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Le parcours identitaire dans Le Bonheur a la Queue Glissante et Le Fou d’Omar d’Abla Farhoud

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Le parcours identitaire dans Le Bonheur a la Queue Glissante et Le

Fou d’Omar d’Abla Farhoud

Pour moi, chaque livre que j’écris est ma patrie pendant que je l’écris ; chaque mot est un pays que je découvre et s’il devient une phrase, s’il s’ajuste au sentiment que je veux nommer, à cette douleur innommable, il devient mon pays, le pays qui me sauve momentanément de la mort, de la non-existence, de cette douleur innommable.

(Abla Farhoud, 2000 : 52)

Linda Vinke, numéro d’étudiant: 1779648

Mémoire de Maîtrise dirigé par Dr. J.M.L den Toonder

Faculté des Lettres, Langues et Cultures Romanes

Université de Groningue

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2 Table des matières

Introduction 3

1 Cadre historique 7

1.1 La société canadienne: du multiculturalisme au transculturalisme 7

2 Littérature migrante 10

2.1 Développement historique 10

2.2 La thématique 11

2.3 Vers une théorie transculturelle 16

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3 Introduction

La fin du vingtième et le début du vingt-et-unième siècle se caractérisent par de grands nombres de migrations. Pour des raisons politiques, économiques, culturelles ou autres, des populations et des individus sont forcés de quitter leurs terres natales et de s’installer dans un nouveau pays ; « l’homme vit en déplacement » (Ouellet, 9). Par conséquence, il perd le sentiment d’être chez lui. Obligé de se réfugier ailleurs, l’immigré n’a plus un point fixe qui fonctionne comme repère identitaire dans le monde qui l’entoure. Arrivé dans un nouveau territoire, coupé de son pays d’origine, l’immigré vit son étrangeté et l’idée de n’appartenir { rien.

Le Canada, en tant que pays d’accueil de ces vagues d’immigrés, occupe une place spéciale car il « compte avec l’Australie parmi les sociétés les plus diversifiées dans le monde » (Benessaieh, 2011 : 61). En 1988, le Canada a adopté la loi du multiculturalisme canadien1, qui

fait du multiculturalisme une pratique politique, pour rendre compte de son caractère pluriel. De plus, la division du pays en une partie anglophone et en une partie francophone renforce son statut unique. Cette division existe depuis l’époque de la colonisation ; d’abord le pays a été occupé par les Français pour ensuite être colonisé par les Britanniques. Pendant leur domination, les Britanniques ont choisi de gouverner l’ancienne colonie française en changeant le moins possibles les règles déjà établies, c'est-à-dire que la loi française continue { s’appliquer aux habitants francophones. Même si l’Angleterre a formulé son propre système législatif, les deux groupes culturels coexistent au Canada. L’idée que le Québec, la province francophone du pays, se distingue du reste du Canada par des caractéristiques uniques n’est donc pas une donnée nouvelle. Si aujourd’hui certaines caractéristiques sont ancrées par la loi – le Canada est officiellement un pays bilingue – les Québécois se sentent menacés par des influences extérieures, celles du Canada anglophone, qui pourraient faire disparaître leur spécificité.

Cette division a aussi une conséquence pour des immigrés qui choisissent de vivre au Québec, car non seulement ils sont forcés de vivre dans un nouveau pays, ils s’installent en plus parmi des gens qui occupent une position minoritaire dans leur propre pays. À un certain niveau, on pourrait même argumenter que l’exilé rejoint d’autres exilés, même si leurs conditions diffèrent.

Sous l’influence des migrations récentes, qui ont fait des dernières décennies « l’ère du mélange et de la mixité » (Ouellet, 15), s’est produit un nouveau courant dans la littérature québécoise, à savoir la littérature migrante (Paterson, 2008 : 88). Il s’agit des récits fictifs qui racontent l’expérience migratoire des immigrés et leur vie dans le nouveau pays. Les auteurs migrants offrent une réflexion profonde sur des questions d’identité, d’altérité et de culture

1 http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/C-18.7/page-1.html#h-1 (site-web officiel du gouvernement

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4 métissée (Paterson, 2008 : 88) en représentant les voix des étrangers et des exilés dans l’écriture.

Dans ce mémoire nous avons choisi d’analyser deux romans d’Abla Farhoud, dramaturge et écrivaine libanaise qui s’est installée au Canada dans les années 1950 { l’âge de six ans. Les deux romans, à savoir Le Bonheur a la Queue Glissante2 et Le Fou d’Omar3, racontent l’expérience

d’immigration de deux familles libanaises, qui s’installent au Québec. Au fond de ces récits jouent des questions identitaires liées { l’exil et { l’altérité, déclenchées par le déplacement géographique. Dans Le Bonheur a la Queue Glissante, le personnage principal, une femme âgée, raconte, à travers un monologue intérieur, sa vie en tant que femme arabe transplantée dans un pays inconnu. Son vécu témoigne des peurs et des craintes d’une immigrée dans un environnement étranger et insiste surtout sur l’effet paralysant de l’exil de l’altérité et de la vie entre ce qu’elle a connu au passé et ce qu’elle vit au présent. Le Fou d’Omar, qui a été écrit 7 ans après le premier roman de Farhoud, se situe dans la société post le 11 septembre, et, par conséquence, dans une société hyper alerte au terrorisme, dans laquelle on se méfie des musulmans. Dans ce roman, l’accent est mis sur le caractère destructif de l’immigration, qui mène non seulement { une aliénation physique du pays d’origine mais aussi { une aliénation émotionnelle de soi. Ce dernier aspect est renforcé par la maladie mentale d’un des personnages, qui reflète, par la présence de personnalités multiples, la difficulté de savoir à quelle culture on appartient après la rupture douloureuse qui est l’immigration. À l’arrière plan de ces récits, joue en plus la question de l’identité québécoise. Elle n’occupe qu’une place mineure, mais elle témoigne du fait que même si on veut être québécois, il n’est pas clair ce que cela signifie dans le contexte canadien. Si ce sont les Québécois qui entourent directement les deux familles immigrées, c’est la culture canadienne qui est mise en contraste avec celle du Liban.4 Dans

l’analyse nous insisterons sur la spécificité québécoise pour décrire l’environnement direct des deux familles, par exemple leurs voisins, connaissances, employés et les amis des enfants, tandis que nous utiliserons le terme Canadien pour décrire la population canadienne en général, pour insister sur les différences culturelles entre le Canada et le Liban.

Comme les deux romans mettent en avant la voix des immigrés, ils forment un corpus fécond pour une étude sur la littérature migrante, même si cette notion est problématisée par Abla Farhoud elle-même. À l’intérieur du Québec elle est caractérisée comme auteure migrante tandis qu’{ l’étranger elle est considérée comme écrivaine québécoise : « si pour les Québécois je représente l’ailleurs, quand je suis ailleurs je représente les Québécois » (Farhoud, 2000 : 45). Selon elle, toutes les deux sont des perspectives valables : « habiter au Québec pendant plus de

2 Abla Farhoud, Le bonheur a la queue glissante, Montréal : l’Hexagone, 1998 ; Montréal : Typo, 2004. 3 Abla Farhoud, Le fou d’Omar, Montréal : VLB éditeur, 2005.

4 Le personnage principal du Bonheur a la Queue Glissante utilise le mot Canadien pour désigner les

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5 40 ans a forcément forgé, transformé ma vision du monde (…) mon écriture est québécoise. (…) Les Québécois disent que j’ai une écriture orientale et ils ont raison : on n’a qu’{ me regarder pour voir que je ressemble tout craché { une libanaise. Et comme j’écris avec mon corps, et que le corps est au centre de mon écriture, les Québécois ont raison, je suis orientale » (Farhoud, 2000 : 46).

