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Les réécritures des Lettres persanes au XXI

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Les réécritures des Lettres persanes au XXI

e

siècle

Irene Oldekamp (s1537253)

(2)

Table des matières :

Introduction ... 3

1. Montesquieu et l’intertextualité ... 6

1.1 Montesquieu et les réécritures des Lettres persanes ... 6

1.2 Intertextualité ... 10

1.2.1 Formes de l’intertextualité ... 10

1.2.2 Fonctions de l’intertextualité ... 12

2. Chahdortt Djavann : Comment peut-on être français ? (2006) ... 15

3. Michel Nekourouh : Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ?(2009) ... 27

4. Norman Spinrad : Oussama (2010) ... 39

5. Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère : Les lettres arabes (2011) ... 49

6. Conclusion ... 66

7. Bibliographie ... 69

8. Appendices ... 73

8.1 Appendice I : Les réécritures des Lettres persanes. ... 73

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Introduction

Oui, elle écrirait à Montesquieu, peu importaient les trois siècles qui les séparaient. Ne lui avait-il pas fait écrire des lettres, lui ?

Dans la dernière lettre de Roxane, celle par laquelle les Lettres persanes s’achevaient, dans cet esprit révolté dont la plume de Montesquieu avait dotée le personnage de Roxane, dans cet esprit-là Roxane se reconnaissait, si bien qu’on aurait pu croire que les deux Roxane ne faisaient qu’une, mais vivant à trois siècles d’intervalle dans des conditions différentes. La première, dans la tête, sous la plume de Montesquieu en 1720, la Roxane imaginaire, et la deuxième en 2000, la Roxane réelle.

[…] Elle se donna la liberté de commencer ainsi : À mon cher géniteur, Monsieur de Montesquieu, et débuta enfin sa première lettre.1

Il est vrai que, pour certains gens, il ne serait pas habituel d’écrire des lettres à quelqu’un qui est mort depuis trois siècles. Pourtant, pour l’Iranienne Roxane, protagoniste du roman Comment peut-on être français ? (2006) de Chahdortt Djavann, c’est une stratégie pour survivre ses premières années à Paris. Persane, Roxane écrit des lettres à Montesquieu dans lesquelles elle raconte son intégration à Paris en l’an 2000 et sa jeunesse en Iran et elle crée ainsi une nouvelle version des Lettres persanes, en donnant une image de la société française du début du XXIe siècle et de l’Iran pendant la révolution.

L’imitation d’un ouvrage dans un autre, ainsi que les références aux autres textes dans le nouvel ouvrage, sont deux formes d’intertextualité. L’intertextualité est un phénomène fréquent dans la littérature, et demande une certaine connaissance littéraire du lecteur, pour une meilleure compréhension et pour l’interprétation des citations dans le texte. Deux théoriciens renommés qui ont écrit sur ce phénomène littéraire sont Julia Kristeva et Gérard Genette. C’est Kristeva qui présente le terme « intertextualité » à la fin des années 1960, dans son ouvrage Semiotikè (1969). Elle parle entre autres de l’imitation et des citations. Gérard Genette continue à développer la théorie de Kristeva encore plus, il désigne plusieurs formes d’intertextualité, dont la paratextualité,2

qui désigne tous les signaux autographes ou allographes qui procurent au texte un entourage et l’hypertextualité,3 qui est la relation

1

Djavann, C., Comment peut-on être français?, Paris, Flammarion, 2006, pp. 130, 132.

2 Escola, M., Les relations transtextuelles selon G. Genette, Fabula. La recherche en littérature,

www.fabula.org/atelier.php?Les_relations_transtextuelles_selon_G._Genette, mis à jour le 19 février 2003. Date de consultation : 30 octobre 2011.

