même donner l’ordre de s’asseoir, se lança une péroraison sur les manières créole-nègres et l’irrémédiable perdition de ce peuple barbare. » 48

Plus que Glissant, Chamoiseau propose la position de la langue comme base des problèmes identitaires. Le fait que la langue française, langue du colonisateur, est la langue officielle en Martinique met en question la position de la langue créole. Pour les enseignants dans Chemin d’école, parler créole représente l’histoire de l’esclavage des Antilles. Pour eux, le créole empêche le peuple martiniquais d’avancer dans la vie et d’être considéré comme égaux. Il faut s’adapter à l’Autre afin de réussir. La langue est donc très puissante et pourrait déterminer l’échec ou la réussite d’un individu – ou bien d’un pays tout entier. Le personnage de Gros-Lombric symbolise le résultat de quelqu’un qui refuse la culture française comme supérieure. Il devient ainsi une sorte d’antihéros dans la mesure où il sert avant tout comme exemple entre la norme imposée – la culture française – et la réalité – la culture et les mœurs créoles qui dominent la vie quotidienne du peuple antillais. De cette manière, l’hybridité des cultures et leur Relation l’un par rapport à l’autre est omniprésent dans Chemin d’école.

Les conséquences de cette assimilation des cultures – et le déni de la culture créole - mène à l’aliénation du noir antillais et de sa propre culture, comme a dit Fanon en 1952 dans

Peau noire masques blancs. En aliénant le peuple martiniquais de leur propre identité, les

français rendent tout un peuple des aliénés sur leur propre sol. 1.2.2. Ecrire en pays dominé

Dans son livre autobiographique Ecrire en pays dominé de 1997, Patrick Chamoiseau assume

47

Chamoiseau, P. (1994). Chemin d école. Paris : Gallimard. p.91 48 Ibid., p.117

(20)

19 l'histoire des Antilles ainsi que son histoire personnelle dès son enfance jusqu’à la maturité. Comme dans Chemin d’école, en évoquant l’histoire antillaise, Chamoiseau tente de retracer la raison de l’identité problématique des Antilles. En cherchant à reconstruire l’histoire de son pays et du peuple Antillais, il tente de saisir son propre histoire. En passant par des

Amérindiens, les premiers habitants, à l’époque de la colonisation, par l’esclavage, à

l’abolition et la départementalisation, Chamoiseau nous mène à comprendre sa propre identité et celle de son pays. L’auteur constate ainsi que l’identité martiniquaise est une identité plurielle. Elle serait toujours l’appropriation par l’individu ou la collectivité de plusieurs éléments culturels. Il évoque la difficulté d'une situation diglossique ; la difficulté qu'il a vécue de passer du Créole, sa langue maternelle, au Français, la langue dominante en Martinique. Les deux cultures représentent deux identités. Le Créole manque une écriture et n’a donc ni une tradition littéraire, il fallait utiliser le français afin de pouvoir écrire.

Chamoiseau l'a senti comme une trahison.

Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ? Comment écrire, dominé ? 49

Comment le dominé pourrait-t-il écrire quand il n’existe pas de modèle, quand il ne sait pas ce qui est juste : écrire en langue du colon – le français – où en créole ? L’auteur décrit ainsi l’une des raisons pour l’identité plurielle – la langue. Il écrit : « Ma prime douleur fut dans ce drame des langues : entre langue créole et langue française. Le vieil enjeu de l’authenticité. Dans laquelle Écrire juste, et comment ? »50 L’identité Martiniquaise, dit-il, s’est construite (entre autre) par la langue. La langue dominante, le Français, sert ainsi comme « un filet » de rattrapage pour certains Martiniquais :

Elle devenait un tamis d’ordre par lequel le monde, clarifié, ordonné, devait se soumettre aux déchiffrements univoques d’une identité ; laquelle, depuis son Territoire, lançait de « légitimes » conquêtes. L’Ecrire devait sacrifier au bunker linguistique, exclusif et dominateur, que l’expansion coloniale nous avait imposé.

