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Le regard féminin. La représentatin du féminin dans l'oeuvre de Marguerite Duras et de Nina Bouraoui

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Le regard féminin

La représentation du féminin dans l’œuvre de

Marguerite Duras et de Nina Bouraoui

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Master Literature of European Languages: French

Sous la direction de dr. S.M.E. van Wesemael

Deuxième lecteur: dr. J. Koopmans

Amsterdam, le 11 juin 2015

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Table de matières

Introduction 5

1. Les romans: les intrigues et les personnages féminins

1.1 Introduction 7

1.2 Marguerite Duras: Le Ravissement de Lol V. Stein et L’Amant 8

1.3 Nina Bouraoui: La Voyeuse interdite et Garçon manqué 10

1.4 Conclusion 11

2. Approches féministes

2.1 Introduction 13

2.2 L’écriture féminine 13

2.3 Un nouveau courant féministe 16

2.4 Conclusion 18

3. Aspects autobiographiques

3.1 Introduction 19

3.2 Autobiographie ou autofiction? 19

3.3 L’interculturalité des auteurs 23

3.4 Conclusion 25

4. Étude comparative

4.1 Introduction 27

4.2 Le corps féminin 27

4.2.1 Corps désirable et corps dégoutant 29

4.2.2 Le corps et la vie 30 4.2.3 Le corps et l’agency 32 4.3 Modèles de femmes 33 4.4.1 La mère 34 4.4.2 La femme irrationnelle 39 4.4.3 La femme enfant 41 4.4. Le langage et l’identité 42 4.5 L’absence identitaire 47 4.5.1La passivité 47 4.5.2 La dissolution de l’identité 50

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4.6 La femme, le regard et le désir 53

3.6.1 La femme comme objet scopique et objet de désir 53

3.6.2 La femme comme sujet scopique et sujet de désir 57

4.7 Conclusion 63

4. Conclusion 67

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Introduction

La “féminité” est une notion incorporant différentes significations. D’après le dictionnaire français Larousse, elle signifie tout d’abord l’“ensemble des caractères anatomiques et physiologiques propres à la femme”.1 C’est-à-dire, le genre sexuel d’une personne fait qu’elle est biologiquement

masculine ou féminine. Parallèlement, la notion peut faire référence aux apparences considérées comme féminines. Mais la “féminité” ne s’arrête pas là. Le Larousse donne une deuxième signification, l’“ensemble de traits psychologiques considérés comme féminins”.2 C’est-à-dire, la

personnalité d’une personne peut également être considérée comme “féminine”.

Dans cette recherche, je souhaite examiner ce qui constitue la féminité dans les romans de deux écrivaines françaises de deux générations subséquentes. Pour ce faire, j’ai choisi d’examiner et de comparer l’œuvre de Marguerite Duras et de Nina Bouraoui, en raison de trois points communs que leur littérature partage. Dans un premier temps, la figure de la femme occupe une place centrale dans leurs œuvres. Les protagonistes dans leurs romans sont des femmes qui cherchent à définir leur identité sexuellement ainsi que culturellement. Dans un deuxième temps, il y a des traits autobiographiques dans leur écriture, l’autobiographie étant fortement liée a l’identité : selon Hafid Gafaiti, c’est la recherche identitaire, initiée par la question “Qui suis-je?”, qui engendre

l’autobiographie.3 Serge Doubrovsky y ajoute que l’autobiographie satisfait le besoin du sujet de

renaître.4 Partir à la recherche de son identité suppose donc un besoin de remodeler l’identité

préétablie, pour en construire une nouvelle. En évoquant des événements et situations qu’elles ont réellement vécus, Duras et Bouraoui remettent en question les structures sociales auxquelles elles sont confrontées. Ces recherches identitaires nous donnent également une image de leur perception de la féminité. Dans un troisième temps, Duras ainsi que Bouraoui ont grandi dans un autre pays que la France. Marguerite Duras, née “Donnadieu”, naît en Indochine française en 1914. Ses parents s’y sont installés pour travailler et vivre. Elle quitte l’Indochine pour commencer ses études de sciences politiques à Paris en 1931 et c’est là où elle vit le reste de sa vie. Quant à Nina Bouraoui, elle naît en 1967 à Rennes, d’un père algérien et d’une mère bretonne. Bien qu’elle soit née en France, elle passe les premiers 14 ans de sa vie à Alger, en Algérie. Elle vit son adolescence successivement à Paris, à Zurich et à Abou Dabi et puis revient à Paris pour étudier la philosophie et le droit. Or, l’interculturalité des auteurs amplifie leur quête identitaire - c’est en exil, à l’étranger, 1 Larousse online, www.larousse.fr, consulté le 11 novembre 2014.

2 Larousse online, www.larousse.fr, consulté le 11 novembre 2014.

3Gafaiti, H. 1992: p. 223

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que l’identité se forme définitivement, elle sert de référence pour se définir par rapport au nouvel environnement -, et donne une dimension culturelle à l’identité féminine, en attribuant deux cadres de référence culturels à la féminité. En outre, l’Indochine des années trente et la société algérienne des années soixante-dix et quatre-vingt sont deux sociétés (post) coloniales, la (post) colonie étant souvent caractérisée par des structures parentales, patriarcales, sexistes et racistes.5 Ainsi, l’écriture

de Duras et de Bouraoui - avec des protagonistes féminins, des traits autobiographiques, et abordant des questions culturelles — permettrait de subvertir ce discours “patriarcal” en créant une nouvelle “identité féminine”.6

Au cours de cette étude, je souhaite traiter la problématique suivante : comment la féminité est-elle

représentée à travers les personnages féminins dans l’œuvre de Marguerite Duras et de Nina Bouraoui ? Afin de répondre à cette problématique, je voudrais traiter les questions

secondaires suivantes: 1) Quelle place occupent les personnages féminins ? ; 2) Quels sont leurs caractéristiques physiques et psychologiques ? ; 3) Quel rapport existe-il entre la vie de l’auteur et celle du protagoniste féminin ? ; 4) De quelle façon le protagoniste féminin fait-elle face aux structures culturelles ou sexuelles existantes en ce qui concerne la féminité ?

Je souhaite répondre à ces questions en analysant, de chaque écrivain, deux romans représentatifs de leur œuvre en ce qui concerne la féminité. Je commencerai par une description de la destinée des personnages féminins dans deux romans de chaque écrivain, avant d’appliquer quelques approches féministes sur leur œuvre; ensuite, j’examinerai les aspects autobiographiques et

l’interculturalité des auteurs. Je finirai par faire une comparaison des romans choisis, à l'aide de cinq thèmes, respectivement, la représentation du corps féminin dans les romans; les modèles de

femmes revenants; le rapport entre le langage et l’identité de protagonistes ; la passivité ou l’absence identitaire des protagonistes ; et les rapports entre la femme, le regard et le désir.

5 Setti, N. 2012: p. 178

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1. Les romans : la destinée des personnages féminins

1.1 Introduction

Dans ce chapitre, je vais résumer les intrigues de deux romans de Marguerite Duras et de deux textes de Nina Bouraoui. Des deux auteurs, j’ai choisi un roman fictif et un roman

autobiographique. Dans la comparaison, il faut tenir compte du fait que Duras et Bouraoui sont issues de deux générations subséquentes qui se recouvrent partiellement. Duras écrit son premier roman dans les années quarante, tandis que le premier roman de Bouraoui est publié presque cinquante ans plus tard. La vie de Marguerite Duras est marquée par la société coloniale française et la révolution sexuelle des années soixante tandis que celle de Nina Bouraoui est marquée par la société post coloniale algérienne et la mixité culturelle.

Les personnages féminins dans l’œuvre de Duras occupent toujours une place centrale, et jouent un rôle clef dans le récit.7 Trista Selous, l’auteur de The Other Woman: Feminism and femininity in the

work of Marguerite Duras affirme que dans l’œuvre fictive de Duras, la plupart des personnages

féminins sont caractérisés par leur classe sociale élevée. D’après la critique américaine, elles vivent dans un monde dépourvu de soucis quotidiens : des occupations ordinaires comme le travail, le mérite de l’argent ou même la préparation de la nourriture, ne sont pas décrites. Et même si les protagonistes ne sont pas particulièrement riches, d’après Selous, elles ont autre chose qui les singularise, à savoir la folie.8 Un bon exemple de ce personnage typique dans l’œuvre fictive de

Duras, que l’on retrouve également dans Le Vice-Consul et Moderato Contabile, est Lola Valérie Stein, le protagoniste dans Le Ravissement de Lol V. Stein. Ce roman, publié en 1964, est le plus daté des romans traités dans ce mémoire. L’autre roman de Duras que je vais analyser est L’Amant, publié en 1984, qu’on désigne comme “autobiographie” et “roman de formation” dans la littérature secondaire.9 J’ai choisi ce roman parce qu’il il évoque les réalités étouffantes de la société coloniale

française auxquelles Duras réussit à s’échapper grâce a l’écriture.10 En outre, la sexualité féminine

joue un rôle important dans ce roman.