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unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte). Kristeva et Genette soulignent que l’intertextualité peut paraître sous différentes formes, comme la parodie, l’allusion et la citation. À part ces différentes formes, l’intertextualité peut avoir différentes fonctions dans un texte, par exemple une fonction argumentative qui désigne les cas d’intertextualité qui servent comme argument d’autorité et qui justifient un propos ou une attitude, ou une fonction critique, qui peut malmener l’intertexte de différentes façons, par exemple dans une parodie ou une condamnation. Marc Eigeldinger et Vincent Jouve décrivent ces fonctions, et à part les deux fonctions nommées Jouve désigne cinq autres : la fonction référentielle, la fonction éthique, la fonction herméneutique, la fonction ludique et la fonction métadiscursive. Dans le premier chapitre ces fonctions seront expliquées.

Il paraît que la réécriture des Lettres persanes par Djavann n’est pas un cas unique. À partir de sa parution en 1721, plusieurs auteurs réécrivent l’ouvrage de Montesquieu ou réagissent au roman. Les quatre réécritures de la première décennie du XXIe siècle que nous avons choisies, sont publiées entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2011. Dans cette période, plusieurs événements ont contribué au changement du regard sur les étrangers musulmans dans la société occidentale. Nous pensons notamment aux attentats du 11 septembre 2001, la discussion sur le port du voile et les symboles religieux ou les dessins caricaturaux dans un journal danois. Beaucoup a été écrit sur ces évènements et ils ont mené à beaucoup de discussions. Des imitations des Lettres persanes paraissent non seulement dans la littérature mais aussi dans le théâtre et sur Internet. Nous remarquons qu’aux XXe et XXIe siècles des livres paraissent ayant comme titre : Comment peut-on être suivi d’une nationalité, par exemple Comment peut-on être belge ? (Charles Bricman, 2011) ou Comment peut-on être américain ? (Véronique Maumusson, 2010). Le plus souvent il s’agit d’ouvrages qui parlent de l’identité et dont le titre n’est plus qu’une simple allusion aux Lettres persanes. Le même phénomène d’allusion aux Lettres persanes, mais qui évoque parfois aussi la réécriture, se trouve dans les articles ou des blogs sur Internet qui traitent le plus souvent de la différence entre les immigrés et habitants originaires d’un pays ou des lois concernant les immigrés. Bien qu’ils ne réécrivent pas les Lettres persanes et ne fassent donc pas partie de notre analyse, ces textes forment une piste de recherche intéressante.

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une perspective actuelle et en réécrivant les Lettres persanes les auteurs essaient entre autres d’expliquer les regards que portent les étrangers sur une nouvelle société et l’incompréhension des immigrés par cette société. Leurs réécritures n’ont pas (encore) été analysées, sauf l’ouvrage de Chahdortt Djavann, sur lequel Cristina Álvares a écrit deux articles. Le même vaut pour Montesquieu et pour l’intertextualité, des recherches ont été faites mais pas encore sur la combinaison entre réécriture, les Lettres persanes et l’intertextualité au XXIe

siècle. C’est pour cette raison que nous avons dédié notre mémoire à ces réécritures. En étudiant les différentes réécritures des Lettres persanes qui ont paru dans la première décennie du XXIe siècle, nous pouvons analyser la réflexion sur la place des étrangers dans la société et leur place dans leur société nouvelle. Comme points de repère nous donnerons une définition du terme « intertextualité », en nous basant surtout sur les définitions de Julia Kristeva et Gérard Genette. Ensuite, nous aborderons dans l’analyse les différents ouvrages qui reprennent les Lettres persanes. Nous commençons par le roman de Djavann, puis les romans Les lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ? de Michel Nekourouh (2009) et Oussama de Norman Spinrad (2010) seront analysé et ensuite nous aborderons la pièce de théâtre Les lettres arabes, écrit par Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère (2011). Pour des raisons pratiques nous nous limiterons aux ouvrages fictifs parus entre 2001 et 2011. Finalement, nous proposons une réponse à la question principale de ce mémoire : Comment les réécritures des Lettres persanes montrent-elles une réflexion sur la place des étrangers musulmans dans la société et la place de leur nouvelle société dans la littérature de la première décennie du XXIe siècle ?

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1. Montesquieu et l’intertextualité

Avant de débuter notre analyse, nous proposons de commencer par rédiger un cadre théorique en deux parties. Dans la première partie nous introduirons Montesquieu, ses ouvrages et nous donnerons un aperçu global de la réécriture des Lettres persanes depuis sa parution. Dans la deuxième partie nous proposons une initiation aux notions de réécriture et d’intertextualité, pour une meilleure compréhension de ces phénomènes qui forment la base de notre analyse.

