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Defoe, Tournier, Chamoiseau. La tradition et la nouveauté.

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INTRODUCTION ... 3

CHAPITRE I PRESENTATION DU GENRE DE LA « ROBINSONNADE » ... 12

a) Les précurseurs du genre ... 12

b) La problématique de la « robinsonnade » ... 15

c) La simplification ou l’universalisation de la « robinsonnade » ... 19

CHAPITRE II CADRE THEORIQUE ... 22

CHAPITRE III ANALYSE ... 40

a) Defoe et Tournier : le topos et le mythe littéraire ... 40

b) Defoe et Tournier : la réalisation du protagoniste dans le monde extérieur et la réalisation du protagoniste dans le monde intérieur. La première fracture dans la structure « robinsonnienne » ... 45

c) Tournier : l’intertextualité et l’hypertextualité de l’inversion des rôles dans la paire Robinson / Vendredi ... 50

d) L’impossibilité de l’émergence de l’altérité chez Defoe. La nécessité vitale de l’altéritéchez Tournier. La deuxième fracture dans la structure « robinsonienne » ... 54

e) L’empreinte à Crusoé de Chamoiseau est la « robinsonnade » du XXIème siècle ... 63

f) La problématique de l’altérité dans L’empreinte à Crusoé ... 64

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h) L’esthétique de l’impensable dans L’empreinte à Crusoé ... 72

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Introduction

Dans notre recherche nous nous basons sur les trois romans suivants: Robinson Crusoé

(1719) de Daniel Defoe, Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967) de Michel Tournier et

L’empreinte à Crusoé (2012) de Patrick Chamoiseau. Le roman anglais de Defoe sert de point de départ dans notre analyse des deux « robinsonnades » présentées par les romans français. Le terme de « robinsonnade » a été proposé pour la première fois en 1731 par Johann Gottfried Schnabel dans la préface de son roman Die Insel Felsenburg1. Dès lors,

toute « variation sur Robinson »2 porte ce nom. Le récit de Defoe raconte les aventures du

marin de York, Robinson Crusoé, naufragé d’un navire anglais, qui a vécu pendant vingt-huit ans sur une île déserte sur la côte de l’Amérique. Le récit fictionnel de Defoe se base sur une histoire réelle du marin écossais, Alexandre Selkirk (1676-1723)3, qui a passé quatre ans et

quatre mois sans compagnie humaine sur une île inhabitée.

Le choix de corpus est dû à la problématique contemporaine élaborée largement chez Tournier et chez Chamoiseau dans leurs romans. Tournier et Chamoiseau, écrivains du XXème et du XXIème siècles, inspirés par les idées de Defoe utilisent les structures particulières de la « robinsonnade » et changent la tradition de la réécriture de Robinson Crusoé établie par leurs prédécesseurs dans la littérature. Tournier et Chamoiseau suivent la tradition riche du récit « robinsonnien » et retravaillent les thèmes du roman de Defoe. Leurs romans ne sont pas cependant une simple réécriture de Defoe, mais une nouvelle écriture possédant un nouveau sens et offrant une réponse aux questions aigues de la contemporanéité.

Nous avons choisi Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Tournier, car son récit de Robinson a accumulé plusieurs interprétations de l’histoire de Robinson écrites après le roman de Defoe. Dans Le vent Paraclet4, Tournier a précisé que la conception de son roman

a été influencée par les « robinsonnades » suivantes : J. Verne, L’île mystérieuse (1874), T. Mayne-Reid, Les naufragés de l’île de Bornéo (1884), S.-J. Perse, Images à Crusoé (1911) et

1Oxford Reference. Current Online Version, 2012. Consulté le 9 février 2013.

2 P. Chamoiseau, L’empreinte à Crusoé, chapitre « L’atelier de l’empreinte. Chutes et notes », Paris, Gallimard,

2012, p. 246.

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J. Giraudoux, Suzanne et le pacifique (1939). Le roman de Tournier corrélé avec le roman de Defoe fonctionne dans le contexte des « robinsonnades » déjà existantes. Le roman de Tournier a condensé les acquis du texte-fondateur5 et des « robinsonnades » ultérieures en

créant un système complexe de connotations renvoyant à plusieurs œuvres dont la connaissance enrichit le roman de Tournier. Dans les textes de ses prédécesseurs Tournier a découvert une tendance de l’écart dans les structures de la « robinsonnade » concernant « la confrontation du Sauvage et du Civilisé »6 et l’a développée dans son roman sous forme

de l’inversion des rôles de deux personnages principaux : Robinson et Vendredi. Tournier a retravaillé l’histoire de Robinson en introduisant dans son roman deux thèmes nouveaux : l’inversion de la relation entre Robinson et Vendredi, et comme conséquence de cette transformation évaluative, l’établissement de nouveaux rapports entre le protagoniste et son environnement. Tournier suit, d’un côté, la tradition du roman de Defoe et des « robinsonnades », car les circonstances de la vie solitaire sur l’île inhabitée n’ont pas été changées, mais, de l’autre côté, Vendredi devient le personnage principal ce qui accentue la problématique actuelle de l’altérité et stipule le rôle primordial de l’Autre dans la vie de l’individu. Tournier a décelé l’idée de l’importance de l’Autre dans les « robinsonnades » antérieures et l’a élaborée dans son roman. Cet aspect de l’Autre sera analysé à fond dans notre analyse.

Nous avons choisi la « robinsonnade » de Chamoiseau, car son récit de Robinson renvoie d’abord à la tradition introduite par le roman de Defoe et ensuite au Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Tournier. Chamoiseau suit la tradition de la « robinsonnade » et entre en polémique avec le roman de Tournier. Les circonstances de la vie solitaire sur l’île déserte sont toujours les mêmes. Mais si l’Autre est d’une grande importance pour Tournier, Chamoiseau pense le monde sans présence de l’Autre qui existe réellement et montre dans son roman que la quête identitaire est possible sans intervention de l’Autre. La figure de l’Autre est remplacée par une nouvelle esthétique ou une nouvelle poétique de l’Impensable7. L’Impensable de Chamoiseau ou « l’altérité absolue, inanticipable »8, « le

5 D. Dubois, « La robinsonnade, un détournement de texte » dans la Revue des sciences humaines. Nouvelle

série, Lille, Université de Lille, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1947, p. 117-136.

6 J.-M. Racault, Nulle part et ses environs, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 253-259. 7 France Culture, Carnet nomade, L’empreinte à Crusoé, l’interview avec P. Chamoiseau, 17.03.2012.

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désir métaphysique […] vers tout autre chose, vers l’absolument autre »9 chez Levinas, ou

« l’incompréhensible, l’imprenable » de Derrida10 , est une variante de la présentation et de

la compréhension de la problématique complexe de l’altérité. Chez Chamoiseau l’altérité va de pair avec l’émergence de l’identité. C’est un parcours tantôt vers soi, tantôt vers l’Autre. Le Robinson de Chamoiseau se construit non seulement avec la problématique de l’Autre, mais surtout d’une manière individuelle, tout à fait solitaire. Son Robinson élabore un système de valeurs et de principes en se fixant sur un grand mystère qui est la vie elle-même, et le grand mystère qui est l’existence, l’univers11. « Le désir de l’invisible »12, la

fascination par l’énigme de l’univers du Robinson de Chamoiseau remplacent finalement son désir de la rencontre avec l’Autre concret. L’empreinte à Crusoé est corrélé avec les romans de Defoe et de Tournier. L’histoire du Robinson de Chamoiseau se situe entre la tradition littéraire du passé inspirée par Defoe et la nouvelle tradition établie par Tournier. La révision de ces deux traditions faite par Chamoiseau sera décelée et analysée dans notre recherche. Il nous paraît important d’analyser ces deux « robinsonnades » contemporaines, car Tournier et Chamoiseau ne se limitent pas à la tradition inventée par le roman de Defoe, ils ne créent pas des copies du récit connu. Ils changent consciemment l’histoire prototype pour réviser les valeurs de la « robinsonnade » et pour donner la réponse aux questions actuelles de leurs époques. L’actualisation de l’histoire de Robinson Crusoé et son adaptation à un nouveau contexte, la transformation ou la transvalorisation13 de ses valeurs se concrétisent

dans les romans de Tournier et de Chamoiseau.

