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Année 2018 Numéro 16Sommaire

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Pauvres, mais honnêtes, nous paraissons quand nous pouvons, et notamment le jeudi 17 mai 2018

Année 2018 Numéro 16 Sommaire

Politique

L’étrange universalité des « dérives identitaires »… page 1 Italie

Deux « populismes » différents au pouvoir ?... page 12 Vatican

Le pape s’attaque aux excès de la finance 18… page 18

17 mai 1997 – 17 mai 2018 : Il y a 21 ans, l’AFDL prenait le pouvoir à Kinshasa… pageRDC 21

Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre nation.

FRIEDRICHENGELS

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Politique

L’étrange universalité des « dérives identitaires »

Par Guy De Boeck

Tout le monde en parle et on ne parle que de ça. Sortez le sujet par la porte, il revient par la fenêtre. A peine l’avez-vous rejeté de votre bol de potage, que vous le retrouvez barbotant dans la crème de votre dessert.

Le culte de « l’identité nationale » - et, par voie de conséquence, le rejet de ceux qui ne la possèdent pas ou semblent ne pas l’avoir suffisamment chevillée aux tripes – semble une attitude répandue presque universellement et singulièrement englobante, puisque rien ne lui échappe. Ceci, d’ailleurs, au prix de singulières déformations optiques, un foulard sur la tête d’une fille prenant parfois, dans les éructations oratoires, autant d’importance qu’un bombardement.

Il y a plus. L’inquiétude identitaire apparaît comme étrangement universelle et ubiquiste.

Il se manifeste au Sud comme au Nord. Et si, en Europe, l’identité nationale sert à sonner le tocsin à propos du « terrorisme islamique » et de « l’immigration envahissante », ailleurs on bat le gros tamtam d’appel au sujet de la « congolité » ou de « l’ivoirité » sujette à caution de certains groupes ou individus. Même au sein de la république islamique d’Iran, espace pourtant fort bien contrôlé, on murmure contre les sommes que le régime dépense, à l’extérieur, pour appuyer « des Arabes » alors qu’il y aurait bien des choses à faire, au pays, pour améliorer le sort des Iraniens.

Ce serait donc un phénomène planétaire, à la fois nouveau et inquiétant et il s’agirait d’une « Guerre des Civilisations » dans les discours le plus emphatiques. En tous cas, la sécurité de notre culture serait en péril ! Diable ! Regardons-y donc de plus près !

L’insécurité culturelle, qui se construit à partir de représentations que se font les individus et les groupes sociaux de la réalité sociale, et qui peuvent donc être plus ou moins vraies ou fausses, a partie liée à la conjoncture économique dégradée depuis des années, à ce que l’on

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nomme du terme générique de "crise". Mais pas uniquement. On trouve en effet l’expression de formes d’insécurité culturelle – et leurs conséquences politiques à travers notamment la présence importante et durable de forces populistes – dans d’autres situations économiques, beaucoup moins difficiles que la nôtre, ailleurs en Europe, ainsi que dans le reste du monde.

Si l’amélioration de la situation économique (réduction du chômage et de la précarité, augmentation du pouvoir d’achat, reprise de la croissance…) permettrait incontestablement de faciliter les choses, il y a une illusion, très répandue chez les responsables politiques, qu’elle serait suffisante. Or ce n’est pas le cas. D’abord parce qu’il faudrait une amélioration conséquente pour pouvoir disposer de suffisamment de ressources à distribuer ou redistribuer pour atténuer les effets de compétition pour les prestations sociales ou l’emploi entre groupes sociaux, et en particulier entre ceux qui sont perçus comme étrangers et nationaux (suivant la thématique bien connue de la Droite extrême). Ensuite parce qu’il y a des enjeux liés à la question "que faisons-nous ensemble ?" ou "qu’est-ce qu’être Polonais, Belge, Français, Allemand, etc… ?" dans l’Europe (au double sens de l’UE et du continent) d’aujourd’hui,

« qu’est-ce qu’être Congolais, Burkinabé, Chinois, Russe, Iranien, etc… ?" dans le monde

« mondialisé" qui est le nôtre, toutes questions qui ne se laissent pas réduire à l’économie ou au social.

Une question qui ne date pas d’hier

Tout discours qui oppose les « vrais Syldaves » ou « Syldaves de souche » à tous ceux qui ne seraient pas « vraiment Syldaves » - immonde ramassis de rastaquouères dont on devine que leurs intentions sont sournoises, lubriques et lâches – revient à dire « Nous sommes ici chez nous, et chez nous, c’est nous qui faisons la loi ». Autrement dit, c’est une revendication de souveraineté.

On peut difficilement être plus parlant que ce mot-là. La Souveraineté, évidemment, ce fut pendant des siècles l’apanage des rois, maîtres absolus de leurs « fidèles sujets ».

Intellectuellement, le pouvoir absolu ne laissait place, ni au doute, ni à la réflexion. Le Roi tenait sa légitimité de sa naissance et cela était voulu par Dieu.

Lorsque l’absolutisme fut écarté, plus ou moins brutalement, au profit de la démocratie, ce qui eut lieu à partir de la fin du XVIII° siècle, on se mit à parler en termes de souveraineté populaire et de souveraineté nationale. Mais, et il est fort important de s’en rendre compte, ces deux termes ne sont pas synonymes.

La souveraineté populaire a été défendue à l'origine par des révolutionnaires « radicaux », inspirés par certains éminents philosophes des Lumières avec en première place J.-J. Rousseau et son « Contrat social ». Il fut l’auteur de la célèbre formule « Peuple Souverain ».

Chaque citoyen y détient une part de souveraineté et cela se traduit traditionnellement par un régime de démocratie directe (ou pure), avec suffrage universel, puisque nul ne peut être dépossédé de la part de souveraineté qui est conférée à chaque citoyen. Le Peuple ne pouvant prendre des lois contraires à ses intérêts, la Loi est forcément juste : c'est le principe de Primauté de la loi.

La souveraineté populaire repose sur le peuple, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens actuels d'un pays. On prend en compte les vivants, contrairement, comme nous le verrons plus tard, à la souveraineté « nationale ». C'est donc un ensemble réel. Il est d’autant plus important de s’en rendre compte que Rousseau passe généralement pour un auteur utopiste et fumeux, ce

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qui est d’ailleurs vrai pour une partie des conceptions qu’il développe dans le Contrat social.1 Mais, en l’occurrence, c’est bien la souveraineté populaire qui repose sur une réalité, alors que la souveraineté nationale se fonde, pour partie, sur une fiction.

La souveraineté nationale est une notion développée par Sieyès, grand penseur de constitutions dans les dernières années de la révolution française, à l’époque du Directoire mis en place après l’élimination des révolutionnaires les plus « radicaux ».

Selon cette conception, la souveraineté appartient à la nation, une entité abstraite et indivisible. Cet ensemble est fictif puisqu'il ne se limite pas aux seuls citoyens présents, mais inclut les citoyens passés et futurs ; elle est supérieure aux individus qui la composent.

La souveraineté nationale se traduit par un régime représentatif, puisque la Nation ne peut gouverner directement, étant fictive : il y a donc recours à des mandataires, titulaires d'un mandat représentatif, les représentants. Ils œuvrent dans l'intérêt de la Nation et chacun la représente entièrement (et non leurs seuls électeurs). La Nation étant fictive, il ne peut y avoir de contrôle sur eux ; pour éviter qu'ils n'abusent de leur pouvoir, il faut mettre en place des contre-pouvoirs : séparation des pouvoirs au niveau horizontal (par fonctions), fédéralisme au niveau vertical (par niveaux de territoires).

Dans les conditions qui étaient celles de l’époque, même en faisant voter l'ensemble des citoyens d'un pays, seule une infime partie de la Nation pourrait voter. On peut donc très bien limiter le suffrage à un nombre un peu plus limité de citoyens, en privilégiant ceux considérés comme les plus capables (capacité à lire et écrire, comprendre la vie politique, avoir le temps et l'indépendance nécessaire, d'où le critère de la richesse). La souveraineté nationale va donc dans le sens d'un suffrage censitaire, même si elle ne s'oppose pas fondamentalement à un suffrage universel.