1.1 Montesquieu et les réécritures des Lettres persanes

Dès leur parution, les différents ouvrages de Charles-Louis de Secondat, Baron de la Brède et de Montesquieu (1689-1755), ont évoqué des réactions (littéraires) et, surtout dans le cas des Lettres persanes, des réécritures et des imitations. Comme ce mémoire porte sur la réécriture des Lettres persanes (1721), nous traiterons uniquement de cet ouvrage, mais les autres textes de Montesquieu, notamment De l’esprit des lois (1748), ont également eu une grande influence sur la pensée postérieure.

Les Lettres persanes, un roman épistolaire publié en 1721, donne non seulement une image du Paris de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence, vu par les yeux des persans Usbek et Rica, mais offre en même temps un regard critique sur la Perse. Malgré le rôle majeur pour la Perse dans les Lettres persanes, Montesquieu n’a jamais été en Perse. Il s’est basé sur ses propres expériences interculturelles pendant ses voyages en Europe et en ce qui concerne la Perse il s’est inspiré des récits des voyages d’autres auteurs :

His taste for cross-cultural comparison was nurtured by his own frequent travels abroad – to Austria, Hungary, Italy, Germany, Holland, and England. In addition, he was an avid reader of travelogues which at that time were flooding bookstores in France; with particular regard to Persia, historians of ideas have noted the influence of a number of books popular during the Baron’s youth.4

4

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Philip Stewart décrit ces livres sur la Perse dont Montesquieu aurait tiré ses informations. Il s’agirait entre autres des Voyages de Jean Chardin et des Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier et « beaucoup d’autres ouvrages dont sa bibliothèque personnelle était amplement fournie. »5 Pour les informations sur la France et la société parisienne, Stewart explique que « …toute l’actualité de la France ou de Paris, par contre, vient de sa vie, de ses conversations, des nouvelles qu’on lui apprenait. »6

En ce qui concerne l’idée de Montesquieu pour le contenu des Lettres persanes, Philip Stewart, parmi d’autres, renvoie à L’espion turc de Jean-Paul Marana (1684) :

Sans doute [pour] les divers aspects du livre s’appuyait-il sur des « modèles ». Le seul qui soit vraiment important, à part la Bible et le Coran, c’est L’Espion dans les cours des princes

chrétiens de Marana (appelé couramment L’Espion turc), très célèbre à l’époque, bien que les

personnages de Montesquieu soient des Persans et non des Turcs.7

Les traductions françaises du Coran par André du Ryer en 1647 et des Mille et une nuits par Antoine Galland à partir de 1704 font grandir la curiosité des lecteurs et des auteurs européens pour cette partie du monde. Elle menait ainsi à une vague d’orientalisme.8 L’Orient en

général, et donc aussi la Perse, étaient à la mode au XVIIIe siècle, et formaient un des thèmes principaux dans les textes littéraires de cette époque. Malgré la querelle évoquée par les Lettres persanes, une discussion qui porte surtout sur la critique donnée par les personnages Usbek et Rica de la société française, et le fait que Montesquieu détruit l’image romantique de la Perse, les lecteurs apprécient les Lettres persanes, plusieurs tirages et même une deuxième édition paraissent encore la même année.9 C’est Montesquieu même qui remarque le succès de son œuvre dans ses Pensées : Mes Lettres persanes apprirent à faire des romans en lettres (n° 1621).10

Par conséquent, il n’est pas surprenant que des imitations des Lettres persanes paraissent comme les Lettres d’une péruvienne (Françoise de Graffigny, 1747) ou Letters

5 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008., paragraphe 19. Consulté le 5 septembre 2011.

6

Ibid.