Le roman de Defoe n’était pas le premier roman dans la séquence des récits de voyages, auxquels appartient la « robinsonnade », mais c’était le premier roman qui a uni les trois genres littéraires : le récit de voyages, l’utopie insulaire et le roman de l’île déserte. Ces trois genres ont trouvé leur expression dans Robinson Crusoé. L’histoire de Robinson racontée par Defoe forme une tradition dans la littérature. Robinson est un prototype qu’on suit même à l’époque contemporaine. Robinson, le héros éponyme14, a donné son nom aux œuvres

9 Ibid., p. 3.

10J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, 1972, p. 274-292. 11 France culture, Tout un monde. Robinson(s) retrouvé(s), 13.03.2012.

12 Levinas, Totalité et Infini, p. 3.

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littéraires ultérieures, à plusieurs réécritures du texte-fondateur. La « robinsonnade » se forme comme un genre littéraire grâce aux nombreuses réécritures du roman de Defoe. Il en résulte que les questions principales de notre recherche sont les suivantes: quelles structures de « robinsonnade » restent intactes et pourquoi, et quelles structures sont variables et se revalorisent au cours des siècles et pourquoi. Nos interrogations seront examinées dans les romans de Tournier et de Chamoiseau. Leurs écritures « robinsonniennes » revalorisent les valeurs temporelles du roman de Defoe et les adaptent aux exigences de leurs époques. Le genre littéraire de « robinsonnade » sera présenté dans le premier chapitre. Il est nécessaire d’accentuer les traits distinctifs de ce genre littéraire. Il est également important de stipuler ses thèmes principaux et ses structures de base pour pouvoir déterminer lesquels de ses éléments sont indéniables et quels éléments sont variables et s’exposent à un remaniement. Sous les structures de base nous comprenons les relations qui structurent le texte de toute « robinsonnade ». Ces relations peuvent être étudiées au niveau textuel d’une œuvre, mais aussi au niveau intertextuel dans plusieurs œuvres. Les structures essentielles du genre en question « se déduisent des répétitions, constantes ou gradations que l’on relève dans l’unité observée »15.

Toute « robinsonnade » est structurée, elle a un statut de la tradition reconnue dans la littérature. De plus, il y a une tendance d’une simplification du genre et de sa restriction jusqu’au « lieu commun ». Dans notre recherche nous voulons montrer que la « robinsonnade », malgré son caractère prédéterminé et banal, ne perd pas sa force productive et engendre les écritures nouvelles.

Après avoir défini, dans le premier chapitre de ce mémoire, la « robinsonnade » comme un phénomène complexe dans la littérature mondiale, nous nous concentrons sur les concepts théoriques nécessaires pour notre recherche. Ces concepts seront proposés dans le deuxième chapitre qui présente le cadre théorique. D’abord nous formulerons notre première hypothèse concernant le caractère topique du genre de la « robinsonnade ». La notion du

topos sera définie, et nous essayerons de trouver dans le topos l’idée du progrès malgré sa nature rebattue et prédéterminée. Le topos de la « robinsonnade » sera introduit.

15 H. van Gorp, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Champion Classiques, 2005, l’article « Structuralisme »,

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Ensuite, notre deuxième hypothèse sur l’aspect contradictoire du mythe de Robinson et de

mythe littéraire de Robinson Crusoé sera présentée. Les concepts du mythe et du mythe littéraire seront expliqués. Les aventures réelles de Selkirk, le marin anglais, ont été assez vite oubliées, mais le récit fictionnel de sa vie sur l’île déserte raconté par Defoe a effacé l’aspect individuel et a gardé les traits typiques pour toute situation de la solitude et de la survie sur une île inhabitée16. De cette façon, le protagoniste Robinson Crusoé subit une

métamorphose d’un personnage historique en héros mythique17. De plus, la dimension

mythologique de son histoire entre dans la littérature et se transforme en mythe littéraire ou en archétype. Malgré son caractère mythique, c’est-à-dire figé et prédéterminé, l’histoire de Robinson Crusoé reste toujours actuelle dans la vie quotidienne (par exemple, le programme de la téléréalité suédoise L’expédition Crusoé, devenu populaire aux Pays-Bas et en Belgique)18 et dans la littérature grâce à une réitération chez les écrivains différents. Ce

mythe est devenu donc « un élément essentiel de la civilisation humaine »19, il se présente

comme « une réalité vivante, à laquelle on ne cesse de recourir »20. Le mythe en tant que tel

et le mythe littéraire aussi comme le topos se développent selon un double jalon. D’un côté, c’est une formation culturelle et littéraire stable et durable qui se transmet d’une génération à l’autre, mais de l’autre côté, le personnage du mythe se présente comme un contemporain, et son histoire individuelle devient une réalisation des attentes et des espoirs collectifs d’une époque concrète. De plus, le mythe, en gardant son attachement à la tradition, fait toujours un pas en avant et devance son époque en offrant de nouvelles visions sur ce qui paraît complètement connu. Dans ce cas nous sommes d’accord avec la conception du mythe

proposée par Tournier21, qui affirme que « le mythe n’est pas un rappel à l’ordre, mais bien

plutôt un rappel au désordre »22. Grâce à cette contradiction et à cet empressement à

rompre avec toute désuétude empêchant les transformations évaluatives, le mythe de Robinson redémarre et se reprend chaque fois dans une nouvelle écriture.

16 M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, p. 59. l’individuel en conservant ne

qu’exemplaire.

17 Ibid., p. 51.

18Television, Tropes and Idioms, tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/.../ Robinsonnade. Consulté le 16 février 2013. 19 M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 32.

20 Ibid., p. 32.

21 I. Watt, Myths of Modern Individualism. Faust, Don Quixote, Don Juan, Robinson Crusoe, Cambridge,

University Presses, 1996, Chapitre « Coda : Thoughts on the Twenteth Century . Michel Tournier’s Friday», p. 255-267.

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La « robinsonnade » comme une interprétation ou une réécriture des idées de Defoe fait partie d’un jeu intertextuel. La notion de l’intertextualité entre en ligne de compte et sera aussi incluse et expliquée dans notre cadre théorique. La tension entre la forme figée et l’élément « vivant »23 de la « robinsonnade » provoque un frottement dans ses structures

établies et mène à la réorganisation et au dépassement de ses limites fixées. La « robinsonnade » en tant que topos et en tant que mythe littéraire se base sur une tradition, mais cherche pourtant à sortir de sa banalité. Notre troisième hypothèse se base sur la supposition que le topos de la « robinsonnade » et le mythe littéraire de Robinson Crusoé

sont des matériaux de l’intertextualité24. L’écriture « robinsonnienne » s’intègre dans « une

infinité de couplages et de combinaisons »25 et s’engage dans la polémique intertextuelle.

Dans les Recherches pour une sémanalyse, Julia Kristeva réfléchit sur la mobilité d’un texte littéraire permettant l’interaction intertextuelle et relevant les possibilités de la franchissement de sa propre limitation. Elle écrit à ce propos que :

En effet, au moment où notre culture se saisit dans ce qui la constitue – le mot, le concept, la parole -, elle essaie aussi de dépasser ces fondements pour adopter un point de vue autre, situé en dehors de son système propre26 .