La sexualité féminine est également un thème récurrent dans l’oeuvre de Nina Bouraoui, dans le sens où ses romans sont dits révéler sa mixité à la fois culturelle et sexuelle.11 En outre, avec sa

7 Selous, T. 1988: p. 1

8 Selous, T. 1988: p. 149-150 9 Dueñas, C. 2007 : p. 59 10 Chester, S. 1992 : p. 444. 11 Fernandes, M. 2005: p. 67

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littérature, Bouraoui exprime un désir qui va au-delà des définitions traditionnelles du féminin et du masculin.12 Les romans de Bouraoui ne traitent pas la société coloniale d’Indochine mais la société

post coloniale algérienne, la guerre d’Algérie étant au cœur de la guerre intérieure identitaire de l’auteur.13 Garçon manqué, œuvre qualifiée comme autobiographique, et publiée en 2000, est

représentatif de l’œuvre de Nina Bouraoui, puisqu’il traite les thèmes mentionnés ci-dessus. Le deuxième roman de la main de cet auteur que je vais analyser est La Voyeuse interdite,roman fictif publié en 1991, auquel on a décerné le Prix du Livre Inter dans la même année. Ce roman met en scène une femme cloîtrée dans une société algérienne typique. Les problématiques identitaires en relation avec la féminité auxquelles elle fait face se prêtent parfaitement à mon analyse.

1.2 Marguerite Duras: Le Ravissement de Lol V. Stein et L’Amant

Le Ravissement de Lol V. Stein raconte l’énigme autour du protagoniste, Lola Valérie Stein. Le

roman ouvre avec l’événement qui semble l’avoir rendue si “indifférente” (R 12). C’est-à-dire, le bal de T. Beach. Six mois avant ce bal, à l’âge de 22 ans, Lol s’était fiancée avec Michael

Richardson, fils unique de grands propriétaires terriens des environs de T. Beach. Lol venait de quitter le collège, lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal. La belle séductrice Anne-Marie Stretter assiste au bal avec sa fille. Michael Richardson tombe amoureux de cette femme, et danse avec elle pendant toute la soirée, sans faire attention à Lol. Celle-ci contemple la scène avec patience sans faire preuve d’aucune souffrance. A ses côtés, il y a son amie Tatiana Karl, qui lui caresse la main. À la fin de la soirée, quand Michael Richardson quitte la salle avec Anne-Marie Stretter et Lol les perd de vue, elle devient hystérique. Durant la période qui suit, Lol souffre d’une dépression. Une nuit, quelques semaines après le bal, lorsqu’elle quitte la maison pour la première fois, Lol rencontre Jean Bedford. Il la demande en mariage sans l’avoir revue, et Lol accepte. Avec Bedford, elle quitte sa ville natale pour passer dix ans à U. Bridge, où elle a trois enfants. Retournée à S. Tahla, Lol se réinstalle dans son ancienne maison. Un jour, Tatiana Karl et son amant, Jacques Hold, passent devant sa maison et s’embrassent. Lol les épie en secret. Elle n’a pas encore reconnu son ancienne copine Tatiana, mais le “baiser coupable, délicieux” (R 38) la ravit. Lol prend l’habitude de se balader dans les rues. Un jour, pendant une de ses balades journalières, elle revoit le même homme qu’elle a vu embrasser Tatiana devant sa maison. Elle le suit dans la ville et finit par retrouver Jacques Hold et Tatiana Karl, qu’elle reconnaît maintenant, à un rendez-vous amoureux dans un hôtel. Lol s’installe dans le champ à côté de l’hôtel, en bas de la fenêtre de la chambre où Hold et Tatiana passent la nuit. Quand la lumière s’éteint, Lol rentre chez 12 Fernandes, M. 2005 : p. 73

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elle. Quelques jours plus tard, Lol rend visite à Tatiana. Présents dans la maison sont aussi le mari de Tatiana et Jacques Hold. C’est à ce-moment-là que le lecteur découvre que Jacques Hold est le narrateur de l’histoire. Hold est particulièrement fasciné par Lol. C’est en la suivant dans la ville, et en écoutant les histoires de Tatiana Karl, qu’il essaie de reconstruire sa vie et ses désirs. Tatiana n’arrive pas à découvrir pourquoi Lol veut renouveler leur amitié, mais elle accepte son invitation de boire un verre chez elle le lendemain. Lol invite également Pierre Breuger et Jacques Hold. Quand Tatiana interroge Lol sur ses sentiments pendant le bal, Lol affirme qu’elle voulait “les voir” (R 103). Tatiana s’inquiète de l’état de Lol, mais Lol dit qu’elle a trouvé le bonheur, grâce à une rencontre qu’elle a fait récemment. Quand Tatiana et son mari partent, Hold reste avec Lol. Elle lui avoue qu’elle parlait de la rencontre avec lui, et qu’elle l’a suivi dans la ville jusqu’à l’Hôtel des Bois où il devait rencontrer Tatiana. Lol et Hold s’embrassent, mais quand celui-ci lui dit qu’il est prêt à quitter Tatiana, Lol le supplie de la revoir. C’est alors que Hold commence à comprendre Lol : c’est comme si elle aimait contempler une scène amoureuse plutôt que d’en faire partie. Dorénavant, Hold croit ressentir le regard de Lol pendant qu’il passe la nuit avec Tatiana à l’Hotel: il croît même voir sa silhouette dans le champ à côté. Hold lui raconte tout ce qu’elle veut savoir sur ses rendez-vous avec Tatiana. Dans la dernière scène du roman, Hold accompagne Lol à T. Beach. Ensemble, ils visitent la salle du Casino où le bal eut lieu, dix ans plus tôt. Ils dînent ensemble et Lol parle de ses souvenirs de la soirée du bal, avant de passer la nuit dans un hôtel, où Lol subit une crise. Le lendemain, ils rentrent en train, et quand Hold arrive à l’Hôtel des Bois à la tombée du soir, il s’imagine que Lol “dormait dans le champ de seigle, fatiguée, fatiguée par [leur] voyage”. (R 191) La narratrice de L’Amant semble être Duras elle-même âgée de quinze ans et demi. L’auteur raconte le récit de son adolescence en Indochine, un rite de passage pendant lequel elle devient l’amant d’un Chinois, de douze ans son aîné. Le roman ouvre avec la description d’une “image” (A 9), une “photographie qui aurait pu être prise” (A 16) lorsqu’elle traversait le Mékong sur un bac, dont elle se souvient. À l’époque, elle vivait dans une pension à Saigon et prenait le bac pour aller au lycée à Sadec tous les jours. Inscrite de force dans ce lycée par sa mère pour étudier les

mathématiques, elle ne rêve que de devenir écrivain. Sur le bac, elle fait la connaissance d’un banquier chinois élégant. Il est clairement “intimidé” (A 41) par la jeune fille précoce, portant des talons, une robe ceinturée, et un chapeau d’homme. Il lui propose de la ramener au pensionnait à Saigon. La vie de la narratrice change avec cette rencontre : dorénavant, elle aura une limousine pour la ramener au lycée et à la pension, elle dînera dans des restaurants chics, et, surtout, elle connaîtra l’amour physique. L’amour entre la narratrice et le Chinois durera un an et demi, une période pendant laquelle Marguerite doit faire face à la honte, à la peur et à la jalousie: une

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“blanche” n’était pas censée sortir avec un Chinois dans la société de l’époque. Une autre “photo” (A 40) dont l’auteur élabore dans le roman, est celle de sa mère et de ses trois enfants rassemblés un après-midi à Hanoi. Au cours du roman, il s'avère que Marguerite a des difficultés à trouver sa place au sein de sa famille : sa mère a toujours préféré son fils aîné, qui est violent et lui vole de l’argent, et le cadet, qui est fragile et doux, est délaissé par sa mère et son frère. La mort

prématurée du dernier pèsera sur la vie de Marguerite. Bien que la mère de la narratrice, comme le père du Chinois, s’oppose à l’amour entre les deux, elle accepte les dîners et l’argent qu’il donne à la famille. Le roman clôt avec le départ en France de Marguerite, où elle se consacrera à sa vocation littéraire.

