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Négocier et contesterl’ordre public dans l’Estde la Républiquedémocratique du Congo

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L

a République démocratique du Congo (ancien Zaïre) est souvent présentée comme l’archétype de l’effondrement institutionnel et de la faillite de l’État.

Le « cœur des ténèbres de l’Afrique » serait devenu « un trou noir oublié de tous, caractérisé par les calamités, le chaos, la confusion et une forme étrange de cannibalisme social dont la société est la proie1. » Le terrain suggère toutefois une image plus complexe. Certes, même si « dépourvu des conditions néces- saires au fonctionnement de l’État, le système politique congolais s’est main- tenu de manière tout à fait surprenante et ce y compris à des époques

“d’effondrement” institutionnel apparent2», il n’en reste pas moins qu’il a depuis longtemps abandonné ses objectifs déclarés3. Son « étonnante faculté

Koen Vlassenroot

Négocier et contester l’ordre public dans l’Est de la République

démocratique du Congo

Cet article évalue l’impact des forces armées non étatiques sur la vie publique au cours de la guerre en RDC ainsi que les retombées de leur présence et leurs interactions avec les autres groupes, acteurs et institutions en termes de « régulation locale ». Dès le début de la guerre, l’Est du Congo a connu un double processus : les opérations des groupes rebelles ont aggravé le déclin de l’État, mais elles ont également suscité l’émergence de coalitions, de structures et de réseaux nouveaux qui ont eu un impact sur l’organisation de l’ordre public.

On analyse ici les diverses stratégies de contrôle de ces groupes armés comme des « processus de gouvernance ».

L’étude de ces processus et l’impact sur les mécanismes existant de distribution et de redistribution est indis- pensable si l’on veut comprendre les conséquences à long terme des conflits.

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de résilience4» témoigne d’un changement important. Partout dans le pays, des représentants officiels de l’État sont restés en place, tout en modifiant de manière significative leur mandat officiel. L’État zaïrois a perdu pro- gressivement sa capacité, au sens wébérien du terme, d’organisateur de l’espace public en raison de son manque de moyens, de la privatisation du contrôle bureaucratique et de l’impact d’une décennie de luttes entre groupes armés.

La plupart des institutions congolaises ont continué d’être exploitées par les agents de l’État qui essaient d’utiliser leur autorité pour accéder aux ressources locales.

Le déclin de la capacité étatique n’a pourtant pas entraîné un vide de gouvernance. Il a, au contraire, ouvert un espace à d’autres acteurs, chefs traditionnels, groupes de la société civile, Églises et agences d’aide, qui ont pris en charge les services autrefois assurés par l’État. Depuis les années 1980, la souveraineté étatique a connu une « privatisation informelle », des acteurs non étatiques palliant de plus en plus aux manquements de l’État. Ces nouveaux acteurs ont pénétré ce que Lund a décrit comme des « sites actifs de négociation et de médiation politiques pour la réalisation d’objectifs publics ou la distri- bution de l’autorité publique dans lesquels les identités locales et régionales et les relations de pouvoir se redessinent et se redistribuent5. » La RDC n’est pas le seul exemple de ce type, et dans un autre contexte, Bierschenk et de Sardan soulignent :

« l’absence d’État ne signifie pas que le vide existe à sa place. La vie locale peut souffrir d’une sous-administration tout en restant caractérisée par une cupidité souvent latente et déguisée, des conflits, et la négociation entre les différentes autorités, clans et factions. Cela signifie que l’étude de la politique et des pouvoirs locaux ne peut être réduite aux institutions

“formelles” mais qu’il faut aussi prendre en considération tous les “espaces publics” et les positions d’autorité6. »

1. T. Trefon, Reinventing Order in the Congo. How People Respond to State Failure in Kinshasa, Londres, Zed Books, 2004, p. 1.

2. T. Raeymaekers, « Sharing the spoils. The reinvigoration of Congo’s political system », Politorbis, n° 42, 2007, p. 23.

3. T. Trefon, Parcours administratifs dans un État en faillite. Récits populaires de Lubumbashi, Tervuren, Africa Tervuren, Paris, L’Harmattan, 2007.

4. P. Englebert, Why Congo Persists : Sovereignty, Globalization and the Violent Reproduction of a Weak State, Oxford, Queen Elisabeth House, Working Paper Series, 2003.

5. C. Lund, « Twilight institutions : Public authority and local politics in Africa », Development and Change, vol. 37, n° 4, 2006, p. 686.

6. T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan, « Local powers and a distant state in rural central African republic », Journal of Modern African Studies, vol. 35, n° 3, 1997, p. 441.

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C’est dans cette perspective plus large qu’on peut comprendre comment des pans entiers de la société congolaise ont continuellement tenté de créer de

« nouvelles formes d’organisation sociale […] pour compenser les failles béantes de l’État-nation postcolonial7». Ces formes d’organisation vont au-delà de l’économie de survie décrite, entre autres, par MacGaffey ; elles ont produit de nouvelles configurations de solidarité et de négociation qui, avec le temps, se sont transformées en modèles locaux de régulation.

Durant les guerres congolaises (1996-2003), l’État a été confronté encore plus durement à de nouveaux types d’acteurs, mouvements rebelles, milices ethniques et entrepreneurs économico-militaires8. Certains de ces acteurs ont simplement cherché à établir des monopoles sur des ressources locales. D’autres, en revanche, ont tenté de forger des alliances locales et transfrontalières pour mieux contrôler l’espace public local. Ils ont ainsi essayé d’installer leurs propres administrations, mécanismes de protection, systèmes de justice et structures de taxation. Ces stratégies, embryons d’ordres politiques alterna- tifs dans les zones périphériques, déchirées par les conflits, de l’Est du Congo, sont au cœur de cet article. Comme le souligne l’introduction de ce dossier, il s’agit d’examiner les diverses stratégies de contrôle des groupes armés non étatiques en tant que « processus de gouvernance » et ce que cela nous dit des ordres émergents dans les zones entre guerre et paix de l’Afrique actuelle.

Ces processus et leurs impacts sur les modèles existants de distribution et de redistribution méritent d’être étudiés si l’on veut comprendre les conséquences à long terme des processus de transformation conflictuels sur les pouvoirs locaux et sur les contextes de vulnérabilité.

Désintégration et privatisation de l’État

Depuis les années 1990, les conflits armés en RDC ont souvent été présentés comme un moyen de réussite économique, notamment via l’exploitation des ressources naturelles et le contrôle des activités commerciales. Selon cette interprétation, les intérêts économiques seraient la principale cause du caractère interminable de la guerre et de la fragmentation des groupes combattants. De nombreux observateurs ont ainsi soutenu que l’autofinance- ment des guerres congolaises a entraîné la mutation des formes de violence, ainsi qu’une criminalisation de la guerre, au fur et à mesure que les mouve- ments rebelles s’engageaient dans des activités économiques illégales et s’al- liaient à des réseaux criminels transnationaux pour exporter les ressources produites localement. Ainsi, les ressources naturelles auraient donné forme aux stratégies de pouvoir des parties belligérantes, de plus en plus basées sur une

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« territorialisation de la souveraineté autour des zones de ressources de valeur et des réseaux commerciaux9».

Certains auteurs insistent sur les continuités historiques en matière de gouvernance prédatrice au Congo10: sous le régime patrimonial de Mobutu, on obtenait des bénéfices en échange de la loyauté politique, les avoirs éco- nomiques servant de ressources politiques. Derrière la façade des procédures légales et d’institutions étatiques formelles, Mobutu avait construit son pouvoir sur une stratégie informelle de distribution des ressources.