C’est-à-dire que, quand il y a une formation fixe et on pense qu’il n’y a rien à ajouter, quand il paraît que tout est déjà dit et écrit sur un sujet ou un thème, la réfutation de cette conviction ne se fait attendre. L’impossibilité d’en finir avec le genre de la « robinsonnade » peut fournir un argument en faveur de la productivité intertextuelle du texte-fondateur de Defoe. Robinson Crusoé possède une potentialité de se transformer en nouveaux projets fictionnels et de se remplir de sens nouveaux. Sous les transformations textuelles nous comprenons une substitution d’un ou plusieurs éléments existants dans le texte par d’autres. Cette transformation dans le texte favorise l’apparition d’un autre sens et devient porteuse d’intertextualité27. Tournier a prétendu écrire la dernière « robinsonnade »28. Mais après

23 C. Cornier, « Topos, tropismes et toponymes dans Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute », dans Etudes

françaises, vol. 36, n. 1, 2000, p. 111.

24 S. Rabau, L’intertextualité, Paris, Flammarion, 2002, p. 93-96.

25 J. Kristeva, Recherches pour une sémanalyse, Editions du Seuil, 1969, p. 89. 26 Ibid., p. 30.

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avoir terminé Vendredi ou les Limbes du Pacifique, il a éprouvé le besoin d’écrire encore deux autres : la version pour enfants Vendredi ou la vie sauvage29 (1971) et un récit La fin

de Robinson30 (1980). Alors, il est difficile de mettre un point à l’écriture de l’histoire

« robinsonnienne ». L’actualité du genre est évidente, car le début du XXIème siècle se marque dans la littérature, par exemple, par l’apparition d’une suite des « robinsonnades » qui s’ouvre par L’empreinte à Crusoé de Chamoiseau et contient encore deux autres parues aussi en 2012 : Le gouverneur d’Antipodia31 de Jean-Luc Coatalem et Ce qu’il advint du

sauvage blanc32 de François Garde. Cet attachement au genre de la « robinsonnade » est

dicté, à notre avis, par son héritage riche et par un éventail de thèmes possibles à traiter. Après avoir défini les notions primordiales concernant la structuration de la « robinsonnade » et après avoir supposé qu’il y a une possibilité du dépassement de la tradition présentée soit sous forme topique soit par un mythe, et après avoir suggéré le jeu intertextuel dans la narration « robinsonnienne », nous nous pencherons sur les variantes de l’issue à la situation de la banalité et de la simplification. Un des thèmes les plus importants du roman de Defoe, malheureusement souvent oublié dans les définitions brèves des dictionnaires académiques, un des thèmes les plus exposés à la révision, à notre avis, ce sont des rapports entre Robinson et Vendredi ou, en d’autres mots, entre le protagoniste et l’Autre, sera présenté dans notre cadre théorique par la paire conceptuelle : altérité / identité. La vision de Tournier sur le rôle de l’Autre dans la vie de Robinson et l’inversion des rapports entre Vendredi et Robinson dans son roman peuvent être considérées comme une écriture révolutionnaire de l’histoire connue. La notion de l’altérité sera exposée en tant que notion ajoutant un sens nouveau au récit « robinsonnien » et en tant qu’élément essentiel de la problématique contemporaine donnant lieu à une nouvelle écriture révolutionnaire.

Chamoiseau retravaille le système des valeurs proposé par Defoe et revalorise des valeurs proposées par Tournier dans son roman. Chamoiseau retravaille surtout la conception de

l’altérité proposée par Tournier dans son roman. Il n’y a pas de Vendredi sur son île déserte,

28 J.-P. Engélibert, « Robinson à la fin. Poétique de la clôture et du recommencement des Limbes du Pacifique à

« La fin de Robinson Crusoé » », dans Relire Tournier, Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2000, p. 13-23.

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mais il y a « l’absolument Autre »33, « l’Autre, en son extrême, […] l’impensable »34. Pour

comprendre l’évidence de cette altérité globale ou absolue, le Robinson de Chamoiseau est contraint d’établir un contact avec lui-même, avec son monde intérieur. Il s’occupe de la recherche de sa propre identité perdue et oubliée à cause du naufrage, à la perte de mémoire et aux circonstances de la solitude. La question actuelle de l’identité ajoute un sens nouveau au récit de Robinson Crusoé. Chamoiseau concentre sa narration sur la place de l’individu dans le monde sans racines ni origines. Le Robinson de Chamoiseau survit sur l’île déserte sans civilisation, sans autrui, mais en relation avec l’impensable qui le sort de son

néant identitaire. L’impensable et l’inconnaissable sont ses seuls compagnons dans la solitude, ils remplacent l’Autre pour lui. La révision de la thématique et de la problématique proposée par Defoe et par Tournier faite par Chamoiseau dans son roman peut être considérée, à notre avis, comme une écriture révolutionnaire du récit de Robinson Crusoé. La notion de l’identité sera présentée et expliquée dans notre cadre théorique.

Dans le troisième chapitre, qui sera consacré à l’analyse des textes de trois romans, nous comparerons d’abord Robinson Crusoé de Defoe et Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Tournier pour analyser le déploiement de la tradition inspirée par Defoe dans le roman de Tournier et pour déceler les moments de la fracture dans les structures de la « robinsonnade », quand la tradition perd son autorité en faveur d’un sens nouveau. Nous nous concentrerons surtout sur la paire corrélative Robinson/Vendredi. Nous nous pencherons sur l’importance de l’Autre dans la vie de Robinson dans le roman de Tournier. Ensuite nous comparerons le roman de Defoe et le roman de Tournier, représentant les mythes littéraires du passé et du présent, avec L’empreinte à Crusoé de Chamoiseau. Des exemples dans L’empreinte à Crusoé seront examinés où on entend clairement les voix de Defoe et de Tournier. Nous nous intéressons à la question de savoir quels éléments de ces deux traditions littéraires restent dans le roman de Chamoiseau, et comment il résout le problème de la solitude dans « le monde sans autrui »35. Nous montrerons la nouveauté

dans l’écriture « robinsonnienne » de Chamoiseau par rapport au roman de Defoe et au roman de Tournier.

33 Levinas, Totalité et Infini, p. 5.

34 Chamoiseau, L’empreinte à Crusoé, chapitre « L’atelier de l’empreinte. Chutes et notes », p. 248.

35 G. Deleuze, «Michel Tournier et le monde sans autrui », la postface du roman de M. Tournier Vendredi ou les

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En guise de conclusion, nous souhaitons vérifier nos hypothèses: premièrement, le caractère topique de la « robinsonnade », secondairement, le caractère contradictoire du mythe de Robinson et du mythe littéraire de Robinson Crusoé et troisièmement, le topos et le mythe littéraire de la « robinsonnade » comme base pour l’intertextualité. De plus, nous espérons donner une réponse aux questions posées dans l’introduction en visant la corrélation entre la tradition sous forme de la « robinsonnade » et la nouveauté, née dans les points de bifurcation36 des structures traditionnelles du roman de Defoe, présentée par la

problématique actuelle de l’altérité et de l’identité.

36 F. Hallyn, « La ficif, le vrai et le faux » dans Le Topos du manuscrit trouvé, Paris, Editions Peeters, 1999, p.

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CHAPITRE I Présentation du genre de la « robinsonnade »

a) Les précurseurs du genre

Le roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe a donné naissance au nouveau genre dans la littérature, la « robinsonnade ». Dans Le mythe de Robinson, Monique Brosse souligne la contribution importante à la littérature faite par Defoe, ce « novateur absolu »37 :

Il faut convenir que, non seulement le thème, mais son support même, le genre, sont neufs. […] Defoe ignore ces ancêtres convenus, indispensables au système sur lequel repose le classicisme. Il ne repense pas pour son propre compte Jules César ni Coriolan. […] Defoe n’emprunte pas même aux modernes, Cervantès, Rabelais […]38.