49

Chamoiseau, P. (1997). Ec i e en dominé. Paris: Gallimard. p. 17. 50 Ibid., p.274

(21)

20 Nous nous étions retrouvés là-dedans avec nos langues maternelles et nos parlers barbares. 51

Cette citation montre le propos de Chamoiseau concernant l’identité. Et dans son essai Ecrire

en pays dominé, la langue et l’écriture deviennent un véritable moyen de résistance. Afin

d’atteindre une égalité, Chamoiseau emprunte la théorie de Glissant. Pour autant, son influence sur la littérature de Chamoiseau est évidente lorsqu’il s’agit de la négation de l’universel et la racine unique. Il se met alors à l’opposition de la philosophie de la supériorité occidentale justifiée par sa genèse. Cette notion, qui a été proposée par des grandes

civilisations antérieures, affirme leur supériorité sur d’autres afin de justifier toutes les formes de domination. Pour autant, Chamoiseau préfère la pensée de la Digenèse, emprunté de Glissant. Chez lui, la négation de la genèse devient un véritable moyen de renoncer cette théorie d’inégalité. Chamoiseau reprend le terme dans la deuxième partie d’Ec i e en

dominé intitulé Anabase et digenèses selon Glissant. L’origine de la population antillaise se

trouve dans la mise en contact avec différentes populations, par laquelle naît une nouvelle société qui était fondée sur des peuples ayant différentes origines. En acceptant ces différences, cette nouvelle société établit sa propre genèse, nommé digenèse. Chamoiseau reprend cette notion dans Écrire en pays dominé afin d’essayer de comprendre le phénomène de la créolisation aux Antilles :

Quand on a élu en soi l’idée de la Créolisation, on ne commence pas à « être », on se met soudain à « exister », à exister à la manière totale d’un vent qui souffle, et qui mêle terre, mer, arbre, ciel, senteurs, et toutes qualités… C’est pourquoi Glissant parle de Digenèses, là où le point d’impulsion est indiscernable, mobile, et récapitulatif, et là-même ouvert, croissant, proliférant, présidant à la naissance sans commencement des identités créoles. 52

Autre exemple qui illustre l’influence de Glissant sur l’œuvre de Chamoiseau : la façon dont Chamoiseau désigne la domination par la mise-sous-relation, « sous carte, codes et sites » qui est irrésistible sans avoir pris conscience d’un mise-en-relation.53

51 Ibid. p.274-275 52 Ibid., p.225 53 Ibid., p.141

(22)

21 Tous ces déplacements d’hommes, c’est de la mise-sous-relations… (il soupire)… Et la domination silencieuse dont je parle naît justement des tendances de l’Unicité en œuvre dans la mise-sous-relation.54

La lutte contre la mise-sous-relation, qui désigne la domination qui empêche un

développement culturel, peut seulement réussir dans la prise de conscience d’un

mise-en-relation :

Transmuter toute mise-sous-relations en une mise-en-relations : c’est aujourd’hui l’enjeu que M. Glissant nous désigne…55

Comprenons ici que Chamoiseau emprunte la notion afin de retracer le passé de mise en contact de plusieurs peuples et cultures mais, en même temps, afin de pouvoir constater que cette société ne cesse pas à se réinventer. La mise-sous-relation représente ainsi le passé dominé, alors que la mise-en-relation désigne la liberté.

1.2.3. L’imaginaire

Tout au long du livre, le narrateur dialogue avec un Vieux Guerrier sous la forme d’un fantôme qui passe de génération à génération, qui signifie tous les guerriers, de tous les peuples colonisés. Sa voix est une voix intérieure du narrateur (Chamoiseau) et sert comme son inspiration. Le livre devient ainsi un moyen qui relie le passé au présent. En retrouvant des textes qui fonctionnent comme des influences, desquels il tire certaines citations, Chamoiseau tente de s’approprier une identité. Ces livres lui donnent des outils afin de retrouver son propre imaginaire, et de se débarrasser de son imaginaire colonisé. Toutes ces voix se sont réunies dans ce que Chamoiseau appelle la Sentimentèque. Cet ensemble des voix, citations et influences représente la créolisation, dans laquelle toutes les cultures, histoires, langues coexistent en relation.

La sentimenthèque de Chamoiseau représente en quelque sorte l’influence de Glissant sur son œuvre. Il réapproprie de nombreuses traditions littéraires de la métropole – du colon – et les rends siennes. Cette riche sentimenthèque évoque de nombreuses traditions littéraires qui reflètent une des premières réalisations littéraires de la Relation. Il passe ainsi par Césaire, à Flaubert, de Glissant au vicomte de Tocqueville. Chamoiseau refuse ainsi l’universel

généralisant en s’appropriant toutes ces formes littéraires qui, depuis longtemps étaient considérées comme symbole de la domination. En acceptant l’histoire dominatrice comme

54

Ibid., p.141 55 Ibid., p.302

(23)

22 une partie de sa propre vie et identité, il accepte aussi le droit à l’opacité de l’Autre – l’un des éléments centraux dans l’œuvre de Glissant.

