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Colonialisme, Amour et Autorité dans Georges d'Alexandres Dumas

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Colonialisme, Autoriteé et Amour dans

Georges

d’Alexandre Dumas peère

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Colonialisme, Autorité et Amour dans Georges

d’Alexandre Dumas père

Clint Molly 5970997

Mémoire de maîtrise

Sous la direction de dr. Matthijs Engelberts Département de français

Université d'Amsterdam (juin 2016)

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TABLE DES MATIÈRES

1 Introduction...4

2 Analyse littéraire : Colonialisme, amour et autorité dans Georges...6

2.1 Colonialisme dans Georges...6

2.2 L’amour dans Georges...17

2.3 Autorité dans Georges...23

3 Le colonialisme et le racisme : Tocqueville, Gobineau et les Malmédie...28

3.1 La pensée colonialiste de Tocqueville...28

3.2 La théorie raciale de Gobineau...35

3.3 Les colons dans Georges...40

4 L’homme de couleur : Fanon, le complexe d’infériorité et les Munier...44

4.1 L’origine des mulâtres dans les colonies...44

4.2 Le complexe d’infériorité...47

4.3 L’homme de couleur et la femme blanche dans Georges...52

5 Conclusion...54

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1 Introduction

Dans leurs introductions respectives de leur édition de Georges, roman d’Alexandre Dumas père (1843), Léon-François Hoffmann et Werner Sollors confirment que le roman est

relativement peu connu du grand public. En effet, ce sont les Trois Mousquetaires et le Comte

de Monte-Cristo qui retiennent leur popularité mondiale avec des adaptations

cinématographiques ; on a déjà annoncé la suivante1. Mais qui de nos jours sait que Dumas

avait une grand-mère noire, et qu’il avait donc un héritage africain ? Tom Reiss a écrit une biographie du père de Dumas, le général Thomas-Alexandre Dumas, qui traite longuement de l’héritage de l’écrivain. Le titre de l’ouvrage révèle en fait que Georges ne sert pas trop de source ; le roman est brièvement mentionné dans le texte. En revanche, Reiss décrit

amplement la vie du général à Jérémie, ville à Saint-Domingue. Pendant ses années dans cette ville portuaire, il avait vécu dans une « mixed race cultural mecca2. » La description de Reiss

facilite un lien avec Port-Louis, la capitale de l’île Maurice et le lieu où se joue la plupart des événements de Georges. Anthony J. Barker donne un aperçu de Port-Louis à 1810 :

Visitors (...) in the years after 1810 often recorded shock at vivid, squalid and brutal scenes on the wharves and in the streets of Port Louis. Even those familiar with the West Indies had seen nothing to match the racial mélange of Africans, Madagascans, Indians, Malays, Arabs, Europeans, and their varied offspring. Nor had they seen cruelty so casual and public nakedness so complete as they were borne away in palanquins by beasts of burden3.

On dirait un de ces visiteurs qui accompagne le narrateur de Georges dans l’exposition du roman, qui décrit la même ville de Port-Louis et « sa population bariolée » de façon ironique : « (…) le créole indolent qui se fait porter en palanquin, (…). (…) ; les Malais, cuivrés, petits, vindicatifs (…) ; les Mozambiques, doux, bons, stupides, (…) ; (…), l’officier anglais, qui regarde du haut de sa grandeur créoles et mulâtres, maîtres et esclaves, colons et indigènes, (…)4. » Mais ces scènes ne servent que d’arrière-plan à l’histoire de l’homme de couleur libre

(et riche) ayant l’insolence de défier le statut quo des Blancs5. Dans Georges, les Munier sont

les insolents qui s’étaient « permis, (…), de se mêler à des blancs6. »

1 ‘‘David Goyer to Direct 'Count of Monte Cristo' Remake (Exclusive)’’. The Hollywood Reporter. 18 March 2013. Retrieved 4 October 2014.

2 Reiss, Tom. The Black Count: glory, revolution, betrayal, and the real Count of Monte Cristo. Random House, 2012, p. 42.

3 Barker, Anthony J. Slavery and Anti-slavery in Mauritius, 1810-33: The Conflict Between Economic

Expansion and Humanitarian Reform Under British Rule. Springer, 1996, p. 1.

4 Dumas, Alexandre. Georges. ed. Léon-François Hoffmann. Paris: Gallimard 1843 (1974): p. 32.

5 Allen, Richard B. ‘‘Creating Undiminished Confidence: The Free Population of Colour and Identity Formation in Mauritius, 1767–1835.’’ Slavery & Abolition32.4 (2011): p. 528.

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Quoique la vie de ceux-ci se rapproche de celle des Blancs prospères de l’île, ils sont

contraints à faire le choix de subir passivement ou activement le préjugé de couleur qui règne dans les colonies françaises. Le lecteur est vite témoin de la passivité de l’homme de couleur Pierre Munier, père d’une famille riche qui, lui, n’a jamais résolu de faire face au préjugé de couleur. Dumas montre ce qui se passe lorsqu’un homme ne s’efforce pas de redresser un tort, mais il nous présente un personnage contraire à Pierre Munier : son propre fils Georges. Nous nous servons de James Baldwin (1924-1987), qui parlait souvent de son père. En ce cas précis, Baldwin nous fournit en fait une bonne introduction de Georges :

In fact, in a word, he wanted power. He wanted negroes to do, in effect, what he imagined white people did. That is to own the houses, to own U.S. Steel. And this is what killed him, because there was something in him that could not bend; he could only be broken7.

Il s’agit d’une société qui réduisait une partie de sa population à sa couleur. Le père de Baldwin avait refusé de fléchir devant la culture dominante. Georges Munier étale cette même inflexibilité, un comportement exemplaire pour son père. Dans Georges, l’homme de couleur est réduit à un statut inférieur, ce qui cause un complexe d’infériorité chez Pierre. Dumas prend les thèmes du colonialisme, de l’amour et de l’autorité, et offre l’histoire du

protagoniste éponyme qui surmontera le préjugé de couleur. Grâce à un amour-propre inébranlable, Georges n’adhère qu’à sa propre autorité, et détermine lui-même les critères de son amour. En choisissant Sara de Malmédie comme épouse, la Blanche, il défie la structure du pouvoir en place, incarnée par M. de Malmédie.

Notre analyse de Georges inclut donc le colonialisme, et comment l’amour et l’autorité y sont étroitement liés. À l’aide de la théorie postcoloniale de Frantz Fanon, outil très approprié, nous serons à même de montrer que le roman de Dumas est une dénonciation précoce, audacieuse et convaincante du colonialisme et des effets de celui-ci sur l’amour et l’autorité. Des textes d’Alexis de Tocqueville et de Joseph-Arthur de Gobineau aideront à obtenir un contexte historique significatif pour l’interprétation du roman. Leurs travails respectifs De la

démocratie en Amérique et l’Essai sur l’inégalité des races humaines sont des sources aptes à

révéler une pensée autour de l’homme de couleur. Or, nous évoquerons plus d’une fois Baldwin, un homme qui comme Fanon avait été nécessaire pour faire basculer la société raciste qui entourait l’homme de couleur dans le monde occidental.

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2 Analyse littéraire : Colonialisme, amour et autorité dans Georges

2.1 Colonialisme dans Georges

Georges se passe à la même époque que le Comte de Monte-Cristo (1844), roman historique

où Dumas dénonce entre autres les excès en France métropolitaine pendant la Restauration. Edmond Dantès éprouve que la justice française sert les coupables et les envieux, tandis les innocents sont punis pour leur innocence. Dans le roman éponyme de 1843, il s’agit de l’île de France. Redevenue l’île Maurice après le traité de Paris de 1814, elle offre en effet des excès du colonialisme. Ils seront dévoilés par le narrateur du roman, qui prie un Européen, comme lui sans nom, de l’accompagner vers l’île de France. Ils font intégralement le tour de l’île, et entre-temps le narrateur suggère qu’il ne portera de jugement ni sur maître ni sur esclaves « [puis]qu’il y a au-dessus de nous un tribunal qui fera justice à tous deux8. » Il

affirme plus tard qu’il tient à garder sa véracité d’historien. Cela renforce l’idée d’un narrateur qui présente tout simplement ses humbles observations au lecteur.