« La persistance politique du système de gouvernance mobutiste s’appuyait sur des réseaux complexes de redistribution reliant les plus hauts niveaux de l’État aux détenteurs du pouvoir politique local. [Ces] réseaux étaient habituellement entretenus par l’offre d’opportunités et de moyens d’accéder aux ressources, plus que par les ressources elles- mêmes11. »

Cette stratégie visait à stabiliser la classe dirigeante tout en cultivant l’in- certitude chez chacun de ses membres, prévenant ainsi toute opposition.

La coercition et les extorsions que subissait la population, tenue à l’écart de la participation politique et de la réussite économique et contrainte de s’intégrer à des réseaux de clientèle, servaient à consolider l’« auto-enrichissement de la classe dominante d’État12». Dans le régime mobutiste, la « débrouillardise » (l’« article 15 ») servait ainsi de contrat social entre l’État et la société car elle

« permettait au premier de se retirer de la vie publique et de ses fonctions, laissant à la deuxième la possibilité d’agir dans l’illégalité13. » Le résultat fut

7. T. Trefon, Reinventing Order in the Congo…, op. cit., p. 2.

8. Des représentants des agences internationales de développement ou de résolution de conflit ont aussi de plus en plus contesté l’État comme structure chargée de remplir les missions collectives.

Au lieu de renforcer les capacités étatiques, ils ont tenté de se présenter comme des alternatives viables à l’État.

9. P. Le Billon, « The political ecology of war : natural resources and armed conflicts », Political Geography, n° 20, 2001, p. 561.

10. E. B. Rackley, « Democratic Republic of the Congo : undoing government by predation », Disasters, vol. 30, n° 4, 2006, p. 417-432.

11. D. M. Tull, The Reconfiguration of Political Order in Africa : A Case Study of North Kivu (DR Congo), Hamburg, Institut für Afrika-Kunde, 2005, p. 277.

12. J. MacGaffey, « Civil society in Zaire : hidden resistance and the use of personal ties in class struggle », in J.-W. Harbeson et al., Civil Society and the State in Africa, Boulder, Lynne Kenner Publishers, 1994, p. 171.

13. L. Jourdan, « Being at war, being young : violence and youth in North Kivu », in K. Vlassenroot et T. Raeymaekers, Conflict and Social Transformation in Eastern DR Congo, Gand, Academia Press, 2004, p. 170.

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non seulement le pillage des biens de l’État et l’ébranlement du comportement bureaucratique légal-rationnel, mais encore le déploiement d’un opportunisme généralisé à tous les niveaux de la société.

Le patrimonialisme débureaucratisé de Mobutu a montré ses limites : l’acceptation quasi officielle de l’accumulation privée a rendu plus facile l’autonomisation des big men locaux, leur permettant de s’organiser pour échapper au contrôle de l’État14. C’est pour cela que le régime a fini par se morceler et que ses représentants se sont tournés vers les acteurs privés en arborant leur statut d’agents publics pour s’enrichir à titre privé. Dès la fin des années 1970, les réseaux commerciaux informels étaient déjà devenus une source alternative d’exploitation. En raison de la nature prédatrice de l’État et de la pauvreté grandissante qui en a résulté, la population zaïroise a de plus en plus été obligée de ne compter que sur elle-même et à trouver des solutions dans les réseaux économiques informels. Dans les zones frontalières comme les deux provinces du Kivu, ces dynamiques expliquent l’expansion des activités commerciales informelles et frauduleuses, tellement importantes dès la fin des années 1970 qu’elles ont encore fragilisé l’État et suscité des changements importants dans la structure sociale sur laquelle elles reposaient.

À la périphérie du pays surtout, des centres de pouvoir rivaux sont parvenus à contrôler les ressources locales au travers de réseaux commerciaux clan- destins, en venant même à défier l’État. Alors que l’État était de plus en plus fragmenté, les institutions gouvernementales ont été contraintes de négocier, de forger des alliances et de rivaliser avec des sources de pouvoir et de pro- duction alternatives pour établir leur autorité et exercer un contrôle politique.

L’État zaïrois était donc engagé dans un processus « d’informalisation » avant même le conflit.

Ces continuités historiques ont été souvent évoquées pour expliquer le comportement des nouveaux dirigeants du Congo après que Mobutu a été chassé du pouvoir en mai 1997 : Laurent Kabila et son fils Joseph Kabila (devenu président du Congo après l’assassinat de son père en 2001) ont tenté de consolider leur pouvoir en faisant main basse sur les ressources. Même si Laurent Kabila se réclamait d’une idéologie révolutionnaire, dans la pratique il n’a fait que « reconnaître et user des prérogatives de la souveraineté étatique pour étendre et promouvoir […] des opérations commerciales informelles, souvent de nature clandestine, et y associer de nouveaux partenaires15. » La logique de la politique d’enrichissement personnel a perduré avec l’arrivée de Joseph Kabila au pouvoir, comme l’a montré en 2005 la commission par- lementaire congolaise chargée d’enquêter sur les contrats miniers conclus pendant la guerre, qui a identifié plusieurs entreprises impliquées dans des contrats frauduleux, dont certaines proches du président Kabila16.

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Les deux Kabila ont été contestés par une multitude d’acteurs armés. Au cours de la seconde guerre congolaise en particulier (1998-2003), le contrôle de l’exploitation et du trafic des ressources naturelles a été un enjeu majeur pour les différents belligérants. Les nouveaux acteurs militaires ont tenté de s’ap- proprier les débris des réseaux de redistribution de Mobutu pour contrôler par la force l’exploitation des ressources naturelles et les réseaux de commerce informels. Différentes stratégies ont ainsi été développées. À Aru-Mahagi (en Ituri) et à Beni-Butembo (Nord Kivu), des accords commerciaux préférentiels (« système forfaitaire » ou système de préfinancement) ont été conclus entre trafiquants locaux et certains chefs rebelles du Rassemblement congolais pour la démocratie-Kisangani-Mouvement de libération (RCD-K-ML). À Beni- Butembo, des entrepreneurs en contrebande nande se sont engagés dans « un mode particulier de “gestion du risque”, selon lequel les bénéfices escomptés de leur participation au système de protection des rebelles du RCD-K-ML étaient mis en balance avec les pertes que leur entreprise et la société au sens large pouvaient encourir17». Au cours de la guerre, ces accords sont devenus la principale manière de faire des affaires et ils ont constitué une alternative viable pour le partage des fruits du commerce entre l’Est de la RDC et les marchés régionaux et internationaux. Dans le territoire sous son contrôle, le RCD-Goma a adopté une stratégie d’« archipel », en se concentrant sur les zones riches en minerais18. Cette rébellion a ainsi reproduit à petite échelle l’approche mobutiste, les soldats du RCD ou de son allié rwandais remplaçant les Forces armées zaïroises (FAZ) dans la supervision des sites miniers.

Le RCD était cependant fort divisé, et son autorité était contestée par un nombre grandissant d’acteurs armés, dont des unités de défense locales, des milices rurales et des groupes armés étrangers, ce qui a transformé l’Est de la RDC en un patchwork de structures de contrôle diverses. Au fur et à mesure que ces nouvelles configurations de pouvoir localisées ont attiré le soutien des pays voisins, des acteurs économiques transnationaux ou des réseaux criminels, elles ont été de plus en plus analysées comme des structures intermédiaires d’exploitation, destinées à maximiser les bénéfices du com- merce des ressources naturelles au bénéfice des acteurs externes.