7 Ibid.

8 Le terme « orientalisme » est défini en détail par Edward Said, dans son ouvrage Orientalism (Vintage books,

New York, 1979), et concerne la distinction ontologique et épistémologique entre l’Occident et l’Orient (p. 2). Pourtant, nous utiliserons dans ce mémoire la définition du Trésor de la langue française : ‘le goût pour ce qui touche à l’Orient.’ Dendien, J., « orientalisme », dans : Trésor de la langue française informatisé, en ligne. Date de consultation : 25 août 2011.

9 Dhifaoui, A., « Littérature épistolaire », syllabus université virtuelle de Tunis, 2006, en ligne : http://pf-mh.uvt.rnu.tn/75/1/litterature-epistolaire.pdf Date de consultation : 15 août 2011.

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from an Armenian in Ireland to his Friends at Trebisond (Robert Hellen, 1756).11 Le point commun de tous ces textes est qu’ils traitent de personnes qui rencontrent une autre culture que la leur, et qu’ils décrivent cette culture par des lettres à leurs amis restés dans leur pays natal. Le topos du voyage et de la rencontre d’autres cultures est décrit par Philip Stewart de la façon suivante : « La métaphore du voyage […] encadre une opposition de perspectives entre deux cultures, asiatique et européenne, et deux religions, musulmane et chrétienne. »12 Les descriptions des oppositions culturelles et religieuses que rencontrent les voyageurs sont décrites dans les lettres, le seul moyen de communication disponible à l’époque, comme souligne Frédéric Calas : « La distance et l’éloignement entre destinateur et destinataire justifient la forme épistolaire. ».13

Après cette première vague d’imitation, les Lettres persanes et l’Orient redeviennent en vogue dans la littérature au XIXe siècle : « … during the entire nineteenth century the Orient […] was a favourite place for Europeans to travel in and write about. »14

Ce phénomène, nous le retrouvons également dans la peinture, où naît un intérêt pour l’image de l’Orient, comme montrent entre autres les peintures d’Ingres.15

Cette faveur peut être expliquée par la vague d’exotisme qui naissait à l’époque. Bien que les gens s’intéressent donc aux pays orientaux et que les récits de voyages soient à la mode,16 nous n’avons retrouvé qu’une seule réécriture : Lettres japonaises, (1890-1893), de Lafcadio Hearn, même si ces lettres sont des lettres réelles. Pourtant, selon Philip Stewart l’ouvrage de Montesquieu est toujours resté aimé : « le long de trois siècles, le premier succès des Lettres persanes ne s’est jamais démenti... ».17 Il est possible que les gens relisent l’ouvrage de Montesquieu sans le réécrire, ou qu’ils s’intéressent à de nouveaux ouvrages qui traitent de l’Orient, comme Les Orientales de Victor Hugo, Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand ou Souvenirs, pensées et paysages pendant un voyage en Orient de Lamartine.18

11

Dans l’appendice I nous avons rédigé une liste de toutes les réécritures des Lettres persanes que nous avons pu trouver à partir de 1721.

12 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 21. Date de consultation : 5 septembre 2011.

13

Calas, F., Le roman épistolaire, Paris, Nathan, 1996, p. 79.

14 Said, E., Orientalism, New York, Vintage Books, 1979, p. 157. 15 Larousse Encyclopédie, « Orientalisme », édition en ligne :

http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/orientalisme/75329 Date de consultation : 31 août 2011.

16 Meyer, D.C., « Orientalisme, exotisme et littérature » dans : French Eastern narratives, université du Hong

Kong, 2009. http://www0.hku.hk/french/dcmScreen/lang3022/lang3022_orientalisme.htm Date de consultation : 14 octobre 2011.

17 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 22. Date de consultation : 5 septembre 2011.