Ses origines étrangères l’ont aidée et formée en tant qu’auteure débutante. Après avoir écrit sa première pièce, Quand j’étais grande, en 1982, qui a été bien accueillie, Farhoud se rend compte que sa différence peut lui server : « jusqu’{ la réception de cette première pièce, j’avais vécu l’immigration « inconsciemment ». C'est-à-dire que je n’avais pas encore saisi tout ce que l’immigration avait imprimé en moi. (…) Je n’avais pas encore saisi consciemment ce que l’immigration m’avait fait vivre, et dans quelle mesure elle m’avait façonnée » (Farhoud, 2000 : 55). En tant qu’enfant, Farhoud a tout fait pour cacher sa différence mais avec l’écriture elle est invitée { la montrer. Dès ce moment, elle est consciente de son statut d’écrivaine migrante. Si, au début, cette étiquette l’a aidée, très vite elle est devenue « réductrice » (Farhoud, 2000 : 56) à ses yeux car elle ne cesse d’insister sur son statut d’immigré, qui évoque chez l’auteure le malaise de ne pas être accepté dans son entièreté (Farhoud, 2000 : 56). C’est pourquoi elle se demande finalement : « nous, écrivant dans un lieu où nous ne sommes pas nés, nous, écrivains migrants, en quoi sommes-nous si différents des autres écrivains ? » (Farhoud, 2000 : 58).

La problématique que décrit Farhoud mène à des questions identitaires sur le statut de l’immigré car, comme le signale Farhoud, le fait d’avoir des origines étrangères n’exclue pas la possibilité d’être un membre { part entière de la nouvelle société. Elle se considère comme écrivaine québécoise aussi bien que comme écrivaine orientale. Pour elle, l’écriture est une exploration qui pousse l’écrivain { aller plus loin. Aussi dit-elle « pour moi toute écriture est un trajet vers l’inconnu donc toute vraie écriture est migrante. Un migrant étant quelqu’un qui quitte ce qu’il connaît pour aller vers ce qu’il ne connaît pas » (Farhoud, 2000 : 54). Dans les romans choisis dans le cadre de ce travail, il s’agit d’un déplacement géographique vers un pays inconnu qui entraîne aussi un trajet identitaire vers l’inconnu, { savoir celui de devenir autre.

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6 Pour ce faire, nous présenterons d’abord, dans le cadre historique, la situation multiculturelle au Canada, pays d’accueil de Farhoud, en faisant ressortir le caractère unique de ce pays. Nous insisterons sur les débats sociaux de la politique multiculturelle vers des notions de transculturalisme, en démontrant différentes perspectives sur la position des immigrés par rapport aux Canadiens de souche. Ensuite, nous présenterons la littérature migrante, qui prospère dans la société multiculturelle du Canada, en abordant premièrement son développement historique et en élaborant ensuite la thématique de la littérature migrante. Nous mettrons l’accent sur les notions d’exil, d’altérité et d’entre-deux pour finalement insister sur la perspective transculturelle en littérature.

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7 1 Cadre historique

Ce chapitre présentera la problématique multiculturelle du Canada depuis l’introduction de la loi sur le multiculturalisme canadien en 19885. Nous suivrons le développement de l’idée initiale du

gouvernement, qui a créé une mosaïque culturelle, image utilisée pour symboliser le caractère culturel du pays, { savoir un ensemble de différents groupes ethniques qui forment l’unité { travers la diversité, vers de nouvelles notions qui considèrent la société comme une entité transnationale ou transculturelle.

Dans un deuxième temps, nous étudierons de plus près la littérature des immigrants, ou bien la littérature migrante. Nous examinerons la thématique de cette littérature en insistant sur son caractère multiple. Pour ce faire nous mettrons l’accent sur l’étude de Moisan et Hildebrand, Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997). Dans cette étude, les auteurs ont divisé l’histoire de l’écriture migrante en quatre époques, la dernière étant celle de la transculturalité ou la littérature migrante (1986-1997) qui décrit la situation actuelle. Nous insisterons sur cette dernière période, dans laquelle s’inscrit Abla Farhoud.

1.1 La société canadienne: du multiculturalisme au transculturalisme

Le Canada a un statut unique en ce qui concerne les minorités et la politique multiculturelle, ce qui définit en grande partie l’identité de la nation. Son caractère spécial a ses racines dans l’époque coloniale. Le colonisateur français et ensuite britannique ont occupé le pays, ce qui résulte aujourd’hui dans une division du pays en deux groupes, ceux qui parlent anglais et ceux qui parlent français. Pendant une longue période, ces deux solitudes6 ont été les groupes

dominants mais après des vagues d’immigrés tout au long du vingtième siècle, celle des années 1980 est particulièrement intéressant dans le cadre de ce travail. Dans cette période, le Canada a rencontré d’autres voix culturelles. La présence d’autres ethnicités a estompé les frontières culturelles entre anglophones et francophones, qui sont devenues sujet de révision (Ertler, Löschnigg, 9).

Le statut spécial du Canada est accentué par la politique du multiculturalisme, qui s’est introduite en 1988. La loi sur le multiculturalisme reconnaît la diversité culturelle et raciale de la société canadienne et « se traduit par la liberté, pour tous ses membres, de maintenir, de valoriser et de partager leur patrimoine culturel, ainsi qu’{ sensibiliser la population à ce fait »7.

Elle accepte le multiculturalisme en tant que caractéristique fondamentale de l’identité canadienne. En introduisant cette politique, le Canada a voulu acquérir l’unité { travers la

5 http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/C-18.7/page-1.html#h-1 (site-web officiel du gouvernement

canadien).

6 Terme utilisé pour décrire la relation conflictuelle entre les anglophones et les francophones qui trouve

son origine auprès de Hugh MacLennan, l’auteur du roman Two solitudes en 1945.

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8 diversité, chaque groupe social formant une partie de son identité, qui consiste donc en une jonction culturelle. Chaque minorité a droit à exercer ses coutumes culturelles tout en faisant partie de la société canadienne, de cette façon tous les carreaux ensemble forment la mosaïque. Comme chaque minorité a pu garder, et même promouvoir sa culture, la formation de l’identité canadienne collective a été problématisée. Maver cite l’écrivain Martel qui définit le caractère de la littérature canadienne, qui est un exemple de l’expression culturelle, comme un caméléon, qui n’a pas d’apparence fixe. D’après ce point de vue, c’est donc l’idée de la fluidité qui caractérise l’identité canadienne.

Cette politique a connu beaucoup de critique, bien qu’il y ait également des critiques en faveur d’elle. L’affirmation des différences entre les groupes minoritaires a causé leur isolation sociale et donc certains critiques parlent de « multicultural fallacy » (Maver, 1). La politique stimule la fragmentation de la société plutôt de créer une nation canadienne. L’émergence de l’ « exotic ethnic Other » (Maver, 2) élargit le problème, c’est le stéréotype d’une minorité créée par des écrivains minoritaires qui mettent l’accent sur l’exotisme. Il existe également des auteurs qui se distancient de la création des stéréotypes ethniques8. Ceux-ci s’opposent { l’idée

qu’il existe une étiquette pour les caractériser.

Une forte critique sur la politique multiculturelle du Canada vient de l’écrivain Neil Bissoondath, originaire de Trinidad. Selon lui, un certain degré d’intégration est nécessaire pour éviter l’isolation des immigrants du groupe majeur. Bissoondath est d’avis que la création des stéréotypes, résultant en des ghettos mentaux, cause une crise identitaire chez les groupes minoritaires parce que les individus ne se retrouvent pas dans l’image existante de leur groupe ethnique. La faute du Canada a été de supposer que « les nouveaux arrivants veulent demeurer ce qu’ils ont toujours été »9, on n’a donc pas demandé aux immigrants de « se refaire une identité

conforme aux nouvelles circonstances »10.

Il est pourtant difficile d’expédier le multiculturalisme, notion complexe, comme une erreur sans relativiser la critique qu’elle a connue. La perspective de Stanley Fish témoigne d’une interprétation double de la notion de multiculturalisme. Il a essayé de faire une distinction entre différentes formes de multiculturalisme. La première, le « boutique multiculturalism » (Maver, 5), est la forme que Bissondaath a tellement critiquée. Il s’agit dans ce cas d’expressions culturelles que l’on pourrait considérer comme superficielles qui célèbrent l’ethnicité, comme des restaurants ou des festivals. Ce sont ces expressions qui renforcent et maintiennent les stéréotypes. L’autre forme de multiculturalisme, le « strong multiculturalism » (Maver, 5),

8 Maver cite par exemple Thomas King, Lee Maracle et Eden Robinson, qui, de leur point de vue en tant

que Première Nation, ont écrit contre le stéréotype exotique.