Defoe n’était pas cependant le premier qui a introduit les thèmes du naufrage, de la solitude et de la survie sur l’île déserte dans la littérature. Le projet fictionnel de Robinson Crusoé a sa préhistoire. Dans son ouvrage Les voyages et l’ancrage, Eric Fougère analyse plusieurs exemples de la littérature insulaire. Il se penche surtout sur le thème de l’île dans les représentations de l’espace insulaire à l’Age classique et aux Lumières dans la période entre 1615 et 1797. Robinson Crusoé de Defoe et le genre de la « robinsonnade » occupent une place importante dans ses réflexions. D’après Fougère, Defoe a écrit « un roman d’aventures » et en même temps « une aventure psychologique »39. Le centre des aventures

et du psychologisme chez Defoe se forme sur l’île inhabitée. En réfléchissant à l’île solitaire, l’espace à vivre et l’espace à penser40, Fougère voit, par exemple, l’Odyssée d’Homère au

37 Brosse, Le mythe de Robinson, Paris, Lettres Modernes, 1993, p. 18. 38 Brosse, Le mythe de Robinson, p. 17-18.

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début de toute écriture autour une île déserte, donc aussi à l’origine du roman de Defoe. Il écrit par exemple que :

Centre fixe, cercle fluide, une île est une image du monde. L’île est monde, passage / ancrage, chaos / repos. L’Odyssée

d’Homère est à l’arrière-plan de toutes ces considérations qui vont suivre. L’histoire d’Ulysse montre magnifiquement que l’espace de l’île est une matière à mythes41.

Donc Homère est à l’origine des écritures de la survie sur une île déserte qui présuppose le voyage, le naufrage et le retour. Fougère s’adresse aussi à L’Utopie de Thomas More comme à l’une des origines possibles de la littérature insulaire dont le roman de Defoe fait aussi partie42. L’île déserte utopique offre au naufragé une réalité parfaite, idéale, « il n’y a pas à

recommencer ; […] tout juste à commencer à être, dans une réalité étrangère »43. L’île

déserte utopique se diffère quand même de celle de Defoe, car son personnage crée lui-même son univers sur l’île déserte, il participe activement à une entreprise de survie. Dans

l’Utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761, Jean-Michel Racault réfléchit aussi sur les origines du roman de Defoe. Il le compare avec L’Utopie de Thomas More et avec

The History of the Sevarites (le premier livre écrit en anglais par un Français)44 de Denis

Veiras. Racault constate que Defoe avec son roman a fait un grand bond par rapport à ses prédécesseurs. Le voyageur utopien est un visiteur étranger, alors que Robinson est devenu un habitant de l’île et l’artisan de sa fortune. De plus, « l’utopie élimine les contraintes du réel, auxquelles le Robinson doit faire face »45. Defoe a changé la vision d’une île comme un

modèle ressemblant à une société idéale et il l’a remplacée par un espace à conquérir, à élaborer où le protagoniste se crée et où il forme une nouvelle réalité. La différence pertinente entre le genre du roman utopique et Robinson Crusoé existe, mais l’utopie a exercé quand même une influence sur le roman de Defoe, car le personnage utopien et Robinson aspirent vers une autre vie, une réalité parfaite. Racault réfléchit à l’ambigüité de

41 Ibid., p. 11.

42 Ibid., chapitre « Le roman de l’île déserte », p. 87-91. 43 Fougère, Les voyages et l’ancrage, p. 92.

44 B.Croquette, « VEIRAS DENIS (1630?-? 1700) » dans Encyclopædia Universalis [en ligne]. Consulté le 15

février 2013. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/denis-veiras/

45 J.-M. Racault, L’Utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761, Oxford, The Voltaire Foundation, 1991,

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l’étymologie du mot latin Utopia et il décèle deux significations de ce terme : une « terre de nulle part » (ou-topos) et une « contrée idéale » (eu-topos)46. Dans Les Voyages aux pays

de nulle part, Raymond Trousson souligne aussi l’ambigüité du mot latin Utopia , en écrivant que « le terme soulignait à la fois l’aspiration au bonheur et le caractère d’irréalité de son modèle »47. Defoe a continué dans son roman la tradition de l’aspiration vers un autre

monde, une autre réalité, vers une « altérité dans la dimension spatiale de l’ailleurs »48. On

n’est jamais sûr de cette entreprise, elle peut être une réussite, mais peut aussi devenir un désastre. Ce qui compte, d’ailleurs, c’est le désir de trouver un autre monde et une place dans une autre réalité.

Dans son ouvrage La postérité de Robinson Crusoé, Jean-Paul Engélibert réfléchit sur la nouveauté du roman de Defoe, en écrivant que :

[…] Robinson Crusoé n’est pas le premier récit de solitude insulaire, c’est du moins celui qui fixe la loi structurale de la robinsonnade, en fait un genre, lui donne son nom et s’impose sa référence obligée. Le roman de Defoe a fait événement49.

Robinson Crusoé a condensé l’expérience des récits de voyages et des réflexions utopiques variées. Defoe a emprunté aux écritures de ses prédécesseurs les thèmes de l’île solitaire et de la force attractive d’une nouvelle réalité dans les conditions de la rupture des origines et de l’arrachement des racines sociales. Defoe a retravaillé ces thèmes dans son roman en visant surtout « la problématique de la solitude »50 et d’une renaissance. Defoe a regroupé

et a réuni les thèmes des récits de voyages, d’aventures et des récits utopiques connus dans la littérature mondiale. Il a inclus les acquis de ses prédécesseurs dans Robinson Crusoé, mais déjà sous forme retravaillée et repensée. Il a reformulé la problématique des voyages aventuriers dans la littérature et a introduit le nouveau genre. Defoe a initié l’apparition d’ « une épopée, celle de l’homme seul, attelé à la tâche de survivre »51. Defoe a commencé

la nouvelle tradition d’un roman où la solitude et la resocialisation sur une île inhabitée

46 Ibid., p. 215.

47 R. Trousson, Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1999, p. 9-10. 48 Racault, L’Utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761, p. 215.

49 J.P. Engélibert, La postérité de Robinson Crusoé, Genève, Droz, 1997, p. 51. 50 Brosse, Le mythe de Robinson, p. 23

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occupent la place primordiale. Son interprétation des écritures de ses prédécesseurs et sa propre vision de la problématique de l’individu rejeté de la civilisation ont inspiré les écrivains de tous les coins du monde. Une série de réécritures de Robinson Crusoé fait la preuve de l’établissement d’une tradition dans la littérature et de l’apparition d’un nouveau genre, du genre de la « robinsonnade ». Pour comprendre pourquoi « l’histoire d’un naufragé exemplaire et de sa survie »52 a fondé une tradition dans la littérature, pour savoir d’où vient

« cette importance donnée au seul texte de Defoe et d’où provient cette « fidélité […] au scénario de Robinson Crusoé »53, il faut parler plus de la problématique du roman de Defoe.

b) La problématique de la « robinsonnade »

Parmi les thèmes empruntés et retravaillés par Defoe dans son roman on peut nommer tout d’abord l’invitation au départ, « une forme maritime et exotique »54 pour ceux qui « croient

qu’il existe une corrélation entre la géographie et le bonheur »55. Robinson part pour un

autre monde inconnu, et il part également à la recherche de son identité, « le départ du navire hors du port et de la sécurité sédentaire, devient naissance à l’aventure »56.