1.3 Nina Bouraoui: La Voyeuse interdite et Garçon manqué

La Voyeuse interdite est narré comme un flux de la conscience de la narratrice et protagoniste,

Fikria, une jeune femme enfermée dans sa maison parentale, et hantée par l’ennui. Née dans une famille musulmane traditionnelle ou règne l’autorité unique d’un père inflexible, on lui a inculqué l’idée que c’est une honte d’être femme. Fikria a deux sœurs, au regret de son père, qui aurait voulu avoir des garçons. Sa sœur aînée, Zohr, s’automutile pour que son corps ne se développe pas de façon naturelle, et sa petite sœur Layla ne peut ni marcher ni parler puisque ses parents l’ont jeté par la fenêtre lorsqu’ils ont découvert avoir eu encore une fille au lieu d’un garçon. La mère de Fikria, qui est entièrement assujettie à cette image négative du féminin, évite de parler à ses filles, ou même de les regarder, et exprime une grande haine de son corps féminin. Quant au père de Fikria, il lui a interdit de parler en sa présence depuis qu’elle a eu ses règles. Par conséquent, la narratrice est condamnée à une vie de repli et de silence. Fikria vit l’ennui, qu’elle compare à la mort, comme une souffrance profonde. Elle ne peut s’y échapper que grâce à son regard, à ses mots et à son imagination. Elle devient voyeuse : elle regarde la rue de derrière les rideaux et décrit ce qu’elle voit, se perdant dans ses rêves. Elle contemple la vie, l’analyse, la décrit, tout en jouant avec les mots. Ses délires sont remplis de désirs masochistes, sexuels, et parfois même incestueux: tout ce qu’elle n’a jamais pu vivre sort de façon explosive et agressive. Tandis qu’il s’avère que sa sœur a accepté l’état “mort” que sa famille et la société algérienne lui impose, Fikria réalise qu’elle n’est pas encore morte spirituellement. L’acte de regarder l’aideà rester “vivante”. Cependant, Fikria sait que ses parents préparent son mariage avec un homme qu’elle n’a jamais rencontré. Elle sait aussi que c’est dans sa maison conjugale qu’elle va devenir femme, “sous le corps d’un homme” (V 104), et qu’elle n’aura plus la liberté de regarder. Le roman représente sa révolte avant qu’on lui prenne ce

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dernier petit bout de liberté. Le roman clôt avec la description du jour de mariage, quand une voiture noire vient la chercher pour la mener “vers une nouvelle histoire” (V 143).

Nina, le protagoniste de Garçon Manqué, est née d’un père algérien et d’une mère française. En Algérie, on la considère française, tandis qu’elle devient algérienne quand elle va en France pour voir la famille de sa mère. Par conséquent, la narratrice a le sentiment d’être toujours “hors contexte” (G 121). Ce sentiment est fortifié par le fait qu’elle ne maitrise pas la langue arabe. Pourtant, son problème identitaire ne se limite pas à la nationalité. Nina refuse également d’accepter l’appartenance sexuelle qu’on lui attribue: “Tous les jours je vérifie mon identité. J’ai quatre problèmes. Française? Algérienne? Fille? Garçon?” (G 163) Ce sont ces deux grands conflits, de genre et de nationalité, qui structurent la vie de Nina, l’un étant lié à l’autre: Nina associe la France à la faiblesse et aux femmes, et considère l’Algérie comme forte et masculine. Enfant, un homme a essayé de la violer. C’est après cette expérience traumatique que la narratrice a pris conscience de sa position exposée en tant que fille, et qu’elle a initié sa volonté d’être un garçon. Elle écrit, “Je deviendrai un homme pour venger mon corps fragile” (G 46). Le père de Nina l’élève comme si elle était un garçon. Il l’appelle même d’un nom masculin, ‘Brio’, et par conséquent, Nina devient quelqu’un de genre hybride, incorporant les traits féminins et masculins. Elle essaie d’échapper au rôle féminin traditionnel en Algérie, et souhaite être forte et invisible comme les hommes. Quand elle est seule, elle se nomme Ahmed, la version masculine et algérienne de Nina. C’est dans la nature que l’identité de Nina cesse d’être brisée. C’est alors qu’elle devient “un corps sans type, sans langue, sans nationalité” (G 9). Ce n’est que dans le chapitre “Tivoli”, quand elle est en voyage en Italie, que Nina semble trouver une sorte d’identité unifiée, loin des deux pays qui sont au cœur de son conflit et libérée des exigences exprimées par la langue. Elle écrit, “C’est arrivé à Tivoli. (…) Je n’étais plus française. Je n’étais plus algérienne. (…) J’étais moi. Avec mon corps.” (G 183-4)

1.4 Conclusion

Voilà quatre romans qui portent sur les désirs d’un protagoniste féminin. Le lecteur apprend à connaître le monde intérieur de ces femmes. Dans chaque roman, les circonstances dans lesquelles ces femmes vivent sont tout à fait différentes, et les deux auteurs référent à des événements

historiques et des facteurs externes divergents. Dans tous ces romans cependant, il y a des structures qui gênent le protagoniste dans la création de son identité. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Lol n’est vue qu’à travers le regard d’un homme. La narratrice de L’Amant exprime son désir d’écrire, mais doit faire face à la société coloniale d’Indochine. Fikria dans La Voyeuse interdite

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s’échappe du milieu patriarcale algérienne des années soixante-dix par son imaginaire, et Nina dans

Garçon Manqué ne veut appartenir ni à une seule nationalité ni à un seul genre. Afin de comprendre

la vision de la féminité de ces deux auteurs, regardons quelques théories féministes appliquées sur leur œuvre.

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2. Approches féministes

2.1 Introduction

Dans la littérature secondaire sur l’œuvre des deux auteurs, on retrouve de nombreuses théories féministes. Les conceptions de la féminité à l’époque de Duras, se diffèrent de celles à l’époque de Bouraoui. Parallèlement, il y a des théories qui sont appliquées sur les romans des deux écrivains. Les notions ci-dessous formeront en partie le cadre théorique de ma recherche, et je les utiliserai plus tard dans la comparaison. En appliquant ces notions sur les romans choisis, j’espère mieux comprendre comment le féminin est représenté.

2.2 Ecriture féminine

Dans les années soixante, on constate, sous l’influence de la philosophie poststructuraliste de penseurs comme Jacques Derrida, Michel Foucault et Jacques Lacan, l’émergence d’un nouveau courant du féminisme, que l’on appelle le féminisme “de la deuxième vague”. Le

poststructuralisme, tout comme le structuralisme dont il est plutôt le prolongement qu’une rupture, part de l’idée que des structures (notamment) linguistiques déterminent la pensée humaine et les rapports sociaux. Avec ceci, le poststructuralisme s’oppose à la conception moderne de l’humanité en tant que point focal de l’histoire et de la philosophie, et à la notion, étroitement liée à celle-ci, du sujet rationnel, autonome, capable d’actions et de choix conscients. Ce courant se distingue du structuralisme, dans le sens qu’il privilégie le caractère dynamique de ces structures par rapport au

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caractère statique que le courant précédent leur attribuait.14 Aussi l’aspect renouvelant du

féminisme de la deuxième vague est l’idée que la représentation de la masculinité et de la féminité est un dispositif langagier, qui incorpore les rapports sociaux.15 Cependant, puisque le féminisme

s’appuie en partie sur la croyance que les hommes et les femmes sont psychologiquement différents, il est logique qu’il se base sur des théories psychanalytiques de la femme et du langage.16 Jacques

Lacan est l’un des psychanalytiques poststructuralistes ayant analysés l’oeuvre de Duras, en y distinguant une écriture “féminine”.17 Dans L’Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement

de Lol V. Stein, il propose une interprétation psychanalytique du roman, en appliquant ses théories

au personnage de Lol V. Stein. Il fait valoir que même si Duras ne semble pas savoir “d’où Lol lui vient”, elle “s’avère savoir ce que [lui il] enseigne”.18 Il considère l’écriture de Marguerite Duras

comme la preuve ultime de sa théorie, dans le sens où elle reconnaît l’existence, et explore les régions d’une féminité « irreprésentable », qui dénude la domination masculine pour ce qu’elle est : la suppression du sexe féminin et la négation de l’Autre.19 Je reviendrai plus tard, dans la

comparaison, sur cette présomption. Lacan a beaucoup inspiré Julia Kristeva, l’une des premières à introduire l’idée que la femme peut subvertir le message des mots, en écrivant son propre langage. Elle fait valoir que la féminité est reliée à l’imaginaire, ce qu’elle appelle “le sémiotique”, référant au rapport symbiotique qu’il existe entre la mère et l’enfant. L’apprentissage du langage et

l’inclusion de la société de l’enfant, un domaine qu’elle appelle “le symbolique”, serait relié au père. Selon Kristeva, la femme écrivain peut réussir à changer ces rapports, en introduisant le sémiotique dans le domaine symbolique, c’est-à-dire, d’introduire dans la littérature, des ruptures sémantiques ou mélodiques et des violations des codes linguistiques et littéraires.20 Dans les années soixante-dix,

de nombreuses critiques littéraires féministes, parmi elles Lucy Irigaray et Marcelle Marini, poursuivent et adaptent la théorie de Lacan. Marini fait valoir que le langage a été créé par les hommes pour les hommes, la femme occupant une place mythique à laquelle elle n’arrive pas à s’identifier.21 Dans Le Sexe qui n’en est pas un, Irigaray fait une affirmation pareille en écrivant que

ce que l’on considère “féminin” n’est en fait qu’une réflexion de ce qui est considéré comme “masculin”.22 Parallèlement, Simone de Beauvoir a démontré dans Le Deuxième Sexe que la femme 14 Epstein, B. 2010 : p. 6 15 Cameron, D. 1998: P. 947 16 Laillou Savona, J. 1988: p. 121 17 Selous, T. 1988 : p. 4 18 Borgomano, M. 1997: p. 177 19 Selous, T. 1988 : p. 233 20 Laillou Savona, J. 1988: p. 122 21 Selous, T. 1988 : p. 13 22 Irigaray, L. 1977: p.74