Ainsi, il faut que celui-ci se laisse guider sans réserve aucune, et qu’il s’identifie au

compagnon de voyage du narrateur. Neuf fois sur dix, il ne s’agit pas d’une bête de carnage dans les buissons qui guette une occasion favorable d’attaquer l’Européen oisif. Plutôt, une jeune « négresse » apparaîtra et sera prête à se dévouer corps et âme à lui : « Mo sellave mo faire ça que vous vié9. » Cette scène fait partie de l’exposition du roman, qui, elle, montre une

réalité du colonialisme. Ici, le Noir est la bête de carnage que l’on a effectivement domptée. Le fouet s’est avéré un outil efficace, puisque les esclaves obéissent sans défaut aux gestes et aux signes10. Nous voyons dans l’exposition que le colonialisme nécessite la subjugation de

l’un au profit et pour l’aise de l’autre. L’Européen peut suivre la ‘sellave’ sans s’inquiéter qu’elle l’attire dans un guet-apens. Souriante, elle le mène obligeamment à son maître, « tyran ou patriarche, selon qu’il est bon ou méchant ; (…)11. »

Le narrateur nous montre aussi que le Noir ‘dompté’ est toujours une bête. Une bête de trait quand il porte le palanquin ; une bête de somme quand il travaille la terre. Pour l’Européen qui vient d’arriver, il ne reste qu’à profiter de ce pays de Cocagne qui s’appuie sur la servilité des Noirs. Si le saveur de « la banane savoureuse, la mangue parfumée ou la gousse du tamarin » appartient exclusivement aux Blancs, c’est qu’eux seuls sont vraiment à même de les savourer. Pour les Noirs, ces fruits auront un goût amer ; ce qui est doux devient amer

8 Dumas, p. 31.

9 Ibid., p. 35. Du créole mauricien : « Je suis esclave, je ferai ce que vous voulez. » 10 Ibid., p. 32.

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dans la bouche du malheureux. De façon presque inaperçue, le narrateur mentionne la mélancolie dans la « voix gutturale12 » de la négresse. Ne l’aurait-il pas remarquée sur son

visage ? Nous affirmons que cette mention suggère paradoxalement que le Noir ‘bestial’ a des émotions humaines tout comme le Blanc civilisé. Le narrateur révèle plus qu’il ne semble le faire.

La mélancolie n’exclut pas non plus le métis ou « mulâtre » dans Georges. Pierre Munier, père du protagoniste, se prête bien à une tentative d’interpréter la mélancolie de cette histoire. Voyons la première description faite par le narrateur :

L’homme était grand, maigre, d’une charpente tout osseuse, un peu courbé, non point par l’âge, (…), mais par l’humilité d’une position secondaire. En effet, à son teint cuivré, à ses cheveux légèrement crépus, on devait, au premier coup d’œil reconnaître un de ces mulâtres auxquels, dans les colonies, la fortune, souvent énorme, à laquelle ils sont arrivés par leur industrie, ne fait point pardonner leur couleur13.

La logique du narrateur est poignante. À l’en croire, la position secondaire de Pierre est proverbiale. Sachant que le Noir est réduit à une bête de somme, que faire de l’existence du mulâtre ? Dans les colonies, comme dans la métropole, la rhétorique dominante détermine que l’inné surpasse l’acquis. Dès son plus jeune âge, le colon blanc, plutôt riche que pauvre, a une consolation révélatrice. Dans l’esprit de l’auteur américain James Baldwin (1924-1987) : advienne que pourra, du moins je ne suis pas un homme de couleur14.

Pierre peut être on ne peut plus riche, ce qu’il est en effet, mais ce fait n’en cache aucunement un autre : il est un homme de couleur. Une affirmation de Léon-François Hoffmann sur le mulâtre nous sert ici. Pour ceux qui ne ‘lui pardonnent point sa couleur’, le métis « suscite une répugnance encore plus profonde que » le nègre ; « [i]l est la vivante incarnation du danger suprême : le métissage, la bâtardise, la déchéance de la sauvagerie africaine15. »

Il est évident pourquoi Pierre serait en proie à une mélancolie, mais sans doute pas de la même façon que la négresse. Nous affirmons que sa mélancolie à lui existe à cause de la conséquence fixe de la logique du narrateur, dont se rend bien compte Pierre. S’il est au zénith financier grâce à sa fortune, il se sent toutefois socialement réduit à sa couleur devant un Blanc. En prolongement de cette fixité des positions, nous nous rendons compte du comportement de Munier dans l’histoire. Le lecteur remarque sa conduite, surtout quand

12 Ibid., p. 35. 13 Ibid., p. 53.

14 Baldwin, James and William F. Buckley Jr. Débat. Cambridge University. The Cambridge Union. 13 February 1965. YouTube.

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Pierre se trouve face à M. de Malmédie ; le métis se présente « modestement, » il laisse « tomber ses bras avec découragement, » il a les « yeux humblement baissés, vaguement errants » et il est à la fois « haletant, oppressé, tremblant » devant Malmédie.

Ce qui est pire, quand son fils Georges retourne après quatorze ans d’éducation en Europe, Pierre le prend pour un Blanc. Le teint de son fils est tellement blanchi que, de prime abord, il n’est pas à même de reconnaître son propre fils16. De ce fait, il adopte son attitude habituelle

de « timidité » et d’ « humilité. » Le narrateur implique que la méconnaissance n’est pas à cause du changement de Georges, ce qui joue sans doute un rôle, mais de l’obéissance au Blanc. Celui-ci a envahi Pierre si profondément qu’il n’ose pas lever sa tête pour regarder vraiment. bell hooks ( le pseudonyme de Gloria Jean Watkins, né en 1952) constate ce mécanisme auprès du Noir américain auquel ressemble Pierre :

Reduced to the machinery of bodily physical labor, black people learned to appear before whites as though they were zombies, cultivating the habit of casting the gaze downward so as not to appear uppity. To look directly was an assertion of subjectivity, equality. Safety resided in the pretense of invisibility17.

En fait, Pierre se comporte alors comme un Noir esclave. Ceci atteste déjà d’un effet du colonialisme sur la psyché du colonisé. Le système détruit la faculté de distinguer en

l’occurrence et trouble le sens de réalité en général. Voici ce que dit en effet le narrateur sur le comportement de Pierre, riche mulâtre, qui, lui aussi, semble préférer l’invisibilité :

Loin de briguer, malgré ses richesses et son intelligence, aucune fonction administrative, aucun emploi politique, il avait constamment cherché à se faire oublier en se perdant dans la foule ; la même pensée qui l’avait écarté de la vie publique le guidait dans la vie privée. (…) Toujours soigneux d’éviter la moindre querelle, toujours poli, complaisant, serviable pour tout le monde, même pour ceux qui, au fond du cœur, lui étaient antipathiques, (…)18.

En lisant le chapitre ‘Trois enfants’, nous trouvons une scène clé du roman. Malmédie est chef d’un bataillon de Blancs lors d’une bataille contre l’Angleterre. Pierre croit en vain que la guerre sert de motivation à intégrer les différentes races. Loi fait nécessité ; Malmédie et ses congénères blancs ne veulent pas de mulâtres dans leur bataillon, évidemment par souci d’homogénéité raciale. Humilié, Pierre se met alors en tête d’un bataillon d’esclaves et de

16 Dumas, p. 126.

17 Roediger, David R. Black on white: Black writers on what it means to be white. Knopf Group E-Books, 2010, p. 56.

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mulâtres grâce à l’encouragement de son fils Georges. Détail saillant : Munier père est accompagné d’un « nègre, » ; il s’avère qu’il est planteur et maître d’esclaves, ce qui explique sa fortune.

Dans la scène qui suit , les Anglais sont battus par les bataillons ségrégués de l’île de France, mais leur victoire est le véhicule de la jalousie des Blancs ; c’est que la contribution du mulâtre à la victoire, Munier, surpasse celle du Blanc, Malmédie. Le drapeau anglais dont s’empare Pierre est le symbole de son courage et de sa valeur lors de la bataille. Petit Georges rentre sur scène pour garder un instant le trophée de son père. Le lecteur témoigne alors du privilège du Blanc de réécrire l’histoire. Henri, fils de Malmédie, se contente d’arracher le drapeau des mains de Georges. Contrairement à son père, celui-ci se défend et reçoit un coup du sabre de Henri sur le visage. Jacques, le frère aîné de Georges, intercède avec un coup de poing dans le visage de Henri.

En dépit de la résistance que donnent ses fils, Pierre reprend encore son obéissance passive face à Malmédie. Celui-ci ordonne qu’il remette le drapeau. Cette fois, c’est Munier père qui l’arrache des mains de Munier fils pour le donner au Blanc. L’humiliation est complète, et Pierre ne peut l’admettre. La victoire de Pierre Munier ne lui appartient pas. Il s’est laissé convaincre que l’on peut le lui arracher malgré lui.