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9 consiste en le respect pour la culture de l’autre, et la reconnaissance que chacun a le droit à former sa propre identité.

Bien qu’on puisse donc argumenter que le multiculturalisme a de bonnes intentions, la différence entre la politique et la pratique reste grande. D’une part, la politique a voulu « [r]econnaître, apprécier, comprendre ; sensibiliser, répondre, respecter ; promouvoir, encourager, préserver »11 différentes cultures, mais en même temps cela confirme les

stéréotypes existants. Si la loi sur le multiculturalisme a reconnu la pluralité de la société Canadienne, cette pluralité a toujours été objet de discussion. Pendant les dernières décennies, le Canada a accueilli beaucoup d’étrangers de nationalités différentes. Le débat sur le multiculturalisme, pratique qui a insisté sur l’acceptation des différences culturelles et ethniques, se dirige aujourd’hui vers des notions d’hybridité et des identités ethniques mixtes ou fragmentées. Les débats sociaux se sont développés vers une interprétation transnationale de l’identité migrante. D’après la perspective transnationale, les individus n’ont pas qu’une seule nationalité, celle de la patrie, qui le définit, mais l’identité prend des éléments de toutes les cultures qu’elle rencontre. Cette idée rompt avec celle de la mosaïque ; ce n’est plus sa propre culture qui est importante, mais surtout l’interaction avec d’autres.

Sous l’influence de la mondialisation, l’intérêt semble se déplacer vers une nouvelle notion, à savoir celle du transculturalisme (Ertler, Löschnigg, 9). Si le multiculturalisme a juxtaposé les différentes cultures et ethnicités, le transculturalisme insiste sur l’estompement des frontières culturelles, qui est indissociablement lié { l’immigration. C’est pourquoi des notions comme l’expérience de l’hybridité culturelle, la transidentité, la transnationalité et le transculturalisme sont des éléments primordiaux pour une société d’immigrés comme celle du Canada et c’est surtout dans la littérature que le transculturalisme a obtenu une grande importance (Ertler, Löschnigg, 9). Dans le chapitre suivant, nous examinons comment cet aspect de ‘trans-’ prend forme dans la littérature migrante, courant littéraire dans lequel s’inscrit Abla Faroud. D’abord, nous insistons sur le développement historique de cette littérature pour enfin arriver à décrire l’aspect transculturel.

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10 2 Littérature migrante

Dans leur ouvrage Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997), Clément Moisan et Renate Hildebrand présentent l’histoire de la littérature des immigrés. Nous suivons son développement dès 1937 en trois périodes - l’uniculturel ou l’écriture moderne (1937-1959), le pluriculturel ou l’écriture postmoderne (1960-1974), l’interculturel ou l’écriture immigrante (1975-1985) – pour enfin arriver { l’époque qui nous occupe dans ce travail, { savoir celle du transculturel ou l’écriture migrante (1986-1997). Ensuite, nous mettons en valeur l’écriture migrante d’aujourd’hui en explorant la thématique de l’exil, de l’altérité et de l’entre-deux, ces trois notions étant les termes clés dans notre recherche, pour enfin arriver à une réflexion sur l’aspect transculturel dans la littérature migrante.

2.1 Développement historique

Moisan et Hildebrand étudient des écrivains migrants et leurs œuvres non pas pour en faire une succession non liée mais pour montrer « le système de production, de circulation et de réception » (13) en insistant sur la structure changeante de ce courant littéraire à travers le temps.

La première époque qu’ils décrivent est celle de l’uniculturel, dans laquelle la culture dominante est la norme. C’est la période de l’assimilation et les écrivains de l’étranger s’adaptent aux normes, règles et usages du groupe dominant, sans apporter de nouvelles formes ou mouvements littéraires. Bien qu’ils n’importent pas de différentes coutumes, les écrivains immigrés créent néanmoins une certaine originalité grâce à leur différence, mais celle-ci ne modifie pas le système existant. Le système est clos, « il intègre, il digère, mais n’est pas modifié substantiellement par les données nouvelles » (Moisan, Hildebrand, 15).

Le pluriculturel, par contre, est une période où les auteurs migrants sont plus visibles, et se définissent en dehors de la littérature québécoise existante : « le pluriculturel met les voix culturelles en polyphonie » (Moisan, Hildebrand, 15). Aussi, le terme est-il proche de multiculturel mais pour éviter la charge politique, les auteurs ont opté pour l’emploi du mot pluriculturel. Les auteurs ont voulu se distancier du multiculturalisme en tant que pratique politique et toute la critique qui l’accompagne, en insistant sur la présence de plusieurs voix culturelles qui coexistent avec celles des auteurs québécois. Quoique le système littéraire se dirige vers la diversité culturelle et cherche à comprendre la complexité des échanges et relations nouvelles, il n’est pas question d’une influence mutuelle entre ce que Moisan et Hildebrand appellent les écrivains néo-québécois et québécois, ou bien les immigrants qui écrivent dans une des deux langues officielles du Canada et les auteurs de souche.

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11 groupes culturels reste difficile. Le groupe dominant pousse l’immigré vers la périphérie, qui suscite chez ce dernier la volonté d’intégrer et d’assimiler. Le désir d’être comme la population de souche et de s’adapter { la société canadienne, en effaçant son identité en tant qu’étranger, fait que son statut d’autre disparaît. La communauté hétérogène résultant de l’arrivée de différents groupes ethniques devient une unité homogène car l’immigrant n’a pas la possibilité de préserver sa spécificité culturelle.

Le transculturel, par contre, comme l’expliquent Moisan et Hildebrand « est la traversée des cultures en présence, les deux à la fois, une altérité culturelle vécue comme un passage dans et { travers l’autre » (17). Il s’agit d’un « déplacement possible vers et { travers l’autre » (Moisan, Hildebrand, 208), où il n’est pas question

d’un ailleurs, d’un lieu { atteindre, de personnes { mettre en contact, de rapports conflictuels ou non lors de ces rencontres, mais d’efforts et d’effets plus profondes de l’ordre de la transposition, de la transmutation, voire de la transcription, tous ces termes en « trans » indiquant { la fois le passage et le changement d’un lieu, d’un état ou d’un moment, { un autre (Moisan, Hildebrand, 208).

La littérature de cette période se définit donc vraiment par ce mouvement vers l’autre mais aussi par l’intégration de celui-ci grâce aux échanges culturels. Aussi, la littérature migrante devient-elle une composante nécessaire de la littérature québécoise (Moisan, Hildebrand, 209). C’est dans cette dernière étape que s’inscrit Abla Farhoud.

2.2 La thématique

Marie Carrière définit la littérature migrante comme celle «qui rend problématiques tout retour aux origines, toute appartenance univoque à un territoire et à une identité » (57). La littérature migrante est avant tout une expression de l’exil (den Toonder, 19) et, dans beaucoup de théories, les auteurs migrants sont souvent présentés comme des passeurs culturels. L’écrivain migrant est le chaînon entre deux cultures comme l’explique Émile Ollivier : « je crois que l’écrivain est un passeur de sens, d’images nouvelles et de mots. (…) C’est peut-être ce pont entre l’ici et l’ailleurs que nous tentons d’établir en tant qu’écrivains migrants » (Giguère, 60). Jeanette den Toonder affirme que l’écrivain migrant assume ce rôle de passeur culturel (19) ; dans la rencontre entre deux cultures, il est le médiateur entre les différences qui se présentent. Moisan et Hildebrand parlent, en caractérisant ces auteurs, des « critiques et des interprètes de l’entre-deux » (210). Aussi, l’écriture migrante explore-t-elle la thématique du « transitoire, de la double appartenance, de l’inquiétante étrangeté, de la pluralité et de l’hybridité »12. C'est-à-dire qu’elle

interroge la position de l’individu déplacé, qui, par le changement de pays, rencontre d’autres cultures et influences qui le forcent { une réflexion identitaire. À travers les thèmes de l’exil, de

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12 l’altérité et de l’entre-deux, nous tenterons de montrer quelle friction identitaire est vécue par l’immigrant, déraciné de sa terre natale.