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est l’objet et l’autre, par rapport à l’homme et à son regard.23 Selon De Beauvoir, Marini et Irigaray,

la représentation de la “féminité” n’est donc qu’une construction sociale “mythique”, créée par l’homme, qui ne réfère à aucune réalité extérieure. Vu que l’homme a retenu la parole depuis longtemps, il peut parler au nom des Hommes (de l’humanité) tandis que la femme peut parler seulement au nom des femmes. Dans le cadre du nouveau roman féminin francophone des années soixante-dix et quatre-vingt, les idées mentionnées plus haut commencent à prendre forme dans la littérature. Une écriture par les femmes pour les femmes submerge, dans laquelle c’est la femme qui contemple la femme : ainsi, elle cesse d’être regardée par l’autre (par l’homme) et commence à se regarder elle-même. Elle devient sujet au lieu d’objet. L’écriture qui part de cette idée est dénommée “écriture féminine” ou “écriture du corps”. Dans l’écriture féminine, l’auteur s’éloigne généralement du langage (construction masculine) et se concentre plus sur le non-verbal - le corporal. Aussi l’image du corps est-elle le point de départ de l’écriture féminine. Dans les textes de l’écriture féminine, les silences, dénommées ‘blancs’, deviennent significatifs : ainsi, la femme se sert du fait qu’elle peut parler et rester silencieuse dans son écriture. Les ‘blancs’ dans l’écriture féminine se rapportent à l’image du corps féminin : ils peuvent suggérer une idée de silence ou de marginalité de la femme, ou bien une idée d’ouverture et de rupture sexuelle qui invite le lecteur à

pénétrer dans le texte, et surtout, ils servent comme des points de départ de nouvelles lectures

littéraires, qui sont dites symboliser la naissance.24 Les textes de Duras s’inscrivent dans ce courant

et seraient dépourvus d’un langage typiquement féminin.25 Selon Marini, Duras fait cristalliser

parfaitement la représentation mythique de ce qui est considéré comme “féminin” dans ses romans.26 C’est autour de cette représentation mythique, que Duras produit un effet de silence.

Ainsi, Duras remet en cause le modèle de la féminité, en le disloquant de sa signification traditionnelle.27 Trista Selous, l’auteur d’une étude approfondie sur la féminité dans l’œuvre de

Duras, reconnait également l’utilisation de blancs dans ses textes. Selon elle, ils se manifestent par exemple dans les énoncés qui ne sont pas toujours pertinents, ou par des symboles qui sont inscrits de significations ambigües.28 Dans l’étude comparative, je reviendrai sur la présence de ces ‘blancs’

en rapport avec la féminité dans les textes de Duras.

Aujourd’hui, le point de vue lacanien sur l’écriture de Duras a été critiqué à plusieurs reprises. Trista Selous est l’une des critiques littéraires contemporaines qui le remet en cause. D’un coté, elle 23 Wilson, S. 1990: p. 618 24 Wilson, S. 1990: p. 617-622 25 Selous, T. 1988: p. 4 26 Selous, T. 1988 : p. 238 27 Marini, M. 1977: p. 54-55 28 Selous, T. 1988 : p. 98

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partage l’avis des lacaniens que l’écriture de Duras cherche à explorer les régions d’une nouvelle féminité. Elle souligne même que les théories de Lacan devraient être prises en compte par tous ceux qui font des recherches sur la représentation des femmes dans l’œuvre de Duras.29 Pourtant,

elle les considère comme dépassées: elles se caractérisaient par un « retour à Freud »30 et par un

phallocentrisme qui est parfois même misogyne.31 En outre, la notion de “l’écriture féminine”

suppose qu’il existe un langage féminin spécifique et anatomique de caractère irrationnel et corporal, ce qui paraît suspect à toutes celles qui, à la suite de Simone de Beauvoir, refusent la dichotomie nature/femme vs culture/homme.32 Selous fait valoir que la féminité, contrairement à la

feminitude biologique, est culturellement établie, et incorpore donc diverses versions.33 Borgomano

critique également le point de vue lacanien, en écrivant que Lacan offre en quelque sorte à Marguerite Duras ce dont elle est pourtant l’auteur.34 Duras reconnaît cette supposition plus tard,

quand elle commente L’Hommage, en disant,

“Quand Lacan dit : ‘elle sait, cette femme sait…’ je ne sais pas quelle est sa phrase… […] La référence, c’est lui. ‘Ce que j’enseigne’, elle, cette petite bonne femme, elle le sait. C’est un

hommage énorme, mais c’est une hommage qui ricoche sur lui.”35

Toujours est-il que Duras affirme dans Les Parleuses que c’est Lacan « qui a sorti Lol V. Stein de son cercueil ».36

2.3 Nouveau courant féministe

Dans les années quatre-vingt, l’anthropologue américaine Judith Butler est l’une des premières théoriciens qui font valoir que ce sont les performances identitaires – au lieu de la sexualité – qui sous-entendent la féminité. Elle souligne surtout l’influence des conditions socioculturelles sur les conceptions de la féminité.37 Bien qu’elle se retrouve dans l’idée poststructuraliste que le genre est

29 Selous, T. 1988 : p. 5 30 Lacan, J. 1966 : p. 209 31 Selous, T. 1988 : p. 34 32 De Beauvoir, S. 1986 33 Selous, T. 1988: p. 6-7 34 Borgomano, M. 1997: p. 178 35 Borgomano, M. 1997: p. 179

36 Duras, M. Les Parleuses. 1974 : p. 225 37 Fernandes, M. 2005 : p. 70

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un dispositif langagier, elle s’oppose à Lacan en considérant le corps humain, en rapport avec le genre, comme “une pâte pouvant être modelée selon le choix et le souhait de l’individu”.38

Selon Butler, l’action précède toujours l’existence. Les performances identitaires, consistant d’actions, d’attitudes, de désirs, etcétéra, créent l’illusion d’une identité essentielle, mais se

rapportent toujours avec des normes - parmi elles la disposition du genre. Ces normes représentent et construisent les relations du pouvoir. Butler souligne que les normes n’existent que dans leur répétition continuelle, et qu’il est donc possible d’introduire des changements dans la chaine normative. L’agency se situe là: dans l’espace vide entre les anneaux de cette chaine. Bien que l’agency ne soit donc pas indépendant des normes et du pouvoir, tout sujet peut se servir de ces libertés relatives, et c’est ainsi que la chaine s’évolue. Selon Butler, la disposition du genre est l’une des normes les plus puissantes dans la chaine normative. Butler refuse la norme que la femme est psychologiquement différente que l’homme et met l’accent sur l’agency de toute personne par rapport à la représentation du genre.39 Avec Butler, on rentre partiellement dans le féminisme “de la

troisième vague”. Tandis que les féministes de la deuxième vague ont été accusées d’exclure les différentes variations de la féminité, ce nouveau courant cherche à les incorporer toutes. Aussi est-il que le choix libre de la femme est une notion importante, qu’elle choisit de manifester sa sexualité ou d’être une musulmane dévouée. Le féminisme de la troisième vague se focalise spécialement sur des femmes homosexuelles et non blanches.40 L’œuvre de Nina Bouraoui s’accorde bien avec ce

courant féministe : avec Garçon manqué, Bouraoui est dite révéler sa mixité culturelle ainsi que sexuelle.41 Quant à sa mixité sexuelle, Bouraoui insiste dans ses romans sur la similarité entre

l’expérience hétérosexuelle et homosexuelle du désir.42 Judith Butler est une référence fréquente

dans les analyses de l’œuvre de Bouraoui. Anny Mavambu-Ndulu et Martine Fernandes se servent de la théorie de Butler en analysant les problématiques auxquelles les personnages féminins dans son œuvre font face. Elles font valoir que le masque de masculinité que la narratrice dans Garçon