L’embarquement, suivi de l’expérience d’une île déserte, constitue un recours pour Robinson qui sent « le blocage ou l’aliénation de la société »57 où il vit. Il s’agit d’une opportunité de

l’évasion. Donc il part aussi pour trouver une autre réalité. La tempête au cours de route se lit comme une sanction après l’abandon de la famille et la désobéissance au père. Ensuite, le navire fait naufrage, ce qui peut être considéré comme le commencement de la crise radicale. Robinson, évitant la noyade, devient le héros d’une renaissance. Le naufrage a une valeur de rupture des origines : « [la] mort à la vie sociale, mais aussi [une] nouvelle naissance à soi-même »58. Robinson rompt avec le pays de ses origines, la Grande-Bretagne,

52 Ibid., p. 14.

53 Fougère, Les voyages et l’ancrage, p. 274. 54 Brosse, Le mythe de Robinson, p. 31. 55 Ibid., p. 31.

56 Ibid., p. 32. 57 Ibid., p. 32.

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et cette rupture « du cordon ombilical »59 peut être vue comme une crise nécessaire pour

son adaptation aux conditions nouvelles de l’île déserte et pour son évolution identitaire. La crise identitaire peut être considérée comme l’essence de la problématique dans le roman de Defoe.

L’appropriation de l’île est le sujet le plus développé et le plus complexe dans le roman. Racault distingue trois types de l’appropriation de l’île dans Robinson Crusoé : une appropriation géographique ou l’exploitation de l’île, une appropriation technique ou la conquête de la nature et une appropriation spirituelle ou une quête « d’un mystère de l’île qui, pour le naufragé, est aussi [une] quête de soi-même »60. Dans le contexte d’une

« aventure psychologique »61 du protagoniste du roman, l’aspect spirituel de son séjour sur

l’île inhabitée nous paraît digne d’être traité à part. L’île déserte comme un espace fermé est un endroit idéal pour une quête identitaire, car la solitude de l’isolement est propice aux expériences nouvelles. L’expérience de l’isolement sur l’île conduit à « une conversion morale (du désespoir au Savoir) »62. L’île déserte ne constitue pas un thème dans le roman de

Defoe, mais elle a le statut d’une métaphore poétique et sociale, car « l’île proclame pour toute la terre la genèse et la jeunesse de l’univers »63, et parce que

[…] Robinson Crusoé, l’épreuve insulaire une fois surmontée, [se donne] à une ivresse des distances qui le qualifie, à son retour des confins, citoyen du monde, connaisseur des peuples. Quand Don Quichotte n’a pas quitté sa région, Robinson revient d’un tour du monde. Ce prisonnier d’un lieu a parcouru toute l’étendue terrestre, alors que le voyageur de la Manche est resté emmuré dans sa prison64.

L’île déserte « marie en effet le facteur d’isolement (qui se transmue psychologiquement en désolation) avec son exploitation intellectuelle »65. L’île est un espace clos, mais elle se

59 Brosse, Le mythe de Robinson, p. 32.

60 Racault, L’Utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761, p. 219. 61 Fougère, Les voyages et l’ancrage, p. 55.

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présente comme « une ouverture sur le monde »66. C’est que grâce à la situation de

l’isolement, le protagoniste a l’opportunité de réviser sa vie précédente dans le pays de ses origines, de repenser sa société, de la voir avec d’autres yeux et de se regarder autrement. Dans son ouvrage Ich und Du (Je et Tu),67 Martin Buber considère la solitude comme

négative aussi bien que positive. L’individu a besoin d’être seul pour mieux se comprendre, mais s’il se trouve depuis longtemps dans sa propre solitude, il se perd. Pour avancer, il faut sortir de la solitude. Dans Le vent Paraclet, Tournier compare la situation de la solitude à une cage de verre. Il est convaincu que pour s’évoluer l’individu doit « briser la cage de verre » et ensuite « prendre […] conscience et se persuader qu’elle n’est ni fatale, ni bonne »68. Dans son interview pour l’émission de radio France Culture, Chamoiseau parle de

la solitude comme d’une condition humaine et il est sûr que le sentiment de l’isolement est une caractéristique humaine. Pour vivre avec le sentiment de la solitude éternelle et inchangeable, il faut vivre en harmonie avec son propre monde intérieur et savoir pressentir l’apparition de quelque chose qu’on ne connaît pas encore, mais qui pourrait un jour faire sortir l’individu de son bannissement. La solitude est une situation propice aux réflexions de l’individu sur son destin et sa place dans l’univers, mais pour ne pas y stagner, il faut chercher une issue radicale. A la fin du roman, Robinson quitte son île et retourne en Angleterre enrichi de nouvelles expériences spirituelles. L’île déserte rend possible l’expérience précieuse de la solitude. La solitude productive devient un thème central du roman de Defoe. Ce thème sera continué dans les récits « robinsonniens » ultérieurs. L’un des thèmes déterminant la structure du roman de Defoe est la rencontre avec l’Autre. La rencontre avec Vendredi introduit dans la vie solitaire de Robinson le problème d’organisation sociale. Vendredi participe à une expérience de la socialisation, car « Defoe enrôle Vendredi dans la société »69, présentée sur l’île par Robinson, et d’une

« resocialisation finale »70 de Robinson, car il reçoit enfin la possibilité de converser le Savoir

acquis grâce à l’expérience de la solitude au Pouvoir. Fougère écrit, par exemple, que cette

66 Ibid., p. 310.

67 M. Buber, Ik en Gij (le titre original Ich und Du), Utrect, Bijleveld, 1957. Il y a une traduction française Je et Tu

faite par G. Bianquis (Paris, Aubier, 1969), mais elle n’est pas à notre disposition. C’est pour cela que nous utilisons la traduction néerlandaise faite par I.J. van Houte.

68 Tournier, Le vent Paraclet, p. 218. 69 Ibid., p. 48.

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rencontre d’autrui a scindé le séjour de Robinson en deux : avant et après Vendredi. La situation de la solitude a cédé la place aux processus de l’éducation et de la civilisation du sauvage. L’apparition de Vendredi sur l’île met fin à la crise identitaire de Robinson et remplit sa vie du sens :

Le public, celui des Lumières, en est soulagé. Plus de solitude puisque toute faute est levée, puisque le héros n’est plus le dernier des hommes, mais le premier homme d’un peuple civilisé, une nation heureuse et puissante71.

Robinson, après avoir subi les épreuves du naufrage et de la solitude, après avoir repensé sa vie et les valeurs de la civilisation occidentale, se retourne vers ses origines, vers cette civilisation en l’établissant sur son île et dans ses relations avec Vendredi, relations entre le colon et le sauvage, entre le Maître et l’Esclave. La rencontre de Vendredi est un moment crucial dans le récit de Robinson. La paire corrélative Robinson / Vendredi est entrée dans la littérature, et elle est devenue le thème le plus exposé à une révision dans les écritures « robinsonniennes » ultérieures. La renaissance du protagoniste et sa resocialisation préparent son départ pour le pays natal. Robinson part conscient de la justesse de la voie choisie, la voie de la colonisation et de la consolidation des valeurs occidentales, de la « culture de domestication des espaces et des hommes »72. Robinson a corrigé ses fautes

par l’épreuve de la solitude de l’île déserte et revient en Angleterre dans le statut d’« un homme nouveau »73. Le retour vers les origines est l’un des sujets importants dans le roman

de Defoe.