En se sens, Chamoiseau ne définit pas l’histoire antillaise comme une synthèse, mais comme une sorte de mosaïque incertaine. L’identité martiniquaise, selon Chamoiseau, était toujours en mouvement, toujours évolutive, et organisant elle-même dans des créolités, cela veut dire, les mécanismes évolutifs de la mise-sous-relations. En acceptant les inachèvements de leur histoire, le peuple martiniquais, dit Chamoiseau, donne jour à la créolisation.

S’ouvrir à l’autre et cette relation à l’autre fait que le colonisé peut quitter son identité ancienne, ce qui veut dire l’identité d’une racine unique. En acceptant l’Autre en lui, l’idée que l’Autre me change, et je le change, on accepte une identité plurielle, qui existe en relation avec des autres.56

Dans la Créolité martiniquaise chaque Moi contient une part ouverte des Autres, et au bordage de chaque Moi se maintient frissonnante la part impénétrable des Autres.57

La langue est donc un moyen de résister, mais également d’émancipation, car en créant une littérature créole, les colonisés se construisent une mémoire culturelle et une identité afin de perdre leur identité plurielle.

Depuis des siècles, le peuple martiniquais était condamné à la domination par leur histoire – toutes les horreurs, les souffrances, le racisme et l’esclavage. Ils étaient frappés des histoires de leurs origines, dit Chamoiseau.

Mon errance-rêve s’y abreuva sans retenue. Je ne me cherchais plus une pureté primordiale mais acceptais l’idée jusqu’alors insoutenable : nous étions nés dans l’attentat colonial ; il avait initié nos mises-sous-relations ; déclenché les pulsions qui fonctionnent entre nous ; déterminé nos rapports à l’existant. 58

Comprenons ici qu’à travers l'exemple de Patrick Chamoiseau, nous avons vu l'impact des différences socioculturelles aux Antilles sur son identité antillaise, et nous avons pu nous rendre compte de la façon dont les Antillais se situent par rapport à « l'Autre ».

56 Ibid.,p.223

57

Ibid.,.p.223 58 Ibid.,p.221

(24)

23 1.2.4. Conclusion

Dans ce chapitre j’ai évoqué les philosophies d’Edouard Glissant et de Patrick Chamoiseau concernant l’identité antillaise. Les deux auteurs fondent leurs théories sur les œuvres de leurs prédécesseurs, comme Aimé Césaire et Frantz Fanon. La pensée de la Négritude de Césaire joue surtout un grand rôle dans la formation des théories de Glissant. Pour autant, il refuse la théorie de la Négritude qui se base sur un retour en Afrique afin de retracer l’origine du peuple antillais. En s’y opposant, Glissant forme sa propre théorie sur la notion de

l’identité antillaise. Dans un premier temps, il refuse la notion de « l’universel généralisant ». En ce sens, il négocie la pensée d’une racine unique qui justifie la supériorité d’un peuple sur un autre peuple, et qui confirme toutes les formes de la domination. Pour qualifier sa

négation, il y oppose le propos d’une « identité-Rhizome ». Emprunté de Deleuze et de Guattari, le Rhizome signifie la racine multiple qui s’étend à la rencontre d’autres racines. Cette notion mène au propos général de Glissant – sa théorie de la Relation dans laquelle il dit que chaque individu se forme et s’étend en relation avec l’Autre. En acceptant l’opacité, l’élément central d’une identité, nous acceptons l’identité de l’Autre telle qu’elle est. Dans ses œuvres Le discours antillais, Poétique de la Relation et Le traité du Tout-monde, Glissant élabore cette théorie. Après avoir évoqué dans ce chapitre que l’histoire de la traite et

l’esclavage a mis en place une identité-Rhizome, qui existe grâce à la mise-en-relation avec l’Autre, nous pouvons constater que c’est exactement cette Relation qui caractérise l’identité antillaise selon Glissant. Cette mise-en-relation produit une identité hybride, comme le dit Homi K. Bhabha.