Manqué adopte, prouve la théorie de Butler : grâce à ces “performances identitaires”, Nina adopte

une représentation non-traditionnelle du genre, réussissant à faire tout ce qu’un garçon de son âge peut faire. Ainsi, elle change la compréhension binaire du masculin et du féminin.43 Elle transmet

donc avec sa littérature une idée qui correspond aux points de départ du courant féministe de la troisième vague, en proposant au lecteur le point de vue d’une femme qui n’est pas typiquement “féminine”. Fernandes souligne que les narratrices dans La Vie heureuse et Garçon Manqué 38 Butler, J. 1999 : p. 12 39 Clare, S. 2009: p. 51 40 Snyder, C. 2008 : p. 175-196 41 Fernandes, M. 2005: p. 67 42 Fernandes, M. 2005: p. 73 43 Mavambu,-Ndulu, A. 2004 : p. 51-53 Fernandes, M. 2005 : p. 70

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désirent devenir un homme “pour échapper aux déterminations liées à l’identité féminine”.44 La

rupture des frontières entre la masculinité et la féminité dans les romans de Bouraoui, nous donne un aperçu du caractère construit des différences de genre, selon la théoricienne de genre Judith Halberstam :

“Far from being an imitation of maleness, female masculinity actually affords us a glimpse of how masculinity is constructed as masculinity. In other words, female masculinities are framed as the rejected scraps of dominant masculinity in order that male masculinity may appear to be the real thing.”45

C’est donc en faisant ses personnages féminins imiter la masculinité, que Bouraoui révèle comment la masculinité est construite. Par conséquent, elle nous offre un aperçu de la construction de la féminité également. Quant à l’expression de la mixité culturelle de Bouraoui, Shiobhan McIlvanney reconnaît dans les romans de Bouraoui des traits typiques de l’écriture féminine beur. Michel Laronde explique que le mot “beur” est l’inversion du mot “arabe” et désigne “un Maghrébin: un Algérien, un Tunisien, un Marocain” né en France, dont les parents sont venus en France pour s’y fixer.46 Même si la situation de Bouraoui est tout à fait différente, McIlvanney voit des

ressemblances entre l’écriture de Bouraoui et l’écriture beur, comme le sentiment d’isolation et de claustrophobie du protagoniste féminin, son vœu de manifester sa solidarité féminine, son

aliénation corporal, la représentation négative du modèle maternel, et la façon dont elle s’enfuit de la réalité par son imagination. Le trait le plus remarquable de l’écriture beur que l’on retrouve dans l’œuvre de Bouraoui, serait la construction d’une identité brisée ou d’une personnalité dédoublée, à cause du clivage entre les désirs du protagoniste féminin et les attentes de ses parents.47 Et

effectivement, la littérature beur a souvent des aspects autobiographiques.48 Bouraoui met donc en

roman des protagonistes féminins non traditionnelles, dans le sens où elles sont ni blanches, ni hétérosexuelles. C’est cette vision de la femme, dans ses aspects divers, qui submerge de sa littérature. Elle considère l’écriture comme un domaine masculin : dans un entretien, elle affirme,

“Pour moi, le pouvoir était du côté de l’écriture, du côté des hommes.”49

Susan Mooney confirme que Bouraoui utilise l’écriture, acte phallique et symbolique, pour

contrôler les circonstances de sa vie et pour contester le statu quo établi par les pouvoir paternels.50

44 Fernandes, M. 2005 : p. 73 45 Fernandes, M. 2005 : p. 70 46 Laronde, M. 1993: p. 53 47 McIlvanney, S. 2004: p. 106 48 Laronde, M. 1993: p. 689 49 Fernandes, M. 2005: p. 67 50 Belarbi, B. 2012: p. 164

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Elle chercherait donc à s’émanciper de la société patriarcale algérienne à travers son écriture, en maîtrisant un rôle masculin, à la fois dans le roman et dans l’écriture.

2.4 Conclusion

Or, nous avons vu qu’à l’époque de Duras naquit l’idée que la féminité est une construction langagier. Vu que le domaine langagier a longtemps été dominé par les hommes, la femme est ‘autre’ et ‘objet’ du point de vue masculin. L’écriture de Duras est dite se servir d’un langage féminin, mettant l’accent sur le non verbal, et violant les codes littéraires. Ainsi, Duras crée des “blancs” autour des personnages féminins, qui réfèrent au caractère vide de leur représentation. À l’époque de Bouraoui, l’accent est mis sur l’agency de la femme pour construire son identité. Bouraoui montre un côté équivoque et non traditionnelle de la féminité, en mettant en littérature sa mixité culturelle et sexuelle, et en examinant en même temps les normes existantes autour de la féminité.

3. Aspects autobiographiques

3.1. Introduction

Afin de savoir comment l’identité féminine est construite dans la littérature de Duras et de

Bouraoui, il est important de mettre en évidence les aspects autobiographiques des romans traités. Un des deux romans traités de chaque auteur a été classé d’autobiographie. Dans ce chapitre, je vais rechercher dans quelle mesure les romans traités sont autobiographiques. Parallèlement, je souhaite savoir comment les aspects autobiographiques peuvent contribuer au sujet de la féminité dans les romans. En outre, Duras comme Bouraoui ont grandi dans une société coloniale ou post coloniale, et elles ont une double identité culturelle : française et respectivement indochinoise et algérienne. Dans ce chapitre, je vais examiner dans quelle mesure les origines des auteurs jouent un rôle dans leur conception de la féminité. Ainsi, j’espère mieux comprendre ce qui sous-tend la représentation de la féminité dans les romans.

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Or, quels sont les aspects autobiographiques des romans de Duras et de Bouraoui? Les théories de Philipe Lejeune et celles de Serge Doubrovsky nous aideront à distinguer les aspects

autobiographiques. Avec “l’identité de nom”, Philipe Lejeune fait valoir que l’on ne peut parler d’autobiographie que si le nom du narrateur et du personnage principal du récit sont les mêmes que celui de l’auteur sur la couverture du livre. Il introduit l’idée d’un “pacte autobiographique” entre l’auteur de l’autobiographie et le lecteur, référant à l’affirmation dans le texte de cette identité : quelque part dans le texte, l’identité de nom entre auteur, narrateur et personnage doit être établie, soit de manière patente, c’est-à-dire, au niveau du nom du narrateur et personnage principal, qui est le même que celui de l’auteur sur la couverture du livre, soit implicitement, au niveau de la liaison entre l’auteur et le narrateur : le narrateur prend des engagements vis-à-vis du lecteur, de telle manière que le lecteur n’a aucun doute que le “je” renvoie au nom porté sur la couverture. Cette affirmation se fait souvent déjà dans la section initiale du texte, ou dans le titre.51 De plus, selon

Lejeune, l’autobiographie doit être un “récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.”52 Cependant, Lejeune relativise lui-même l’idée de l’unité de sujet. Il fait valoir que

le “je” cache des instances multiples et des accumulations des mémoires collectives, ce qui fait que ce “je” est toujours autre que ce qu’il était avant.53 En 1977, le critique littéraire et romancier Serge

Doubrovsky refuse explicitement ce “pacte” qui implique la sincérité de l'auteur, et crée le néologisme “autofiction”, pour désigner son roman Fils. Ce mot-valise réunit deux morphèmes, ‘auto-’ et ‘fiction’, et justifie un double refus des catégories discursives impliquées: un refus de la fiction romanesque par opposition à “auto-”, et de l’autobiographie par opposition à “-fiction”. L’autofiction se distingue donc de l’autobiographie et du roman, tout en conservant cependant certains aspects de ces deux genres : elle est autobiographique dans le sens qu’elle instaure l’identité du nom et traite des événements réellement vécues, mais le pacte autobiographique entre l’auteur et le lecteur n’est pas factuel dans le sens que les méthodes stylistiques et la transfiguration de

l’existence et de l’identité du héros font basculer le récit hors narration réaliste dans l’univers de la fiction.54 Ainsi, l’autofiction peut être considérée comme la relativisation du concept de

l’autobiographie, dans le sens où elle mine la capacité de l’auteur de faire un récit sincère et réel de sa vie. On peut également voir dans l’autofiction la possibilité pour l’auteur de dévoiler la pluralité

51 Lejeune, P. 1996 : p. 26-27 52 Loignon, S. 2003: p. 31 53 Lejeune, P. 1980 : p. 316 54 Zufferey, J. 2012: p. 5-13

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de son identité. L’autofiction, plus que l’autobiographie, pourrait donc être un moyen pour l’auteur d’exposer son identité hybride etde mettre soi-même en question.55