La problématique du roman de Defoe se forme en fait autour un seul point important : l’individu et sa survie dans l’isolement sur une île inhabitée. Pour présenter les multiples facettes de la situation du bannissement Defoe a recours aux thèmes suivants : le départ pour un autre monde et à la recherche de son identité, la crise causée par la rupture des origines, l’appropriation de l’île et l’expérience de la solitude, la rencontre d’autrui et la resocialisation, l’établissement des valeurs de la société de l’origine sur l’île et le départ vers le pays natal. La problématique de la condition humaine dans l’isolement introduite par

71 Fougère, Les voyages et l’ancrage, p.88. 72 Ibid., p. 49.

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Defoe dans la littérature a influencé les écritures des aventures exotiques de voyages et a déterminé peu à peu une structure indéniable du nouveau genre de la « robinsonnade ».

c) La simplification ou l’universalisation de la « robinsonnade »

Malgré la popularité croissante de la « robinsonnade » et malgré son actualité, il n’est pas facile de trouver une définition de ce genre. Il existe plusieurs variantes de la définition de la « robinsonnade ». D’après la définition proposée par Artur Blaim :

La robinsonnade caractérise un genre littéraire dont la partie centrale, d’un point de vue structural, est occupée par la séquence de l’île déserte qui dépeint la vie d’un seul homme ou d’une seule femme, ou d’un groupe, confinés dans la solitude par d’autres hommes ou par les puissances de la nature. La séquence de l’île déserte introduit un ensemble de motifs interdépendants qui apparaissent dans toute robinsonnade suivant un ordre strictement imposé : isolement forcé, désespoir initial, installations de survie, délivrance ou acceptation volontaire de la condition solitaire74.

Il est d’emblée évident que dans sa définition de la « robinsonnade », Blaim omet les thèmes du départ et du retour, le thème d’une rupture avec des origines. Il ne mentionne pas la rencontre d’autrui, mais il met l’accent sur la solitude sur l’île déserte et les conditions de survie. A ce qu’il paraît, sa définition inclut les traits les plus caractéristiques du genre, des éléments qui le rendent reconnaissable parmi les autres. Ce sont des constantes qui restent invariables dans toute « robinsonnade ». Les autres thèmes, considérés comme importants par les chercheurs que nous venons de citer, ont apparemment le caractère facultatif et sont variables, ou ils dépendent d’une conception de l’œuvre qui peut avoir simplement un sens d’une aventure de voyage ou qui peut être une aventure de la quête identitaire et de la vie

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intérieure intensive et qui, par conséquence, exige une approche plus profonde de la thématique plus variée.

Dans Storytelling in the Works of Bunyan, Grimmelshausen, Defoe, and Schnabel, Janet Bertsch donne sa définition du genre de la « robinsonnade » :

The isolated individual or social group has been put on the island for a reason […]. The author treats the isolated, closed landscape of the island almost as a scientific experiment in order to examine how its inhabitants respond to their isolation in the wilderness75.

Bretsch met aussi l’accent sur l’isolement et sur le caractère expérimental d’un séjour sur une île déserte. L’expérimentation se fait pour observer comment les naufragés se comportent dans leur solitude. Donc cette vision de la « robinsonnade » se concentre aussi sur la solitude et la survie. Les autres thèmes ne sont pas mentionnés. Ce sont des lignes magistrales de toute narration « robinsonnienne », et ce sont des indices qui distinguent ce genre parmi les autres : si on lit dans les premières lignes d’un livre sur un naufragé et sur une île déserte, on fait tout de suite la conclusion qu’on a affaire à la « robinsonnade ». On ne pense pas aux circonstances dramatiques de la rupture avec son pays, ou à l’oubli et à la douleur de la solitude, on ne songe pas à une crise identitaire et on ne se souvient pas de Vendredi. Ce qui saute vraiment aux yeux, c’est l’aspect aventurier de la « robinsonnade » qui est souligné, par exemple, dans la définition de ce genre dans le Dictionnaire des termes littéraires : « roman d’aventures qui raconte les péripéties d’un ou plusieurs personnages en route vers un endroit inconnu, souvent une île, loin du monde civilisé »76. Cette forme

simplifiée ou universalisée de la « robinsonnade » intéresse des générations différentes et attire leur attention, car « readers might not really want to land on a desert island, but they love to read about what might happen if they did”77. L’attitude superficielle envers la

« robinsonnade » est peut être due à l’opinion présentée dans certains dictionnaires de la littérature, où l’aspect profond de la situation difficile et contradictoire de la solitude physique

75 J. Bertsch, Storytelling in the Works of Bunyan, Grimmelshausen, Defoe, and Schnabel, USA, Camden House,

1974, p. 84.

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et psychologique sous-estimé et où on ne mentionne qu’un séjour agréable, une sorte de vacances, avec quelques obstacles pourtant assez faciles à surmonter. Une telle présentation légère de la problématique du roman de Defoe touche les versions pour enfants. On la trouve par exemple dans le dictionnaire électronique d’Oxford :

the first Robinsonnades were for adults, the new genre, like the novel that had spawned it, soon became extremely popular with children. Several European countries produced great Robinsonnades that, in turn, would inspire others. Joachim Heinrich Campe published Robinson der Jüngere (1779; English trans., Robinson the Younger, 1781), which was one of Germany's most successful children's books78.

A ce qu’il paraît, « la robinsonnade » considérée comme une aventure et comme un ensemble d’épreuves passionnantes de la survie sur une île déserte et de l’isolement dépourvues de l’aspect dramatique ou psychologique, s’est installée dans la littérature sous forme d’un « lieu commun » ou d’un cliché. Dans son article « La métaphore de l’île et ses topoï littéraires », François Barrié écrit par exemple que Defoe « diffuse le topos du monde insulaire ». La vision stéréotypée de la problématique du roman de Defoe rend possible l’apparition d’un nouveau topos. La version simplifiée ou universalisée de la « robinsonnade » assume une fonction topique. Le but final de notre recherche est de montrer que la « robinsonnade » est plus qu’une formule, qu’elle est un genre potentiellement riche. Pour redécouvrir la richesse du genre, il faut toujours remonter directement au roman de Defoe et aborder la problématique de son roman qui mérite une grande attention et une plus grande ouverture qu’un simple roman de voyages.

Pourtant pour mieux comprendre le fonctionnement du genre de la « robinsonnade » dans la littérature, il est important d’étudier tous ses aspects et de suivre son parcours de la banalité envers la productivité sur le plan du contenu textuel thématique et sur le plan de l’interaction intertextuelle. Pour suivre ce parcours à travers le texte-fondateur de Robinson Crusoé de

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Defoe et des « robinsonnades » de Tournier et de Chamoiseau, il faut préciser des concepts théoriques sur lesquels se base notre analyse.

CHAPITRE II Cadre théorique

Le genre de la « robinsonnade » met en relation la forme présentée par le topos, le mythe littéraire et l’intertextualité et le contenu présenté par la problématique actuelle de l’époque quand tel ou tel récit « robinsonnien » apparaît. En d’autres mots, la « robinsonnade » rend possible l’interaction du signifiant et du signifié. Ce sont les termes linguistiques introduits par Saussure dans le Cours de linguistiquegénérale79. Selon sa terminologie, le signifiant est

une forme acoustique du mot, tandis que le signifié est le contenu du mot prononcé. Cette idée de Saussure est entrée dans les domaines des sciences différentes et également dans la critique littéraire80. La « robinsonnade » comme l’interdépendance entre le signifiant (la

formule narrative, l’ensemble des thèmes obligatoires pour la narration « robinsonnienne ») et le signifié (le contenu sous forme de la problématique actuelle), leur jeu réciproque rendent possible le développement du genre et garantissent sa richesse. L’idée topique,

l’idée mythique et la relation intertextuelle se trouvent sur le niveau formel de toute « robinsonnade ». La problématique de l’altérité et de l’identité dans les romans de Tournier et de Chamoiseau remplit de sens nouveaux la forme existante de la « robinsonnade ». Dans les « robinsonnades » de Tournier et de Chamoiseau nous voulons montrer quelles structures restent intactes et quelles structures subissent une modification. Si la forme reste invariable, il s’agit d’une simple réécriture du récit « robinsonnien ». Si la forme se modifie et s’enrichit de sens nouveaux, on a affaire à une nouvelle écriture. Si le signifiant de la « robinsonnade » se transmet d’une génération à l’autre sans modifications radicales, il s’agit de l’intertextualité. Si le signifié change la forme et engendre l’apparition d’un nouveau

79 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1960, p. 97-104.