Exil

Le déplacement et la migration sont des phénomènes historiques mais c’est le vingtième siècle qui est devenu « l’ère des exilés » (Paterson, 2008 : 87). Saïd l’explique :

The difference between earlier exiles and those of our own time is, it bears stressing, scale: our age – with its modern warfare, imperialism, and the quasi-theological ambitions of totalitarian rulers – is indeed the age of the refugee, the displaced person, mass immigration (174).

Bien que chaque personne qui soit empêchée de retourner dans son propre pays est un exilé, Saïd fait la distinction entre exilés, réfugiés, expatriés et immigrants (181). D’un point de vue historique, les exilés sont ceux qui ont été bannis de leur pays d’origine, souvent pour des raisons politiques (Paterson, 2008). Les réfugiés sont, selon Saïd, une création du vingtième siècle. Il s’agit des gens qui ont dû quitter leur pays pour des motifs religieux ou politiques. Les expatriés, par contre, choisissent volontairement de changer de pays, surtout pour des raisons personnelles et sociales. Les émigrés, quant { eux, ont un statut ambigu car, comme l’explique Paterson, « certains décident volontairement d’habiter un nouveau pays alors que d’autres sont motivés par des considérations économiques et sociales » (89).

Le sentiment d’exil est déclenché par le déplacement et l’impossibilité de retourner chez soi. Saïd définit le terme comme : « the unhealable rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home » (173). Il s’agit d’une perte, d’un pays qu’on quitte, et la douleur qui l’accompagne ne peut pas être surmontée : « the achievements of exile are permanently undermined by the loss of something left behind forever » (Saïd, 173). L’exil est l’idée constante d’être étranger, de ne plus appartenir à un lieu, à un peuple, à un héritage. En arrivant dans un nouveau pays, l’exilé est coupé de sa communauté, de sa langue, de sa culture et de ses coutumes ; « in a very acute sense exile is a solitude experienced outside the group » (Saïd, 177).

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13 Pour exprimer cette idée, Moisan et Hildebrand ont fait la distinction entre l’exil extérieur et l’exil intérieur, « l’un produisant l’autre et vice versa » (223). Le premier est le bannissement et l’expatriation, volontairement ou non, ou en d’autres mots le départ de la terre natale et l’arrivée dans un pays inconnu. L{ commence la deuxième forme d’exil : « l’enfermement progressif dans le silence, dans l’imaginaire, dans la prise de distance des lieux, des gens et des cultures » (Moisan et Hildebrand, 223). L’exil intérieur suscite ensuite des questions « d’existence, d’identité, de singularité, de solitude, de doute et d’incompréhension » (Moisan et Hildebrand, 223).

L’exil étant une conséquence directe de l’immigration, nous nous demandons si et comment le développement identitaire, arrêté et emprisonné par l’exil, pourrait surpasser cette crise. Selon Paterson, une identité transnationale13 implique un nouveau rapport { l’espace (97),

c’est vivre dans le maintenant ici. Il ne s’agit donc plus de s’accrocher au pays d’origine mais d’embrasser la présence dans un nouvel environnement. L’individu se définit donc en fonction de ce nouvel espace et il sort de la non-appartenance. Selon Paterson « le sujet clivé, dépossédé et en dérive est remplacé par un sujet mobile, fort dans la possibilité d’un renouvellement identitaire » (98/99).

Paterson part de l’idée que le transnationalisme est un processus identitaire dans lequel la formation identitaire n’est plus définie par des frontières politiques ou géographiques, mais qu’elle va au-delà de frontières nationales afin de créer de nouvelles formations identitaires (96). Par conséquence, le sujet transnational ne se définit pas par son lieu d’origine mais il fait un nouveau rapport { l’espace. Pour ce faire, il refuse la nostalgie pour son pays natal. L’errance identitaire résultant de l’immigration est en fait la libération de ses racines et elle fait que les frontières { l’intérieur de l’individu s’effacent pour qu’il arrive { se transformer. Bien que ce renouvellement identitaire transnational nous semble une idée intéressante, la façon dont Paterson décrit cette transgression est selon nous une rupture trop dramatique avec le pays d’origine. L’état mobil du sujet transnational qu’elle envisage ne peut pas être atteint par la perte ou l’oubli total de son pays natal. Moisan et Hildrebrand témoignent d’une vision qui attribue plus d’importance { l’influence mutuelle de différentes cultures sur l’individu : « le transculturel est la traversée des cultures en présence, les deux à la fois, une altérité culturelle vécue comme un passage dans et { travers l’autre » (17). L’identité transculturelle est le produit de plusieurs rencontres culturelles qui forgent une nouvelle forme identitaire. La pensée transculturelle sera élaborée plus loin. D’abord, nous insistons sur les notions d’entre-deux et d’altérité, pour avoir une image complète de la problématique migrante avant de pouvoir discuter la possibilité d’une transgression identitaire.

13 Elle utilise le terme transnational, selon nous il serait même possible de le substituer par transculturel,

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14 L’altérité

L’altérité est le fait d’être autre : le sujet migrant, coupé de son pays d’origine avec lequel il s’identifiait autrefois, se définit maintenant par le fait d’être autre, en insistant sur ce qui le différencie du groupe majeur. L’altérité fait partie du discours identitaire, elle est donc inévitablement liée à la formation identitaire. Michel Laronde fait la distinction entre deux sens du terme identité, d’une part il désigne « le caractère de ce qui est identique » (19), et s’oppose donc { l’Altérité, que Laronde définit comme « caractère de ce qui est autre » (19), d’autre part l’identité veut dire « le fait d’être tel individu distinct de l’autre grâce { des éléments qui me différencient de lui » (Laronde, 19). Dans ce deuxième sens, être autre apporte quelque chose d’unique { l’identité et définit l’homme en tant qu’être individuel parmi beaucoup d’autres. Dans ce contexte, l’altérité devient « la marque de [s]on identité » (Laronde, 19) tandis que dans la première définition, l’altérité menace l’identité collective, qui est nourrie par les éléments de similarité dans un groupe. L’individu intègre { son identité « toutes les pratiques de [s]on groupe culturel » (Laronde, 19) et rejette tout élément qui ne correspond pas à son identité collective, c’est pour cela qu’il rejette aussi chaque personne qui n’appartient pas { son groupe. Ce qui nous occupe surtout dans ce travail est la relation antonymique entre similarité et altérité.

Les immigrés venus dans une nouvelle société sont considérés comme autre et sont repoussés par le groupe majeur. Paterson met l’accent sur le caractère réversible du concept de l’autre car « si (…) dire l’Autre, c’est poser que a n’est pas b, c’est aussi poser que b n’est pas a » (2004 : 22). C’est donc le point de vu exprimé qui nous permet d’identifier l’autre14. Pour ce

faire, il faut d’abord déterminer le groupe de référence, terme emprunté à Landowski, « qui peut être social, religieux, politique, familial, ethnique » (Paterson, 2004 : 23). C’est ce groupe qui établit les codes sociaux et qui détermine la norme culturelle et politique. Le groupe de référence a le « pouvoir d’admission, d’assimilation, de ségrégation ou d’exclusion sur ceux qui seront perçus comme étant différents » (Paterson, 2004 : 24). Ce n’est pas en comparant un individu { un autre qu’on arrive { identifier le personnage de l’autre, mais en étudiant son rapport avec une unité plus grande.

La littérature migrante nous offre l’opportunité unique d’étudier le discours de l’autre car elle fait entendre la voix de l’autre et surtout l’expérience de son altérité. Les personnages exilés mis en avant sont hantés par l’idée d’appartenir { d’autres espaces, { d’autres territoires, se souvenant d’autres temps. Ils errent « dans [d]es espaces et [d]es temporalités diverses pour raviver la mémoire » (Paterson, 2004 : 144). Le fait que le narrateur migrant est incapable de se situer dans son nouvel environnement n’est selon Paterson pas étonnant « puisque tout lui rappelle son statut d’étranger : la langue, les mœurs, le climat et, fréquemment, le regard des Autres » (2004 : 149).