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Pendant le XXe siècle les publications sur les Lettres persanes augmentent. Philip Stewart désigne plusieurs courants de recherche sur le roman. Jusqu’aux années 1950 les recherches portaient surtout sur l’esprit de la Régence et la caricature dans la tradition classique. Le plus important était, selon les scientifiques de l’époque, le regard des Persans sur la France, et ils prêtent peu d’attention aux éléments persans dans l’œuvre. À partir des années 1950, des analyses se penchent davantage sur les aspects musulmans (Robert Shackleton, Roger Laufer et Roger Mercier). Dans les années 1970, la religion et la politique deviennent deux pistes de recherche majeures.19 Mais, à part cette vague de recherches sur les Lettres persanes, les réécritures continuent, bien qu’elles soient moins fréquentes qu’avant. D’autres imitations paraissent dans des articles ou blogs pour décrire les problèmes d’intégration en France ou pour discuter et critiquer les lois (françaises) contre les immigrés.20

Au XXIe siècle, et surtout après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, un débat sur les Lumières renaît. La discussion porte surtout sur l’universalisme et la séparation entre l’église et l’état. De par ce débat, l’œuvre de Montesquieu devient encore plus actuelle. Bien qu’il ne parle pas des attentats du 11 septembre 2001, Jean Erhard écrit dans son article « Montesquieu and us » que l’auteur des Lettres persanes est toujours apprécié de nos jours, non seulement en France mais surtout dans le reste du monde : « Montesquieu can play an active role in our civic reflection, on the condition that we make correct use of his œuvre. »21

écrit-il, et il montre également que Montesquieu est souvent cité, notamment lorsqu’il s’agit de « relationship between political liberalism and economic liberalism and the place that the population of foreign origin occupies in a nation. »22 La dernière partie de cette citation est un sujet que l’on retrouve non seulement dans les Lettres persanes, mais qui joue aussi un rôle primordial dans la société contemporaine. Ceci explique peut-être le nombre d’imitations et réécritures de Montesquieu au XXIe siècle, dans lesquels les auteurs veulent donner une image des étrangers dans la société, que ce soit en France ou ailleurs dans le monde. Dans notre analyse, nous aborderons quatre de ces réécritures, toutes parues entre 2001 et 2011.

19 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 22-23. Date de consultation : 5 septembre 2011.

20

Les Lettres persanes sont également souvent utilisées dans l’enseignement, aussi bien dans des programmes pour les écoles primaires que secondaires, pour discuter la société multiculturelle dans laquelle vivent les élèves.

21 Ehrard, J., « Montesquieu and us », dans : Montesquieu and his legacy, ed. Rebecca Kingston, New York,

Suny Press, 2009, p. 262.

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1.2 Intertextualité

S’appliquant à toute réécriture et figurant à plusieurs manières dans les quatre réécritures des Lettres persanes que nous avons choisi d’examiner, le concept d’intertextualité est d’une importance majeure pour notre analyse. Comme il y a beaucoup de différentes définitions et théories sur ce terme, nous dédierons cette partie de ce chapitre à cette notion. La première partie portera surtout sur la forme de l’intertextualité et dans la deuxième nous aborderons ses différentes fonctions.

1.2.1 Formes de l’intertextualité

L’intertextualité forme donc un aspect majeur pour notre analyse, puisqu’elle est le principe des ouvrages basés sur les Lettres persanes. Le terme ‘intertextualité’ est inventé par Julia Kristeva dans son ouvrage Sémiotikè, recherches pour une sémanalyse (1969), dans lequel elle analyse le travail du russe Mikhail Bakhtine sur le dialogisme, un terme qui théorise l’idée qu’un énoncé est une réponse à d’autres énoncés ou qu’il porte les marques d’un dialogue entre deux sujets, souvent entre l’énonciateur et son destinataire.23

Gérard Genette reprend le terme de Kristeva et en donne une belle définition dans Palimpsestes (1982) : « L’intertextualité […] ne désigne plus que les relations de coprésence entre les textes (par exemple la citation où un texte se trouve à l’intérieur d’un autre). » 24

Genette écrit dans Palimpsestes que l’intertextualité fait partie de la transtextualité, parmi laquelle il classe également l’architextualité, l’hypertextualité, la métatextualité et la paratextualité. La transtextualité désigne « tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ».25

Comme nous avons vu dans ce qui précède, l’intertextualité porte selon Genette sur une coprésence entre deux ou plusieurs textes. Cette ‘coprésence’ s’effectue le plus souvent par des citations, qui est selon Genette la forme la plus littéraire de l’intertextualité. Deux autres formes d’intertextualité sont l’allusion et le plagiat, mais elles sont moins littéraires et moins explicites que la citation : le plagiat concerne les emprunts non déclarés mais encore littéraux

23 Rabau, S., Intertextualité, Paris, Flammarion, 2002, p. 233. 24

Ibid., p. 246.