Si le comportement de Pierre Munier est la règle, il est singulier de voir en l’occurrence l’entrée de son fils cadet Georges. Le comportement et les traits de caractère distinctifs d’un parent sont parfois perpétués par l’enfant ; cependant, le petit métis ne ressemble en rien à son père. Dès la première description de Georges cette différence entre père et fils s’établit. Celle-ci est ainsi plus remarquable que la mélancolie que mentionne le narrateur en décrivant la physionomie de Georges. Sans doute, celui-ci n’éprouve pas ce sentiment de la même façon que son père et la jeune Noire de l’exposition. En effet, Georges n’a pas le fardeau des chaînes qu’a la dernière. Et son jeune âge n’obstrue pas son discernement, une qualité rare parmi les personnages du roman.

Le lecteur s’apprête sûrement à aborder un personnage complexe et hors du commun tout en apprenant les premières pensées significatives de Georges par l’intermédiaire du narrateur :

N’ayant pas d’armes, il se tenait contre son père, (…), portant alternativement ses yeux vifs et investigateurs de son père au chef de bataillon, et se demandant sans doute

intérieurement pourquoi son père, qui était deux fois riche, deux fois fort et deux fois adroit comme cet homme, n’avait pas aussi comme lui quelque signe honorifique, quelque distinction particulière19.

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Cette constatation succède à la description de Georges, qui rassemble la chétiveté et la puissance. En effet, le narrateur nous propose que c’est ce mélange étonnant qui le distingue des autres personnages. « Sa figure pâle » le distingue également des habitants des colonies20.

Le narrateur achève la description en décrivant son « regard inquiet et pénétrant » qui

produisait « une intelligence si ardente, » et un « froncement de sourcil habituel » trahissait « une réflexion si virile et une volonté si tenace21. » Aussi Georges est-il à même d’observer les

faits et d’en constater les contradictions. Le chef de bataillon qu’il contemple n’est autre que M. de Malmédie, homme qu’il considère inférieur à son père.

Comme Georges est au courant des mérites de son père, qui, eux, surpassent ceux d’un Blanc, il trouve étrange de le voir fléchir devant Malmédie. Nous croyons que le discernement inné du fils est la base du mûrissement du « germe d’inflexibilité » dont parle le père un peu plus tard dans l’histoire. Pierre, comme tous ceux qui manquent ce discernement et fléchissent par humilité, n’a pas non plus acquis cette qualité en la cultivant. À force de fléchir, le reflexe d’inflexibilité devant le Blanc s’est émoussé. À son mérite, Dumas nous montre son interprétation du colonialisme et du mécanisme du complexe d’infériorité. Ils sont si

omniprésents qu’il fallait une personne qui soit munie d’une clarté absolue, sans confusion sur qui il est et sur le monde qui l’entoure. Nous nous pencherons dans le chapitre 5 sur Pierre et Georges à l’égard du complexe d’infériorité, mais il convient de citer ici John Drabinski, qui capte à la fois la situation de Munier père et fils, qui vivent dans une société raciste

comparable :

Anti-black racism is a total project – whether that project is manifest in the plantation, colonial relations, or the simple violent hostility of the (white) society in which black subjects live. Internalization of feelings of inferiority and shame manifests the total project in the heart of the psyche. And yet revolution is always still possible; resistance to shame, and therefore the promise of transformative action and re-formation of subjectivity, remains possible, if exceptionally difficult work22.

À présent, il nous importe de continuer notre analyse du colonialisme dans Georges. Nous nous arrêtons entre autres sur l’homme parmi les Noirs esclaves qui s’est décidé de ne pas

20 Enz, Molly Krueger. ‘‘White Negroes, Nothing More : The Ambiguous Role of the Mulatto in Alexandre Dumas’s Georges’’, E. Martone, ed. The Black Musketeer: Reevaluating Alexandre Dumas Within the

Francophone World, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 94.

21 Dumas, p. 54.

22 Drabinski, John E. ‘‘Affect and Revolution: On Baldwin and Fanon’’, PhaenEx Journal of Existential and

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subir passivement sa situation. Il se présente au lecteur après que le narrateur a esquissé en effet la situation de l’esclave moyen. Pas tout à fait fortuitement, la propriété de M. de Malmédie est l’endroit que choisit le narrateur pour non seulement présenter le personnage Laïza, mais également pour renseigner le lecteur de façon ironique sur l’esclave ; ce dernier n’était « pas plus malheureux » chez Malmédie que partout ailleurs, mais « malheureux comme partout23. »

D’ailleurs, les esclaves de Pierre Munier font exception. Sous le ‘bon traitement’ de ce maître métis ils sont, selon le narrateur, sous l’influence d’une « gaieté naturelle. » Nous les

traiterons plus amplement au chapitre 4. Malmédie, un maître qui avait pour « géreur24 » de sa

plantation un mulâtre, partage évidemment le préjugé de couleur contre les métis. Pour plus de commodité, l’esclave noir n’est pas un homme pour lui, mais une machine « devant rapporter un certain produit. » Si l’esclave éprouve de la mélancolie, c’est qu’il est réduit au nadir de l’existence humaine.

Passons maintenant au personnage Laïza, qui est « un esclave parmi des esclaves » sur la plantation de Malmédie. Mais en le décrivant, le narrateur prend soin d’insister d’abord sur la supériorité physique, ensuite morale de l’esclave à l’égard des autres esclaves. Ainsi, ses « membres annonçaient une force colossale. (…), et de ses yeux (…), s’échappait un regard brillant, calme et impérieux25. » Il faut alors noter que cette caractérisation du narrateur crée

un second personnage revêtant des traits distinctifs, d’une façon égalant ceux de Georges. Tout en lisant Georges, le lecteur, surtout blanc et contemporain de Dumas, aurait dû juger singulier, voire audacieux ce portrait d’un Noir esclave. Jusqu’à l’entrée de Laïza, rien dans l’histoire n’avait vraiment préparé ce lecteur à une image positive du Noir.

Plus familier serait un esclave qui parle secrètement d’une révolte. En cela, Laïza serait peu remarquable. Or, il est à même de voir plus clair, et en fait plus loin que ses frères de chaînes. Laïza se montre conscient de l’injustice du colonialisme et songe à l’effet que produirait la situation contraire, i.e. le Blanc esclave et le Noir maître. Son petit frère Nazim l’écoute :

Alors, comprends-tu ce que ce serait, reprit Laïza, que de voir ces blancs, si fiers et si cruels, humiliés et suppliants à leur tour ? comprends-tu ce que ce serait que de les faire travailler douze heures par journée à leur tour ? comprends-tu ce que ce serait que de les battre, que de les fouetter de verges, que de les briser sous le bâton à leur tour ? Ils sont

23 Dumas, p. 126.

24 Définition dans le dictionnaire Littré : Celui qui, aux colonies, est le directeur d’une exploitation. www.littré.org.

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douze mille et nous quatre-vingt mille. Et, le jour où nous nous compterons, ils seront perdus26.

À en croire le narrateur, la détermination de soutenir ou diffuser ce genre d’idées, avec cet ordre et cette imagerie n’est pas forcément commune auprès des Noirs esclaves. La plupart des « nègres27 » dans le roman sont infantiles, sauvages et ont constamment besoin de la

surveillance d’une figure paternelle. Dumas savait très bien ce qui avait circulé et circulait dans le domaine littéraire et public sur le Noir. Aussi son choix de revêtir un personnage noir de ces capacités menaçantes est-il, à notre avis, extraordinaire.

Dans le chapitre consacré à lui, Laïza révèle à Georges ses origines, justifiant ainsi

rétrospectivement au lecteur son caractère et son comportement jusqu’à cette révélation. Il s’avère qu’il est, comme Georges, « de sang mêlé » : arabe et zanguebar. Son père est « chef » d’une tribu d’Anjouan ; « il n’est pas né pour être esclave. » Molly Krueger Enz réfère aussi à la même révélation et conclut que « Laïza, (…), rejects his blackness, which is associated with slavery and humiliation28. » Nous sommes inclinés à être en désaccord avec

Enz, qui affirme que Laïza rejette sa noirceur. Il faut noter ci-dessus que Laïza réfère à un ‘nous’ en parlant à Nazim, i.e. les Noirs esclaves, et nous verrons qu’il ne s’enfuit pas comme Nazim. Puis, il paraît que sa tribu est assez prospère ; Laïza, lorsqu’il était « pris dans une guerre et vendu à un négrier, » avait pu offrir de se « racheter pour vingt livres de poudre d’or29. » Le narrateur observe que Georges sourit en l’entendant parler, sans se rendre compte

qu’il partage à peu près le même orgueil avec « le lion d’Anjouan. »

De surcroît, dans ce que dit le narrateur, le lecteur constatera bien dès le début le respect dont jouit Laïza auprès les esclaves. Le titre de « papa » que ceux-ci lui donnent confirme sa supériorité morale. Dans ce que Laïza communique à Georges, il crée une identification non seulement avec le caractère du métis, mais également avec son statut. Curieux, nous croyons, est le changement rapide dans la manière dont ils s’adressent l’un à l’autre tout en discutant de la situation30.