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15 Pour aborder la question identitaire de l’autre, il faut examiner le point de vue de l’autre vis-à-vis de son nouveau pays, comment il perçoit le groupe de référence et son espace car « l’Autre ne peut construire son identité qu’en construisant la figure du groupe dominant : c’est en reconnaissant les traits distinctifs du groupe que l’Autre percevra sa propre différence » (Paterson, 2004 : 149). L’attitude envers le nouvel environnement est influencée par le vécu antérieur du personnage, car ceci fonctionne comme cadre de référence. L’identification avec la différence dépend largement de l’expérience de l’immigration, les motifs pour quitter son pays et d’autres facteurs comme « l’âge du personnage, son passé (heureux ou malheureux), son éducation et les conditions de vie dans le pays d’accueil » (Paterson, 2008 : 90). Comme le souligne Paterson, dans le récit migrant il est donc important de « mettre en question le désir de l’Autre par rapport { sa relation au groupe dominant » (2004 : 149) en se demandant s’il cherche à « s’intégrer dans la collectivité, c'est-à-dire à éliminer autant que possible les traces de sa différence dans l’espoir de faire partie du groupe de référence ? Ou bien, au contraire, veut-il investir son identité en pariant sur son altérité ? » (2004 : 149).

À l’aide des idées de Landowski, Paterson insiste sur la différence non pas comme « une différence de substance » (2004 : 150) mais il s’agit plutôt des « différences pertinentes » (2004 : 150), ce qui veut dire que le sujet migrant construit un ensemble de traits qui le différencient du groupe de référence. Ce n’est donc pas nécessairement le caractère en soi qui mène le sujet migrant { un état d’altérité, mais sa perception du groupe de référence ; « c’est le je qui se distingue du nous en fixant les signes de sa différence » (Paterson, 2004 : 154). Enfin, selon les mots de Marco Micone cité par Paterson, « l’immigré est tiraillé de l’impossibilité de rester tel qu’il était et la difficulté de devenir autre » (2004 : 159). Comme il a quitté son pays d’origine, l’immigré n’y appartient plus complètement mais en même temps il n’arrive pas non plus à s’identifier avec la culture des autres au pays d’accueil. Les sentiments d’altérité du sujet migrant mènent { un état d’entre-deux, où il est coincé entre différentes cultures.

L’entre-deux

Une caractéristique de la littérature migrante est qu’elle n’insiste pas sur les différences strictes entre plusieurs cultures, comme l’explique Iris Gruber, mais qu’elle met l’accent sur :

la situation de l’entre-deux, entre l’identité et l’altérité, le passé et le présent, l’intérieur et l’extérieur etc. La tension qui en résulte rend fluctuantes les frontières fixes, rend impossible les attributions d’identité homogènes, met en jeu les simultanéités, les appartenances multiples, les insécurités(30).

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16 l’individu y est figé, c'est-à-dire qu’il n’arrive pas { surpasser le déracinement. Aussi, comme l’explique Paterson, beaucoup de migrants sont-ils des « sujet[s] en dérive : fixé sur ses origines, hanté par son passé et son pays natal auquel il n’appartient plus » (2008 : 95).

Paterson signale que la transformation identitaire du migrant dépend de son rapport avec l’espace-temps. Elle explique que « toute construction identitaire passe effectivement par un processus de localisation du monde, la saisie de l’espace est une opération qui engage non seulement le régime identitaire du sujet, mais en permet la (re)construction et la transformation » (2008 : 92). Comme l’entre-deux désigne un « non lieu » (2008 : 94), où le migrant n’arrive pas { se fixer dans l’espace et le temps, « aucune transformation identitaire ne peut s’effectuer » (2008 : 94) ; l’entre deux est un « clivage identitaire » (2008 : 91).

L’entre-deux est un non lieu, où les personnages errent quelque part entre leur pays d’origine et le pays d’accueil, entre le passé et le présent sans pouvoir se fixer ; « cette errance est la perpétuation de [leur] statut d’exilé » (Paterson, 2004 : 148).

2.3 Vers une théorie transculturelle

Les notions d’exil et d’altérité présentées ici donnent une image claire de la problématique migrante, tout en insistant sur l’aliénation et le manque de développement identitaire. Le sujet migrant, exilé et dépaysé, semble être figé dans le temps et l’espace, sans pouvoir progresser. Dans ce qui suit, nous présentons une théorie qui offre une autre vision sur les conséquences de l’expérience de l’exil, { savoir celle du transculturalisme ou transculturalité. Avant d’élaborer ce terme, nous consacrons d’abord quelques mots { la terminologie. Ensuite, nous insistons sur la signification de ce terme afin de le lier à la thématique de la littérature migrante.

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17 Comme les significations des deux appellations ne varient pas, nous avons examiné si la langue choisie, le français ou l’anglais, pourrait être la cause de l’existence de deux mots indiquant la même idée. D’après notre recherche, transculturalisme en français ne se laisse pas toujours traduire par le même mot en anglais ; au lieu de cela, les auteurs optent souvent pour le terme « transculturality » dans les textes en anglais. Les textes de Benessaieh, qui écrit en anglais aussi bien qu’en français sont un bel exemple de ce phénomène, ce que nous montrons { l’aide des deux articles que nous avons étudiés pour notre recherche. Dans « Multiculturalism, Interculturality, Transculturality », elle utilise, comme le titre l’indique déjà, transculturalité pour décrire le « concept that captures some of the living traits of cultural change » (2010 : 11) tandis que dans « Multiculturalisme dense ou violence massive : quatre scénarios possibles », elle choisit le terme transculturalisme. Bien qu’il soit possible que le développement de l’idée initiale d’Ortiz dans deux langues différentes ait créé deux mots pour décrire la même notion, il n’est pas possible d’éclaircir le tout par cette explication car en français on utilise aussi le mot transculturalité, comme en témoignent den Toonder et Guinoune dans Relief.

En nous référant aux études utilisées pour expliquer cette perspective, nous avons choisi d’utiliser la terminologie des auteurs cités pour rester fidèle au texte original. C'est-à-dire que nous parlons de transculturalité aussi bien que de transculturalisme pour insister sur cette nouvelle perspective15. Dans notre analyse, nous avons opté pour le terme du transculturalisme

pour décrire les phénomènes culturels contemporains pour en faire une unité claire.

Bennesaieh et Welsch partent de l’idée que la notion traditionnelle de culture, qui décrit la culture comme des systèmes autonomes et séparés, ne décrit pas la situation actuelle. En rendant compte de la mondialisation, Bennesaieh dit qu’il est important d’étudier et de comprendre le changement culturel des sociétés qui sont en contact avec des influences étrangères. La réflexion existante accepte l’idée qu’on pourrait simplifier la définition de culture, en argumentant qu’il s’agit de systèmes fixes et isolés qui essaient de survivre quand ils sont confrontés à d’autres (Benessaieh, 2010 : 15). Cette idée, comme le signale Welsch également, n’arrive pas { décrire la complexité des cultures modernes. Les termes de multiculturalisme et de l’inter-culturalité, qui essaient de résoudre les défauts de la notion traditionnelle, n’arrivent pas non plus { éviter ce problème, car, bien qu’ils partent de l’idée d’une compréhension mutuelle, ils acceptent la même notion de cultures autonomes que la définition traditionnelle, qui résulte en une séparation et une « ghetoization » (Welsch, 196) de différents groupes ethniques. Pour cette raison Welsch argumente que ces termes sont « almost as inappropriate as the traditional concept itself » (195). Il dit qu’il ne faut plus considérer la culture comme

15 Ces deux termes servent également comme la traduction française des mots anglais transculturality et

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18 homogène et séparée de l’autre, mais qu’elle a adopté une forme transculturelle qui « passes through classical cultural boundaries » (197).