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et l’allusion touche aux énoncés moins littéraux.26

L’hypertextualité, finalement, renvoie à « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte), sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. »27

L’hypertextualité peut se manifester sous deux formes différentes : la transformation simple ou la transformation indirecte. Par transformation simple Genette entend, par exemple, le fait de transposer l’action du texte A dans une autre époque, comme l’a fait James Joyce dans son roman Ulysse. La transformation indirecte (ou imitation) consiste d’un engendrement d’un nouveau texte à partir de la constitution préalable d’un modèle générique, par exemple l’Énéide.

Un autre phénomène intertextuel est la référence simple. Tiphaine Samoyault décrit ce terme de la façon suivante : « la mention d’un nom (d’auteur, de mythe, de personnage) ou d’un titre […] L’intertexte est dilué, il devient presque interminable. »28

Genette ne décrit pas ce phénomène, mais comme la référence simple figure également dans les ouvrages analysés et surtout dans le roman de Djavann, nous la nommons quand-même.

Nous avons vu que les citations et les références sont deux sortes d’intertextualité. Un des problèmes que pourrait être causé par l’intertextualité est décrit par Michael Riffaterre: « The question arises as to whether intertextuality ceases to work if the reader is unfamiliar with the intertexts involved. ».29 Djavann et Nekourouh évitent ce problème en indiquant toujours l’auteur et/ou l’ouvrage qu’ils citent ou auquel ils font référence. Kemeid et Gaquère n’indiquent pas les sources des renvois littéraires pendant la représentation de la pièce, mais des références se trouvent dans le manuscrit. De plus, la mise en page des romans de Djavann et Nekourouh rend cela également bien visible, mais la question reste à savoir si le lecteur interprétera bien les références dans les récits, surtout lorsqu’il s’agit des citations des auteurs persans.

Dans cette première partie de ce chapitre nous avons décrit les différentes formes de l’intertextualité. Maintenant, nous expliquerons la fonction de ces différentes formes.

26 Escola, M., Les relations transtextuelles selon G. Genette, Fabula. La recherche en littérature,

www.fabula.org/atelier.php?Les_relations_transtextuelles_selon_G._Genette, mis à jour le 19 février 2003. Date de consultation : 23 septembre 2011.

27 Ibid.

28 Samoyault, T., L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan université, 2001, p. 44. 29

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1.2.2 Fonctions de l’intertextualité

Contrairement aux formes d’intertextualité, très peu de recherches ont été faites sur ses fonctions. Marc Eigeldinger explique dans l’introduction de Mythologie et intertextualité que l’intertextualité a pour but de « privilégier le langage de l’échange et de la pluralité ».30

Cet échange et cette pluralité peuvent avoir plusieurs fonctions, qui sont entre autres expliquées par Vincent Jouve. Dans ce qui suit, nous décrirons les sept différentes fonctions.

Dans Poétique du roman Jouve désigne sept fonctions d’intertextualité.31 Il parle d’abord de la fonction référentielle de l’intertextualité, qui désigne la référence à un texte connu du lecteur. Par cette référence, le récit donne l’illusion qu’il se rapporte à la réalité. Lorsque le narrateur de Madame Bovary cite Paul et Virginie parmi les lectures d’Emma adolescente, il exploite la fonction référentielle de l’intertextualité. Le roman de Bernardin de Saint-Pierre existant dans le monde de référence du lecteur, sa présence dans l’univers fictionnel contribue à renforcer la crédibilité de ce dernier.

Deuxièmement, Jouve décrit la fonction éthique, qui paraît lorsque « le renvoi intertextuel, témoignant de la culture du narrateur, renforce son ethos, […] sa crédibilité. » Dans La condition humaine, Malraux utilise des références constantes aux textes de Pascal, Nietzsche, Hegel et Marx. Ces références ont une fonction éthique, en témoignant de la culture philosophique de l’auteur, elles renforcent sa crédibilité et légitiment son projet de proposer un roman historique à portée métaphysique. Cette fonction apparaît également dans les ouvrages de Djavann et de Nekourouh, qui réfèrent souvent aux textes persans. Comme les deux auteurs ont grandi en Iran et qu’ils connaissent donc la culture et la littérature du pays, le lecteur est sensé attribuer de la crédibilité aux citations des auteurs persans.