Juste avant leur conversation, Georges avait intercédé lorsque Malmédie allait faire fouetter Laïza et Nazim. Une négociation avec le Blanc lui avait valu un rachat sans frais des frères,

26 Ibid., p. 144.

27 Nous le traiterons dans le chapitre 4, renvoyant à quelques descriptions dans le roman et à Gobineau. 28 Enz, p. 99.

29 Dumas, p. 293.

30 Notez les six premières pages du chapitre ‘Laïza’, où en début ‘maître d’esclaves’ Georges et ‘esclave affranchi’ Laïza s’adressent conformément à leur position sociale ; le ‘vous’ appartient à Georges, tandis que Laïza est tutoyé. Tout cela change lorsque Laïza se prononce sur son affranchissement ; en tant qu’homme libre il parle à son égal. Dans la continuation de la conversation, le lecteur observe l’égalité de ces deux hommes dans l’utilisation des pronoms ‘vous’ et ‘tu’, dont ceux-ci se servent de façon interchangeable.

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qu’il avait affranchis aussitôt. Le lecteur peut se dire que l’audience que demande Laïza auprès de Georges se borne à un remerciement profond ; pourtant, il avait aussi pour objectif de parler révolte avec lui. Dumas insiste ici sur les causes communes des hommes de couleur, plutôt que d’accentuer les divisions existantes entre les Noirs et les métis. Hoffmann nous éclaircit en disant que « les écrivains engagés dans la lutte contre le préjugé de couleur se sont bien gardés d'appuyer sur ces dissensions intestines qui apportaient de l'eau au moulin

esclavagiste31. » À part Dumas, il parle à cet égard de Charles Reybaud (les Épaves) et de

Gustave de Beaumont et son roman Marie, ou l’esclavage aux États-Unis. Autrement dit, le rapprochement de Laïza et Georges semble un effort conscient de diminuer cette sorte de dissensions.

Nous verrons ci-dessous que la conversation mène en même temps à une autre affaire qui lie ces hommes éclairés, sans doute un petit dilemme aux yeux du lecteur. Mais il importe à présent d’indiquer que Laïza voit en Georges le chef par excellence d’une révolte des esclaves contre les Blancs. En fait, il ne suffit pour l’affranchi que de contempler les événements passés afin de conclure que ce fils d’un maître d’esclaves est l’homme qu’il faut. Dans cette conclusion, l’affranchissement de Laïza et Nazim par Georges et, peu après, l’insulte « coram

populo » de ce dernier à l’adresse de Malmédie fils sont les signes révélateurs pour le lion

d’Anjouan.

Dans ces deux instants, Georges à lui seul avait attaqué moralement et physiquement le colonialisme. L’affranchissement de deux esclaves implique qu’il allait plaider au moins pour l’affranchissement des esclaves de son père. Ce à quoi nous venons de référer comble son acte de défi ; l’insulte se matérialise lors d’une course hippique, qui précède les fêtes de Yamsé, un festival musulman. Henri de Malmédie, « renommé dans les courses, » et Georges, « un des cavaliers les plus distingués » de Paris allaient courir.

D’ailleurs, tout en incorporant cette partie de la couleur locale mauricienne, toujours vivante de nos jours, Dumas se montre en véritable admirateur de l’Orient. L’entrée incognito de Georges avec son cheval arabe Antrim rappelle celle du super-héros contemporain, un moment toujours ardemment anticipé pour ses amateurs :

(…) il était vêtu d’un costume égyptien, dont on apercevait les broderies sous un bournous qui lui cachait la moitié du visage ; il montait à la manière arabe, c’est-à-dire avec les étriers courts, son cheval caparaçonné à la turque. (…) De son côté, disons-nous, Antrim

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parut justifier la confiance qu’avait d’avance eue en lui le capitaine Van den Broek, tant il paraissait fin, assoupli et identifié avec son maître32.

Toute l’apparence de Georges est un acte de défi. Le métis l’emporte sur Henri et son cheval

Gester. Juste avant l’arrivée de la course il révèle son identité et donne un coup de cravache

sur la figure du Blanc. Dans le Comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès recourt au même procédé de révéler son identité à ses ennemis dans un moment suprême. Or, le choix de Dumas pour un cheval arabe est au moins saillant, puisque cette race de chevaux a presque invariablement une peau noire sous leur couleur de robe. Cela rend l’identification d’Antrim avec Georges plus complète ; pour le mulâtre, il s’agit également d’une couleur qui en cache une autre. Ce super-héros de couleur avait convaincu Laïza.

En outre, ces deux hommes partagent le désir ardent d’une demoiselle. Leur conversation ne portait donc pas seulement sur la révolte qu’ils entreprennent de faire éclater. Avant de commenter leur conversation sur elle, il est utile d’évoquer ce personnage au sein du cadre que nous avons établi. À cet égard, M. de Malmédie fournit un préambule significatif. Au jour où Georges est de retour à l’île de France après une absence de quatorze ans, les colons voit en lui un bel étranger dont le cheval surtout suscite l’intérêt de Henri. Son père par contre lui affirme ce qui s’avère très essentiel. Georges, dit-il avec assez d’insouciance, est « un joli garçon, (…), et je conseille, s’il doit faire séjour dans notre île, à nos mères et à nos maris de veiller sur leurs femmes et leurs filles33. » Il importe de noter qu’ils n’ont pas pu distinguer

l’étranger en tant que mulâtre. Tout comme pour Munier père, Georges peut passer pour un Blanc aux yeux de MM. de Malmédie, selon Hoffmann quelques-uns des « plus féroces colons34. »

En effet, peu après s’effectue la première rencontre fatale de Georges avec la demoiselle Sara de Malmédie, nièce du père, cousine et fiancée du fils. Elle également ne voit guère

d’ambiguïté dans la blancheur de Georges. Il n’est qu’un joli étranger qui sait parler

couramment le chinois avec Miko-Miko, le vendeur qui parle uniquement cette langue. Par l’intermédiaire de Georges, elle sait enfin le prix de l’éventail d’ivoire découpé du Chinois. L’introduction de Sara par le narrateur peut paraître incomplète aux yeux du lecteur. Ainsi, il ne révèle pas explicitement qu’elle est uniquement blanche. Un détail confirmatif ; la

proximité de la gouvernante anglaise Henriette signale qu’il s’agit bien d’une fille blanche ;

32 Dumas, p. 288-9 33 Ibid., p. 91. 34 Hoffmann, p. 340.

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une femme de couleur n’aurait pas de gouvernante blanche35. Deux chapitres plus tard, le

narrateur achève la description de Sara, « la capricieuse fille aux cheveux et aux yeux noirs, au teint changeant comme son esprit36. »

Cette dernière remarque, négligemment posée par le narrateur, est en fait l’indice du changement qui va s’accomplir dans le cœur de Sara. Ne sachant ni le nom ni la vraie

‘couleur’ de Georges, elle est déjà éprise de lui. « La rose de la rivière Noire » se surprend de penser à l’étranger, voire de prendre sa défense dans une discussion avec Henri. Ensuite, la scène à la rivière Noire est l’endroit où elle a failli être attaquée par un requin, avant que Laïza et surtout Georges lui viennent en aide. Cette scène précède l’affranchissement des frères esclaves mentionné ci-dessus. Jusqu’alors Georges se montre digne de l’amour de Sara. Mais une belle rencontre et un acte de sauvetage ne suffisent pas. Lors du bal chez lord Williams Murrey, la présentation du mulâtre Georges Munier fait sensation auprès de tous les hôtes. C’est alors que Sara comprend le ‘dilemme’ où elle se trouve.

Aimer un mulâtre ; est-ce possible pour une femme blanche qui s’est vue toujours entourée du préjugé de couleur ? Le narrateur ne tarde pas à donner à ses lecteurs une réponse précoce. Elle n’a pas l’air d’être surprise. Sachant par contre que dès maintenant toute interaction avec Georges sera scrutée et découragée, Sara se montre à la hauteur de la situation. En observant Georges avec deux Anglaises, elle pense « que le préjugé qui poursuivait Georges n’avait pas d’influence sur l’esprit des étrangers, et qu’il fallait qu’un habitant de la métropole fût resté bien longtemps aux colonies pour arriver à le partager ; (…)37. » Le narrateur affirme

l’intelligence et la morale de Sara. En effet, elle seule avait remarqué la couleur de Georges en référant « à un étranger brun, » tandis que Pierre et les Malmédie avaient besoin du nom de l’étranger pour savoir ‘sa couleur38.’