L’intention des inventeurs de cette notion était sans aucun doute de réduire la

« représentation nationale » à la seule représentation de la bourgeoisie, ou du moins d’assurer à celle-ci une prépondérance perpétuelle. De ce fait, « l’intérêt national » se confondrait toujours avec celui de la classe dominante.

Il est par contre probable qu’ils ne se rendaient pas clairement compte des conséquences qu’aurait l’entourloupe choisie pour y parvenir : faire, en quelque sorte, « voter les morts » puisque la nation inclut les citoyens passés et futurs. C’était ouvrir la porte à tous les délires identitaires sur les « originaires » et les « citoyens de souche » sur la «tradition nationale » qu’il faut conserver et la culture « authentiquement nationale » qu’il faut avaler jusqu’au trognon sans discuter si l’on veut avoir la moindre chance d’être reconnu, sinon citoyen de plein droit, au moins comme « assimilé ».

Il faut tout de même dire, à leur décharge que ce n’est qu’assez longtemps après que l’on a vu apparaître les « romans nationaux » faisant de tous les Français des descendants de « nos ancêtres les Gaulois » et de tous les Belges des rejetons des « Anciens Belges » aux terribles moustaches.

Ces thèmes, audacieusement qualifiés d’« historiques », n’allaient vraiment fleurir que quelques décennies plus tard. Les inventeurs de cette « souveraineté nationale » ont certes

1Le peuple ne peut pas s'exprimer directement, c'est matériellement impossible. C'est pour cela que le peuple aura recours à des mandataires (des élus), qui auront un mandat impératif : ces élus seront tenus de faire exactement ce pour quoi ils ont été élus : ils devront exécuter ce que leur disent leurs électeurs, en effet, ils ont pour obligation d'agir pour le bien de leurs électeurs (et non pour « l'intérêt commun » comme c’est le cas avec la souveraineté nationale), et s'ils ne le font pas, ils pourront alors être révoqués, la volonté du peuple étant intouchable et inviolable.

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ouvert la porte aux élucubrations les plus échevelées des « romans nationaux », mais ils n’en sont pas directement responsables.

Mélange des genres

Il faut noter d'emblée que, si forte que puisse sembler aujourd’hui l’opposition entre ces deux conceptions, il n’y a pas eu, à l'époque révolutionnaire, de lutte frontale entre leurs partisans. Entre « populaires » et « nationalistes », on ne s’est jamais décapité, à une époque qui avait pourtant la guillotine facile.

Même au plus fort de la séparation de ces deux notions, ce qui était de règle était plutôt le mélange des deux notions : les termes de souveraineté nationale et souveraineté populaire étaient synonymes, quand bien même les deux notions étaient déjà séparées. Et ce « mélange des genres » tend même à perdurer2.

Or, les notions de « souveraineté nationale » et de « souveraineté populaire », si on les pousse jusqu’à leurs ultimes conséquences, sont si loin d’être synonymes qu’elles sont susceptibles, dans leurs applications, de mener à des résultats tout à fait opposés.

L’application de la « souveraineté populaire » mène à considérer que tout qui vit sur le territoire d’un pays et participe à sa vie sociale et communautaire, en est citoyen. Il s’y ajoute une dimension qu’on pourrait appeler « militante » : l’adhésion du « nouveau venu » aux valeurs et aux idéaux d’un état qui se perçoit comme un « nouveau régime » (républicain sous la Révolution française, land of the free dans les Etats-Unis de 1776, « Belge sortant du tombeau » en 1830, travailleur dans l’état des travailleurs pour l’URSS de 1917, etc…). Cette

« fraternité idéologique » est souvent perceptible jusque dans de actes administratifs3. Le fait de ne pas être indigène paraît mineur en comparaison de l’adhésion au « nouveau régime ». Il le paraît d’autant plus que la communauté a fortement conscience de ce qu’il y a des gens qu’elle veut rejeter : tous les partisans de l’Ancien Régime, même indigènes. Dans cette conception des choses, l’ouverture est grande, l’assimilation, facile et l’accueil va presque de

2 Par exemple, en France, selon l'article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum (en réalité du plébiscite, puisqu’il n’est pas d’initiative populaire) ». De plus, l'article 27 dispose que « Tout mandat impératif est nul. » Ainsi, en faisant coexister un régime représentatif avec des procédures de démocratie directe, la Ve République mêle donc les deux notions.

3 Exemple : extrait de l’acte de mariage de Joseph France du 18 juillet 1799 à Sainte-Livière (Marne).

« Cejourd’hui, trente Messidor septième année de la République française, par devant nous, Jean Louis Latois, Président de l’Administration municipale du Canton d’Hauteville, sont comparus dans le local destiné à la réunion des Citoyens du chef-lieu dudit canton pour contracter mariage d’une part Joseph France, se disant hongrois et déserteur étranger, résidant dans le canton d’Hauteville depuis 3 ans et actuellement demeurant à Landricourt, même canton, département de la Marne, âgé de 23 ans, fils de Joseph France, chapelier, demeurant à Tourne en Hongrie et de Marie Anne Anius ; d’autre part Marie Marguerite Loisy... »

Ce type d’acte établi durant la période révolutionnaire provoque chez celui qui entreprend des recherches plus de questions que de réponses et ce d’autant plus que toutes les informations ne reposent que sur de simples déclarations, donc peu fiables. Ainsi, son âge lors de son mariage, 23 ans, semble pour le moins incertain, car, si lors de la naissance de ses premiers enfants il correspond, à partir de 1813 et à son décès en 1848, il est déclaré avoir une dizaine d’années en plus. Joseph France, nom sans aucun doute francisé, était-il, lorsqu’il épouse une Française, encore Hongrois ou déjà Français, comme sa qualité de déserteur étranger pourrait le laisser supposer ? Son état de déserteur étranger, quand on considère la date tardive du mariage, était-il réel ou seulement mis en avant pour faciliter sa situation en France et par là, son mariage ? Et s’il n’était qu’un de ses nombreux prisonniers de guerre qui, à l’inverse de l’énorme majorité voulant retourner au pays par quelque moyen que ce soit, désirait sincèrement rester en France pour s’y installer définitivement ? Quelle serait alors sa véritable situation administrative ? Quand et comment aurait-il acquis la nationalité française, s’il l’avait obtenue ? Quels étaient ses droits et ses devoirs vis-à-vis de sa terre d’accueil ? Et puis son statut d’ « étranger » fut l’objet, au cours de la Révolution française, de tellement de lois et décrets divers et variés que, lui-même, ne savait probablement plus au juste quelle était sa véritable situation.

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soi. L’on n’est pas loin de l’internationalisme prolétarien, suivant lequel un prolétaire est toujours plus proche d’un autre prolétaire, fût-il étranger, que d’un capitaliste de son propre pays.

L’application de la « souveraineté nationale », au contraire, mène à considérer que la nationalité est avant tout une question de généalogie et de lieu de naissance. Et de l’arbre généalogique, ce que l’on prend surtout en compte, c’est la souche, la racine. Elle est même de préférence une « vieille souche », si possible enracinée dans un terroir précis. On se dira, par exemple, « de vieille souche brabançonne ». Etant entendu que ce sens de la terre est surtout un renvoi à une tradition. Et tant mieux si celle-ci peut être dite « millénaire ». Au bout du compte, cela mène à entourer le sol ancestral et ses traditions derrière des murs ou des barbelés.

Valse-hésitation

Si l’on veut bien me concéder d’exprimer les choses de façon un peu caricaturale, je dirai que la « souveraineté populaire » a tendanciellement une attitude d’ouverture, alors que la

« souveraineté nationale » tend, au contraire, vers la fermeture.

La fonction d’une porte est tout autant d’unir en s’ouvrant que de séparer en se fermant et la perpétuelle valse-hésitation entre ces deux attitudes, dont on a perpétué la coexistence et même la synonymie apparente, pourrait s’expliquer tout simplement par l’opportunisme : pouvoir dégainer tantôt l’une, tantôt l’autre suivant les circonstances et les avantages que l’on espérait en tirer heurtait certes la logique, mais c’était aussi vachement commode !