Influencé par la philosophie de Glissant, Patrick Chamoiseau tente de retracer l’histoire des Antilles et de son peuple afin de trouver la raison de l’identité problématique des Antilles. Dans ses livres autobiographiques, Chemin d’école et Ecrire en pays dominé, l’auteur évoque plusieurs causes de cette identité fragmentée. D’abord, il constate le problème des deux cultures qui se côtoient dans la vie quotidienne. Nous avons vu que dans son livre autobiographique Chemin d’école, l’auteur martiniquais décrit la difficulté qu’il a vécu dans son enfance à cause de la domination socioculturelle française et l’oppression de la culture, et surtout de la langue créole. Dans le titre Ecrire en pays dominé, Chamoiseau se demande comment le dominé pourrait écrire. Comment s’approprier une identité quand l’imaginaire est colonisé ? A la base de cette œuvre on retrouve la théorie de la Relation de Glissant. De cette manière, l’auteur introduit le personnage du Vieux Guerrier et la Sentimenthèque comme moyens de se retrouver et de prendre conscience de la domination mais de l’utiliser afin de

(25)

24 créer sa propre identité. L’identité antillaise selon Chamoiseau, se base alors sur la mise-en-relation, comme chez Glissant. Cependant, là où Glissant se focalise plutôt sur l’identité hybride à cause de la ‘Querelle avec l’histoire’, Chamoiseau se concentre effectivement sur la position de la langue, surtout dans son livre Chemin d’école. Dans le chapitre suivant, nous verrons que les deux auteurs optent pour une autre forme de résistance à cette identité colonisée.

(26)

25 CHAPITRE II : LA RESISTANCE

Nous avons vu dans le premier chapitre dans quelle mesure le fondement de l’identité antillaise se trouve dans la domination, mais surtout dans la multi-relation des Antilles. L’histoire des Antilles a mené à une identité qu’on pourrait appeler fragmentée et hybride. Dans ce deuxième chapitre nous évoquerons que le problème réside au niveau de la langue et de sa position problématique aux Antilles et spécialement en Martinique. Ainsi, La langue officielle n’est pas la langue du peuple et la langue du peuple ne signifie pas la langue de la collectivité. Dans ce chapitre nous examinerons comment une résistance pourrait mener à une solution et notamment par quel moyen et par quelle forme de résistance.

Dans un premier temps, élucidons ce que nous entendons par une langue maternelle ; qu’est-ce qu’une langue maternelle et que se passe-t-il lorsqu’une personne parle plusieurs langues censément « maternelles » ? En passant par la théorie de Jacques Derrida dans laquelle il évoque qu’une langue « n’appartient » pas dans le sens strict du mot mais qu’elle « est utilisée par », nous constatons alors que le monolinguisme se trouve à la base de la domination colonialiste.

Ensuite, nous verrons dans quelle mesure Edouard Glissant lie le problème et sa solution à la stature des langues en Martinique. Nous découvrirons ainsi qu’il présente la langue comme véritable moyen de résistance et mode d’opposition. Il évoque qu’il n’existe pas de langue naturelle aux Antilles. Cela résulte d’une société dans laquelle aucune poétique ne s’est produite naturellement. Le propos de Glissant est qu’il faut créer une Contre-poétique afin de résister à la domination linguistique. En passant par le « droit à l’opacité » (dans la langue) nous pouvons aboutir à une autre façon de résister, intitulée celle « du Détour » ; nous arriverons par suite à celle-ci à travers de l’œuvre de atrick Chamoiseau.

Le propos de Chamoiseau est que le combat doit être mené sur le terrain de

l’imaginaire. Dans son livre Ecrire en pays dominé il illustre cette pensée de combat en se transformant en « marqueur de parole » et « guerrier de l’imaginaire ». Il évoque une nécessité de libérer l’imaginaire du peuple créole afin de pouvoir établir une propre identité créole.

Finalement, nous évoquerons le manifeste Eloge de la Créolité de Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant et Jean Bernabé.

(27)

26 2.1. La langue colonisée

Comme nous avons vu dans la première partie de ce mémoire, nous pouvons considérer l’identité antillaise comme étant fragmentée et hybride. Dans ce paragraphe nous évoquerons dans quelle mesure elle constitue l’identité linguistique. Nous verrons en quelle mesure la langue serait capable d’influencer la formation d’une identité populaire et nous tenterons d’évoquer les effets éventuels sur une population en lui imposant une langue – dans ce cas-ci, la langue française. Dès le début de l’époque coloniale, l’utilisation de la langue a servi comme instrument de puissance chez le colonisateur. Dans le deuxième et troisième paragraphe nous allons considérer la réappropriation de la langue à travers les concepts de résistance et de combats dans les discours de Glissant et de Chamoiseau. D’abord, nous montrerons ce qu’est une langue maternelle et ensuite nous offrirons une description de l’éventuelle maîtrise que la langue pourrait avoir sur l’intellect d’un peuple, et nous

poserons la question fondamentale : maîtrisons nous réellement la langue ou est-ce la langue elle-même qui nous maîtrise ?