La réaction de Henri est en quelque sorte indicative non seulement du comportement de Sara, mais aussi des contraintes sociales du colonialisme. La connaissance générale de la

‘mulâtrerie’ de Georges Munier aurait dû créer en Sara une répulsion naturelle, mais elle crée bien le contraire :

35 Dumas, p. 93. 36 Ibid., p. 162. 37 Ibid., p. 193

38 Ibid., p. 155. Songeons aussi à une situation inverse mais similaire dans le Comte de Monte-Cristo. Contraire aux autres personnages, qui ont besoin d’une révélation, Mercédès reconnaît instantanément Edmond Dantès en Monte-Cristo. Malgré l’incognito et vingt-trois ans écoulés, l’amour éclaircit. Sara, la seule personne n’ayant jamais vu Georges, a tout de suite un intérêt d’amour pour lui. De ce fait, elle a regardé plus attentivement l’étranger, et constaté qu’il est brun. Elle aurait déjà pu se dire que Georges est mulâtre. Aussi la révélation au bal n’est-elle peut-être qu’une confirmation de son pressentiment. La surprise des autres personnages, quand ils apprennent que Georges est mulâtre, est significative. Ici vaut que l’amour éclaircit en même temps qu’il aveugle.

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Henri surtout, préoccupé de l’idée que Sara avait remarqué Georges plus que, dans sa position de fiancée et dans sa dignité de femme blanche, elle n’eût dû le faire, Henri sentait remuer au fond du cœur un sentiment d’amertume dont il n’était pas le maître39.

Toujours au bal, lorsqu’il s’indigne auprès de Sara entre autres de l’inconvenance de la présence du mulâtre Georges, celle-ci lui rétorque :

Pardon, mon cousin, d’oser émettre une opinion en pareille matière, (…) ; mais, ou, d’après le peu que j’ai vu, j’ai mal compris M. Georges, ou je ne pense pas que, s’il s’agissait de venger son honneur, un homme qui, comme lui, porte deux croix sur sa poitrine, fût arrêté par le sentiment d’humilité intérieure que vous lui prêtez, j’en ai peur, bien gratuitement40.

En effet, Sara s’arrache nettement du préjugé de couleur, et réaffirme sa clarté sur la situation et sur Georges. La croix de la Légion d’honneur et la croix de Charles III sur sa poitrine sont pour Sara les indices de son courage. Comme propose Hoffmann : « Comment s'étonner après cela que la belle Sara, nièce du riche colon Malmédie, réponde à son amour41 ? » Georges ne

devait s’incliner devant aucun homme, qu’il soit blanc ou de tout autre couleur.

L’esprit de Sara a changé grâce à l’entrée de Georges, ou plutôt il a touché la corde sensible en elle. Le narrateur explique qu’en général les femmes portent « un puissant intérêt à tout ce qu’on opprime, comme une haute admiration à tout ce qui ne se laisse opprimer42. »

Effectivement, comme le montre David O’Connell dans leurs romans respectifs, Georges, Le

Mulâtre et Les Marrons, les ‘mulâtres’ Alexandre Dumas, Victor Séjour et Louis Houat ont

donné à la femme blanche le rôle de sympathisante et d’amour de l’homme de couleur ; « (…) because the white woman in each work looks upon the black man as human being and not as a financial investment43. » Il fallait pour Sara que l’opprimé se matérialise en Georges. Alors,

elle pouvait constater ce qu’est le préjugé de couleur : l’oppression de l’homme. Enfin, le retour de Georges à l’île de France n’a pour but que de combattre « le préjugé que son courage se croyait destiné à combattre, et que son orgueil croyait pouvoir vaincre44. »

39 Ibid., p. 194. 40 Ibid., p. 198. 41 Hoffmann, p. 342. 42 Dumas, p. 199.

43 O'Connell, David. ‘‘The Black Hero in French Romantic Fiction’’, Studies in Romanticism (1973): p. 525. 44 Dumas, p. 206.

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2.2 L’amour dans Georges

L’amour a une façon particulière de proliférer. Au sein du colonialisme, il n’en est pas autrement. Dans Georges, il nous semble exister une apologie de l’amour et des formes qu’il peut prendre. Le contexte net du roman, la motivation personnelle de Dumas et

l’interprétation du lecteur, contemporain ou de jadis, sont le mélange qui nous facilite d’analyser le thème de l’amour par l’intermédiaire de quelques personnages. Commençons avec le protagoniste, qui se laisse bien diriger par amour. Nous choisissons d’entamer l’analyse à l’aide d’une notion qui apparaît pour la première fois au chapitre ‘Quatorze ans après’, lorsque le narrateur propose entre autres une deuxième description de Georges.

En l’occurrence, il faut insister sur une caractérisation que le narrateur n’étend pas jusqu’à lui, mais à lord Williams Murrey : l’amour-propre. Toutefois, le lecteur, en se fondant sur ce qu’il vient de lire au chapitre précédent ‘Trois enfants’, doit se dire qu’il convient d’attribuer également ce trait à Georges. Cela se voit dans sa réaction au comportement de son père, où s’en mêle « une telle nuance de dédain45. » En général, le dédain d’un individu à l’adresse

d’un autre a l’implication que cet individu s’estime plus digne de respect, d’appréciation ou de considération. Jeune, Georges voit déjà qu’il faut soi-même décider son être. Dans une société coloniale, il vaut mieux aimer soi-même que partager la haine d’autrui.

Si Georges décide de s’aimer, dans la suite du roman il va jusqu’à l’abnégation pour l’amour-propre. Ainsi, au chapitre ‘Transfiguration’, le narrateur, dont « l’amour-propre n’est point engagé dans l’affaire, » entreprend de nous raconter les actions et les déplacements de Georges lors de son absence de quatorze ans à l’île de France. L’amour-propre s’était déjà niché dans l’esprit du jeune Georges sous la forme de l’orgueil : pour Dumas, ici cité par Frigerio, « le seul et unique courage qui existe réellement46. » Et ce trait ne pouvait que

s’amplifier en face des « blancs qui le méprisaient, » et des « mulâtres qui se laissaient mépriser47. » De ce fait, à l’orgueil s’ajoutaient la haine pour les premiers et le dédain pour les

derniers. Le narrateur confirme que Georges compensait la faiblesse et le manque de force physique en cultivant « ses facultés internes, » de sorte qu’il serait toujours plus mûr qu’il n’en avait l’air.

En effet, il nous faut avouer que la description de Georges offre une image de celui-ci se tenant à l’écart, mais toujours vigilant, observant tout. Il s’était habitué à réfléchir sur ce qu’il voyait. Notre interprétation de ce processus mène à un néant dans le roman. L’absence de la

45 Ibid., p. 61.

46Frigerio, Vittorio. Le devoir et la volonté, l'éthique du héros dans le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre

Dumas. (1996). tspace.library.utoronto.ca, 22 décembre 2015, p. 149.

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mère, à cause d’une mort précoce, ne laisse pas de plaie qui se guérisse par le temps. L’instant où Malmédie refuse à Munier père de se joindre au bataillon blanc, et où Georges « se tenait contre son père, » symbolise une dynamique répétitive. Georges en était venu à se sentir responsable de son père, voire à tâcher d’assumer le rôle de sa défunte mère. Donc il soutenait son père à plus de moments qu’un enfant n’en a l’habitude, inclusivement ceux qui étaient douloureux ou humiliants. Georges était alors le pansement, comme aurait été la mère. Avec son rôle précoce de ‘mère de famille’, le petit Georges prenait aussi d’instinct le rôle de défenseur et de boussole morale.

La transfiguration de Georges qui s’effectue hors de l’île de France est au service de son amour-propre. C’est parce qu’il s’aime, qu’il se met à se priver de confort afin de développer la robustesse. Il fait tout ce qui crée la force physique. En plus, il affronte ses faiblesses mentales. Le narrateur nous révèle que Georges craignait de « devenir joueur, » qu’il « avait les sens ardents d’un homme des tropiques » et qu’il « n’avait pas le courage physique qui se jette au milieu du danger. » Quant aux sens ardents, Dumas évoque le Noir dans un état de lascivité et de convoitise, ce que l’on attribuait dans l’anthropologie de l’époque en général au climat africain : « Excessive black sexuality was seen as being caused by the African climate, which was believed to render blacks hot-blooded and lustful, and to reduce them to satyrs48. »

Mais Georges sait vaincre sa passion, dompter ses sens africains et être sûr de son courage. En bref, il ne veut être aucunement susceptible d’addictions, soit mentales ou charnelles. Et son amour-propre ne doit rien ôter à son courage.