Or, dans quelle mesure L’Amant et Le Ravissement de Lol V. Stein sont-ils autobiographiques ? Des romans de Duras, L’Amant demeure le seul récit qualifié d’autobiographique, bien que le roman soit traversé d’un certain nombre de perturbations du pacte.56 D’une part, le roman est autobiographique,

car il semble affirmer implicitement l’identité du nom : bien que le nom du personnage principal ne soit pas nommé, son identité est établie à travers la façon dont l’auteur aborde l’histoire. Duras réfère à son identité d’écrivain et affirme décrire dans le roman “des périodes cachées de (…) [sa] jeunesse” (A 14) vécues en Indochine française, où elle a réellement grandi. Dans un entretien avec

Le Nouvel Observateur, dans lequel elle commente le contenu très personnel de L’Amant, Duras

avoue qu’avant la mort de sa mère, elle ne ressentait pas la liberté de tout dire sur sa jeunesse. Elle affirme que “[en écrivant l’Amant], c’est différent”.57 Elle pouvait enfin écrire son vrai soi, comme

elle l’avait désiré depuis qu’elle avait quinze ans.58 Elle réfère donc dans le roman à une réalité

extérieure, que l’on peut vérifier, ce qui implique son caractère autobiographique. Toujours est-il que l’écrivain elle-même ne garantit pas la validite ́d’une lecture autobiographique de L’Amant. Elle écrit dans le roman même,

“L’histoire de ma vie n’existe pas. (…) Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de

ligne.” (A 14)

En outre, dans l’entretien nommé plus haut, Duras dit sur le déclencheur de l’écriture du roman, “Je crois que ça part des mots. (…) Pour tout vous dire, je crois qu'il n'y a pas de grand roman ni de roman "véritable" en dehors de soi. C'est moi l’histoire.”59

Avec ceci, Duras affirme ne pas voir la différence entre son identité et celle de la narratrice dans le roman, mais que la narration, “les mots”, précède l’histoire “véritable”. En outre, bien que Duras écrive la plupart du roman à la première personne, elle glisse systématiquement de la première à la 55 Belarbi, B. 2012: p. 164

56 Loignon, S. 2003: p. 31

57 Interview avec Marguerite Duras, Nouvel Observateur 58 Staley, J. & Edson, L. 2001: p. 289

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troisième personne, du “je” au “elle”, créant ainsi un écart entre auteur, narrateur, et personnage. Ce glissement rappellerait peut-être que tout auteur d’une autobiographie est avant tout un personnage, puisque le moi, si l’on en croit Jacques Lacan ou Roland Barthes, n’est rien d'autre que le produit du langage.60 A la fin du roman, Duras semble affirmer de façon ludique l’identité du nom. Quand son

amant chinois lui téléphone, des années après leur histoire amoureuse, elle écrit :

“Il lui avait téléphoné. C’est moi [il disait]. Elle l’avait reconnu des la voix. Il avait dit : je voulais seulement entendre votre voix. Elle avait dit : c’est moi, bonjour.” (A 136)

Ce passage peut être interprété comme une confession de Duras : “elle” était “je” et “je” était “elle” tout au long de l’histoire.61 Il paraît donc que dans L’Amant, Duras épilogue sur sa jeunesse en

Indochine, mais pourtant, elle ne prétend pas raconter “l’histoire de sa vie”. De diverses manières, elle garde une distance par rapport à la narratrice. Jeffrey Staley et Laurie Edson font valoir que

L’Amant n’est pas une œuvre autobiographique pur-sang. Selon eux, l’objectif de Duras irait au-delà

de la description de son existence : elle viserait plutôt à reconstruire “la femme” dans un état subjectif.62 Même si ce sont donc les événements de la vie de Duras qui sous-tendent sa conception

de la féminité et forment le cadre narratif dans L’Amant, Duras approche le ‘moi’ d’une façon plus distante, qui n’est pas du tout autobiographique : plutôt, elle reconstruit le ‘moi’, et surtout ses aspects féminins, à travers son écriture. C’est cette reconstruction subjective de la femme dans

L’Amant que je souhaite examiner dans la comparaison. En ce qui concerne Le Ravissement de Lol V. Stein, il y a moins de raison de suspecter qu’il s’agisse d’une œuvre autobiographique : le

narrateur raconte l’histoire à la première personne, mais n’épilogue pas sur sa vie, et ne fait aucun engagement avec le lecteur sur l’identité du nom. Cependant, Sandrine Leopold fait valoir que le choix de l’auteur d’expérimenter le voyeurisme en tant que perspective narrative est significatif. Ainsi, Duras met le dispositif voyeuriste au cœur du rapport de l’écrivain à la fiction et à la narration. D’après Leopold, Duras est confrontée à l’énigme de son propre voyeurisme, un aspect important dans la théorie psychanalytique de Lacan. On peut donc supposer qu’en écrivant le roman, Duras éprouve le voyeurisme dans le sens lacanien.63 Je reviendrai sur le thème du

voyeurisme féminin plus excessivement plus tard, dans l’étude comparative.

60 Loignon, S. 2003: p. 31

61 Staley, J. & Edson, L. 2001: p. 297 62 Staley, J. & Edson, L. 2010 : p. 296 63 Leopold, S. 2008: p. 172

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Quant à l’œuvre de Nina Bouraoui, Lejeune aurait considéré Garçon Manqué comme un roman autobiographique, car le principe de l’identité du nom peut y être appliqué de manière patente : le personnage principal, qui est également le narrateur, s’appelle Nina, tout comme l’auteur du roman. En outre, la vie de la narratrice réfère à une réalité extérieure : Nina dans Garçon Manqué est née d’un père algérien et d’une mère française, et passe sa jeunesse en Algérie, tout comme l’auteur. Bouraoui affirme le côté autobiographique du roman dans un entretien dans Transfuge, en disant qu’il montre une image relativement honnête d’elle-même :

“Le “je” est un vrai “je”, qui fait référence à soi. Il s’agit de nommer les choses, les gens, le monde qui nous entoure… C’est la première fois que je parle de moi sans trop mentir.”64

Pourtant, en disant “sans trop mentir”, Bouraoui ne prétend pas être totalement honnête. Elle confirme cette idée en disant,

«Il y a des auteurs qui masquent, d’autres qui ont choisi la vérité, moi je suis entre deux. »65

Un trait fictif dans Garçon Manqué réside dans le modèle de l’écriture. L’auteur utilise plusieurs noms pour référer à soi-même: parfois elle s’appelle Yasmina, parfois Ahmed, et puis Brio. Il y a donc des modèles stylistiques qui font qu’une lecture autobiographique n’est pas tout à fait possible. Martine Fernandes fait valoir que la façon dont Bouraoui utilise l’écriture fait que le roman entre partiellement dans le domaine de la fiction. Elle ne voit pas dans Garçon Manqué un roman autobiographique, car selon elle, l’objectif de Bouraoui n’est pas de faire un récit de son existence ou de sa personnalité. D’après Fernandes, Bouraoui utilise l’écriture plutôt comme outil de

réparation, et comme moyen de pouvoir. Au lieu de faire un récit de son identité, elle le reconstruit différemment. C’est pourquoi Fernandes catégorise Garçon Manqué comme roman autofictif au lieu de roman autobiographique.66 Belgacem Belarbi, l’auteur de “Nina Bouraoui: s’écrire pour

s’inventer” est d’accord avec Fernandes qu’en écrivant Garcon Manqué, Bouraoui reconstruit son identité et s’invente autrement. A cet égard, il accentue l’importance du langage “éclaté et multiple” qu’elle réinvente dans son écriture. C’est grâce à cette écriture qu’elle réussit à décomposer son identité fractionnée.67 Je reviendrai plus tard sur l’utilisation du langage dans l’œuvre de Bouraoui.

64 Interview avec Nina Bouraoui, Transfuge 65 Belarbi, B. 2012: p. 168

66 Fernandes, M. 2005: p. 67 67 Belarbi, B. 2012: p. 164??

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Garçon Manqué est donc dit exprimer l’identité fracturée de l’auteur, à travers une écriture qui vise

à reconstruire cette identité multiple. Par conséquent, il n’est pas possible de parler

d’autobiographie pure, car il ne s’agit pas d’un “récit rétrospectif” dont parle Lejeune. Plutôt, c’est au moment de, et à travers de l’écriture, que l’identité est (re)construite. En ce qui concerne La

Voyeuse interdite, il n’y a pas d’affirmation de l’identité de nom entre la narratrice et l’auteur.