80 "Saussure, Ferdinand de" Dictionary of the Social Sciences. Craig Calhoun, ed. Oxford University Press, 2002.

Oxford Reference Online. Oxford University Press. University of Groningen. Consulté le 17 juillet 2012.

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projet littéraire, il s’agit de l’hypertextualité ou d’une nouvelle écriture toujours dans le cadre du genre de la « robinsonnade ». Donc la forme et le contenu de la « robinsonnade » s’influencent mutuellement et rendent possible l’émergence d’une nouvelle écriture.

Dans le cadre théorique de notre mémoire les quatre notions importantes pour le niveau formel seront présentées : le topos, le mythe littéraire, l’intertextualité et l’hypertextualité. Au niveau du contenu dans les « robinsonnades » de Tournier et de Chamoiseau deux notions essentielles seront aussi présentées : l’altérité et l’identité.

En évoquant des versions simplifiées touchant la thématique du roman de Defoe, nous insistons sur l’idée topique d’une telle approche littéraire. Les sèmes de la solitude, de la survie sur une île déserte et l’esprit aventurier sont devenus un lieu commun ou un topos

dans la littérature. D’après Cormier, le lieu commun est « [une] extériorisation, une apparence, c’est à la fois ce que nous croyons éprouver et ce que nous décelons chez autrui »81. Cette définition correspond, à notre avis, à la conclusion tirée dans le chapitre

précédent: la simplification de la signification de la « robinsonnade » se fait sur une ressemblance de certaines composantes narratives du roman de Defoe, sur une quintessence de ses thèmes et sur les connaissances superficielles du roman. Cette tendance de simplifier la « robinsonnade » peut être considérée comme prémices de la formation du

topos de la « robinsonnade ».

Le topos était d’abord défini par Aristote dans son ouvrage La Rhétorique82. Parmi nos

contemporains, c’est Ernest Robert Curtius qui a défini le topos en le considérant non seulement comme un refrain rhétorique, mais aussi comme un élément « pratique plutôt que théorique »83 dans le texte, ou encore comme « le moule [qui] ne sert pas qu’à donner une

forme au nouveau moulage »84. D’après The Oxford Dictionary of the Literary Terms, le

topos est “an older term for a motif commonly found in literary works, or for a stock device

81 Cornier, « Topos, tropismes et toponymes dans Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute », p. 109.

82 Aristote, On Rhetoric, Oxford, Oxford University Press, 2007. Chapter 23: Topoi, or Common Topics, p.

172-184.

83 F. Goyet, Le sublime du “lieu commun », Paris, Honoré Champion, 1996, p. 22. Goyet réfléchit sur la

présentation du « topos » faite par E.R. Curtius dans son ouvrage Europäsche Literatur und Lateinisches Mittelalter (1948). ( La traduction anglaise : European Literature and the Latin Middle Ages, New York, Bollingen Foundation, 1953).

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of rhetoric”85. D’après le dictionnaire encyclopédique The Oxford Companion to Classical

Civilization, le topos est « a situation, incident, idea, image, or character-type that is found in many different literary works, folktales, or myths; or any element of a work that is elaborated into a more general theme”86. Donc il s’agit d’un élément répétitif devenu banal,

d’un lieu commun, également appelé un cliché littéraire, un stéréotype, un poncif. Malgré son caractère banal, le topos n’a pas un manque total d’invention87. Dans son article

« Coda : Topique et littérarité », Georges Molinié donne une définition du topos en constatant que : « la valeur herméneutique forte de l’idée topique peut se déployer selon deux axes : la généralité […] et la potentialité »88. Le topos se trouve alors entre la banalité

et la potentialité. Il y a donc toujours une possibilité de dépasser la fixation du topos et de développer ses composantes figées en thèmes potentiellement riches. La réalisation du parcours d’un topos de la banalité envers la productivité dépend du désir de l’écrivain, de son but final. S’il s’agit d’une simple réécriture de ses prédécesseurs, il suffit de garder la forme topique du récit. Mais si l’écrivain s’engage dans l’écriture d’une nouvelle œuvre littéraire pleine de sens nouveaux, il choisira plutôt la voie de transformation de la tradition en nouveauté productive. Pour passer à la productivité d’un lieu commun, il faut activer et évaluer ses composantes figées. L’activation d’un cliché est possible quand il est impliqué dans le texte et quand il commence à participer dans sa création. Dans son article « Topoï et interprétation », François Rastier distingue deux hypostases ou deux occurrences du topos : l’occurrence-source et l’occurrence-reprise :

Les occurrences-sources peuvent devenir canoniques, et se trouver promues au rang de parangons. Par ailleurs, les reprises, puisque de fait le changement des contextes rend

85The Oxford Dictionnary of Literary Terms, Current Online Version, 2013. Consulté le 29 décembre: “un vieux

terme pour le motif qu’on trouve habituellement dans les travaux littéraires, ou un procédé de rechange de la rhétorique » (notre traduction).

86The Oxford Companion to Classical Civilization, Current Online Version, 2013. Consulté le 29 décembre : « une

situation, un incident, une idée, une image ou un personnage-type qu’on trouve dans des travaux littéraires différents, dans les contes folkloriques ou dans les mythes ; ou un autre élément textuel développé en un thème plus général » (notre traduction).

87 M. Weil, « Comment repérer et définir le topos », dans La naissance du roman en France, Papers on French

Seventeenth, coll. « Century Literature », 1990, p. 133.

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toute répétition impossible, modifient et transforment les sources89.

Le topos se transforme de source en reprise quand il est impliqué dans la création textuelle, quand il participe à la création des reprises et des variantes dans le texte. De plus, cette transformation entre la source et la reprise permet de découvrir le rapport entre plusieurs textes sur le niveau plus profond qu’une simple ressemblance ou une cohérence superficielle. Le lieu commun devient un lieu où cherche à se maintenir une possibilité de mouvement textuel. Le lieu commun peut devenir « un lieu de friction où un échange a lieu »90. Ceci dit,

nous pouvons constater que le topos n’est pas un synonyme de vide, il peut se remplir d’un sens ou de plusieurs sens. L’œuvre littéraire s’écrit en fait dans la tension entre le topos

comme un élément figé et sa variante évolutive capable « de s’animer dans une humeur nouvelle, de faire naître de nouvelles formations »91. Une nouvelle écriture naît de cette

confrontation entre les formules toutes prêtes et transmises de génération en génération et la potentialité dont la découverte est possible grâce à une extension des schémas existants. Mais le risque de garder la forme topique en tant que cliché sans possibilité de mouvement, « le risque de faire corps complètement avec l’aspect figé, et qu’ainsi aucune trace de vie ne soit présente, demeure ; mais c’est dans une certaine confrontation avec cet aspect figé qu’un élément « vivant » peut se révéler »92. Et c’est à l’écrivain de prendre la décision :

suivre complètement, sans écart, la tradition présentée par un lieu commun ou aller plus loin et formuler sa propre conception d’un nouveau projet littéraire en s’appuyant sur l’extension des schémas prédéterminés et sur l’approfondissement de la thématique dont la quintessence est incluse dans le topos. C’est dans ce point, à notre avis, où on voit clairement la distinction entre une simple réécriture et la transformation. Une différence évidente entre une réécriture de la « robinsonnade » répétant les schémas généraux et une écriture d’un récit « robinsonnien » qui se base sur la tradition, mais la retravaille en créant un nouveau sens. Bien entendu, que les thèmes et les structures narratives connus de tous, l’origine antérieure se laissent percevoir facilement grâce à la forme topique de la « robinsonnade », et cela favorise la reconnaissance de la thématique et de la problématique

89 F. Rastier, « Topoï et interprétation » dans Etudes françaises, vol. 36, n. 1, 2000, p. 99.

90 Cornier, « Topos, tropismes et toponymes dans Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute », p. 111. 91 V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 145.