14. W. Reno, « Sovereignty and personal rule in Zaire », African Studies Quarterly, vol. 1, n° 3, 1997.

15. W. Reno, « The Privatisation of sovereignty and the survival of weak States », in B. Hibou (dir.), Privatizing the State, New York, Colombia University Press, 2004, p. 98.

16. Le rapport dit Lutundula est accessible à l’adresse suivante : <www.freewebs.com/congo- kinshasa/>.

17. T. Raeymaekers, Intermediate Governance : Conflict and the Regulation of Transborder Trade on the Congo-Ugandan Frontier, à paraître.

18. D. M. Tull, The Reconfiguration of Political Order…, op. cit., p. 281.

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Violence, négociation et régulation

Les forces rebelles ne se sont pourtant pas focalisées exclusivement sur la prédation. Dans certains cas, les économies politiques constituées autour des ressources naturelles ont suscité des processus de négociation nouveaux. Dans certaines zones de l’Est, de nouvelles formes de gouvernance et de nouveaux modes de régulation se sont organisés autour des tentatives des chefs militaires et d’autres acteurs pour consolider leur contrôle sur l’espace économique (et social) local. Raeymaekers signale ainsi :

« [Au] cours de la guerre, des gens – paysans, commerçants transfrontaliers, vendeurs de rue, mais aussi douaniers, administrateurs, rebelles et commandants des armées étrangères qui occupaient des pans entiers du territoire congolais – ont continué à chercher et à trouver des réponses pragmatiques aux problèmes quotidiens de l’ordre politique en situation de conflit et “d’effondrement” de l’État, quête qui a parfois produit des systèmes élaborés de “gouvernance”, c’est-à-dire d’administration de l’accès à des droits, services et biens autant que de la fourniture de ceux-ci19. »

Dans le contexte congolais aussi, même si les capacités ont souvent été de plus en plus limitées et conditionnées par le bon vouloir des groupes armés, des acteurs locaux ont tenté de « minimiser le risque et d’augmenter la pré- dictibilité dans leurs environnements dangereux20».

Cet article traite donc des constellations de gouvernance qui résultent des stratégies de contrôle local menées par les acteurs armés au cours de la guerre du Congo. Plutôt que d’analyser le comportement des groupes armés selon la logique de prédation, on analysera la reconfiguration du pouvoir local et la redéfinition des pratiques de régulation comme un effet de l’ingérence des groupes armés non étatiques dans la vie publique. Comme on le verra, cette ingérence a conduit à des résultats très divers. Si la coercition est souvent pré- sentée comme le seul outil hégémonique à la disposition de ceux qui misent sur la violence, les communautés et acteurs locaux n’ayant dès lors que le choix entre l’obéissance et l’opposition21, de longues négociations ont souvent eu lieu entre les chefs des mouvements armés et les autorités locales, les figures locales et les entrepreneurs économiques autour de la protection et de la sécu- rité (y compris physique), de la survie des communautés, de la sécurisation des transactions économiques transnationales et de l’accès aux ressources locales et aux moyens de subsistance. On le verra, ceci explique largement le caractère contrôlable de la violence même si la plupart des groupes armés, y compris ceux qui étaient soutenus par la population, se sont coupés de leur base sociale, les mécanismes de protection se transformant en nouvelles formes de prédation. On étudiera ici trois cas : celui du RCD-Goma, celui des alliances

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politico-militaires en Ituri et à Beni-Butembo et enfin le cas d’un certain nombre de forces de protection rurale.

Des rebelles en mal de légitimité : le cas du RCD-Goma

Un premier exemple de l’ingérence des groupes armés dans la vie publique locale est le cas du RCD-Goma, un groupe rebelle créé par l’Ouganda et le Rwanda en réponse à la fois à des soucis sécuritaires et au besoin de défendre les intérêts économiques de ces deux pays en RDC. En 1998, ce mouvement rebelle a lancé une campagne militaire contre le président Kabila et a tenté, jusqu’à la fin de la guerre, de contrôler les zones militairement et économique- ment stratégiques de l’Est de la RDC. Mais les choses ne sont pas déroulées comme prévu. Moins d’un an après le lancement de cette campagne, les hosti- lités entre les parrains rwandais et ougandais ont entraîné une scission au sein du mouvement entre une faction soutenue par le Rwanda (RCD-Goma) et une autre sous contrôle ougandais (RCD-Kisangani-Mouvement de libération – RCD-K-ML), qui se sont partagé l’Est congolais. Alors que les capacités des RCD sont restées très limitées et ne leur ont permis que de tenir des centres stratégiques et des axes, la prolifération des milices rurales dans l’hinterland du Kivu, du Katanga et de l’Ituri a divisé le territoire en une mul- titude de zones de contrôle en évolution constante.

Une fois établi son contrôle sur les points stratégiques du Kivu, le RCD a essayé de consolider sa position. Même si ses stratégies n’en sont jamais restées à la violence pure, le mouvement ne s’est jamais engagé dans l’administration des territoires sous son contrôle, se contentant d’une approche largement extractive, levant l’impôt et exploitant les ressources naturelles. Les vestiges du cadre administratif d’avant-guerre ont été récupérés (les institutions clés étant placées sous le contrôle direct des militaires) non pour améliorer leur performance mais pour « maintenir une façade étatique22». Le RCD n’a pas

19. T. Raeymaekers, « Sharing the spoils… », art. cit., p. 24.

20. Ibid.

21. Dans sa critique de l’usage du terme de warlord, souvent utilisé pour décrire le comportement des chefs de milices à l’Est de la RDC, Roland Marchal fait référence à la question cruciale de l’imbrication sociale. Voir R. Marchal, « Warlordism and terrorism : how to obscure an already confusing crisis ? The case of Somalia », International Affairs, vol. 83, n° 6, 2007, p. 1091-1106.

22. D. M. Tull, The Reconfiguration of Political Order…, op. cit., p. 141. Comme l’explique Tull, le RCD

« arbore avec vigueur les symboles et les emblèmes étatiques comme n’importe quel autre “État” ».

De manière plus significative, le RCD a eu recours aux restes de l’appareil de l’État pour distribuer les postes administratifs clés à ses principaux membres.

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essayé de renforcer l’appareil d’État via la formation par exemple, ni de mobi- liser la population au travers de la participation « démocratique » lors de la nomination des administrateurs et des gouverneurs comme l’avait fait Kabila après son arrivée au pouvoir. Faute de partisans, les rebelles ont laissé la plupart des administrateurs en place, se reposant sur les structures et les règles administratives d’avant-guerre et ne faisant pas grand effort pour payer les agents locaux de l’État. Il y eut même plusieurs tentatives pour « exter- naliser » certains départements étatiques ou faire financer leurs activités par des ONG internationales. Les capacités limitées des structures fiscales locales (dans certains cas, les prélèvements représentaient moins de 10 % de ce qu’ils atteignaient avant la guerre) ont encore affaibli l’appareil administratif, ce qui explique son incapacité à contrôler le désordre politique – les fonctionnaires locaux, réduits à l’état de simples citoyens face à l’application coercitive de la loi, ont été forcés de mettre en œuvre des stratégies alternatives de survie23. La plupart ont montré peu d’enthousiasme face aux efforts du RCD pour étendre son emprise, car le mouvement était surtout perçu comme une force d’occupation dirigée par des Tutsi.