On peut, de la sorte, passer d’une attitude du genre « Venez à nous, damnés de la terre, pauvres et opprimés » à une autre, du type « Dehors, tous ces rastaquouères ! », en fonction de ses besoins en main d’œuvre, de considérations électorales ou de sympathies politiques. Les hommes politiques se cachent si peu de faire des calculs de ce genre, qu’ils les dénoncent régulièrement avec bruit, mais toujours bien entendu chez les aures... Témoin : les « coups de gueule » périodiques des populistes de la NVA contre le PS qui « a fait des immigrés le troupeau de base de son électorat ».

Il faut bien qu’il y ait une ou des raisons au maintien de cette équivoque, et celle-là, sans prétendre qu’elle soit la seule, mérite sans doute d’être prise en considération.

C’est d’autant plus étonnant que le monde a connu, au XX° siècle, une période de près de cent ans pendant lesquels il y eut une forte bipolarisation de la politique entre la Gauche et la Droite.

Je sais, il est devenu de bon ton de ne parler de Gauche et de Droite qu’avec un rictus un peu crispé, pour montrer que l’on est conscient d’user là de mots « obsolètes » et « ringards ».

Et, conscient de ce que mon obsolescence et ma ringardise m’interdiront désormais l’accès des meilleurs salons, je me contenterai de dire, pour ma défense, que je parle de ce que je vois, et que jamais, bien que ma vue baisse avec l’âge, je n’ai jamais vu aussi clairement le fossé - pour ne pas dire « le gouffre » - qui sépare ceux qui veulent continuer à jouer au jeu de « on prend les mêmes et on recommence » entre membres, pseudo-adversaires de bonne compagnie, d’une même et immuable oligarchie, et ceux qui désirent au contraire, changer de règles et de jeu, en faveur de plus de justice pour tous. Dans ce contexte, il est bien évident que la souveraineté

« nationale », engluée dans une tradition passéiste sclérosante, appartient à l’arsenal des idées de droite, cependant que la souveraineté populaire, entée sur le peuple tel qu’il existe réellement, est une idée de gauche, réellement démocratique.

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Dans la politique française, il y a un excellent exemple de « mélange des genres » et de

« valse-hésitation » avec ce débat : Faut-il introduire la proportionnelle, ou du moins une certaine dose de celle-ci4, aux élections législatives ?

L’idée, qui consiste à attribuer un nombre de sièges en fonction du nombre de voix, n’est pas neuve. L’Assemblée nationale était élue à la proportionnelle sous une partie de la IIIe République (1919-1928), puis l’ensemble de la IVe (1946-1958), avant que l’idée ne soit partiellement enterrée sous la Ve au profit de l’actuel scrutin majoritaire à deux tours cher au gaullisme.

François Mitterrand, Nicolas Sarkozy, François Hollande et maintenant Emmanuel Macron. La liste des chefs d’État français s’allonge et le scrutin proportionnel reste, pour l’instant, un vœu pieux de campagne. La très large victoire de la République en Marche (REM), lors du premier tour des élections législatives, a mis en discussion cette promesse souvent faite pour le bien être de la démocratie mais rarement respectée en pratique.

Les législatives françaises de 1986

Mais il y a loin de la coupe aux lèvres et, de toutes ces belles considérations de principe, il n’y a qu’un unique exemple de mise en pratique : les élections législatives de 1986. Encore fera-t-elle beaucoup pour le statu quo, parce que le hasard a voulu que la mise en œuvre de la réforme permette l’entrée d’un groupe Front national de 35 députés, parmi lesquels Jean-Marie Le Pen.

Après deux élections présidentielles perdues, François Mitterrand se fit élire en 1981 sur ses « 110 propositions pour la France ». Parmi elles, la 47e annonce : « La représentation proportionnelle sera instituée pour les élections à l’Assemblée nationale, aux assemblées régionales et aux conseils municipaux pour les communes de 9 000 habitants et plus. »

Mais ce n'est qu'en avril 1985, au lendemain d'élections cantonales perdues par le Parti socialiste, que le chef de l'Etat fait adopter cette réforme. Bronca dans les rangs du RPR et de l'UDF, qui dénoncent dans un communiqué commun un mode de scrutin «incompatible avec les institutions de la République».

À la conviction se couple ensuite la tactique politique puisque le premier président socialiste de la Ve République instaure, comme promis, une proportionnelle « intégrale » en vue du scrutin législatif de 1986, après s’y être essayé lors des élections cantonales perdues par le PS, l’année précédente. Par conviction autant que par opportunisme, François Mitterrand avait décidé d'instaurer la proportionnelle intégrale aux législatives de 1986, permettant l'élection de 35 députés du Front national. À l'époque, le retour à la proportionnelle ne fait pas non plus l'unanimité au sein du PS: Michel Rocard s'en servira de prétexte pour quitter le gouvernement et s'émanciper de François Mitterrand en vue de la présidentielle de 1988.

Mais les sondages sont mauvais et le PS redoute une nouvelle vague bleue lors des législatives de 1986. Le recours à la proportionnelle intégrale, accompagné d'une hausse du nombre de députés de 491 à 577, permet à la gauche d'espérer atténuer une défaite électorale quasi-assurée, quitte à laisser entrer le Front national dans l'hémicycle. Une stratégie que les responsables socialistes de l'époque assument aujourd'hui pleinement. «La droite allait l'emporter et la proportionnelle a été un scrutin fait pour freiner et empêcher la droite d'avoir une écrasante majorité à l'Assemblée nationale», expliquait Lionel Jospin dans un documentaire consacré au parti frontiste. «Est-ce que le Front national était dangereux? Non.

Il ne pouvait pas prétendre à autre chose qu'à un bavardage politique», ajoutait également Roland Dumas

4Uniquement dans les localités de plus de 9000 habitants.

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Grâce à cette mesure, le PS accusera un échec moindre mais voit malgré tout le RPR et l’UDF disposer de la majorité absolue à l’Assemblée nationale, à deux voix près, ce qui conduit à la première cohabitation, avec Jacques Chirac comme premier ministre. Bien qu’il en ait personnellement profité à l’époque, le leader du RPR a toujours critiqué, avec la plupart des responsables de son parti, un mode de scrutin jugé « incompatible avec les institutions de la République ». Il en dénonce notamment la « perversité », au lendemain de la victoire de son parti lors des élections régionales de 1992 :

Pour le PS, le pari est en partie réussi: si la gauche perd le contrôle de l'Assemblée au profit du RPR et de l'UDF, ouvrant la voie à la première cohabitation, le bloc de droite ne dispose finalement que d'une très courte majorité absolue. La proportionnelle profite surtout au Front national, qui fait une entrée fracassante au Palais Bourbon, avec 35 élus. Jean-Marie Le Pen, qui prend la présidence du groupe baptisé «Rassemblement national», exulte: «Notre premier objectif, qui est de battre le Parti communiste, est atteint», se réjouit-il au soir du second tour.

Comme le Grand Méchant Loup de la politique française est actuellement le Front National, les 35 sièges remportés par celui-ci en 1986 servent souvent d’épouvantail pour écarter la proportionnelle. Cet effet psychologique a empêché beaucoup d’observateurs d’accorder suffisamment d’attention à l’avis de Jacques Chirac, sur un mode de scrutin jugé

« incompatible avec les institutions de la V° République », avis maintenu plus tard alors même que ses amis politiques en profitaient.

La grande innovation de la V° République, en effet, c’est l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, introduite en 1965. Adoptée avec enthousiasme par les Français – dont une partie, d’ailleurs, avoue dans les sondages ne plus voter que lors de la Présidentielle – elle est devenue l’élection-phare de la vie politique de l’Hexagone.