Cependant, il est évident que la société algérienne dans laquelle Bouraoui a grandi l’a motivé de mettre en roman une femme cloîtrée dans cette société même. Bouraoui sublime sa difficulté d’être en se servant des jeux avec les mots, qui vont servir a ̀la narratrice, comme à l’auteur même, pour échapper au monde étouffant.68 Tout comme Duras, Bouraoui se sert d’un jeu des pronoms. Fikria

parle tantôt en son propre nom, utilisant le pronom ‘je’, et tantôt au nom de toutes les femmes musulmanes, utilisant le pronom ‘nous’. En d’autres mots, la narratrice s’identifie avec d’autres filles et parle en leur nom. Ainsi, Bouraoui fait donc une généralisation de l’histoire de Fikria, qui parle à toutes les femmes dans une situation comparable.

3.3 L’interculturalité des auteurs

Or, nous avons vu que l’aspect autobiographique majeur que l’on retrouve dans L’Amant comme dans Garçon Manqué, est dans la volonté des auteurs de se libérer - en écrivant - de la société dans laquelle elles ont grandie. Le fait que Duras est née dans la société coloniale de l’Indochine et que Bouraoui a grandi dans la société post coloniale de l’Algérie, influence la façon dont elles

approchent l’écriture et la féminité. Tout d’abord, il paraît que dans une société coloniale, la femme est considérée différemment. Suzanne Chester, l’auteur de Exoticism/eroticism in Marguerite

Duras’s The Lover and The Sea Wall, voit dans L’Amant la description d’une situation typique dans

une société coloniale ambiguë, dans laquelle les rôles traditionnels des hommes et des femmes peuvent renverser parce qu’ils se mélangent avec l’opposition bipolaire entre colonisateurs et colonisés. Dès un âge jeune, Duras serait donc confrontée aux femmes de différentes origines ethniques, occupant différentes places dans la société. En outre, d’après Chester, la société coloniale française dans laquelle Duras vivait, se caractérisait par la pauvreté, la prostitution, et surtout par un ordre strictement patriarcal. Elle fait valoir que L’Amant a permis à Duras de se libérer de cette société.69 La façon dont Duras approche la féminité dans ses romans serait donc une

réflexion de cette situation coloniale et de son souhait d’y échapper. 68 Belarbi, B. 2012: p. 164

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Un deuxième point important à cet égard, c’est que l’interculturalité est dite entraîner des problèmes identitaires, la féminité faisant partie de l’identité. Ce genre de problématiques identitaires qui font partie de l’interculturalité, est au coeur de la thématique de la littérature ‘beur’, nommé plus haut. Pour Nina Bouraoui, les problèmes identitaires suscités par l’interculturalité irradient vers le domaine de la féminité. La mixité culturelle et sexuelle de Bouraoui est très manifeste dans son roman Garçon Manqué, dans lequel elle évoque l’identité brisée entre la France et l’Algérie et entre la féminité et la masculinité de la narratrice. Un exemple concret de la liaison entre la culture et le genre, est que la mère de la narratrice de Garçon Manqué est française, tandis que son père est algérien. La force de son père par opposition à la faiblesse de sa mère fait que Nina associe la France à la féminité et à la faiblesse, et l’Algérie à la masculinité et à la force. Par exemple, la mère française d’Amine est “démunie” et “écrasée par l’Algérie” (G 27), et le père de Nina, qui “l’élève comme un garçon”, “lui transmet sa force” (G 24). La fracture entre deux cultures de la narratrice est donc inséparablement liée à la fracture entre les genres. Le phénomène de la “déculturation”, un problème identitaire traité souvent dans la littérature beur, pourraient également expliquer la volonté de Bouraoui de “devenir homme”, car il implique le désir du sujet d’être dans la peau de ‘l’Autre’ en faisant table rase de tout ce qui constitue l’identité propre.70 Garçon Manqué semble satisfaire en partie le désir de Bouraoui de supprimer son identité en rentrant dans la peau d’un autre. Bouraoui affirme même dans le roman qu’une des raisons pour lesquelles la narratrice désire devenir homme est pour “devenir invisible” (G 27). La fracture entre deux cultures ressentie par Bouraoui donne vie à son vœu de se défaire de son identité toute entière. Sa volonté d’être invisible correspond à cette idée, tout comme sa volonté d’être homme correspond à l’idée d’être dans la peau de ‘l’Autre’. Quant à La Voyeuse interdite, il met en scène la vision de la féminité d’une femme musulmane algérienne. Susan Mooney voit dans ce roman un examen des valeurs

traditionnelles algériennes qui construisent l’auteur même.71 Bouraoui examine donc dans ce roman

les conceptions de la féminité imposées à une fille d’une famille musulmane traditionnelle. En outre, le fait que Fikria habite une maison à la périphérie de la ville représente l’obsession bouraouienne de la lisière, de la zone transitionnelle de l’identité. Dans La Voyeuse interdite tout comme dans Garçon Manqué, l’auteur semble vouloir transgresser ces limites - qu’elles soient culturelles ou sexuelles.72

Dans les romans de Duras tout comme dans ceux de Bouraoui, le lien entre l’identité culturelle et sexuelle n’est donc pas à négliger, car les normes culturelles influencent clairement les conceptions 70 Meskine, M. Y. 2011: p.112

71 Mooney, S. 2013 : p. 198 72 Belarbi, B. 2005: p. 165

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du genre, et l’interculturalité évoque des limites, comparables aux limites sexuelles, que les auteurs cherchent à transgresser ou dissimuler.

3.4 Conclusion

L’Amant et Garçon Manqué sont autobiographiques dans le sens où ils affirment l’identité du nom

entre auteur, narrateur et personnage principal, tandis que Le Ravissement et La Voyeuse interdite, cette affirmationmanquant, seraient plutôt fictifs. Cependant, il s’est avéré que l’objectif de Bouraoui comme celui de Duras dans les romans classés d’autobiographie, va au-delà de l’écriture d’une autobiographie. Plutôt, les traits autobiographiques dans L’Amant et Garçon Manqué

semblent permettre aux auteurs d’examiner les valeurs de la société (post) coloniale dans laquelle elles ont grandie, et d’y échapper enfin. Ainsi, elles reconstruisent le “moi” à travers l’autofiction. On peut même voir dans cette reconstruction, la reconstruction d’une nouvelle identité de la femme en général. Quant aux œuvres fictives, dans Le Ravissement et La Voyeuse interdite, les

protagonistes féminins ne présentent pas de ressemblances avec les auteurs. Cependant, les structures sociales qui construisent le protagoniste, sont les mêmes que celles que les auteurs ont ressenties elles-mêmes. Ce sont ces structures-là qui sont examinées à travers ces deux romans fictifs.

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(29)

4. Étude comparative

4

.

1 Introduction

En me servant de mes notes de lecture et de recherches aléatoires sur la féminité dans les textes de Nina Bouraoui et de Marguerite Duras, je vais essayer de faire des généralisations sur les

caractéristiques physiques et psychiques des protagonistes féminins dans les romans choisis, et sur la façon dont elles font face aux structures sociales et culturelles qu’autrui leur impose. En outre, je contesterai les découvertes des deux auteurs. J’ai dédié le premier paragraphe de la comparaison à la représentation des apparences féminines dans les romans. Ce paragraphe est divisé en trois parties, dont la première traite la représentation du corps féminin “désirable” opposée à celle du corps “répugnant” ; la deuxième partie traite le corps comme représentatif de la vie des

protagonistes ; et dans la dernière partie, j’aborderai l’agency des protagonistes par rapport à leur corps. Le deuxième point de comparaison traitera les modèles de femmes qui reviennent souvent dans les romans, notamment celui de la mère, celui de la femme irrationnelle et celui de la femme enfant. Ensuite, je ferai une étude de l’utilisation du langage comme représentant de l’identité dans la troisième partie de la comparaison, avant de procéder à la quatrième partie, dans laquelle je traiterai l’absence identitaire des protagonistes qui se manifeste dans un état passif, abordé dans la première partie du paragraphe, mais aussi par la dissolution même de l’identité, que je traiterai dans la deuxième partie. Je finirai par traiter le rapport entre la femme, le regard et le désir dans la dernière partie de la comparaison. Ce paragraphe est divisé en deux parties, qui considèrent la femme dans les romans respectivement comme objet scopique et objet de désir, et comme sujet scopique et sujet de désir.