Le RCD était trop hétérogène et trop dépendant de sa relation asymétrique avec le Rwanda pour se doter d’une vision politique et d’un programme clairs, ou pour gagner le soutien populaire. La composition de la direction du mou- vement témoignait du recyclage des élites : ses membres « ne se battaient pas pour résoudre les problèmes sociaux mais […] pour réintégrer un système dont ils avaient été exclus24». En plus de contrarier les efforts du RCD pour gagner en crédibilité politique et obtenir le soutien des fonctionnaires encore en place, l’absence de soutien populaire a encouragé les autres forces sociales, politiques et militaires à entrer en concurrence avec le mouvement pour le contrôle de l’espace public. Dans les villes, la société civile et les associations religieuses se sont présentées comme une alternative viable et elles en ont appelé au « sens civique » en essayant de convaincre les bailleurs de fonds internationaux d’investir dans leurs initiatives de développement. À Bukavu par exemple, la capitale du sud Kivu, les associations de la société civile et les chefs religieux se sont opposés régulièrement à la direction du RCD, trans- formant la ville en un fief d’opposition. La réponse brutale du RCD a encore renforcé ces acteurs sociaux qui ont pu établir un contrôle quasi total sur l’espace social local et s’imposer comme les meneurs du « développement ».

Dans les zones rurales, des milices sont entrées en compétition avec le RCD pour combler les vides laissés par la disparition des structures étatiques.

Le RCD s’est en réalité contenté de s’affirmer comme la structure de pouvoir dominante dans les zones les plus stratégiques de l’Est du pays (centres urbains et sites miniers) pour accéder aux structures et aux réseaux d’échange

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économique d’avant-guerre. L’une de ses stratégies a été de développer des structures pour « sécuriser » le contrôle sur les circuits de production de valeur, par exemple en essayant d’établir (sans succès) des monopoles d’exportation, en contrôlant directement les sites miniers les plus lucratifs, en « récoltant » des ressources par le pillage, etc25. Une autre stratégie a consisté à lever des taxes aux postes frontières et dans une série de checkpoints (aéroports, routes, sites miniers). Par ailleurs, un « effort de guerre » a été exigé des commerçantes (les « mamans vendeuses »), des creuseurs, des colporteurs, des exporta- teurs26… Mais dans leur entreprise27, les rebelles dépendaient aussi de la bonne volonté de groupes et d’individus qui ont accepté de les soutenir en échange de la protection de leurs intérêts économiques. Cette stratégie a eu des effets pervers : comme il était difficile pour la direction du RCD de contrôler la production des ressources (la levée de taxes en des points stratégiques comme les pistes d’atterrissage, les marchés, les postes douaniers), des com- mandants locaux du mouvement ont œuvré pour leur propre profit, ce qui a affecté la cohésion28. Plusieurs de ces commandants ont passé des accords avec des commerçants locaux, mettant en place des structures parallèles de prélèvement. Et comme avant la guerre, des barrages et des checkpoints ont été mis en place à des endroits stratégiques, les soldats prélevant des taxes au profit de leurs commandants.

Le RCD a également été confronté à la concurrence de commerçants établis qui pouvaient utiliser leurs relations avec l’hinterland pour poursuivre leurs activités économiques (incontrôlées). Avec ces acteurs, aucun arrangement n’a pu être trouvé. Dans le sud Kivu, seul un petit nombre d’acteurs locaux étaient prêts à s’allier au RCD et à l’exception de quelques chefs traditionnels,

23. Comme l’expliquait un administrateur, « nous sommes devenus des messieurs tout faits ».

Entretien, Kamituga, décembre 2003.

24. D. Tull et A. Mehler, « The hidden costs of power-sharing : reproducing insurgent violence in Africa », African Affairs, vol. 104, n° 416, 2005, p. 378.

25. Inspiré par la hausse sans précédent des prix mondiaux du coltan en novembre 2000, le RCD-Goma a imposé à la Société minière des Grands Lacs un monopole fiscal sur les exportations de coltan des zones minières sous son contrôle. Cet accord a fait long feu car il n’a pas offert aux rebelles les revenus escomptés. Il a rapidement été remplacé par d’autres modes de taxation.

26. Selon mes enquêtes, dans la plupart des cas, les « taxes » supplémentaires payées par les petits commerçants se déplaçant d’un lieu à l’autre pouvaient représenter jusqu’à 25 % de la valeur des biens.

27. K. Vlassenroot et H. Romkema, « The emergence of a new order ? Resources and war in Eastern Congo », Journal of Humanitarian Assistance, 28 octobre 2002.

28. Il faut reconnaître que les intérêts commerciaux rwandais entraient parfois directement en conflit avec les tentatives congolaises de générer des revenus. La faiblesse du RCD est parfois expliquée comme un effet du conflit d’intérêt entre les réseaux rwandais et les chefs du RCD.

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hommes d’affaires et intellectuels, la plupart des gens ont repoussé les reven- dications des rebelles. À Goma même, la situation était plus compliquée : hébergeant le quartier-général du RCD, déconnecté de la capitale congolaise au plan politique et administratif, ce « siège de rébellion » a attiré les ambitions politico-militaires et économiques, suscitant une forte compétition entre les réseaux locaux. Cette rivalité, qui s’est jouée surtout autour du contrôle du commerce des ressources locales, était « l’expression d’une compétition autour des moyens de la survie physique des individus et de leurs communautés dans une zone aux conflits profonds et prolongés29». L’alignement des Banyar- wanda sur le RCD leur a permis de contrebalancer l’influence économique et politique de la communauté nande et de défendre leurs propres intérêts.

Mais cette recherche de protection a enclenché d’autres dynamiques qui ont finalement limité le contrôle du RCD sur Goma, au bénéfice d’un réseau d’élites locales à base ethnique : Eugène Serufuli, un Hutu-Banyarwanda nommé gouverneur du Nord Kivu en 2000, a rapidement développé une structure de pouvoir autonome, et les forces de défense locales recrutées parmi les Banyarwanda se sont transformées en une structure militaire parallèle qui a opéré de manière de plus en plus autonome vis-à-vis du RCD. « Tous pour la Paix et le Développement » (TPD), une ONG dominée par des Hutu et créée à l’origine pour faciliter le retour des réfugiés hutus du Congo au Rwanda, est devenue peu à peu un centre de pouvoir alternatif. Comme Kigali y voyait un instrument utile pour mobiliser les populations hutues et pour empêcher les tentatives des rebelles hutus rwandais d’opérer à l’Est de la RDC et de s’allier à la population hutue congolaise, TPD a été un allié précieux pour le Rwanda comme pour le RCD. Toutefois, le réseau ethnique de Serufuli est devenu une structure de pouvoir parallèle organisé autour des cellules locales du TPD, un système de patronage dominé par les Hutu étant utilisé pour générer des revenus et pour les distribuer à ses partisans.

La régulation du commerce transfrontalier

Dans certaines régions frontalières de l’Est du Congo, une autre réalité a prévalu. Là, rebelles et agents économiques du commerce transfrontalier

« informel » ont négocié et coopéré. Ces régions offrent beaucoup d’opportu- nités et sont très convoitées – des forces exogènes comme endogènes tentent de contrôler la situation, de réduire la mobilité et d’imposer leur autorité30. Même si elles sont souvent décrites comme des espaces marginaux et «un hinter- land anarchique comparé à la métropole31», ces régions ont vu naître des systèmes régulateurs. Dans la guerre, les réseaux et les structures préexistants

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– qui étaient déjà devenus informels sous Mobutu et avaient enclenché un processus de privatisation de la gouvernance étatique –, ont été exploités par une multitude d’acteurs. Vu l’importance des intérêts économiques, le besoin de protection et de régulation a donné naissance à de nouveaux modèles d’interaction entre les chefs rebelles et les entrepreneurs locaux. En l’absence de moyens pour organiser la production, la plupart des forces rebelles et des armées étrangères présentes ont tenté d’exploiter les acteurs productifs de manière à générer les ressources financières nécessaires et assurer leur contrôle.