S’agissant d’élire un seul homme à une fonction unique dans une seule circonscription (l’ensemble du pays), cette élection ne peut être que majoritaire. Le fait de la faire à deux tours introduit un correctif en partie « cosmétique » : le vainqueur sera le premier ou le second choix de la majorité des électeurs. Ajoutons que la proportionnelle ne trouverait pas à s’y appliquer puisque ce mode de scrutin vise avant tout à protéger l’expression des minorités et qu’en l’occurrence, l’égalité entre électeurs est absolue, un bulletin ayant le même poids, qu’il vienne de Paris, de la Charente Maritime ou de La Martinique.

S’il faut donc bien admettre que le caractère majoritaire de l’élection du Chef de l’Etat est inévitable, il entraine tout aussi inévitablement chez celui-ci, dans un système,de

« monarchie présidentielle » le désir d’avoir, pour gouverner, l’appui d’une majorité au moins aussi large que celle qui l’a porté au pouvoir, ce qui se traduit concrètement par une majorité absolue au Parlement. Le mot « absolu » ayant des relents peu démocratiques, on préfère en général parler de « majorité claire ».

Il est bien évident que, pour obtenir cela, le vote majoritaire aux législatives, qui est un véritable rouleau compresseur écrasant sans pitié les minorités, les différences et les petits partis, offre des possibilités bien plus alléchantes que la proportionnelle. Celle-ci, en effet, contraint presque toujours à composer des majorités gouvernementales de coalition, ce qui mène parfois à des négociations longues et difficiles, comme la « crise de 500 jours », de 2010- 2011, en Belgique5.

5La crise politique belge de 2010-2011 a débuté après les élections législatives fédérales belges du 13 juin 2010.

Durant la crise politique de 2007-2008, la Belgique avait déjà dû attendre 194 jours pour que soit formé un nouveau gouvernement, issu des élections de juin 2007. Le premier ministre sortant et battu aux élections, Guy Verhofstadt, avait dû gérer les affaires courantes, puis former un nouveau gouvernement intérimaire, en attendant que son successeur Yves Leterme puisse former son gouvernement, ce qui n'a eu lieu que le 20 mars 2008. La situation

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Ceci amène cependant une question, naïve et candide, mais fondamentale : la manière dont on organise les élections doit-elle viser à permettre aux différences de choix et d’opinions parmi les citoyens de s’exprimer au mieux, dans leurs nuances et leur diversité, ou doit-elle considérer le confort des politiciens comme le but dernier de l’exercice ?

Responsabilités partagées

Toutes les forces politiques ont une responsabilité dans la situation dégradée qui est la nôtre aujourd’hui du point de vue du "malaise identitaire", du « mal vivre ensemble ». C’est le cas de la gauche et de la droite, et même du populisme, champion toutes catégories de l’insécurité culturelle, alors même qu’il n’a jamais exercé le pouvoir au niveau national.

Néanmoins, comme l’affirmation de la « souveraineté populaire » contre la

« souveraineté nationale » aurait dû être l’enjeu de luttes qui n’ont pas eu lieu, il faut se poser avec acuité la question de savoir quelle est la responsabilité de la gauche dans ce sentiment d’insécurité.

Il faudrait évidemment distinguer au sein de la gauche plusieurs attitudes. Néanmoins, deux grandes tendances peuvent y être repérées de manière générale, qui toutes deux contribuent à rendre la gauche aveugle aux problématiques de l’insécurité culturelle ou bien à les aborder d’une manière univoque.

La première, celle qui rend la gauche aveugle, c’est un penchant marqué pour

"l’économisme" : cette idée que tout se joue autour des enjeux économiques et sociaux. Le libéralisme comme le marxisme sont des économismes : l’homo oeconomicus, ses besoins, ses capacités et ses intérêts, épuise aux yeux de ces grandes doctrines la définition de l’individu moderne. Toute la gauche, qu’elle soit radicale ou sociale-libérale comme on dit maintenant, souffre de cette maladie de l’économisme – qui a pourtant été abondamment repérée et dénoncée par de grands penseurs au sein du marxisme lui-même, comme Gramsci par exemple.

Marx a bien posé que « l’économie est déterminante en dernier ressort ».Il n’a jamais prétendu qu’elle était la seule réalité existant au monde ! Bien au contraire, si cette affirmation désigne bien l’économique comme étant le terrain essentiel et déterminant des luttes, celles- ci visent à rendre à l’homme toute la richesse de ses multiples dimensions. C’est le capitalisme, au contraire, qui le voit comme « unidimensionnel », ainsi que le disait Marcuse.

La seconde tendance que l’on peut incriminer à gauche, c’est une forme aiguë de culturalisme qui se manifeste en particulier à travers un discours multiculturaliste normatif (le multiculturalisme de fait encore appelé parfois pluralisme culturel ne soulevant pas de problème particulier). Il fait des différences et des identités culturelles à la fois une vertu ou un bien en soi, et l’objet de revendications de reconnaissance et de visibilité dans l’espace public. A la condition toutefois que de telles revendications soient celles de "minorités" (ethno-raciales, de genre, d’orientation sexuelle, religieuses…) puisqu’elles sont vues comme la meilleure manière de lutter contre les discriminations que subissent les membres de ces minorités.

Ce qui alimente l’insécurité culturelle, et ce, de deux manières.

D’abord en mobilisant fortement contre de telles revendications (d’autant plus dans un contexte de crise économique et sociale comme on l’a vu) des contre-revendications issues de la "majorité" (autrefois dite « silencieuse », mais qui fait de plus en plus de bruit), sous une

politique issue des élections de 2010 est encore plus complexe et c'est cette fois Yves Leterme qui doit gérer les affaires courantes en attendant d'avoir un successeur susceptible de présenter un gouvernement. Le 6 décembre 2011, Elio Di Rupo prête serment en tant que nouveau premier ministre. Les 541 jours séparant la démission du gouvernement Leterme II de la formation du gouvernement Di Rupo constituent la plus longue crise politique de l'histoire contemporaine européenne.

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forme elle aussi culturalisée et identitaire. On le voit depuis quelques années à travers des thèmes, repris et défendus notamment par les populistes, autour du "racisme anti-blanc", de la défense des "autochtones", des "originaires de souche" ou encore des "petits blancs". On l’a vu aussi récemment dans les réactions à propos du "genre"6, des questions liées au mariage homosexuel au sein de groupes religieux, aussi bien catholiques que musulmans ou de la contestation, au nom des Saintes Ecritures, de faits scientifiques reconnus et enseignés, comme par exemple l’évolution des espèces.

Ensuite parce que, comme c’est bien connu et étudié dans les travaux sur le multiculturalisme notamment aux Etats-Unis, la revendication identitaire autour de tel ou tel critère "minoritaire" qui spécifie un groupe renforce l’assignation identitaire des individus possédant ce critère au sein de ce groupe et vis-à-vis de la société toute entière. Si bien qu’en voulant lutter contre la discrimination par la revendication de la reconnaissance identitaire, on provoque, au-delà de la visibilité du critère identitaire, en question, de nouvelles formes de stigmatisation, et des réactions parfois violentes contre ce groupe.

Aujourd’hui, dans la période que nous vivons, l’exacerbation de telles tensions identitaires présente de graves dangers, pour tout le monde. On le voit très bien vis-à-vis de groupes, érigés en "communautés" dans les médias notamment, comme nos concitoyens de confession musulmane ou juive. La réaction identitaire qui se forge ainsi pouvant avoir d’importantes conséquences politiques.

Sentiment d’insécurité : faits objectifs ou fantasmes ?

Dès lors qu’il s’agit de représentations, individuelles ou collectives, qui portent sur la société, sur le monde, sur tel ou tel groupe social ou culturel, les deux coexistent. Ces représentations pouvant être vraies ou fausses, ancrées dans l’expérience vécue ou dans de pures constructions imaginaires.

D’ailleurs, opposer les deux me semble assez problématique. C’est sans doute un débat théorique passionnant mais en termes politiques, et donc d’analyse politique, c’est totalement inopérant. Non seulement les acteurs eux-mêmes ne distinguent pas ce qui est la réalité de leur vécu de ce qu’ils en perçoivent même faussement, mais lorsqu’ils s’expriment politiquement, par l’abstention ou le vote pour tel ou tel parti par exemple, le rapport à la réalité objective de leur situation est totalement mêlé à leurs "sentiments", fantasmes et autres constructions imaginaires.