La transculturalité est un terme qui s’applique { deux niveaux, selon Welsch, à savoir le niveau macro et le niveau micro. Le premier décrit la transculturalité au niveau des cultures, d’un groupe plus large. Les cultures en elles-mêmes sont complexes, les différences se présentent même { l’intérieur d’une culture, et en même temps elles sont en relation continue avec d’autres cultures, interconnectées par leur « external networking » (Welsch, 197). Les cultures modernes ont un caractère hybride, car composées par différents éléments culturels des pays du reste du monde. Welsch conclut donc que rien n’est plus absolument étranger, comme tout est accessible, et donc rien n’est absolument propre non plus (197).

La transculturalité joue également un rôle au niveau des individus, ce que Welsch appelle le niveau micro. Nous, en tant qu’individus, sont des êtres hybrides grâce { nos différentes connexions qui sont décisives dans notre formation culturelle. Il souligne qu’il faut faire la distinction entre identité nationale et culturelle, car la nationalité d’une personne ne le définit pas culturellement. Ce sont l’expérience culturelle et l’intégration de différents aspects identitaires qui font d’un individu un être transculturel.

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19 Dans un article plus récent, Benessaieh insiste sur l’approche transculturaliste en explorant d’abord le monoculturalisme, l’interculturalisme et le multiculturalisme. Les deux premières notions s’éloignent du transculturalisme car ils partent de l’idée qu’il existe une culture dominante. Dans le monoculturalisme, cette culture se superpose à toute autre qu’elle considère comme « secondaires ou rivales et donc dangereuses » (Benessaieh, 2011 : 63). On retrouve ce dualisme culturel aussi dans le scénario interculturaliste. Il s’agit d’un groupe qui se pose comme référent identitaire, c'est-à-dire qu’il est dominant, qu’il soit majoritaire ou pas, et qu’il met ses valeurs culturelles central dans la société. Benessaieh distingue deux variantes de ce modèle, à savoir celle qui, comme le monoculturalisme, exclut toute autre communauté culturelle et celle qui, s’approchant du multiculturalisme, met l’accent sur le rapport entre le groupe de référence et d’autres groupes culturels. La vision multiculturaliste correspond { la perspective présentée plus haut, chaque groupe ethnique étant libre de célébrer ses coutumes. Pourtant Benessaieh note, { l’instar de Kymlicka et contrairement { l’idée de ghettoïsation de Neil Bissoondath, que les politiques multiculturelles sont les seules qui savent « concilier citoyenneté démocratique au respect des droits humains fondamentaux » (2011 : 65). Pour cette raison Benessaieh explique le transculturalisme comme un « multiculturalisme dense » (2011 : 70), qui, au lieu d’isoler les différents groupes, les met en relation par la rencontre et l’interaction. La définition qu’elle donne est la suivante :

Le cadre transculturaliste pour sa part, ne nie pas tant l’existence de frontières ou de distinctions entre les cultures, il porte surtout attention aux points de résonnance, aux ouvertures et aux transformations mutuelles surgissant de la rencontre et de la relation entre individus, communautés culturellement différenciées (2011 : 66).

Les notions d’exil, d’altérité et d’entre-deux que nous avons présentées ne sont dans la perspective transculturelle qu’une étape du développement identitaire. Il s’agit avant tout de surpasser le fait d’être autre et de réunir tous les éléments étrangers. La rencontre entre différentes cultures, qui peut mener { des sentiments d’exil, d’errance, de friction entre le passé et le présent, entre l’intérieur et l’extérieur, est la base pour la réunion de chaque élément culturel et leur incorporation identitaire, ce qui permet { l’individu de faire une transgression identitaire transculturelle.

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21 3 Analyse : l’évolution transculturelle { travers les notions d’exil, d’altérité et d’entre-deux Les deux romans analysés dans ce mémoire portent tous les deux sur le thème de l’exil. La protagoniste du roman Le Bonheur a la Queue Glissante, Dounia, raconte ses expériences d’immigration à travers un monologue intérieur. Poussée par sa fille qui veut écrire un livre sur sa mère, Dounia réfléchit sur sa vie. Elle a immigré avec son mari et cinq enfants du Liban au Canada où elle s’installe dans la ville québécoise Montréal. Elle y donne naissance à son sixième enfant. Elle ne sait ni lire ni écrire, et elle ne parle presque pas. La seule langue qu’elle connaît est l’arabe, c’est pourquoi son mari, Salim, et surtout ses enfants fonctionnent comme traducteurs dans la société canadienne. Par manque d’instruction, elle se croit muette et inintelligente, ce qui résulte en un sentiment d’emprisonnement et de culpabilité. La seule chose qu’elle puisse faire pour ses enfants est de préparer de la nourriture. Comme elle est âgée et attend la mort, elle réfléchit sur son passé et sa position dans la vie.

Le Fou d’Omar raconte l’histoire de la famille Lkhouloud, qui, elle aussi, a des origines libanaises. Comme la famille de Dounia, les Lkhouloud s’installent également { Montréal. Bien que la famille soit influencée par l’immigration, l’accent est surtout mis sur l’aliénation de soi résultant de la folie. Le fils aîné, Radwan, souffre d’une maladie mentale. Son état psychologique et la recherche d’une guérison ont déséquilibré toute la famille. Le roman offre une perspective unique, dans le sens que chaque personnage raconte sa version de ce qui s’est passé. Autour de la mort du père, quatre personnages racontent leur histoire, à savoir Lucien Laflamme, le voisin des Lkhouloud, Radwan Omar Abou Lkhouloud, le fils fou, Pierre Luc Duranceau alias Rawi Omar Abou Lkhouloud, son frère et Omar Khaled Abou Lkhouloud, le père.

3.1 Exil

Comme le thème de l’exil est omniprésent, nous examinerons d’abord les deux romans en insistant sur la façon dont les protagonistes vivent leur position d’exil. Nous nous n’intéresserons pas seulement { l’expérience d’immigration ou bien l’exil extérieur, qui résulte d’un éloignement de la terre natale et en une absence d’un lieu fixe pour la définition de soi, mais aussi { l’expérience de l’exil intérieur, c’est-à-dire la rupture identitaire qui pourrait résulter en une perte de soi.

Exil extérieur

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22 eux, j’étais différente »16. De l’autre côté, c’est le fait d’être mariée avec Salim qui va influencer

son identité. Salim va faire partie de cette identité. Cet aspect sera élaboré dans la partie sur l’exil intérieur. Nous insistons d’abord sur les différents exils extérieurs, c'est-à-dire le déplacement physique des personnages principaux.

Le village où est née Dounia est le seul endroit où elle s’est sentie chez elle. Elle y appartient. Ce n’est qu’en quittant son village qu’elle se rend compte de son appartenance. Partout où elle va ultérieurement, elle se rend compte de sa non-appartenance, ce qui évoque des sentiments d’altérité, qui seront élaborés plus loin. Pour elle, émigrer est « s’en aller, laisser derrière soi ce que l’on va se mettre { appeler mon soleil, mon eau, mes fruits, mes plantes, mes arbres, mon village » (Bonheur, 43). C'est-à-dire que tout ce qu’elle a connu dans son village natal lui appartient, fait partie de son identité et ce n’est qu’en partant qu’elle voit tout ce qui était la sienne mais à ce moment-l{, elle a déj{ tout perdu. Pour Dounia il n’existe plus un lieu fixe sur la terre où elle se sent chez elle.

Le deuxième exil est quand elle va émigrer avec sa famille au Canada. Comme Salim y avait du travail, il fait venir sa famille. Le changement de pays a encore une influence plus grande sur Dounia et affecte aussi sa famille. Bien que Dounia ait eu le statut d’étrangère dans le village de son mari, elle pouvait quand même fonctionner dans la vie quotidienne tandis qu’au Canada elle se place hors de la société. Surtout la langue l’empêche de se construire une vie sociale : « je ne connaissais pas la langue du pays, je ne sortais jamais de la maison » (Bonheur, 32). L’isolement social est une conséquence dure de l’exil.

Cet isolement et la non-intégration caractérisent également Le Fou d’Omar. Quoique le voisin des Lkhouloud signale que la famille parle très bien le français, il s’étonne de ses voisins car ils se distancient de la vie sociale : « d’habitude, je les vois sortir leurs sacs { ordures. Une fois par semaine, au moins. On se salue, c’est tout »17. Il s’agit d’une famille libanaise retirée du

monde extérieur : « c’est étonnant quand même, qu’après quinze ans, je me demande encore qui sont mes voisins ! » (Fou, 14). Comme Dounia, eux aussi évitent tout contact avec les Québecois.