Ces forces ont donc dû négocier avec les entrepreneurs congolais locaux qui géraient l’accès aux ressources économiques vitales, minières, agricoles et commerciales. Pour les chefs rebelles, la taxation des activités économiques constituait une source importante de revenus ; pour les agents économiques, les liens avec les rebelles étaient une condition nécessaire pour poursuivre voire pour étendre leurs affaires et améliorer la prédictibilité de leurs activités commerciales en matière de logistique et de prélèvements.

Néanmoins, les liens entre ces divers groupes étaient tout sauf évidents : de nombreux entrepreneurs ont d’abord hésité à permettre à des forces armées d’intervenir dans leurs activités économiques. Certains acteurs économiques locaux ont quitté la région quand des milices locales ont pris le contrôle ; d’autres ont tenté de s’accommoder de la présence des rebelles pour préserver leurs intérêts économiques. Le cas d’Aru-Mahagi à la frontière avec l’Ouganda, qui fut au cours de la guerre sous le contrôle des Forces armées du peuple congolais (FAPC) est un cas significatif. En collaboration avec quelques hommes d’affaires importants, les FAPC ont mis en place un système sophistiqué pour protéger les intérêts d’un « réseau serré incluant des officiers sélectionnés par les FAPC, des membres de la Fédération des entreprises du Congo, des hommes d’affaires ougandais, des représentants ougandais et des entités commerciales aux connexions internationales fortes32». Un dispositif douanier a remplacé la bureaucratie d’avant-guerre pour vérifier que les commerçants opérant entre RDC et Ouganda s’acquittaient des taxes. Certains partenaires d’affaires

29. A. Tegera et D. Johnson, Rules for Sale : Formal and Informal Cross-Border Trade in Eastern DRC, Goma, Pole Institute, 2007.

30. I. Kopytoff, The African Frontier : the Reproduction of Traditional African Societies, Bloomington, Indiana University Press, 1987.

31. S. Jackson, « Borderlands and the transformation of war economies : lessons from the DR Congo », Conflict, Security and Development, vol. 6, n° 3, 2006, p. 426.

32. United Nations, Letter from the Chairman of the Security Council Committee established pursuant to resolution 1533 (2004) concerning the Democratic Republic of the Congo addressed to the president of the Security Council, 26 juillet 2005.

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congolais et ougandais ont toutefois bénéficié d’un régime préférentiel de préfinancement par lequel ils étaient exemptés de droits de douane moyennant le paiement d’une « caution » en liquide. Ce système frauduleux présentait plusieurs avantages. Pour les FAPC, le préfinancement procurait une source régulière de revenus qui permettait de payer les soldats et de renforcer la cohésion interne, ce qui assurait la loyauté des troupes ainsi qu’un semblant de sécurité dans les zones sous contrôle. Pour les commerçants locaux, l’alliance avec les rebelles permettait de développer des monopoles commerciaux régionaux et d’accroître les profits. Ainsi durant la guerre, les marchés locaux d’Aru et d’Ariwara sont devenus des centres commerciaux importants attirant des marchands congolais mais aussi des trafiquants soudanais et ougandais.

Dans son analyse sur la sécurité qu’apportent les groupes armés non éta- tiques, Reno affirme que les ressources provenant du commerce clandestin ont plus de chance d’être mises au service de missions d’intérêt public (y compris la sécurité) quand ce commerce « favorisent les intérêts de réseaux politiques et d’acteurs commerciaux préexistants […] plutôt que ceux d’une élite locale nou- velle ou d’une élite venu de l’extérieur33». À Butembo, où une classe d’entre- preneurs nande prospérait avant la guerre, des « trafiquants-entrepreneurs se sont engagés plus avant dans ce qu’on pourrait interpréter comme un mode particulier de «gestion des risques», les bénéfices escomptés de leur participation au système de protection des rebelles du RCD-K-ML étant contrebalancés par les pertes estimées pour leurs entreprises et pour la société au sens large34. » Là aussi, l’accord entre rebelles et hommes d’affaires dépendait d’une forme de « préfinancement », les commerçants offrant une somme d’argent aux chefs rebelles en échange de leur protection militaire et d’une réduction des taxes.

Toutefois, à Butembo, ces accords sont devenus la principale façon de faire des affaires et de répartir les profits du commerce transfrontalier. La faible capacité régulatrice des administrateurs rebelles qui, au contraire du RCD lui-même, ne disposaient pas de soutiens régionaux35, a facilité la consolidation des pratiques autorégulatrices développées sous Mobutu par les hommes d’affaires nande.

Face au pouvoir étatique affaibli et au conflit, différentes pratiques de régu- lations ont vu le jour et permettent d’expliquer l’implication grandissante des hommes d’affaires nande dans la « gouvernance » locale. L’élite commerçante locale « est parvenue à établir un réseau grandissant de relations sociales qui lui ont permis d’être acceptée en tant qu’autorité de régulation “légitimée”

de la zone frontalière congolo-ougandaise36». Ces commerçants opérant en dehors du cadre légal ont affiné leurs propres configurations régulatrices ; ils ont contraint les autorités rebelles à la médiation et au compromis, entraînant la transformation des pratiques régulatrices et des relations existantes. Cette

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régulation non étatique a aussi été renforcée par l’engagement des hommes d’affaires de Butembo dans diverses missions publiques, soutien aux services de santé, travaux d’infrastructures importants, fourniture locale d’électricité, etc. L’accord entre rebelles et hommes d’affaires a confirmé le racket de protection établi, mais il a aussi provoqué une réinterprétation fondamentale des pratiques économiques et politiques locales.

Le besoin de protection

Dans d’autres cas, les accords entre groupes armés et acteurs locaux se sont concentrés sur la question de la protection physique directe. Comme, dans la guerre, le niveau de violence a été extrêmement élevé et a visé les civils, la sécurité et la protection sont devenues jusqu’en bas de la société l’objet de négociations. Déjà au début des années 1990, quand Mobutu avait lancé la démocratisation, des milices rurales avaient proliféré dans l’Est du pays.

À l’origine, ces groupes armés étaient tout au plus chargés de la promotion des intérêts des politiciens locaux, souvent avec la complicité des chefs coutumiers, mais au fur et à mesure que les luttes politiques et le discours ethniciste ont divisé les groupes locaux sur des questions fondamentales comme l’accès à la terre, ils se sont transformés en groupes de défense soutenant des programmes ethniques spécifiques. Comme ces groupes recrutaient au sein des seules populations congolaises autochtones et selon des critères ethniques, leur com- position a eu tendance à refléter le profil de la population locale37. Après la guerre, ces groupes se sont impliqués dans une lutte politico-militaire plus large.

Les communautés locales avaient non seulement besoin d’être protégées contre leurs voisins immédiats mais aussi contre les forces étrangères et contre leurs alliés congolais qui occupaient de grandes parties du territoire du pays.

33. W. Reno, « Sovereign predators and non-state armed group protectors », communication présentée à la conférence « Curbing Human Rights Violations of Armed Groups », Vancouver, novembre 2003.

34. T. Raeymaekers, Intermediate Governance…, op. cit.

35. Dans les derniers temps de la guerre, le leadership du RCD-K-ML a fini par échanger son soutien ougandais pour une nouvelle alliance avec le régime de Kabila à Kinshasa.