Pourtant, l’amour entre homme et femme, autre que celui dont nous venons de parler, mais pas tout à fait en conflit avec celui-ci, est sans doute aussi important dans Georges. Dans un contexte colonial, que de plus délicat que l’amour entre l’homme de couleur et la femme blanche ? Dumas confronte le lecteur à trois hommes qui concourent pour l’amour d’une femme blanche ; Henri, Georges et Laïza. Il nous importe en premier lieu d’analyser l’amour des deux derniers. Nous avons déjà suggéré qu’il y a une affaire autre que la révolte à l’île de France qui les joint ; il s’agit bien de l’amour de Sara de Malmédie.

Nous avons évoqué ci-dessus la première rencontre de Sara avec Georges. Nous reprenons maintenant leur intrigue d’amour après le bal de lord Murrey. Georges se rend compte de quelques moments successifs qu’il a eus avec Sara, de leur première rencontre à celle au bal. Entre ces deux, il l’a sauvée d’un requin à la rivière Noire. Contemplant tout, il savait que son retour à l’île venait de devenir plus significatif :

48 Cohen, William B. ‘‘Literature and race: nineteenth century French fiction Blacks and Africa 1800-1880’’, Race and Class 16.2 (1974): p. 193.

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Dès lors, la lutte prenait pour lui un nouvel intérêt auquel son bonheur se trouvait doublement lié, puisque désormais cette lutte avait lieu non seulement au profit de son orgueil, mais encore à celui de son amour.

Seulement, (…), blessé lui-même au moment du combat, Georges perdait l’avantage du sang-froid ; il est vrai qu’en échange il gagnait la véhémence de la passion49.

L’amour a affaibli Georges. S’il a pu s’abstenir de la passion charnelle, il est incapable de résister à la passion du cœur.

Passons de nouveau à Laïza, dont nous savons déjà qu’il s’occupe de plus qu’une révolte. Il ne tarde pas à nous apprendre tous ses desseins. En parlant à Nazim qui s’apprête à s’enfuir, le lion d’Anjouan fait sans doute froncer les sourcils du lecteur lorsqu’il motive la raison de ne pas s’enfuir avec son petit frère. Non seulement la promesse à ses congénères de gérer la révolte, mais surtout l’amour qu’il a pour la rose de la rivière Noire le retient à l’île de France. La perspective de se réunir avec sa famille et sa patrie s’évapore devant l’image de Sara, qui est sa « famille et patrie50 ! » En même temps, Laïza se rend compte de l’impossibilité de ses

sentiments, et que son amour est voué à être un amour non partagé. Réitérons la nature de la disparité effectivement insurmontable entre le Noir esclave et la Blanche riche, créée

délibérément dans la société coloniale.

De surcroît, il est à concevoir que l’espace dans lequel se joue l’expression d’amour de Laïza est bien plus restreint que celui dans lequel opère Georges. Sachant que Georges a le

‘privilège’ de passer pour un Blanc, le lecteur le voit interpeler Sara sans scrupules. Avec la même facilité, le mulâtre procède à demander la main de Sara ; comme Georges suggère dans la citation ci-dessus, ceci ne compromet guère sa lutte contre le préjugé de couleur. Laïza n’a pas cette liberté de mouvement. Elle se borne pour lui à regarder Sara se baignant dans la rivière Noire, ou plus tard à s’y précipiter pour distraire le requin qui va attaquer sa dame. En effet, nous nous risquons à l’affirmation que Laïza lui porte enfin un amour courtois

traditionnel dans un contexte colonial.

Aussi est-il édifiant de revisiter la conversation de Laïza et Georges, surtout le moment lorsqu’il s’agit de Sara. Lorsque nous nous penchons sur le triangle amoureux, pointé dans leur entretien, il est clair que les rapports sociaux ne seront pas défis plus qu’ils ne le sont déjà. Le lecteur de nos jours sera frappé de l’esprit de sacrifice de Laïza. Il révèle qu’il est au

49 Dumas, p. 207. 50 Ibid., p. 147.

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courant des sentiments de Georges pour Sara, et ne cache pas les siens. Nous prenons la réponse de Georges comme point de départ dans le dialogue suivant :

─ Serais-tu mon rival ? demanda Georges avec un sourire dédaigneux.

─ Il n’y a de rival que celui qui a l’espoir d’être aimé, répondit le nègre en soupirant, et la rose de la rivière Noire n’aimera jamais le lion d’Anjouan51.

Laïza se croit donc vaincu à propos de l’amour de Sara, manifestant ainsi son intelligence sur toute la situation, un vrai sens des réalités. Le lecteur voit ensuite l’hésitation de Georges de croire instantanément ce qu’il vient d’entendre, puisque Laïza lui promet une loyauté infaillible, dans la révolte et en ce qui concerne son consentement pour lui et Sara. Cela pousse Georges à demander :

─ Mais d’où te vient ce dévouement pour moi ?

─ Le cerf d’Anjouan allait mourir sous les coups de ses bourreaux, et tu as racheté sa vie. Le lion d’Anjouan était dans les chaînes, et tu lui as rendu la liberté. Le lion est non seulement le plus fort, mais encore le plus généreux de tous les animaux ; (…)52.

Le lecteur reconnaît Nazim dans le cerf d’Anjouan, et se rappelle l’affranchissement des frères d’Anjouan par Georges.

Laïza ne dit donc pas forcément que Georges l’emporte sur lui ; il reconnaît plutôt que celui-ci a plus de chance de pousser jusqu’au bout leur objectif commun, « un avenir de vengeance et de liberté53. » Alors le sacrifice de Laïza, renforcé par son suicide au service du salut de

Georges, se traduit comme un amour qui se transcende, quelque chose de plus noble. C’est qu’à part de sauver à son tour la vie de l’homme qui l’a sauvé, et d’augmenter la chance de bonheur pour Georges et Sara, Laïza avance également un avenir où les Noirs seront libres. Son dernier acte sacrificiel est au moins une attestation de son amour du prochain, de son altruisme au plus. La rose de la rivière Noire ne devait jamais savoir que le lion d’Anjouan l’aimait. Dumas offre toutefois une image positive à côté du stéréotype régnant du Noir fou qui, selon l’image traditionnelle de l’époque expliquée par Cohen, ne cherchait qu’à violer la femme blanche ; « [s]exual relations between the two races were (…), (…) the result of madness on the part of the black man forgetting his position, (…). The white woman was always unwilling, the victim of violence by the black54. »

51 Ibid., p. 296. 52 Ibid., p. 296-7. 53 Ibid., p. 295.

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En fin de compte, Georges seul est capable d’aimer Sara. Henri ne s’intéresse qu’à la fortune que lui procurera le mariage avec sa cousine. Elle ne refuserait peut-être pas une vie avec Laïza, malgré les privations et les contraintes de toutes sortes pour une femme blanche qui aimait ouvertement un Noir affranchi ; Dumas n’exclue nulle part dans Georges une issue pareille. Pourtant, nous croyons qu’il lui avait suffi de montrer que l’amour entre un homme de couleur avec la ‘complexité’ de Georges et une Blanche est possible. Quant à l’amour entre l’homme noir et la femme blanche, une résonance de consentement de Dumas n’est pas imperceptible. Avec les mots de Monte-Cristo, il suffit d’attendre et d’espérer pour que cela soit normal un jour. Aussi Sara appartient-elle à celui qui agit dans le présent, ou plutôt celui qui est à même d’agir dans une situation complexe.

L’amour-propre de Georges l’emporte sur l’intérêt de Henri, et sur l’amour courtois de Laïza. Il nous faut évoquer brièvement les événements aboutissant au chapitre ‘Le refus’. Lors d’un moment sublime, Sar avait juré que « rien que la mort » séparera Georges d’elle55. Dans la

scène qui suit, Georges demande la main de Sara, et Malmédie refuse. Entre-temps, Henri lève une badine pour frapper Georges, ce que prévient lord Murrey. Alors se succèdent quelques moments que nous avons déjà traités, par exemple l’insulte coram populo de Georges à l’adresse de Henri et la conversation de Laïza et Georges. Dans le chapitre en question, Georges reçoit pourtant l’offre de M. de Malmédie, par l’intermédiaire de lord Murrey, d’accepter la main de Sara à condition qu’il renonce à la révolte. Il était connu que Georges avait une complicité avec les Noirs. À son tour, celui-ci refuse on ne peut plus clairement :

Si mademoiselle Sara m’aime, mademoiselle Sara est libre, maîtresse de sa main, maîtresse de sa fortune, c’est à elle de se grandir encore à mes propres yeux en descendant jusqu’à moi, et non à moi de m’abaisser aux siens en essayant de monter jusqu’à elle.