Bref, l’insécurité culturelle n’est ni une pure réalité objectivable et quantifiable, ni un pur fantasme qui n’existerait que dans la tête des manipulateurs de l’opinion ou des électeurs. Le procès qui peut être intenté à ceux qui tentent de la comprendre pour mieux la combattre précisément ne peut être dès lors que de pure intention même si ce n’est pas ça qui peut arrêter certains d’en faire !

On aurait pu redouter que l’insécurité culturelle atteigne son paroxysme après les attentats qu’ont a connus la France, l’Italie, la Belgique, l’Allemagne... Est-ce le cas ?

Il est trop tôt pour le dire même si les craintes peuvent être grandes en la matière. De tels actes, le choc considérable qu’ils représentent, suscitent des réactions très profondes et très vives. Dans le sens, majoritaire à première vue, d’une unité nationale contre la violence terroriste et le djihadisme. Et dans le sens, plus minoritaire mais néanmoins significatif d’une dissidence par rapport à cette unité nationale, au nom de la revendication d’une identité spécifique, ici en l’occurrence l’appartenance religieuse.

6Il est paradoxal, d’ailleurs, de voir les femmes, majoritaires partout, présentées comme une « minorité »

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Le populisme est le "champion de l’insécurité culturelle", parce qu’il est le parti qui met le plus en avant et utilise le mieux dans son discours politique les thématiques identitaires et la peur que suscitent les différences culturelles. Et ce d’abord et avant tout désormais autour de l’islam – c’était autour des "arabes" et de "l’immigration maghrébine" il y a une dizaine d’années.

On constate ainsi que lorsque les sympathisants des différents partis sont interrogés, seuls ceux qui se disent proches du populisme mettent en avant des items comme l’immigration et l’islam avant ou au même niveau que l’emploi. Le reste des citoyens met en avant des thématiques économiques et sociales : emploi, pouvoir d’achat, impôts…

"Apartheid territorial, social et ethnique"

Assurément, cela décrit une des causes de l’insécurité culturelle. Même si le mot, choisi pour marquer les esprits, pour susciter un débat devenu indispensable, paraît dur.

Un débat non seulement comme on l’entend en ce moment sur les causes de ce qui s’est passé à telle ou telle date, mais plus largement encore sur ce que signifie aujourd’hui la société, sur ce que veut dire être humain et sur ce qui nous est commun, au-delà de nos différences.

La relégation et même la ségrégation territoriale de certaines populations au regard de leurs origines est le résultat de trente années de choix politiques, gauche et droite confondues.

C’est une responsabilité collective, au sens politique du terme. Il faut aujourd’hui la mettre à jour et à plat. Car l’insécurité culturelle, c’est aussi bien celle des populations vivant dans ces conditions et ces quartiers – la territorialisation des problèmes sociaux et "identitaires" est devenue un élément-clef du débat –, que celle du reste de la population, et spécialement des plus fragiles et des moins favorisés en son sein, qui s’inquiète des failles qui s’élargissent au sein de la société.

Mais on peut craindre qu’une telle démarche soit récupérée par la droite et l’extrême droite pour justifier leur discours ethno-différentialiste, et alimenter la "peur de l’islam". C’est une question importante. Il faut se poser souvent cette question, qu’est-ce qui est le plus utile à la fois en termes de responsabilité et d’engagement ?

Il me semble que je suis plus utile et plus pertinent si je secoue mon propre camp politique.

Je pourrais passer mon temps, politiquement, à dire du mal d’une certaine droite. Mais quel intérêt ? D’autres le font très bien et n’ont pas besoin de moi. En revanche, à gauche, parler de thèmes comme le communautarisme, le peuple et le populisme, et l’insécurité culturelle, c’est sans doute dérangeant et même inquiétant pour certains, mais c’est utile et nécessaire.

Il est indispensable de penser contre soi-même, et d’essayer d’innover, de décaler les perspectives, un peu, modestement… je ne me prends pas pour plus que le peu que je fais ! Selon la fameuse formule sur l’innovation, qui est vraie aussi en politique : ce n’est pas en cherchant à améliorer la bougie qu’on a inventé l’ampoule électrique.

Alors est-ce que cela sert les populistes ? Est-ce que cela alimente leur discours identitaire ou la "peur de l’islam" ? Non. Ils n’ont pas besoin de moi pour ça et surtout, au-delà de la boutade, si la gauche avait usé des bons outils théoriques et idéologiques, et des arguments pertinents et convaincants politiquement, pour lutter contre l’extrême-droite et la dérive identitaire ou culturaliste, nous serions tous au courant. En tout cas, nous serions certainement dans une situation différente de celle dans laquelle nous nous trouvons.

Dès lors, qui fait leur jeu ? Qui participe, comme on me l’a reproché, à la "lepénisation"

des esprits et de la société ? Qui utilise les arguments culturalistes et identitaires en politique ? N’y voyez aucune prétention de ma part, mais il suffit de lire ce que j’écris, mais de le faire avec bonne foi et sans procès d’intention, depuis des années maintenant, pour voir que si j’aborde certains thèmes, c’est précisément parce que pour être plus efficace dans le combat contre les dérives identitaires, la gauche doit être mieux armée.

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Vous avez dit « Nation » ?

Maurice Barrès écrivait « Une nation, c'est la possession en commun d'un antique cimetière et la volonté de faire valoir cet héritage indivis »7

Cette expression, littérairement élégante, dissimule sous sa joliesse la tromperie incluse dans la « souveraineté nationale ». Or, d’après Barrés, ce qui est « possédé en commun » et doit être gardé « indivis », c’est « un antique cimetière ». Car la souveraineté appartient à la nation, entité abstraite et indivisible, supérieure aux individus qui la composent. Cet ensemble est fictif puisqu'il ne se limite pas aux seuls citoyens présents, mais inclut les citoyens passés et futurs.

Surtout les citoyens passés, en fait, faute de savoir à l’avance ce que penseront nos arrière- petits-enfants. Loin de se limiter à l’ensemble de ceux qui vivent sur un certain territoire, la Nation se définirait par le respect des traditions, la défense de la race et le caractère sacré de la patrie, par la « continuité substantielle des caractères héréditaires ».

D’autre part, l’adjectif « antique » et le mot « héritage » sont là pour nous indiquer que s »il faut « faire valoir », ce mot ne doit pas être pris dans un sens matériel. La « possession en commun » se limite au respect des traditions léguées par les Grands Anciens. Pour le reste, il semble bien n’y avoir, dans « l’antique cimetière », que des concessions à perpétuité !

Il n’est nullement question de rêver à une autre « possession commune ». Comme disait Margaret Thatcher « « N'oublions jamais cette vérité fondamentale : l'État n'a aucune autre source d'argent que l'argent que les gens gagnent eux-mêmes. Si l'État souhaite dépenser plus, il ne peut le faire qu'en empruntant votre épargne ou en vous taxant davantage. Il n'y a rien de bon à ce que quelqu'un d'autre paie ; cette autre personne, ce sera vous. L'argent public n'existe pas, il n'y a que l'argent des contribuables. La prospérité ne viendra pas de l'invention de programmes de dépenses publiques de plus en plus somptuaires. Vous ne devenez pas riches en commandant un carnet de chèques à votre banque et aucune nation n'est jamais devenue plus prospère en taxant ses citoyens au-delà de leur capacité. Nous avons la mission de nous assurer que chaque penny levé par l'impôt soit dépensé de manière sage et bonne. Les gens parlent de service gratuit. Ce n'est pas gratuit. Vous devez payer pour ! »8

Enfin, finesse d’invention récente que l’on n’avait pas encore pensé, jusqu’ici, à exploiter, la Nation comprend aussi les générations futures. En leur nom, les populations réelles se voient sommées d’adhérer à des organisations coûteuses, contraignantes, mais « vouées à construire un avenir meilleur », comme les Nations Unies, l’UE, L’OIF, l’UA, la CPI, etc...