36. T. Raeymaekers, Intermediate Governance…, op. cit.

37. K. Vlassenroot, « Violence et constitution de milices dans l’Est du Congo : le cas des mayi-mayi », in S. Marysse et F. Reyntjens (dir.), L’Afrique des Grands Lacs, Annuaire 2001-2002, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 115-152.

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Face à l’insécurité croissante, de nouvelles forces de défense ont été formées (y compris dans des communautés qui n’étaient pas auparavant concernées par la formation de milices), en général limitées à des mécanismes de protection au sein de communautés ethniques particulières. L’objectif était de préserver les intérêts de la communauté ethnique – l’accès aux ressources locales et aux tributs servant à récompenser les supporters –, d’augmenter le contrôle sur les autres communautés ethniques et d’exploiter les ressources locales. Pour leurs membres, ces milices étaient aussi une alternative à la désolation : leur idéo- logie et leur violence ethnicistes peuvent être interprétées comme une tentative de renverser les effets d’un long processus de détérioration sociale et de déclin étatique. Aux plus bas niveaux de la société, l’engagement auprès de ces « forces de protection » a pu procurer à des personnes pauvres un minimum de sécurité dans un environnement peu propice à des systèmes de subsistance plus légi- times. Ces éléments permettent d’expliquer la prolifération des milices rurales dans des parties importantes de l’Est du Congo. On analysera ci-dessous certaines de ces milices, et on évaluera les transformations provoquées par leurs efforts pour organiser l’espace public.

Transformer les équilibres ruraux ?

Dans certains cas, l’ambition des chefs de milices est allée au-delà que la pro- tection des populations et de l’exploitation des ressources, et a entraîné une transformation des ordres existants dans les zones rurales. Lors de recherches en RDC entre 1997 et 2005, j’ai pu observer comment certaines milices ont installé leurs propres administrations et tenté d’organiser des pans entiers de l’espace public et de promouvoir des dynamiques locales de développement ou d’introduire des mécanismes judiciaires alternatifs. Une fois leur contrôle militaire assuré sur un territoire donné, les autorités traditionnelles locales étaient sollicitées, les représentants de l’État remplacés par des agents loyaux, des mécanismes de régulation étaient introduits, les transactions économiques étaient placées sous contrôle et la population était mobilisée au travers de discours sur la sécurité collective. Même si ces dynamiques suggèrent la volonté de transformer les ordres ruraux existants, l’impact à long terme dans la plupart des cas semble devoir être plutôt limité. Pire, ces stratégies de sécu- risation se sont souvent transformées en de nouvelles formes de prédation.

La milice mayi-mayi du général Padiri Bulenda illustre bien ces dynamiques.

Ce groupe s’est présenté comme un mouvement politico-militaire entendant restaurer le cadre institutionnel de l’État zaïrois et protéger la population autochtone contre les forces extérieures. Même s’il était déjà actif avant les guerres du Congo, c’est après le lancement du RCD que ce groupe a gagné en importance et qu’il a pu occuper des parties entières de l’hinterland du Sud

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Kivu. Dans ces régions, la milice a instauré un régime militarisé autoritaire, revendiquant l’exercice de la souveraineté38. Des institutions ont été réactivées et des chefs coutumiers réintégrés dans les structures de gouvernance tandis que divers comités locaux (comme les Comités de sécurité civile et les Comités des Mamans sociales) ont été institués pour sensibiliser la population et conso- lider la légitimé des rebelles39. Le mouvement a exercé un contrôle sévère sur les administrateurs civils et sur la population au travers de séminaires idéo- logiques et de l’introduction de mécanismes judiciaires répressifs, empruntant donc largement aux « techniques gouvernementales de discipline et de sou- veraineté40». La taxation de la population et des activités économiques était censée financer l’appareil du mouvement mais elle a en réalité entraîné une militarisation des activités minières et commerciales, aggravant la margi- nalisation des structures administratives d’avant-guerre.

L’Ituri, au nord-est de la RDC, a connu un développement analogue : divers groupes armés se sont créées, chacun affirmant protéger la population et tentant d’instaurer ses propres mécanismes de contrôle. Un des exemples est l’Union patriotique congolais (UPC), créée en 2002 par des leaders civils et militaires gegere, ultime étape d’une stratégie visant à s’emparer du pouvoir politique et économique en Ituri. Avant la formation de ce groupe armé, une collaboration étroite entre les commandants de l’armée ougandaise contrôlant la région de l’Ituri et certains chefs politiques et acteurs économiques gegere avait abouti à la formation d’un complexe de pouvoir transfrontalier qui avait monopolisé les réseaux commerciaux et sécurisé l’accès aux ressources locales.

Ce complexe a réussi à mettre en place un processus alternatif et largement non étatique de redistribution à l’avantage de membres de la communauté gegere.

Dans une seconde phase du conflit en Ituri, alors que les milices locales se multipliaient, l’UPC aidait ses alliés ougandais à sauvegarder leurs positions économiques41.

Des intellectuels gegere ont joué un rôle crucial dans la construction de l’agenda idéologique du mouvement. Ce programme non seulement devait permettre de mobiliser localement mais aussi devait contribuer à légitimer les

38. Pour un excellent compte rendu de la genèse de cette force rebelle et l’imbrication dans la société locale, voir H. Morvan, Réinventer le quotidien. La cohabitation des populations civiles et des combattants maï-maï au Kivu, Uppsala, Life and Peace Institute, 2005.

39. Voir K. Hoffman, Militarised Bodies and Spirits of Resistance. Armed Governmentalities and the Formation of Militarised Subjectivities in South Kivu, mémoire de fin d’études, Roskilde University, 2007.

40. Ibid., p. 102.

41. Après le retrait de l’armée ougandaise en mai 2003, la position de pouvoir se perdit progressivement au profit de nouvelles alliances reposant sur d’autres communautés ethniques.

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actions de l’UPC à l’extérieur. En dehors d’une structure militaire, l’UPC a installé sa propre administration, des « ministres » constituant un semblant de structure gouvernementale. Toutefois, l’UPC est rapidement devenue une structure sophistiquée d’extorsion opérant non seulement contre les popu- lations non gegere mais aussi, et de plus en plus, contre les Gegere qu’elle affirmait vouloir protéger. Au fur et à mesure d’une répression arbitraire et du remplacement graduel des dirigeants sociopolitiques d’avant-guerre par des membres du mouvement, un climat de peur s’est installé dans le territoire contrôlé par le mouvement42. Le soutien à l’UPC, notamment via le paiement de taxes est devenu une contrainte.

On a pu observer une dynamique semblable parmi d’autres milices d’Ituri, comme le Front nationaliste et intégriste (FNI), une milice qui a bénéficié du soutien des chefs coutumiers et de toute la communauté lendu. Malgré sa faible capacité militaire, le FNI a réussi à s’emparer de certaines zones aurifères et à conclure des accords avec certains commerçants congolais. Les profits générés ont donné à la milice une certaine autonomie financière, et le soutien de la population ne lui étant plus nécessaire, les chefs de la milice l’ont trans- formé en un instrument d’exploitation. C’est ce qui explique que les combattants du FNI ont commencé à maltraiter la population, imposant des formes de travail communautaire et se livrant à des « arrestations arbitraires, [à] des passages à tabac et [à d’]autres formes de traitements cruels et dégradants pour obtenir des civils plus d’argent et plus de travail43».