Et il interrompt Sara, qui allait parler, pour s’expliquer sur son refus :

Je sais que vous viendrez à moi, Sara, malgré tous les obstacles, tous les empêchements, tous les préjugés. Je sais que je n’ai qu’à vous attendre et que je vous verrai un jour apparaître, et je sais cela justement parce que, le sacrifice étant de votre côté, vous avez déjà décidé, dans votre généreuse pensée, que vous me feriez ce sacrifice56.

55 Dumas, p. 256. 56 Ibid., p. 329.

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Georges déclare également qu’il a « rompu avec les blancs, » ; consentir à la condition proposée ferait de lui un traître. Dans un dernier effort, lord Murrey essaie de le convaincre d’accepter l’offre. Georges est inflexible :

Vous oubliez, milord, que ces hommes, dont vous parlez avec tant de mépris, sont mes frères, à moi ; que, méprisé par les blancs comme leur inférieur, ils m’ont reconnu, eux, pour leur chef ; vous oubliez que, au moment où ces hommes m’ont fait l’abandon de leur vie, je leur ai, moi, voué la mienne57.

L’amour-propre de Georges est absolu, à tel point qu’il étreint explicitement le sang noir en lui, quelles que soient les conséquences. Frigerio, qui insiste sur la ressemblance de Georges à Edmond Dantès, ajoute que grâce à l’éducation qu’a eue le métis, la société raciste,

représentée par Murrey, avait été contrainte de l’accepter comme égal ; il « réussit même à obliger l’ennemi le plus acharné de son père à lui accorder la main de sa fille58. »

Pourtant, rien de surprenant à ce que Dumas fait vaincre l’amour. Arrêté et sur l’échafaud, Georges voit enfin apparaître Sara, qui lui demande en public d’être son mari. Le narrateur ne pourrait s’exprimer mieux lorsqu’il prononce un jugement sur ce moment d’extrêmes :

Ainsi, par la seule puissance de sa volonté, par la seule influence de sa valeur personnelle, lui, mulâtre, s’était fait aimer d’une femme blanche, et, sans qu’il y eût fait un pas vers elle, sans qu’il eût essayé d’influencer sa détermination par un mot, par une lettre, par un signe, cette femme était venue l’attendre sur le chemin de l’échafaud, et, à la face de tous, ce qui ne s’était jamais vu peut-être dans la colonie, elle l’avait choisi pour époux59.

Il s’avère que Georges n’a pas agi uniquement par amour-propre, qui ne sait attendre et espérer. Il avait reconnu que l’amour-propre ne doit pas l’emporter sur l’amour.

2.3 Autorité dans Georges

Nous allons brièvement traiter la question de l’autorité et le rôle qu’elle occupe dans Georges. Dans la partie sur le colonialisme, nous avons effleuré le thème en indiquant les divers

57 Ibid., p. 334. 58 Frigerio, p. 149-50. 59 Dumas, p. 415.

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résultats ressortant du maintien d’une société coloniale. Il est à présent utile d’inventorier le rôle et les motivations de l’autorité dans Georges. Peut-on discerner certains traits généraux auprès des individus qui font partie de l’autorité sociale ? Qu’en est-il du patriarcat, l’autorité que l’homme exerce sur la femme ? Il s’agit également d’éclaircir la subtilité que peuvent avoir les procédés de l’autorité administrative. Nous chercherons dans le roman les réponses à ces questions.

Assez tôt dans l’histoire, le narrateur nous présente une guerre navale entre la France et l’Angleterre qui se disputent le règne de l’île de France. Ce sont les Anglais qui mettent fin au règne français en 1810, renommant le territoire conquis l’île Maurice. Plus important que l’animosité entre ces deux pays est le fait que le changement de pouvoir ne change rien aux conditions sociales sur l’île. En effet, Dumas réutiliserait la recette dans le Comte de

Monte-Cristo, où les Cent-Jours, la Seconde Restauration, voire la monarchie de Juillet ne

changeaient rien au statu quo de la société.

Comme nous avons déjà montré avec Pierre Munier, le lecteur apprend tôt dans l’histoire comment fonctionne ce statu quo, avec sa confirmation de l’un des représentants des autorités de l’île, M. de Malmédie. Ce colon, qui est chef de bataillon ainsi que maître d’esclaves, domine intégralement les Noirs esclaves et socialement les hommes de couleur. Que ce soient les Français ou les Anglais qui ont le pouvoir administratif, aucun changement ne s’effectue dans Malmédie, faisant partie de l’autorité sociale. Le narrateur marque le fait que Malmédie et ses consorts sont invariables lors de l’arrivée du gouverneur anglais lord Williams Murrey, qui se voit entouré « des principales autorités de l’île » :

Et, cependant, ces hommes qui faisaient fête au représentant de Sa Majesté Britannique et qui applaudissaient à son arrivée, étaient bien les mêmes hommes qui, autrefois, avaient pleuré le départ des Français ; mais aussi, c’est que quatorze ans s’étaient écoulés depuis cette époque ; (…). Quatorze ans s’étaient écoulés, (…), et c’est plus qu’il n’en faut pour oublier la mort de son meilleur ami, pour violer un serment juré ; plus qu’il n’en faut enfin pour tuer, enterrer et débaptiser un grand homme ou une grande nation60.

Il s’agit des hommes qui ont intérêt à voir la continuation du statu quo sur l’île. Les colons d’ascendance française reconnaissent le pouvoir en place qui veillent sur leur propriété et leur mode de vie. Napoléon, un grand homme, et la France, une grande nation, n’ont plus

d’importance en 1824. Nous restons avec le colon en général, dont le narrateur révèle peu à peu le caractère et le comportement. Malmédie, qui incarne le colon en général, illustre et de

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ce fait complète en quelque sorte la caractérisation de ce dernier. Tout au début, le narrateur esquisse déjà les premières habitudes de son être.

Ainsi, en faisant le tour de l’île avec l’Européen (le lecteur) il fait observer « le créole indolent qui se fait porter en palanquin s’il a besoin de traverser la rue61. » Cela s’ajoute à

l’exposition du roman, où le Blanc seul, visiteur ou habitant de l’île, n’a pas besoin de s’efforcer pour faire quoi que ce soit. Souvenons-nous de la jeune négresse serviable. La famille Malmédie contribue à cette image du colon. Elle mène une vie de loisir et profite de l’abondance que donne l’île ; les chasses aux cerfs et au gibier sont parmi les

préoccupations de père et fils. Le narrateur se soucie de suggérer le quotidien des Malmédie, par exemple à la veille du bal du nouveau gouverneur lord Murrey :

(…) ; aussi Sara poussa-t-elle un cri de joie à l’idée de passer toute une nuit à danser ; cela tombait d’autant mieux que le dernier vaisseau venu de France lui avait apporté de

délicieuses garnitures de robe en fleur artificielles (…).

Quant à Henri, cette nouvelle, (…), ne lui fut pas indifférente au fond ; Henri se regardait, (…), comme un des plus beaux garçons de la colonie, et, tout convenu qu’était son mariage avec sa cousine, (…), enfin, il ne se faisait pas faute, en attendant, de coqueter avec les autres femmes.

Pour M. de Malmédie père, il se rengorgea fort à la vue de cette invitation, (…), (…) qui lui donna une plus haute idée encore de son importance, puisque, deux ou trois heures à peine après l’arrivée du gouverneur, il se trouvait déjà invité à dîner avec lui, (…)62.

Sara danse, Henri coquette, Malmédie dîne ; leur vie en tant que classe aisée se réduit souvent à ces activités, et s’appuie évidemment sur l’esclavage et la structure de la société coloniale, qui favorisent les intérêts des colons. Le sociologue Thorstein Veblen (1857-1929), connu de sa The Theory of the Leisure Class et la notion de conspicuous consumption (consommation

ostentatoire), nous fournit ici une explication du raisonnement des classes de loisir de

défendre leur mode de vie : en particulier MM. de Malmédie, qui défendent leur loisir

ostentatoire :

The opposition of the class to changes in the cultural scheme is instinctive, and does not rest primarily on an interested calculation of material advantages; it is an instinctive revulsion at any departure from the accepted way of doing and of looking at things — a revulsion common to all men and only to be overcome by stress of circumstances. All change in habits of life and of thought is irksome (...). The members of the wealthy class do

61 Ibid., p. 32. 62 Ibid., p. 158.

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not yield to the demand for innovation as readily as other men because they are not constrained to do so63.