4.2 Les apparences féminines

4.2.1 Corps désirable et corps répugnant

Ce qui frappe dans les romans de Duras comme dans ceux de Bouraoui est l’obsession avec le corps féminin. Dans l’œuvre de Duras, cette obsession se manifeste surtout dans les descriptions de la beauté de ses protagonistes. Trista Selous fait valoir que les femmes dans l’œuvre de Duras ne sont décrites qu’en termes d’adjectifs en rapport avec leurs apparences.73 J’ai éprouvé cela en lisant les

romans. Dans L’Amant, quand Duras introduit Marie Claude Carpenter, une femme qu’elle

fréquentait à Paris, elle ne commente guère sur sa personnalité mais épilogue attentivement sur ses 73 Selous, T. 1988: p. 185

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apparences, “blonde” et “plutôt belle” (A 77). Duras se souvient également de la “grâce” (A 80) de la “belle” (A 80) Betty Fernandez. Hélène Lagonelle, la camarade à la pension de la narratrice et la femme objet de désir ultime dans L’ Amant, porte dans son nom seul déjà le pronom féminin “elle”, et quatre fois la lettre ‘l’. Elle est l’incarnation de la féminité dans L’Amant.74 La narratrice décrit

son corps comme “sublime, libre sous la robe, à porter de la main” et ses “seins (…) comme [elle] n’en ai jamais vus” (A 86). Dans Le Ravissement, la “blondeur” (R 33) de Lola Valerie Stein est l’une de ses caractéristiques les plus accentuées, comme aussi les cheveux noirs de Tatiana (R 79), et le “corps désiré” (R 15) d’Anne-Marie Stretter, qui a le rôle de la femme objet de désir par excellence dans Le Ravissement, émet une “élégance” (R 15), et une “grâce” (R 15). Presque toutes les femmes considérées belles dans l’œuvre de Duras sont maigres : dans Le Ravissement, Anne Marie Stretter est décrite comme telle (R 15), ainsi que Lola et Tatiana : en les observant, Hold remarque, “elles portent toutes deux ce soir des robes sombres qui les allongent, les font plus minces”. (R 146) Betty Fernandez dans L’Amant est également considérée comme “mince”, ce qui fait que “tout est trop grand pour elle” ce que la narratrice juge “beau” car sa minceur fait comme si elle “flotte” et “ne tient dans rien” (A 80). Le corps encore enfant de Marguerite dans L’Amant est également “mince” et “presque chétif” (A 177).

En général, le corps féminin dans l’œuvre de Duras est donc décrit comme gracieux, beau et mince. Cette représentation est assez limitée. Elle correspond aux standards occidentaux de la beauté féminine typique. En effet, le protagoniste durasienne représente exactement ce qui est considérée belle dans sa société. Cette représentation la met dans la position d’objet de désir. On pourrait même faire valoir que Duras déshumanise les personnages féminins dans son œuvre : Selous est d’opinion que le passage dans lequel “l’ossature admirable” du corps d’Anne Marie Stretter est décrite, fait penser à la description d’un “cheval de course”.75

Dans les deux romans de Bouraoui, il y a aussi cette obsession avec le corps féminin: surtout dans

La Voyeuse interdite, on retrouve des descriptions détaillées des apparences féminines.

Contrairement aux descriptions dans les romans de Duras cependant, celles de Bouraoui éprouvent plutôt un dégoût du corps féminin, faisant valoir que l’anatomie féminine prive la femme du pouvoir. Le roman ne cesse pas d’énumérer les faiblesses et les imperfections du corps féminin.76

On a imposé à Fikria l’idée que les femmes devraient cacher leurs caractéristiques anatomiques féminines. La narratrice méprise les “Mauresques” (V 11), les femmes algériennes typiques qu’elle 74 Staley, J. & Edson, L. 2010 : p. 296

75 Selous, T. 1988: p. 192 76 Belarbi, B. 2012 : p 167

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observe de derrière la fenêtre. Plus leurs formes féminines se distinguent, plus Fikria les commente négativement. Elle fait valoir qu’en Algérie, on reconnaît les femmes à leur corps grosà travers leur niqab : ils paraissent asexués mais “si on les observe avec plus d’attention, on devine (…) des formes trop grasses pour être masculines (V 18). Fikria déshumanise ces femmes, en les comparant aux “paquets de chairs ficelés dans des voiles grisâtres” (V 18), et aux “tas de graisse insignifiants” (V 26). Le corps “trop gros” (V 41) de sa mère, cette “chaloupe beuglant”, (V 37) ressemble aux corps féminins qu’elle voit dans la rue. On retrouve dans sa posture courbée, qui a pour but de cacher ses formes, la honte qu’elle a d’être féminin. Sa soeur Zohr, qui est “en guerre contre sa (…) nature féminine” (27), mène sa honte plus loin que sa mère. Elle essaie de masquer son anatomie féminine en serrant un “savant corset” (V 27) autour de ses seins. Fikria décrit le corps “chetif” (V 27), “aux veines apparentes” (V 27), de Zohr comme morte et malsaine, et considère le corps de sa petite soeur Layla également comme “boulimique” (V 47). Fikria elle aussi a des “mamelles déformées” (V 31) et se considère “pas belle à voir” (V 35), car, contrairement aux “Mauresques”, “[s]es membres sont fins et rien ne bouge sous [s]a tunique” (V 35). Fikria a même tendance à comparer les femmes aux animaux. Layla fouine dans les poubelles “comme un petit animal” (V 47) et les femmes de la rue ressemblent aux “poules craintives” (V 18). Vu qu’elle n’aime pas son corps, Fikria ne se soigne pas:

“…sous mes bras, une ombre odorante noircit de plus en plus; j’ai beau me laver, panser mes ‘plaies’ cycliques et épiler les poils de mon intimité, je reste sale et indigne de [la] parole [de mon père]”. (V 31)

Elle compare son sexe à “la gueule d’un jeune chien a peine réveillé” (V 35), et réfère à sa menstruation comme “le crime” (V 32), en le décrivant ainsi:

“tout mon corps bavait. un étranger me tailladait le sexe de l’intérieur, je me transformais en une monstrueuse insulte et priais Dieu de toutes mes forces pour qu’il arrêtât cet écoulement ignoble et ignominieux!” (V 32)

On peut donc constater une image très négative et banale du corps féminin dans ce roman. Chez Fikria, les femmes ont renié la frivolité et la séduction. Le corps idéal selon Fikria est le plus maigre et vide possible. Elle admire le corps de la domestique de leur maison, Ourdhia, qu’elle décrit comme “fragile” et “délicat”, au “sein vide” et au “ventre creux” (V 50). Ses sœurs représentent des états de femme que Fikria ne souhaite pas devenir : si Zohr, sa sœur aînée,

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symbolise la mort de l’esprit, sa petite sœur Layla représente la déshumanisation.77

Dans Garçon Manqué, la féminité n’est pas souvent décrite, tandis que la représentation de la masculinité revient à plusieurs reprises. Or, on peut déduire des imitations de la masculinité de la narratrice ce qu’elle considère comme féminin. Brio représente le côté masculin de la narratrice. C’est lui qui “tend [s]es muscles” et qui “détourne [s]a fragilité” (G 24). Nina oppose “la grâce d’une fille” à “[l]a fierté” et à “l’agilité d’un garçon” (G 24). Pour elle, un garçon est donc musclé, fort, agile, et fière, et une fille est donc censée être gracieuse, fragile, passive et modeste. Elle considère les femmes en Algérie comme des victimes du regard masculin sur les plages algériennes.78 Ainsi, elle associe le corps féminin à un objet qui est regardé, quelque chose de

fragile qui peut être prise par quelqu’un. Les mères françaises en Algérie, tout comme la sienne, sont décrites comme très vulnérables. Leur peau pâle ne supporte pas le soleil.Elle décrit son propre “corps fragile”, et sa “peau fine” (G 17). Nina associe le corps féminin donc à la passivité, à la faiblesse et à la vulnérabilité. En général, le corps féminin dans l’œuvre de Bouraoui incorpore la honte d’être femme, et doit être caché car il est vulnérable et faible.

4.2.2 Le corps et la vie

Dans l’œuvre de Duras, le corps n'est pas seulement abordé comme objet de désir. De L’Amant ressort l’unité du corps et de la vie de la narratrice. Le roman ouvre avec une analyse que Duras fait de son propre visage. La comparaison du visage mûr de la narratrice par rapport au visage de jeune femme qu’elle avait à l’âge de quinze ans figure comme prétexte de l’histoire d’amour.79 Duras voit

dans son visage une ‘lecture’ de son passé en l’examinant :

“J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il n’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi. C’est le passage d’un bac sur le Mékong.” (A 10)

L’importance que Duras accorde au corps ressort de ce passage, car c’est le visage qui occupe l’incipit du roman même. Elle commente sa bouche “définitive” et ses yeux “tristes”, des conséquences d’une vie turbulente. Plus tard dans le roman, Duras commence à décrire d’autres aspects de ses apparences, comme ses cheveux, qu’elle fait couper cinq ans après son arrivée à Paris, car pour elle, ils représentent le lien avec son passé :

77 McIlvanney, S. 2004: p. 109 78 Fernandes, M. 2005: p. 70 79 Georgesku, C. A. 2012 : p. 4

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