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inaugurales de l’histoire de Robinson. Mais pour pouvoir établir un nouveau projet fictionnel « robinsonnien », il faut savoir sortir de la généralité, ne pas simplifier le texte-fondateur, mais retravailler ses thèmes et créer sa propre narration.

La notion du topos est étroitement liée à celle du mythe littéraire. Le mythe littéraire condense les variantes de ses versions et transcende le texte pour se retrouver dans plusieurs variations textuelles. Comme dans le cas du topos, si l’écrivain choisit de représenter le mythe littéraire, il le répète tout simplement ou il le réorganise à sa propre manière et crée ainsi sa nouvelle version ou un autre mythe littéraire. Avant d’aller plus loin dans nos réflexions sur le mythe littéraire, il faut d’abord préciser ce que nous entendons par

mythe. D’après le dictionnaire de critique littéraire, le mythe est

[un] récit relatant des événements situés dans les temps légendaires et transmis par la tradition orale sous diverses versions. […] Chaque mythe se définit par l’ensemble de ses versions93.

Si on parle de la « robinsonnade », on parle en tout premier lieu de la figure légendaire de Robinson Crusoé. L’histoire d’Alexandre Selkirk, ses aventures individuelles ont été vite transformées en mythe. On ne se rappelle plus de Silkirk, mais tout le monde connait Robinson Crusoé. Donc Selkirk, le personnage historique, est devenu le héros mythique. Ou comme le dit Mircea Eliade, « la transfiguration de l’histoire en mythe »94 s’est faite. Donc

c’est pour cela que nous pouvons parler de l’histoire de Robinson Crusoé comme d’un mythe. D’après Chamoiseau, « la « situation Robinson » est un archétype de l’individuation, c’est en cela qu’elle est toujours fascinante pour nous, toujours inépuisable »95. L’archétype dans le

contexte de notre recherche est un autre mot pour le mythe et signifie une représentation symbolique d’une histoire réelle, mais très ancienne dont la mémoire reste dans l’inconscient collectif ainsi que dans l’imaginaire humain et se manifeste dans les œuvres d’art96. L’histoire

de Robinson Crusoé est un archétype, car elle ne cesse pas de se répéter dans ses versions nombreuses et continue à nourrir l’inspiration des artistes. Chaque époque historique et

93 J. Gardes-Tamine, M.-C. Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Collin, 1996, p. 129-130. 94 M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, p. 52.

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chaque type de culture distinguent différents événements, personnalités et textes en tant que stéréotypes, standards, une sorte de point de départ pour une augmentation de sens ultérieure. La répétition des aventures de Robinson Crusoé dans les écritures différentes dans tous les coins du monde, « profondément influencées par la mentalité et le climat du pays »97, ont donné naissance au mythe littéraire de Robinson Crusoé. Robinson

Crusoé, selon Tournier :

s’échappait de l’œuvre où il était apparu premièrement pour animer des dizaines d’autres œuvres sous des avatars différents, sa popularité dépassait et éclipsait celle de son auteur. Bien de tous les hommes, Robinson est l’un des éléments constitutifs de l’âme de l’homme occidental98.

Le mythe littéraire ainsi que le topos sont une formation figée, transmise de génération en génération, c’est un récit fondateur99, une histoire des origines. Dans son livre La postérité

de Robinson Crusoé, Engélibert définit trois critères d’un mythe littéraire. D’abord, il parle d’un mythe littéraire comme d’un « intégrateur social [qui] possède une fonction cardinale pour le groupe auquel il propose des normes de vie »100. Ensuite, il souligne que le mythe

littéraire « peut tout raconter, car sa logique est celle de l’imaginaire »101. Engélibert conclut

que le mythe littéraire est « fortement structuré par un système d’oppositions qui ne laisse aucun élément du récit au hasard et impose une trame narrative serrée »102. En gardant sa

structure serrée et figée, le mythe littéraire n’existe pas sans ses versions ou interprétations, et donc à cause de cela, il est sensible aux transformations. Les transformations brisent la fixation du mythe littéraire et stimulent l’apparition non seulement de ses nouvelles variations, mais parfois même la création de nouveaux mythes littéraires. Dans son livre

L’intertextualité, Sophie Rabau écrit, par exemple, que

97 Tournier, Le vent Paraclet, p. 212. 98 Ibid., p. 215.

99 J.-P. Engélibert, La postérité de Robinson Crusoé, Genève, Droz, 1997, p. 59. 100 Ibid., p. 59.

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[…] reprendre un mythe littéraire, ce n’est pas seulement travailler le schéma abstrait du mythe, c’est aussi citer, imiter, transformer les textes littéraires qui ont raconté le mythe103.

Et nous ajoutons que reprendre un mythe littéraire, ce n’est pas seulement de le réécrire, mais aussi de le retravailler et d’intégrer ses thèmes dans un nouveau mythe littéraire. Ce qui est, à notre avis, le cas des romans de Tournier et de Chamoiseau. Tournier a inversé les rapports entre Robinson et Vendredi, et de cette manière il a introduit dans la littérature la nouvelle vision de la paire corrélative Robinson / Vendredi et a créé un nouveau mythe littéraire. Ce mythe littéraire ne se concentre plus sur la figure mythique de Robinson, mais promeut Vendredi et fait de lui un nouveau personnage mythique. Ce qui répond aux exigences du XXème siècle, car on avait affaire à de nombreux Vendredi, « millions d’ Algériens, de Marocains, de Tunisiens, de Sénégalais, de Portugais »104 chaque jour dans la

société française. Le mythe littéraire de Chamoiseau ne se base ni sur la figure mythique de Robinson, ni sur celle de Vendredi. Son mythe littéraire se fait autour de la quête identitaire

et d’une nouvelle esthétique de l’impensable. L’individu de nos jours se cherche dans les circonstances de la solitude sociale et il se sent abandonné, il n’appartient plus à un clan ou à la famille. Mais il n’a pas vraiment besoin de l’Autre, qui peut même être dangereux et le priver de son identité. La figure de l’Autre est remplacée par ce qui n’est pas encore découvert dans l’univers, ce qui viendra, mais ce qui est inconnaissable pour le moment, « l’Autre, en son extrême, c’est l’impensable »105. Le mythe littéraire crée par Chamoiseau

répond aux besoins de l’époque actuelle du XXIème siècle. L’angoisse de se perdre dans la foule humaine et dans l’interaction quotidienne des individus, souvent imposée et forcée par les mass média, surgit. L’influence destructive de l’Autre sur l’émergence de l’identité devient de plus en plus réelle. Chamoiseau cherche à comprendre comment vivre sans autrui et comment construire son identité sans autrui.

Chaque époque éprouve le besoin de retravailler les mythes existants. L’attraction du mythe littéraire réside dans son ambigüité : d’une part, c’est une tradition à suivre, mais, d’autre part, la tradition s’expose facilement à une révision et aux transformations, ce qui permet au

103 Rabau, L’intertextualité, p. 241. 104 Tournier, Le vent Paraclet, p. 230.

Referenties

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