Sans doute, le lecteur voit en Sara de Malmédie le personnage qui se donne le plus au loisir ostentatoire dans le roman. Elle ne défendra pas cette vie, mais elle en profitait tant qu’elle pouvait :

(…) après le bal, ce qu’elle aimait le mieux au monde, c’était la campagne ; (…) ; aussi, à la campagne, Sara cessait-elle de reconnaître aucune autorité, même celle de ma mie Henriette, la personne qui, au bout du compte, en avait le plus sur elle. Si son esprit était à la paresse, elle choisissait un beau site, se couchait sous une touffe de jamboses ou de pamplemousses, et, là, elle vivait de la vie des fleurs, buvant la rosée, l’air et le soleil par tous les pores, (…)64.

Pour parler de nouveau avec Veblen, les femmes avaient en général une tâche assez bien déterminée :

The women being not their own masters, obvious expenditure and leisure on

their part would redound to the credit of their master rather than to their own credit; and therefore the more expensive and the more obviously unproductive the women of the household are, the more creditable and more effective for the purpose of reputability of the household or its head will their life be. So much so that the women have been required not only to afford evidence of a life of leisure, but even to disable themselves for useful activity65.

Pourtant, nous avons constaté que Sara ne reconnaît l’autorité que de son propre cœur. En même temps nous observons l’autorité patriarcale de Malmédie père et fils, qu’ils s’efforcent bien d’exercer sur Sara. Nous avons choisi deux moments qui servent d’évidence. L’un a lieu lors du bal, après le dîner et avant que l’on commence à danser. Henri s’irritait déjà de la présence du mulâtre Georges au bal, et du fait que Sara l’avait suivi des yeux plus qu’il n’en faut. Il craint que Georges et Sara dansent s’il n’intervient pas, et il entame une conversation avec sa fiancée. Mais Sara ne veut pas de son autorité, émise ici sous prétexte

d’autoprotection :

63 Veblen, Thorstein. The theory of the Leisure Class: An economic study in the evolution of institutions. 1899, p. 133.

64 Dumas, p. 160. 65 Veblen, p. 121.

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— En tout cas, j’espère, ma chère Sara, (…), que la crainte de nous exposer, mon père ou moi, à la colère de M. Georges, ne vous fera pas commettre l’imprudence de danser avec lui s’il avait la hardiesse de vous inviter ?

— Je ne danserai avec personne, Monsieur, répondit froidement Sara (…)66.

Malgré « la joie à l’idée de passer toute une nuit à danser, » elle refuse de mettre le pied sur la piste. Aussi répond-elle avec la même froideur à l’audace de Henri de l’inviter peu après à danser. L’autre moment arrive lorsque Georges demande la main de Sara auprès de Malmédie père. La réponse de celui-ci est connue ; elle s’accompagne d’un ton autoritaire qui marque l’évidence de son refus :

— Mais, s’écria M. de Malmédie, vous savez bien, Monsieur, que ma nièce est destinée à mon fils ?

— Par qui, Monsieur ? demanda à son tour le jeune mulâtre.

— Par qui, par qui!... Eh ! parbleu ! par moi, dit M. de Malmédie67.

Sara sape l’autorité de son oncle et son cousin, puisque Georges répond à Malmédie qu’il « est autorisé par Mademoiselle » à leur dire qu’elle l’aime.

À son insu, Georges est à son tour manipulé par la seule autorité capable de l’emporter sur lui : lord Williams Murrey. Nous analysons pour finir la subtilité de ce dernier, qui, lui, avait prévu les difficultés de la société coloniale. Il nous faut revisiter la fin du chapitre

‘Transfiguration’, quand le narrateur achève en effet l’histoire de la transfiguration de

Georges. Celle-ci suit l’embarquement du métis à bord du Leycester, qui faisait voile vers l’île de France :

Georges demanda son admission à bord de ce noble bâtiment, et, recommandé qu’il était au capitaine par les autorités françaises et espagnoles, il l’obtint. Puis la véritable cause de cette faveur fut, disons-le, que lord Murrey apprit que celui qui sollicitait ce passage était un indigène de l’île de France : or, lord Murrey n’était pas fâché d’avoir quelqu’un qui, pendant une traversée de quatre mille lieues, pût lui donner d’avance ces mille petits renseignements politiques et moraux qu’il est si important qu’un gouverneur ait précautionnellement amassés avant de mettre le pied dans son gouvernement68.

L’observation du narrateur nous porte à croire que lord Murrey voit en Georges un native

informant (informateur indigène). Nous ne recourons pas à la définition complexe que donne

66 Dumas, p. 198. 67 Ibid., p. 267. 68 Ibid., p. 121-2.

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Gayatri Spivak, trop élaborée pour notre analyse littéraire69. Par contre, la description

d’Edward Said de l’Oriental et l’Européen à cet égard s’applique à cette observation : (…) ; in his relations with his superiors, the European or American Orientalists, [the Oriental] will remain only a ‘‘native informant.’’ And indeed this is his role in the West, should he be fortunate enough to remain there after his advanced training70.

Georges est l’Oriental que convoque l’Européen lord Murrey. Qu’il soit à Cadix, où Georges participe à la bataille du fort du Trocadéro et s’embarque dans le Leycester, ou qu’il soit à l’île de France, il est dans l’Occident. Si, pour services rendus aux Bourbons, il reçoit à Cadix du duc d’Angoulême la croix de la Légion d’honneur, et du roi Ferdinand VII la croix de Charles III, il est encore au service de l’autorité à Port-Louis. Qu’il le sache ou non, il est un outil pour l’Européen et sans doute remplaçable.

L’analyse littéraire de Georges nous a donné des éclaircissements concernant l’interprétation de Dumas du colonialisme, et l’amour et l’autorité qui prennent des formes assez complexes. Il faut se rendre également compte de théories existantes sur le colonialisme. Nous allons en aborder quelques-unes dans les chapitres suivants, qui nous fourniront sans doute une image plus complète des excès et des conséquences du colonialisme, et ce qui a été à sa base.

3 Le colonialisme et le racisme : Tocqueville, Gobineau et les Malmédie

69 Spivak, Gayatri Chakravorty. A critique of postcolonial reason. Harvard university press, 1999, p. 4-6. 70 Said, Edward. Orientalism (1994 25th Anniversary ed.) Vintage Books. New York (1979), p. 324.

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3.1 La pensée colonialiste de Tocqueville

Il convient de nous référer à Alexis de Tocqueville (1805-1859) et Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882) dans notre analyse de Georges. Le philosophe est non seulement notoire pour son œuvre De la démocratie en Amérique (1835-1840), il était encore de la même génération que Dumas. Nous allons établir un lien entre la pensée de Tocqueville et le roman en question sur les points les plus évidents : les intérêts coloniaux, l’homme de couleur et le préjugé de couleur, des questions dont Tocqueville s’est soucié en tant que libéral. La question de l’esclavage ne manque pas non plus dans ses jugements écrits. Nous évoquerons d’abord la pensée de Tocqueville à cet égard avant de passer à Gobineau.

Nous avons trouvé que Tocqueville ne se distinguait pas d’autres libéraux en ce qui concerne sa distanciation de l’esclavage et du racisme scientifique et ses efforts pour une politique préconisant le colonialisme. Leo Damrosch est clair sur ce point :

Opposition to slavery was one thing; colonialism was a different matter. Tocqueville was not only eager to see his country hold on to the colonies it had; he wanted it to acquire new ones as it was then doing in North Africa, and he thought harsh measures against Arabs and Berbers were entirely appropriate. It was not unusual for a liberal to favour colonialism at the time: (...) Still, if colonies were acceptable, racism was not, (…).71.

Il s’avère donc que ceci n’avait rien d’extraordinaire. Or, selon Seloua Luste Boulbina, Tocqueville avait observé que « [l]es intérêts coloniaux prédominent. Il faut abolir

l’esclavage, soit, mais de façon à préserver la colonie elle-même, c’est-à-dire et son existence et sa structure72. » Dumas précise que les habitants « [d]es colonies, et surtout l’île de France,

» profitent « du luxe qui règne sous le 20e degré de latitude méridionale73. » Le lecteur de nos

jours se rendra compte que le colonialisme et l’esclavage paient ce luxe.

D’où donc venait le désir de Tocqueville d’abolir l’esclavage ? Peut-être de la violation morale du christianisme que l’esclavage inflige aux êtres humains. Autre raison plus pertinente ; la crainte existante des conséquences du refus d’accorder la liberté aux Noirs. Tocqueville pensait sans doute à Saint-Domingue en 1804. Dans Georges, Laïza se montre au courant de ce qui s’y était passé, lorsqu’il s’adresse aux Noirs révoltés :

71 Damrosch, Leo. Tocqueville's discovery of America. Farrar, Straus and Giroux, 2010, p. 218.

72 Luste Boulbina, Seloua. ‘‘Tocqueville et les colonies: Amérique, Antilles, Algérie’’, Sens-Public (2006), p. 10.

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