Au nom de la « souveraineté nationale », la souveraineté est peu à peu arrachée au peuple Coquilles vides

Les gouvernements et plus encore les parlements sont mis sous tutelle. Les élections sont le plus souvent vidées de leur sens. Les institutions publiques perdent leur pouvoir régulateur.

Les frontières n’ont de signification que pour les pauvres de la planète : l’économie de marché est transnationale.

L’État n’est plus en mesure de garantir que les instincts et les perversions individuels, destructeurs de la société, seront contrecarrés par l’éthique de l’intérêt général et d’une quelconque solidarité sociale.

Cela entraîne une décomposition au moins partielle de la société civile (ce qui contredit ceux qui y placent toutes leurs espérances), fruit de la logique du capitalisme financier : il est de nature complexe, relativement lent, car il est le fait de tous, à des degrés divers, bien que les

7Maurice Barrès Scènes et doctrines du nationalisme (1902)

8Discours du 14 octobre 1983, devant des cadres et des militants du Parti conservateur

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acteurs principaux soient les grands groupes financiers. Nombre de citoyens acceptent de redevenir sujets, en espérant par leur docilité un servage sécurisé. Le discours et la pratique des syndicats réformistes les y encouragent. La dévastation de l’État occidental suit ainsi un cours apparemment « naturel », avec un minimum de heurts et de réactions sociales et politiques. Cet État a néanmoins besoin d’ennemi pour exister encore ; il s’affirme avant tout « sécuritaire » et le politique se restreint de plus en plus à une surenchère dans le domaine de la surveillance, du renseignement et de la répression policière.

Le terrorisme islamiste, issu d’une confessionnalisation du vieil affrontement des pauvres contre ceux qui le sont moins et qui expriment le délire du religieux lorsqu’il s’empare du politique, permet, un temps encore, à cet État déclinant de trouver une justification, appelant à une « union sacrée » droite-gauche, stratégie « classique » des temps de « guerre » !

Ce sont les oligarques qui mènent le jeu : ils sont « apolitiques », s’affirmant les simples transcripteurs des « lois » qui gouvernent le devenir économique et social de l’Humanité. Leur obscurantisme prétend à la rationalité et toute idéologie (autre que la leur) est récusée. Ils ne sont ni du Nord, ni du Sud, et ne se rattachent à aucune école de pensée : la puissance et l’argent sont leurs seules raisons d’être.

Ces Obstacles, qualifiés souvent « d’Etats-voyous », constituant « l’axe du Mal » dans le monde, sont durement sanctionnés : les grands médias les discréditent, les embargos les paralysent, les ingérences de toutes sortes les déstabilisent, dont certaines consistent à assister les opposants ou à acheter des gouvernants.

La société internationale est ainsi aujourd’hui composé de Grandes Puissances dont les principaux pouvoirs privés économiques déterminent l’essentiel des politiques étatiques, d’États satellisés, d’espaces (de plus en plus nombreux au Moyen Orient et en Afrique) où règne le chaos. Quelques États cependant surnagent en se refusant à la mondialisation sauvage qu’imposent quelques oligarques, leurs firmes et leurs auxiliaires publics.

Capitulation ou Résistance ?

L’État ayant la volonté de sauvegarder sa souveraineté (ce qui est parfaitement conforme aux dispositions fondamentales de la Charte des Nations Unies, que nul n’ose réviser) n’a que deux options face à la volonté dévastatrice des pouvoirs privés et publics occidentaux. A l’exception de la Chine dont l’hyperpuissance la rend libre et invulnérable.

La première possibilité est la capitulation, « l’alignement » (ouverture du marché, privatisations, paiement de la dette, quelle qu’en soit la nature, pluralisme de façade,…) sur le modèle occidental est devenu, depuis la disparition de l’URSS, la position la plus communément adoptée, particulièrement par les États du Sud. La seconde option est la Résistance. Elle est le fait de quelques pays dont les modes de production, le système et la culture politique, le niveau de développement peuvent être très différents.

Cette Résistance peut s’appuyer sur le nationalisme, une forme de socialisme, telle ou telle religion, etc. afin de créer la cohésion sociale nécessaire pour affronter les Grandes Puissances. Mais la gestion de cet affrontement est très complexe. L’État qui refuse

« l’alignement » est conduit à se constituer en « citadelle », ce qui favorise la critique qui lui est portée. En effet, le pluralisme et les libertés facilitent les ingérences des puissances riches qui les instrumentalisent à leur profit. La démocratie libérale favorise un « désarmement » idéologique et politique incompatible avec le refus d’être « mondialisé » par des intérêts étrangers. Le paradoxe, c’est que les progressistes occidentaux sont nombreux à porter des critiques sévères sur ces États-Résistants, joignant ainsi leur voix « moralisatrice » aux critiques des observateurs occidentalistes au service des grands intérêts privés dominants.

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L’État qui n’est évidemment pas une réalité éternelle n’a pas épuisé son rôle historique.

Il reste une arme vitale dans l’ordre interne comme dans le désordre international contre le capitalisme financier, pourvu qu’il participe à la lutte internationale des classes contre les maîtres actuels du monde.

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Italie

Deux « populismes » différents au pouvoir ?

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Les élections générales italiennes de 2018 se sont tenues à l'expiration naturelle de la XVIIe législature de la République italienne, à la suite de la dissolution du Parlement du 28 décembre 2017. Ce scrutin a permis d'élire 315 des 320 sénateurs et 630 députés.

Ces élections générales ont eu lieu un peu plus d'un an après le référendum constitutionnel de 2016, à l'issue duquel une des plus importantes réformes constitutionnelles de l'après-guerre proposée par le gouvernement de Matteo Renzi a été largement rejetée par les électeurs ayant pris part au vote. En outre, l'adoption, par le Parlement en octobre 2017, d'une nouvelle loi électorale régissant les modalités propres aux élections générales a été rendue nécessaire après l'abrogation partielle de la loi Calderoli et la censure, par la Cour constitutionnelle, de la loi électorale votée par les parlementaires en 2015 et baptisée « Italicum ».

9 Les principales données économiques et boursières citées dans cet article sont reprises à l’article de Cécile Chevré « Vêpres italiennes sur les marchés ? » dans « La Quotidienne de la Croissance », Agora, publié le jeudi 17 mai 2018

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Les députés et sénateurs élus à l'occasion de ces élections siègent pour la XVIIIe législature de la République italienne.

Ces élections ont débouché sur un parlement sans majorité, aucune des trois principales forces politiques n'étant parvenue à obtenir la majorité absolue. Le Mouvement 5 étoiles arrive en tête et devient le premier parti au parlement avec près d'un tiers des sièges. Il est toutefois devancé par la Coalition de centre-droit, au sein de laquelle la Ligue s'impose face à une Forza Italia (Berlusconi) en fort déclin, tandis que le Parti démocrate du président du Conseil sortant Paolo Gentiloni, tout en restant le second parti observe un net recul. Son chef Matteo Renzi annonce le lendemain sa démission comme secrétaire de son parti.

Si l'absence d'une majorité claire et la perspective d'un blocage institutionnel, voire de nouvelles élections avec une loi électorale modifiée, étaient jugées très probables, la très bonne performance du Mouvement 5 étoiles et en particulier de la Ligue crée la surprise, tandis que le Parti démocrate observe un recul plus important qu'attendu.

Cette situation a fini par déboucher sur une nouveauté : les populistes arrivent au pouvoir mais, cette fois, sous la forme d’une coalition entre DEUX partis populistes, assez différents dans leurs origines et leurs évolutions. C’est un peu le « mariage de la carpe et du lapin !

A quoi faut-il s’attendre ?

Nous nous intéresserons particulièrement, ici, à la réaction de la Bourse et du monde des affaires.