2.1.1. Qu’est-ce qu’une langue maternelle ?

Tout le monde grandit avec une langue. Selon la philologue Barbara Cassin, la langue maternelle est la langue de la mère ou celle du père.59 Elle est la langue de toutes les

‘histoires’ racontées pendant notre jeunesse et elle signifie l’espace dans laquelle nous vivons. La langue, dit Cassin, devient ainsi le foyer dans lequel nous habitons, l’endroit dans lequel nous nous sentons en sécurité. Elle nous donne aussi l’image et le contexte dans lequel nous considérons le monde qui nous entoure. Vu qu’elle est la langue avec laquelle nous faisons corps, dit Cassin, nous la pouvons dire qu’elle constitue notre identité (linguistique).60

Insidieusement, il est possible de penser que si la langue maternelle est comme notre corps-même et que nous maîtrisons la langue, alors par conséquence nous en sommes maîtres. En ce sens notre langue maternelle nous permet de faire des jeux de mots, d’écrire de la littérature ou de la poésie, bref d’être créatif. Cependant, Cassin cite Jacques Derrida qui prononça la phrase célèbre : « une langue, ça n’appartient pas ».61 Cassin continue en

expliquant que l’invention est toujours une possibilité à l’intérieur d’une langue mais qu’ « au fond, à travers [n]ous, grâce à [n]ous, c’est elle qui ne cesse de s’inventer ».62

En ce sens nous

59 Barbara Cassin (2012), l d’ ne l ng e, Montrouge, Éditions Bayard, p. 11. 60 Ibid., p.19

61

Jacques Derrida (2001) « la langue n'appartient pas » Europe n 861-862, p.88 62 Cassin, l d’ ne l ng e, o .ci . p. 16

(28)

27 ne possédons pas la langue que nous maitrisons, mais c’est la langue qui nous appartient. Nous pourrons ainsi dire que c’est la langue qui détermine notre façon de penser. Cassin continue à dire : « Le monde s’ouvre de manière complètement différente selon la langue »63

2.1.2. La langue de l’Autre

Derrida a dit que la langue est transcendante.64 Cela veut dire qu’elle existait avant notre existence et qu’elle continuera bien après. Elle connecte et elle relie, produisant des compétences entre interlocuteurs. Entre individus parlant une même langue, il existe le partage déjà établis d’un commun cadre de connaissances. La langue nous offre non seulement un cadre à travers lequel nous considérons notre environnement, elle est une représentation du monde lui-même.

Le fait qu’il existe d’autres langues dans le monde, implique que notre monde-même, n’est pas le seul monde possible. Il pourrait exister toutes sortes de concurrences à la langue maternelle. Si la langue du père n’est pas celle de la mère, ou bien la langue maternelle n’est pas celle du pays où l’on se trouve, l’enfant dispose alors de plusieurs façons de considérer le monde. Cassin appelle ce bilinguisme ou bien ce multilinguisme une chance.65 Selon elle, cela mène à une prise de conscience qui exige la résistance à l’illusion que sa langue est la seule langue possible. Cassin donne l’exemple des Grecs de l’Antiquité qui pensait qu’il n’existait que la leur et que l’homme (grec) était le seul doué de logos. Ils considéraient tout le monde qui ne parlait pas comme eux, comme des barbares.66 Les Grecs représentaient ainsi la culture ou au contraire des locuteurs d’une autre langue étaient considérés comme des barbares qui représentaient la nature. Ainsi, parler plus d’une seule langue est un don qui permet au locuteur la conscience que sa vision du monde n’est pas la seule possible.67

Nous pourrons dire que ce monolinguisme grec se trouve à la base du colonialisme. Cela légitime l’esclavage et la colonisation de ceux qui ne sont pas "civilisés". Comme le maréchal Lyautey le dit lors de sa résidence en temps que général de France au Maroc : « La colonisation, telle que nous l'avons toujours comprise, n’est que la plus haute expression de la civilisation. A des peuples arriérés (…) nous apportons le progrès ».68

L’élimination de la culture locale dans des pays colonisés a fait que le peuple colonisé ne pouvait que se rapporter à la métropole qui devient alors la norme et le nouveau centre autour duquel tout le monde

63 Ibid., p.21 64

Jacques Derrida (1996) e monoling i me de l’ e, Paris, Éditions Galilée, p. 50. 65 Cassin, l d’ ne l ng e, o .ci . p.13

66 Ibid., p.12 67

Ibid., p.14

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