Dans certains cas, la « force de protection » est devenue un poids pour la population qu’elle prétendait défendre. La taxation des transactions éco- nomiques et sociales (l’« effort de guerre ») et les systèmes administratifs et judiciaires introduits par les rebelles se sont transformés en mécanismes d’extorsion et de répression. Dans cette autonomisation croissante des forces de protection rurale, les chefs traditionnels ont joué un rôle particulier : à l’origine intégrés aux nouvelles structures armées, ils ont progressivement perdu leur autorité à cause de leur incapacité à protéger et à mobiliser leur population. La dévalorisation des formes traditionnelles d’autorité était porteuse d’une inversion du pouvoir à l’avantage des systèmes de protection privée, dans lesquels les acteurs de la violence ont repris à leur compte les symboles de l’autorité locale. Le pouvoir des autorités traditionnelles a encore été affaibli par les efforts des chefs des milices pour consolider leur pouvoir au sein des communautés qu’ils protégeaient. Leurs alliances avec des soutiens extérieurs qui avaient pour but de renforcer localement leur contrôle sur les transactions économiques et d’accroître leur indépendance, ont finalement réduit le besoin pour eux de rester socialement imbriqués.

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La question de l’imbrication locale

Selon Reno, dans les guerres ouest-africaines, le comportement des groupes armés qui cherchent à protéger les communautés locales serait influencé par le niveau d’intégration de leurs leaders aux structures de patronage basé sur le capital44. Les réseaux de patronage constitués avant le conflit déterminent la situation sociale des chefs militaires, conditionnant leur accès aux ressources, et ils ont un impact fort sur le recrutement et sur la définition des buts ultimes des groupes armés. Ainsi, « les leaders venant de communautés marginales par rapport à ces réseaux organisent des groupes armés qui sont davantage au bénéfice des communautés locales et qui respectent plus les normes communautaires45. » Dans l’Est de la RDC, les stratégies et les comportements sont très différents d’un groupe armé à l’autre. Ainsi, contrairement au RCD- Goma qui était soutenu par des pays voisins et relié à des réseaux écono- miques transfrontaliers, les milices rurales telles que les Mayi-Mayi ont été plus fortement déterminées par le contexte social local dans lequel elles opéraient.

Néanmoins, l’observation des milices rurales du Congo oriental suggère une lecture légèrement différente de celle de Reno pour l’Afrique de l’Ouest : même si les groupes privés d’accès aux réseaux préétablis de patronage ou à des alliés extérieurs ont été plus affecté par leur environnement local que les autres, même les chefs de milices très ancrées dans la société locale ont poursuivi des stratégies prédatrices et ont recouru à la force contre les com- munautés qu’ils disaient vouloir défendre.

Sans doute, on est là dans le double sens, signalé par Tilly, du terme

« protection » – sécurité et extorsion46–, mais l’extorsion et la prédation ont leurs limites. Comme l’affirme Roitman, « pour la population locale, le pouvoir extracteur des régulateurs non étatiques résonne avec certains paradigmes de l’ordre social, de la distribution équitable et de la rétribution ; [ce] pouvoir est alors légitimé dans la mesure où ils laissent la population locale aspirer à la richesse et agir pour y accéder selon sa propre conception de ce que sont

42. Observations au cours de recherches sur le terrain dans les bases fortes de l’UPC, décembre 2004- janvier 2005.

43. Human Rights Watch, The Curse of Gold, New York, 2005, p. 48.

44. W. Reno, « Patronage politics and the behavior of armed groups », Civil Wars, vol. 9, n° 4, 2007, p. 324-342.

45. Ibid., p. 324.

46. C. Tilly, « War making and state making as organized crime », in P. Evans, D. Rueschemeyer et T. Skocpol (dir.), Bringing the State back in, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 170.

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les droits à la richesse47. » En autres termes, l’aspirant chef de guerre doit tenir compte du contexte social et « accepter un certain nombre de modèles sociaux qui dépassent sa propre volonté : souvent, il est aussi dépendant de sa population qu’elle l’est vis-à-vis de lui48». C’est ici que les intérêts des chefs rebelles et des autres acteurs sociaux se rejoignent : comme on l’observe dans l’Est de la RDC, la protection et l’extorsion sont l’objet de constantes négociations, et au cours du conflit, ces arrangements ont évolué. Les groupes armés imbriqués localement ne se sont tournés vers l’extorsion que lorsqu’ils pouvaient en tirer un certain degré d’indépendance politique et économique.

Quand les Mayi-Mayi de Padiri ont été sollicités par Kinshasa et ont reçu des fournitures militaires en retour de leur soutien à la lutte contre le RCD, ils ont cessé de dépendre de leur légitimité et de leurs soutiens locaux. D’autres groupes ont mis en place des mécanismes d’exploitation et de commerce des ressources naturelles ; et d’autres groupes encore ont récupéré et modifié les réseaux commerciaux d’avant-guerre à leur propre avantage.

À mesure que ces groupes armés se sont autonomisés et ont représenté plus une menace à la sécurité qu’une protection de la population, les forces sociales locales ont tenté de contenir la violence en négociant avec les chefs rebelles. C’est ainsi que les dirigeants civils gegere ont voulu négocier avec les chefs de l’UPC pour « gérer » l’usage de la force, ce qui a entraîné une division croissante au sein de la communauté gegere. De même, dans les territoires tenus par les Mayi-Mayi, où des intellectuels urbains originaires de la région ainsi que des groupes de la société civile locale ont tenté de passer des accords avec la direction du mouvement pour contrôler la violence. Ces mêmes leaders de la société civile ont tenté de convaincre les rebelles de soutenir les initiatives de développement dans cette région très marginalisée, et de promouvoir l’ordre social49. Des efforts similaires ont été menés dans certaines zones contrôlées par les rebelles hutus rwandais des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Si, dans la plupart de ces régions, ils ont été res- ponsables de violations de droits de l’homme et de pillages à grande échelle, les unités des FDLR ont parfois mis en place leur propre administration50. Avec les autorités locales, ils ont parfois conclu des accords pour réduire les violences et régler les litiges avec la population51. Ici encore, le contexte social et le manque de soutien externe expliquent pourquoi les FDLR ont eu besoin de ce type d’accords locaux52. Malgré tout, si dans certains cas l’existence d’accords a conduit à la réduction de la violence, « la gamme des mécanismes locaux de “débrouillardise” qui ont été mis en place pour aider à gérer et réduire l’anarchie et l’insécurité53» n’a pas empêché que ceux qui prétendaient protéger la population (ou une partie de la population) se retournent finalement contre elle. La guerre congolaise a montré que pour les citoyens ordinaires,

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la fuite est souvent la seule stratégie : s’ils se déplacent vers des zones contrôlées par des groupes armés, c’est moins parce qu’ils partagent leur idéologie ou leur identité ethnique que parce que ces groupes peuvent offrir une protection et les conditions nécessaires à la poursuite de leurs activités économiques.

La « gouvernance » dans le Congo d’après-guerre

Depuis le lancement du processus de paix en 2003, les structures de contrôle rebelles, les accords locaux entre chefs rebelles et entrepreneurs ainsi que les mécanismes de protection sont soumis à de fortes tensions en raison des efforts, soutenus par la communauté internationale, pour reconstruire l’État congolais. Plutôt que de conduire à la réaffirmation de l’autorité étatique ou au retour de l’État patrimonial postcolonial, ce processus de paix a, en réalité, donné naissance à de nouvelles dynamiques politiques. Suite aux efforts menés pour rétablir l’autorité de l’État et démobiliser les groupes armés, certains centres autonomes de pouvoir se sont désagrégés. Ailleurs, le nouveau cadre institutionnel a été rejeté et les structures de contrôle locales sont restées en place. Dans la plupart des cas toutefois, l’État a été accepté officiellement, afin de sauvegarder l’autonomie des structures non étatiques, véritables

« sous-systèmes semi-autonomes de pouvoir54». Loin d’être des indices d’une

47. J. Roitman, « New sovereigns ? Regulatory authority in the Chad basin », in T. Callaghy, R. Kassimir et R. Latham (dir.), Intervention and Transnationalism in Africa. Global-Local Networks of Power, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 240-263.