Dounia, seule avec cinq enfants fait le long voyage du Liban au Canada en bateau, même si elle a voulu rester au Liban, « [elle a] plié » (Bonheur, 55). L’immigration évoque un étrange sentiment chez Dounia : « partir pour toujours, partir en sachant qu’on ne reviendra pas… (…) différent de la peine, du chagrin, de la souffrance de tous les jours… (…) que rien ne sera jamais comme avant… comme si on assistait { sa propre mort… » (Bonheur, 52). Pour elle, immigrer initie un processus de deuil. Dès le moment qu’elle s’est exposée aux autres, d’abord aux villageois du village de son mari et plus tard aux Québecois, elle a le sentiment de mourir, de se

16 Abla Farhoud, Le Bonheur a la Queue Glissante, Montréal : l’Hexagone, 1998 ; Montréal : Typo, 2004,

p.43. Dans ce qui suit le mot Bonheur sera utilisé suivi du folio.

17 Abla Farhoud, Le Fou d’Omar, Montréal : VLB éditeur, 2005, p. 13. Dans ce qui suit le mot Fou sera

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23 détériorer lentement. Pour les Lkhouloud, l’immigration est également une expérience dure qui les éloigne de leur famille. L’adaptation dans un nouveau pays n’est pas facile : « on était seuls au monde. Je veux dire que notre famille n’avait ni oncles ni tantes ni cousins ni cousines ni voisins ni amis. On vivait comme dans une île perdue au milieu d’un océan gelé » (Fou, 28). Le climat du Canada diffère de celui du Liban, non seulement par la température mais aussi par la nature des gens. Le changement de pays demande des Lkhouloud qu’ils s’adaptent. Se croyant seuls, les membres de la famille se collent l’un contre l’autre, sans faire des contacts avec des Québécois : « ceux qui sont nés ici peuvent plus facilement se faire des amis, ils n’ont pas besoin de s’accrocher { leur famille. Quand on est né ailleurs, on se ramasse avec ceux qui sont nés ailleurs. Ou bien avec des exilés dans leur propre pays aussi mal pris que les vrais » (Fou, 51).

En arrivant au Canada, Dounia n’a plus rien. De plus, elle ne parle ni le français ni l’anglais. Elle se concentre complètement sur sa famille, sans s’intégrer dans la société canadienne. Pourtant, elle valorise tous ceux qui ont aidé sa famille mais, incapable de s’exprimer, elle rencontre toujours le même problème, celui de la langue : « j’étais la seule { me préoccuper du bien-être de nos hôtes. Si au moins j’avais pu leur parler (…) Ils voyaient bien que je n’étais pas muette, mais moi, j’aurais aimé être vraiment muette et sourde et aveugle. Ç’aurait été plus facile puisqu’il fallait que je fasse comme si je l’étais » (Bonheur, 71). Comme elle ne sait pas s’exprimer et qu’elle n’ose pas rompre avec l’habitude de se mettre toujours { l’arrière plan, elle aime mieux disparaître complètement. Celle qui est muette, sourde et aveugle n’aperçoit rien du monde, ni son malheur ni son bonheur. Elle préfère ne participer à rien et ne rien éprouver, ne plus être confrontée { sa position d’étrangère. En conséquence, elle se sent seule : « combien de fois dans ma vie ai-je crié sans que personne vienne m’aider… chaque fois mes propres mains ont délié seules ma gorge en m’apprenant un peu mieux, chaque fois, la manière de faire » (Bonheur, 63). Au lieu de se tourner vers l’extérieur, de demander de l’aide, elle intègre la peine { l’intérieur d’elle en choisissant de ne pas parler.

Son invisibilité et l’idée qu’elle ne peut rien faire pour ses enfants qui grandissent dans un pays qu’elle ne connaît pas, la rend très malheureuse. Dès que ses enfants peuvent parler, elle dépend d’eux : « j’ai toujours eu besoin de mon mari et de mes enfants pour la moindre action { l’extérieur de la maison (…) Cette sorte de dépendance, même si je m’y suis un peu habituée, m’est encore difficile » (Bonheur, 88). Elle est incapable d’aider ses enfants car elle se présente comme muette, ne parlant pas la langue du pays d’accueil. Ce sont donc les enfants qui l’aident. La seule chose que Dounia peut offrir à ses enfants est de la nourriture, qu’elle prépare avec beaucoup d’amour.

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24 que je suis » (Bonheur, 36). Ils ont une double fonction. D’un côté, elle se définit { travers eux, elle vit pour eux. Après avoir quitté sa terre natale, ses enfants lui donnent une raison pour continuer { vivre, ils ont besoin d’elle en tant que mère. Ce rôle a une grande importance dans la tradition arabe, ce qui deviendra clair dans la partie qui concerne l’altérité dans lequel nous abordons la position de Dounia en tant que femme arabe. De l’autre côté, ses enfants, étant intégrés dans la société canadienne, sont la preuve qu’elle ne fait pas partie de la société car elle n’arrive pas { les reconnaitre complètement: « mon regard passait de l’un { l’autre plusieurs fois et je n’ai pu m’empêcher de me demander s’ils étaient bien mes enfants ou les enfants de la voisine comme on dit » (Bonheur 13). Elle est partiellement exclue de la vie de ses enfants, ce qui est une réalité douloureuse.

Bien que les enfants aient tous trouvé une place dans la société canadienne, sauf l’aîné Abdallah qui souffre d’une maladie mentale, le déplacement de leur terre natale a laissé ses traces, même chez eux. Surtout les fils ont souffert du changement de pays, ils « n’ont pas atteint leur juste dimension » (Bonheur, 129), tout comme Dounia : « leur tête flotte quelque part, mais pas au-dessus de leur corps. L’émigration est peut-être venue changer des choses. (…) On dit qu’un arbre trop souvent transplanté donne rarement des fruits { planter » (Bonheur, 129). Les filles, par contre, semblent mieux s’adapter aux changements même si elles « aussi ont été souvent transplantées… » (Bonheur, 129). Selon nous, cette différence pourrait être liée à la tradition arabe. Si les filles obtiennent plus de liberté { l’Occident, vu que les femmes arabes connaissent peu de liberté au pays d’origine, les garçons perdent leur statut de supériorité et leur contrôle sur la vie dans la nouvelle société. Ils ont donc plus de difficulté { s’adapter, se rendant compte que le pouvoir de l’homme, et donc aussi celui de leur père, diminue. Les filles, par contre, arrivées dans le nouveau pays, rêvent d’une autre vie, qu’elles peuvent finalement réaliser. Cela vaut en tout cas pour les filles de Dounia, qui ont pu choisir leur mari et travaillent hors de la maison, ce qui dans la société arabe traditionnelle est impensable.

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25 Une fois revenue, la famille ressent un choc culturel dans son pays d’origine. Dounia se rend compte que l’immigration et l’exil sont des processus irréversibles : « en arrivant à Beyrouth, il nous a fallu tout de suite nous mettre au pas (…) il y a une manière de se comporter en société (…) J’avais eu le temps d’oublier toutes ces règles » (Bonheur, 108). L’illusion que la famille retrouverait sa place dans le pays d’origine a définitivement disparu. La même chose vaut pour ses enfants, qui eux aussi se sentent distanciés du Liban : « nous avons tous eu du mal à nous adapter à notre nouvelle vie, à notre nouveau pays, même Salim qui avait tant rêvé et nous avait fait rêver avec lui » (Bonheur, 111). Le fait que Dounia parle d’un nouveau pays, indique bien qu’il ne s’agit pas d’un vrai retour, mais d’un nouveau déracinement.