Jusqu'à hier, les marchés s'étaient montrés particulièrement calmes devant l'alliance du Movimento Cinque Stelle (M5S) et de la Lega (ex-Lega Nord) en Italie. Une tranquillité qui contrastait avec la panique qui s'était emparée des médias (en particulier anglo-saxons) et des marchés devant la perspective, il y a à peine plus d'un an, d'une victoire de Marine Le Pen aux présidentielles françaises.

Pourtant M5S et la Lega sont tout aussi "anti-système" que le Front National. Ils sont tout aussi anti-européens, leurs militants et sympathisants étant majoritairement favorables à une sortie de l'euro et de l'Union européenne. Et la Lega – et une partie des soutiens du M5S – sont sur la même ligne que l'extrême-droite française sur la question de l'immigration.

Le M5S et la Lega ont tout autant fait de promesses électorales qui seront intenables financièrement, dans un pays qui affiche 2 300 milliards d'euros de dettes (132% du PIB) et une croissance autour de 1,5%.

Le M5S a fait le plein dans le sud de l'Italie (Mezzogiorno) et en Sicile, régions particulièrement frappées par la crise économique, grâce à des promesses sonnantes et trébuchantes. En Sicile, le taux de chômage dépasse en effet les 22%, le double de la moyenne nationale, et celui des 15-24 ans les 55%.

Les chiffres du PIB par habitant sont eux-aussi parlants. Il atteint les 18 200 € dans le Mezzogiorno contre une moyenne nationale de 27 720 euros et de 34 200 dans le Nord-ouest, la région la plus favorisée de la Botte. Le Sud est aussi marqué, outre les problèmes liés aux mafias, par la pauvreté et l'hémorragie des jeunes et diplômés, qui choisissent de plus en plus l'exil pour trouver un travail.

Dans le Mezzogiorno, le M5S a recueilli en moyenne 40% des voix, en partie grâce à la promesse de l'instauration d'un revenu citoyen de 780 €. Coût estimé de la mesure ? Autour de 30 milliards d'euros.

Le Sud n'est pas non plus oublié de La Lega qui fait certes flores dans le Nord mais a aussi réussi à séduire le Mezzogiorno en proposant un salaire horaire minimum (et une politique ancrée sur la lutte contre l'immigration).

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Le mariage italien de la carpe et du lapin?

Quelle politique vont appliquer deux partis qui, au premier abord, paraissent si différents ? Créé en 2009 par l'humoriste Beppe Grillo (photo) , le M5S se veut un mouvement de démocratie populaire, opposé aux élus et aux élites, et – à l'origine du moins – plutôt ancré à gauche.

La Lega, ex-Lega Nord, est quant à elle, à l'origine, un parti régionaliste, revendiquant l'indépendance de la Lombardie et de la Vénétie et qui s'est transformé, avec les années, en parti souverainiste, populiste, souvent décrit comme d'extrême-droite, et très ouvertement anti- immigration.

L'alliance vert (pour la Lega) – jaune (pour le M5S) peut

donc paraître peu naturelle mais le programme "anti-système" et "anti-euro" de ces deux partis les a rapprochés.

Que va donc donner ce mariage de la carpe et du lapin à la tête de l'Italie ?

Nous avons eu un premier aperçu de cette politique via un document – un "contrat de gouvernement" – qui a fuité dans la presse italienne mardi dernier, et lève le voile sur les points d'accord.

Même si le M5S et la Lega ont fait savoir que ce document (daté du lundi 14 mai, au matin) était déjà dépassé, son contenu n'en reste pas moins révélateur... et suffisamment explosif pour faire sortir les responsables européens de leur réserve de façade.

Premier point qui a pu faire tiquer les marchés : la réaffirmation de la ligne anti- européenne, avec la demande d'une renégociation des traités européens. En clair, le M5S et la Lega ne veulent plus que l'Italie se soumette au pacte budgétaire qui impose comme objectif la réduction de la dette publique sous les 60% du PIB.

Plus que la remise en cause du fonctionnement de l'UE, le contrat de gouvernement évoque, dans cette version, une possible sortie de l'Italie de la zone euro avec l'instauration de

"mesures techniques de nature économique et juridique permettant aux Etats membres de sortir de l'Union monétaire, et donc de souveraineté monétaire".

Le M5S et la Lega ont ensuite de tenté d'amortir le choc de cette proposition en assurant qu'elle avait été revue et que l'appartenance à la monnaie unique ne serait pas contestée. Faut- il les croire ? Les marchés ont fait le choix d'en douter.

La Lega tient en outre à ce que l'Italie ait les "mains libres" en matière d'immigration, ce qui revient à remettre en cause le Traité de Dublin.

La dette italienne fait beaucoup parler d'elle

Deuxième point problématique – et très largement repris dans la presse – : la dette italienne. Le M5S et la Lega ont suggéré que la BCE efface tout simplement 250 milliards d'euros de dettes italiennes qu'elle détient.

Une proposition qui doit faire des heureux, en particulier à Berlin et qui, en outre, est hors des attributions légales de la BCE. Il est vrai que la banque centrale européenne a régulièrement, au cours des dernières années, fait peu de cas de ces règles, par exemple pour aider la Grèce ou pour lancer son quantitative easing européen.

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Reste que les partenaires européens de l'Italie risquent de ne pas soutenir un tel traitement de faveur, et que cette histoire de 250 milliards d'euros a été interprétée comme une preuve de la naïveté et de l'impréparation de l'alliance vert-jaune.

Autre point préoccupant pour les marchés : les dépenses, qui risquent d'aggraver la dette italienne (à moins, bien sûr, que la BCE actionne son ardoise magique). Entre l'abrogation de la réforme des retraites de 2011 (qui avait relevé l'âge de départ à la retraite), l'instauration d'un revenu citoyen, la mise en place d'une "flat tax" – un taux d'imposition unique fixé à 15% pour les revenus annuels inférieurs à 80 000 € et 20% aux revenus supérieurs –, les dépenses publiques devraient exploser.

Parmi les autres points d'accord cité dans ce contrat : l'instauration d'un "comité de conciliation" qui pourrait intervenir en parallèle d'un gouvernement officiel (ce qui n'est pas prévu par la constitution italienne) et le rapprochement avec Moscou avec la levée des sanctions imposées par l'Union européenne (une position qui fragilise un peu plus la diplomatie commune européenne).

Début de réaction européenne

Sans surprise, cette version du contrat de gouvernement entre le M5S et la Lega n'a été que peu apprécié parmi les responsables européens, qui se sont publiquement inquiétés d'un programme jugé extravagant et irréaliste. Jyrki Katainen, le vice-président de la Commission européenne, a rappelé que les règles de l'UE ne pouvaient remises en cause et que le pacte de stabilité et de croissance s'appliquait à tous les Etats membres.

L'occasion pour Matteo Salvini, le leader de la Lega, et Luigi Di Maio, celui du M5S, de tenter de faire oublier leurs divergences et le petit scandale créé par la publication de leur contrat en se trouvant un ennemi commun : l'Europe et ses fonctionnaires.

"Encore aujourd'hui, nous subissons les attaques continuelles de quelques eurocrates élus par personne. Mais plus j'écoute ces attaques et plus je suis décidé car je constate à quel point un certain establishment a peur du changement", déclarait hier Di Maio sur Facebook.

Les marchés ont eux-aussi marqué leur inquiétude en réagissant, avec beaucoup de retard, au résultat des dernières élections législatives italiennes.

Hier, la Bourse de Milan a perdu 2,32% (mais évoluait en hausse ce matin).

Plus révélateur encore, le terrain obligataire a reflété l'inquiétude des investisseurs. Le rendement des obligations souveraines (BTP) à 10 ans est passé au-delà des 2%, à 2,19% et le spread entre le rendement des BTP et les Bunds allemands (la référence européenne en matière d'obligations souveraines) a grimpé à 149 points de base.

Affaire à suivre…

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Vatican

Le pape s’attaque aux excès de la finance

La Congrégation pour la doctrine de la foi et le Dicastère pour le développement humain intégral ont publié jeudi 17 mai un document sur les questions économiques et financières.

Des « traders », à la bourse de New York. © Brendan McDermid/REUTERS

Ce texte inédit s’attaque de façon directe, vigoureuse et experte aux excès de la finance mondiale.