48. R. Marchal, « Warlordism and terrorism… », art. cit.

49. Sous Mobutu, la région de Bunyakiri a souffert d’une grande marginalisation en termes de déve- loppement et de participation politique. Ceci explique les revendications d’intellectuels et d’associations de la société civile originaires de cette région en vue d’instituer un territoire local (ou au moins un district administratif distinct).

50. Voir par exemple Radio Okapi, « Masisi : le groupement Ufamandu sous contrôle des FDLR depuis 15 ans », 26 août 2008.

51. Durant la guerre, dans certaines parties de Mwenga (Sud Kivu), une « Commission mixte pour la gestion des différends », composée de représentants des autorités locales et d’officiers FDLR, a été mise en place pour gérer les exactions des hommes de ce groupe contre la population. Avec le processus de paix et l’arrivée des brigades brassées de l’armée congolaise, le fonctionnement de ce comité a été sérieusement perturbé. Communication d’un observateur local, fin 2007.

52. L’histoire des différentes chefs FDLR a également eu un effet : on a pu observer des différences de comportements considérables entre les unités commandées par des anciens génocidaires et les autres.

53. K. Menkhaus, « Governance without government… », art. cit.

54. T. Callaghy, The State-Society Struggle : Zaire in Comparative Perspective, New York, Columbia University Press, 1987.

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privatisation plus poussée encore de l’État postcolonial ou d’un retour aux logiques patrimoniales d’avant-guerre, les nouveaux cadres de gouvernance incluent des structures et des institutions de pouvoir parallèles et contraignent l’État à des stratégies de médiation pour rétablir ou maintenir son autorité localement.

Les efforts d’intégration ont offert aux différentes structures de pouvoir formées durant la guerre des opportunités nouvelles, pour des résultats variés.

Plusieurs groupes mayi-mayi n’ont pas été en mesure de consolider leur pouvoir local et leurs efforts pour se transformer ont souvent échoué. Le processus de paix a aussi confirmé, s’il en était encore besoin, la dégradation interne du RCD-Goma : ce groupe est plus une plateforme regroupant divers réseaux de pouvoir qu’un mouvement rebelle cohérent. La plupart de ces réseaux ont pu assurer leur survie et se sont mis à exercer leur influence de l’intérieur des institutions étatiques. On a constaté des faits semblables à Butembo et Aru où les accords entre chefs rebelles et commerçants ont été renforcés et étendus. Usant de leur position dans les nouvelles structures gouvernementales, d’anciens chefs rebelles ont su consolider leur contrôle sur les réseaux commerciaux et conclure de nouveaux accords de protection avec leurs associés en affaires. À Aru, des autorités politiques et administra- tives fraîchement désignées ont été contestées par ces hommes d’affaires qui s’en sont de plus en plus souvent remis à des groupes d’autodéfense pour protéger leurs intérêts. Face aux tentatives de restauration des pratiques fiscales et frontalières légales, ils ont exigé du gouvernement national des remboursements pour des préfinancements accordés aux FAPC55.

Les structures de pouvoir parallèles se sont insinuées dans le fonctionne- ment de l’administration étatique à peine ré-instituée à tel point qu’elles ont transformé – sans pour autant le détruire – l’État en un centre de pouvoir très faible, devant recourir à la négociation pour exercer un semblant d’autorité.

C’est ce qu’indique le cas de la 85ebrigade non intégrée des Forces armées de RDC (FARDC, l’armée nationale congolaise) dans le territoire de Walikale, au nord Kivu. Cette brigade qui comprend une ancienne milice mayi-mayi opère sous l’étiquette FARDC tout en agissant indépendamment des structures de commandement formelles de l’armée. Elle a établi une structure de gou- vernance coercitive autour de la plus grande mine d’étain du pays, située à Bisie.

Ainsi, l’accumulation en tant de guerre peut être remplacée par l’enrichissement dans l’ordre apparent procuré par les institutions d’un État congolais embryon- naire. Toutefois, le même exemple suggère qu’en situation de « ni guerre-ni paix56», un accord peut être trouvé entre intérêts économiques et politiques : la 85ebrigade collabore en effet avec l’administrateur du territoire et un certain nombre de comptoirs miniers dans l’exploitation et la mise sur le marché de

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la cassitérite, et elle apporte simultanément à la population locale une certaine sécurité – le gouvernement national a là de quoi hésiter à la déloger de la zone57.

À l’heure actuelle, avec son pouvoir limité, le gouvernement congolais dépend d’un large éventail de structures et de réseaux rivaux ou parallèles pour assurer ses missions. À l’inverse, les rivaux locaux du pouvoir central peuvent aussi servir de médiateurs à l’autorité de l’État, ce qu’ils font en tentant de fournir des biens publics. Les revendications de pouvoir semblent donc impli- quer de constantes négociations et renégociations entre différents pôles d’autorité. Une manière de présenter ces réseaux de pouvoir parallèles est de les opposer à l’État. Les développements dans l’Est de la RDC suggèrent pour- tant une autre analyse, qui consisterait à dire que ces formes d’accumulation et de pouvoir étatique et non étatique « appellent souvent à la réciprocité et la complicité autant qu’à la concurrence et à l’antagonisme58». Comme l’a aussi observé Janet Roitman dans le bassin du Tchad, ces réseaux n’opèrent habituellement pas en opposition avec l’État mais peuvent « devenir une partie intégrante de la logique politique de l’État lui-même, l’aidant même à satisfaire certains impératifs politiques essentiels comme l’extraction et la redistribu- tion59. » En d’autres termes, alors que l’autorité régulatrice de l’État est sans cesse minée par ces réseaux non étatiques, les mêmes forces contribuent aussi à rendre l’État viable. Ainsi, si l’État est devenu dépendant de ceux qui exercent le pouvoir dans des réseaux et des structures « informels » de contrôle social et économique, ces systèmes dépendent réciproquement de l’État pour conso- lider leurs propres mécanismes de contrôle et de distribution.

D

ans l’Est de la RDC, la crise politique et les guerres qui ont suivi ont créé des espaces qui ont favorisé l’émergence, à côté et en marge de l’État, d’autres formes de pouvoir et de régulation sociale et économique. Au cours des guerres congolaises, l’État a perdu ce qui lui restait de capacité à réguler l’espace public, et s’est vu remplacer par des accords « privés » entre chefs rebelles, hommes d’affaires et autorités locales, qui ont plus encore miné ses

55. United Nations, Letter from the Chairman…, doc. cit.

56. P. Richards (dir.), No Peace, No War. An Anthropology of Contemporary Armed Conflicts, Oxford, James Currey, 2005.

57. Sur ce cas, voir N. Garrett, S. Sergiou et K. Vlassenroot, Negotiated Peace for Extortion. The Case of Walikale Territory in Eastern DR Congo, à paraître.

58. J. Roitman, « New sovereigns ?… », art. cit., p. 241.

59. Ibid.

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