Juste au moment où Dounia commençait à « [s’]habituer { vivre au Canada » (Bonheur, 101) elle change de nouveau de pays. De plus, la famille s’installe à Beyrouth, qui est en grand contraste avec le village dans la montagne où elle habitait autrefois. Après avoir vécu une quinzaine d’années au Canada, le Liban a perdu toute importance pour elle car elle n’y connaît personne, sa mère étant morte et son père, ses frères et sa sœur ont immigré en Argentine et elle n’a jamais eu d’amis. Elle et sa famille dépendent de l’aide des cousins de Salim. Dounia ne retrouve donc rien d’elle au Liban, au lieu de cela elle est de nouveau entourée d’étrangers.

Le choix de son mari de retourner est motivé par une certaine agitation qui ne semble jamais s’apaiser. Salim n’arrive pas { trouver sa place, { se fixer. Il est toujours en train de se déplacer, sans trouver de la paix : « à cette époque, il [Salim] allait et venait sans arrêt : Montréal, Beyrouth, Bir-Barra, son village, Montréal. Il cherchait une place où se poser, une place où il serait bien. Ici, il s’ennuyait de l{-bas, là-bas, il s’ennuyait de ses enfants » (Bonheur, 92). Deux catégories ont été faites pour décrire les types d’exilés. Miraglia fait la distinction entre l’exilé qui arrive { nouveau { s’enraciner, elle classe Dounia parmi eux18, Salim se trouve selon elle dans

le camp opposé, celui qui restera voyageur pour toujours : « quand ils [voyageurs] ont mal ici, ils veulent aller ailleurs. Ils oublient que le mieux être est inaccessible puisqu’ils portent en eux leur étrangeté » (Miraglia, 8).

Le malaise résulte chez Salim souvent en de la violence. N’ayant pas d’influence sur le cours des choses, il s’exprime par des mots forts contre sa femme et ses enfants : « les premières années passées ici [au Canada], nous étouffions tous les deux, lui [Salim] regardant vers l’extérieur, et moi le regardant. Lui éclatait par en dehors en frappant, en cassant tout ce qu’il touchait, et moi, j’éclatais par en dedans, ne sachant où déverser ma peine » (Bonheur, 42). Juste avant sa mort, Salim confie { Dounia toutes les peurs qu’il a eues pendant les premières années au Canada et qu’il a voulu se suicider parce qu’il se croyait incapable d’entretenir sa famille, ce qui serait un échec pour un homme arabe : « il n’avait pas de métier, pas d’expérience en rien

18 Elle dit même : « Dounia est (…) arrivée { une période dans sa vie où l’exil ne la fait plus souffrir » (5).

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26 puisqu’il n’avait jamais vraiment travaillé, il ne connaissait pas la langue et se sentait seul, désespéré et sans avenir » (Bonheur, 142).

Pour Salim aussi, la nouvelle adaptation au Liban est difficile. Il vient de la montagne et il n’a pas la mentalité de la grande ville où le plus fort gagne le plus :

le plus « fort » est souvent celui qui ment le mieux, qui parvient à escroquer moins habiles menteurs que lui. Sans parler de ceux pour qui l’argent devient une drogue et qui en veulent toujours plus. Ils mentent autant qu’ils respirent, parlent pour séduire et pour mieux tromper. C’est la règle. (Bonheur, 107)

Les qualités de Salim, qui est « naïf, honnête, trop honnête, [qui] fait confiance aux gens et [qui] pense que toute le monde est comme lui » (Bonheur, 107), l’ont aidé au Canada { construire une entreprise réussie. Au Liban, par contre, il s’est trouvé sans argent en un rien de temps.

Un des avantages de leur retour pour Dounia est qu’elle sort de son isolement social. Comme la langue ne pose plus de problème, elle peut librement partir de la maison pour aller au marché. Pourtant, elle n’est jamais tout { fait comme les autres car même au Liban son accent montagnard et ses vêtements de l’occident montrent qu’elle est différente. Dounia ne semble pas pouvoir s’habituer aux gens libanais. D’un côté, elle est contente de pouvoir prendre un café avec ses voisins et qu’ils peuvent se parler, de l’autre côté elle n’aime pas ceux « qui ne décollent plus de leur chaise, qui veulent tout savoir, qui colportent les nouvelles, les amplifient, les déforment, qui parlent en mal des autres en leur absence » (Bonheur, 105/106). Comme le signale correctement Dagenais, « [l’]exil géographique a donc entraîné une forme d’exil social » (6), ce qui veut dire que le changement de pays entraine des changements personnels par l’adaptation aux nouvelles coutumes et sépare l’individu des gens du pays d’origine. Il est donc isolé de la vie sociale parce qu’il n’arrive plus { se reconnaître dans les valeurs du pays.

Vivant en pauvreté au Liban, Dounia pense aux meilleurs temps qu’elle a connus au Canada. Elle ne semble pas pouvoir s’habituer aux coutumes et valeurs de Beyrouth. Au Canada, elle a vécu complètement isolée du monde, à Beyrouth, elle ne supporte pas le regard des autres : « Beyrouth avait tous les défauts d’une petite ville, même d’un village, avec les prétentions d’une grande ville ; tout se jouait sur les apparences, la superficialité et le cliquant » (Bonheur, 108). Encore une fois perdue dans l’exil, sans pouvoir se relater aux autres, Dounia préfère le silence : « si j’avais { me lever et { dire { haute voix ce que je pense, aucun mot ne sortirait de ma bouche ou peut-être quelques mots hésitants » (Bonheur, 108).

(27)

27 vie » (Bonheur, 110). La guerre civile au Liban, qui a exilé tant d’autres, réunit finalement la famille au Canada.

Dounia et son mari trouvent pour la deuxième fois refuge au Canada, et ses enfants vont aussi s’y installer définitivement. Maintenant que Dounia est vieille, étant près de ses enfants et petits-enfants, elle dit « partout c’est ma place » (Bonheur, 77). C’est que son déracinement total la mène { se construire une définition de sa place dans l’espace complètement dépendante de ses enfants, comme elle a toujours dépendu d’eux : « mon pays, ce n’est pas le pays de mes ancêtres ni même le village de mon enfance, mon pays, c’est là où mes enfants sont heureux » (Bonheur, 22). Miraglia conclut de cette dernière citation qu’elle est « arrivée à une période dans sa vie où l’exil ne la fait plus souffrir et où son bien-être ne dépend pas de son appartenance à un espace et à une patrie particuliers mais uniquement de ses rapports affectifs avec ses enfants » (5). Pourtant, l’identité déchirée par l’expérience de l’exil ne semble selon nous pas apaisée, plutôt renforcée car Dounia n’a aucun aspect identitaire d’elle-même pour se définir en tant qu’individu, ce sont toujours les autres qui la déterminent. Même la déclaration qu’elle veut mourir dans un hospice est pour faciliter la vie de ses enfants :

quand j’ai dit « Mettez-moi dans un hospice », je n’ai pas dit le fond de ma pensée, mais ce qui semblait convenir à mes enfants. Je me suis mise à leur place, oubliant la mienne. C’est ce que je fais toujours. Je ne voulais pas qu’ils sentent que leur mère pourrait devenir un poids plus grand qu’il ne l’a été. (Bonheur, 87)

L’idée proposée par Miraglia qu’ « avec le temps, Dounia devient plus forte » (7) est en opposition avec la façon dont Dounia vit le regret et la douleur, croyant toujours qu’elle est « un jouet dans les mains du destin » (Bonheur, 115). Elle définit sa vie par le proverbe « celui qui est né est pris au piège et celui qui meurt se repose… » (Bonheur, 114). Dounia n’arrivera jamais à surpasser la douleur de l’exil, qui l’a emprisonnée toute sa vie, comme en témoigne le dernier chapitre du roman où Dounia se trouve dans l’hospice, symbolisant selon Marcheix l’expropriation de soi (184). C’est ici que Dounia perd toute conscience de sa personnalité, ce qui s’exprime dans la coexistence de ce que Marcheix appelle la non-personne (le pronom personnel elle) et le je, dans la même phrase : « elle est assise sur une chaise parfois, la plupart du temps dans son lit, la femme épave que je suis devenue » (Bonheur 157). Elle n’est même plus consciente du temps : « des années que je suis ici, peut-être des mois, ou quelques jours » (Bonheur 157). Il est clair qu’{ la fin de sa vie, elle est complètement isolée du monde, déchirée par l’exil.

Exil intérieur

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