« Libor », « credit default swap », « titrisation », « fixing », « marchés offshore », « stakeholders »… : les termes employés dans le document Œconomicae et pecuniariae quaestiones publié jeudi 17 mai par le Dicastère pour le développement humain intégral et la Congrégation pour la doctrine de la foi sont loin du vocabulaire habituel de l’ancien Saint- Office.

Une charge contre « les égoïsmes et les abus » de la finance

Certes, le gardien du dogme a aussi en charge les questions de morale, mais force est de constater qu’il s’est plus intéressé, ces dernières décennies, à la sexualité ou à la bioéthique qu’aux excès de l’économie et de la finance. C’est effectivement une charge sans précédent contre « les égoïsmes et les abus » de la finance mondiale, qui ont atteint « une puissance de nuisance sans égal pour la communauté ».

« Je ne connais pas suffisamment par cœur tous les documents de la Congrégation pour la doctrine de la foi pour dire s’il s’agit d’une première, mais il est vrai que ce thème n’a pas été très exploré », reconnaît son préfet, Mgr Luis Ladaria Ferrer. Tout en relevant que la Doctrine sociale de l’Église parle d’économie depuis le XIXe siècle, il concède une « nouvelle sensibilité » en la matière et le besoin que l’Église catholique s’exprime aussi davantage sur ces sujets.

À ses côtés, le cardinal Peter Turkson, préfet du Dicastère pour le développement intégral et signataire en 2011, quand il présidait le Conseil pontifical Justice et paix, d’une note prônant

« une autorité publique à compétence universelle » « une réforme du système financier et monétaire international ».

Les débuts avec l’encyclique Caritas in veritate

Le texte avait été particulièrement critiqué, y compris dans l’Église. Au sein même du Vatican, le cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d’État, avait demandé au cardinal Turkson de faire machine arrière.

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Sans doute le contexte de l’époque n’était-il pas favorable à une telle prise de position du Vatican. L’encyclique Caritas in veritate de Benoît XVI, en 2009, avait certes ouvert des portes mais aussi entraîné les premières critiques sur la façon dont l’Église catholique – et en premier lieu le Vatican – gérait ses propres finances.

Certains avaient alors eu beau jeu de relever son manque de cohérence sur ces questions.

Le ménage a, depuis, été fait et il est désormais plus facile pour Rome de critiquer les dérives de la finance mondiale.

Fonder théologiquement la réflexion sur la finance

« Tout le monde était d’accord sur notre analyse, mais dès que nous avons parlé de régulation, on nous disait que c’était impossible », raconte aujourd’hui le cardinal Turkson à qui le pape François, très offensif sur les abus du système financier, a confié en 2016 le vaste dicastère en charge de la doctrine sociale.

Celui-ci a continué le travail mais, entendant les critiques formulées en 2011, les économistes qui le conseillaient ont suggéré d’appeler en renfort la Congrégation pour la doctrine de la foi pour mieux fonder théologiquement une réflexion qui fait appel à un corpus doctrinal aujourd’hui solide, de Populorum progressio de Paul VI (1969) à Laudato si’ de François (2016), en passant par Sollicitudo rei socialis de Jean-Paul II (1987).

Une coopération entre dicastères

« Coopérer entre dicastères a permis de montrer que les questions d’application touchaient au cœur de la foi et cela a entraîné une réflexion plus ample et moins spécialisée à une époque où les approches sont de plus en segmentées », relève le père Bruno-Marie Duffé, secrétaire du Dicastère pour le développement humain intégral.

À ses yeux, ce texte marque une nouvelle étape d’une Doctrine sociale qui entend prendre en compte le passage d’une économie fondée sur le travail à une économie financiarisée dont le caractère « amoral », voire « pervers » et parfois durement mis en cause, du fait de l’«

inversion d’ordre entre les moyens et les fins, qui fait passer le travail de l’état de bien à celui d’“outil”, et l’argent, de celui de moyen à celui de “fin” ».

Partir des fondamentaux de la doctrine sociale

Et de fait, à la lecture des Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel publiées jeudi 17 mai, on perçoit bien que les économistes ont travaillé étroitement avec les théologiens pour ancrer leur réflexion dans l’anthropologie chrétienne, partant des éléments fondamentaux de la doctrine sociale : dignité, subsidiarité, solidarité et bien commun.

« Le document redit que l’amour du bien intégral de l’homme est la clé d’un authentique développement et que, sans une vision adéquate de l’homme, il n’est pas possible de fonder une éthique ni une pratique à la hauteur de sa dignité et d’un véritable bien », explique Mgr Ladaria Ferrer.

« Éliminer les aspects prédateurs et spéculatifs »

Ce qui permet de faire repasser, avec cette fois l’onction de la Congrégation pour la doctrine de la foi, certains des thèmes les plus contestés de la note de 2011. Reconnaissant qu’«

il est naïf de croire en une autosuffisance présumée des marchés dans leur fonction d’allocation des ressources », le document publié jeudi évoque ainsi explicitement « l’exigence (…) d’introduire une homologation par les autorités publiques de tous les produits issus de l’innovation financière » ou encore « l’urgence d’une coordination supranationale entre les différentes composantes des systèmes financiers locaux ».

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« La récente crise financière aurait pu être l’occasion de développer une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques et pour une nouvelle régulation de l’activité financière, en éliminant les aspects prédateurs et spéculatifs et en valorisant le service à l’économie réelle », relève d’ailleurs Œconomicae et pecuniariae quaestiones.

Et d’évoquer sans ambages des points extrêmement précis comme autant de liaisons dangereuses entre la gestion de l’épargne et la spéculation financière, le rôle social des entreprises, les produits financiers complexes, les systèmes bancaires parallèles ou encore la finance offshore et la dette.

Un nécessaire travail d’accompagnement et de discernement

Reste à savoir comment sera accueilli ce texte, approuvé par le pape et dont Mgr Ladaria Ferrer a rappelé qu’il relevait bien du « magistère ordinaire » de l’Église qui « lie » les catholiques. « Les solutions proposées ne sont, bien sûr, pas un dogme de foi et ne sont pas établies de manière définitive, mais les principes qui les sous-tendent ont bien une valeur doctrinale », relève-t-il.

« Ce texte est-il impératif, incitatif ou indicatif ?, interroge le père Duffé. Évidemment, le moraliste aimerait être dans le registre du “Tu dois” mais il faut reconnaître que le véritable défi est de présenter notre réflexion à un monde où la logique d’autoproduction l’emporte sur toute autre considération. »

Il s’attend d’ailleurs à des résistances face à ce texte. « Un certain nombre vont être dérangés dans leurs pratiques, reconnaît-il. Certains tenteront de nous acheter par de généreuses donations, d’autres se demanderont de quoi nous nous mêlons. » Comme pour tout document de nature morale, Œconomicae et pecuniariae quaestiones nécessitera donc un travail d’accompagnement et de discernement avec les personnes.

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Le pape François contre le « fumier du diable » (citations)

« L’actuel impérialisme de l’argent présente un indéniable aspect idolâtrique.

Étrangement, l’idolâtrie va toujours de pair avec l’or. Et là où il y a idolâtrie, Dieu et la dignité de l’homme fait à l’image de Dieu disparaissent. » (30 Giorni, janvier 2002).

« Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance (…) L’argent doit servir et non pas gouverner ! » (Evangelii gaudium, § 58)

« Derrière tant de douleur, tant de mort et de destruction, on sent l’odeur de ce que Basile de Césarée (…) appelait “le fumier du diable” ; le désir sans retenue de l’argent qui commande.

(…) Le service du bien commun est relégué à l’arrière-plan. Quand le capital est érigé en idole (…), quand l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique, cela ruine la société, condamne l’homme. » (Santa Cruz, 9 juillet 2015).

Referenties

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Plus haut, enfin, depuis Bolobo jusqu'aux Falls, l'argile lui-même disparaît presque entièrement (2), et cette cir- constance, qui fait à elle seule tout le secret de la supério-

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