Troisièmement, Jouve aborde la fonction argumentative, qui désigne le fait qu’ « une convocation d’un texte reconnu et faisant autorité peut servir de justification à un propos ou à une attitude ».32 L’intertextualité argumentative peut donc servir à souligner l’opinion ou l’attitude d’un des personnages, le texte cité rend dans ces cas l’argumentation plus forte. Ceci est entre autres le cas dans Le baiser au lépreux, lorsque Malraux se réfère à la Bible. Le comportement de ses personnages et la dynamique de l’histoire qu’il raconte ne prennent sens qu’à travers l’épisode évangélique évoqué par le titre. Mais à part la justification d’un propos

30 Eigeldinger, M, Mythologie et intertextualité, Genève, Slatkine, 1987, p. 17. 31

Les fonctions et exemples qui suivent sont tirés de Poétique du roman, pp. 82-83. Sauf si indiqué autrement.

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ou une attitude, l’intertextualité argumentative peut également être utilisée pour échapper à la censure et pour des raisons commerciales, puisque les auteurs profitent du succès de l’ouvrage imité.

Puis, la fonction herméneutique de l’intertextualité est décrite. Elle désigne le sens du texte cité dans le texte lu : « le renvoi à un intertexte fait toujours sens et, dès lors, précise ou complique les enjeux du texte lu ».33 La référence au texte d’Homère dans Ulysse de Joyce a une fonction herméneutique : la journée que passe Leopold Bloom à Dublin est à interpréter comme une odyssée contemporaine avec toutes les valeurs qui s’attachent à cette référence.

Ensuite, Jouve parle de la fonction ludique de l’intertextualité. Dans ces cas, l’intertexte appelle à un jeu de décodage de la part du lecteur, jeu qui, réussi, suscite une connivence culturelle entre l’auteur et son public. Cette fonction ce trouve entre autres dans La modification, où Butor s’amuse à subvertir les recettes les plus éculés du roman traditionnel tel qu’il a triomphé au XIXe

siècle : la saveur de ce type de texte tient à la reconnaissance, sous le récit parodique de procédés que tout lecteur a abondement rencontrés dans ses lectures antérieures.34

L’avant-dernière fonction désignée par Jouve est la fonction critique : « l’intertexte peut être malmené de différentes façons, de la simple parodie à la condamnation la plus acerbe ».35 Un bon exemple se trouve dans Candide de Voltaire, dans lequel « le narrateur caricature, en le détournant, le vocabulaire philosophique (en particulier, celui de Leibniz). »36

La dernière fonction est la fonction métadiscursive de l’intertextualité. Le regard du texte sur un autre texte est parfois, pour le récit, une façon oblique de commenter son propre fonctionnement. Cette fonction est exploitée par Butor dans L’emploi du temps. Le roman comprend en effet plusieurs passages sur la construction et la signification du roman policier. Le texte de Butor pouvant lui-même être qualifié de « roman policier », […] les théories en question s’appliquent également à L’emploi du temps et fonctionnent comme une grille de lecture particulièrement efficace et éclairante.37

33

Ibid., p. 141.

34 Jouve, V., Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 82-83.

35 Jouve, V., Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2001, pp. 140-141. 36

Ibid.

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2. Chahdortt Djavann : Comment peut-on être français ? (2006)

Chahdortt Djavann, l’auteur de Comment peut-on être français ?, est née en Azerbaïdjan en 1967. Elle a grandi à Téhéran mais vit actuellement à Paris. Elle a publié plusieurs textes sur la religion musulmane et surtout sur la vie des femmes dans les pays islamiques. Son pamphlet Bas les voiles ! (2003) « lui vaut une notoriété subite, accompagnée de quelques coups de fils anonymes ».38 La religion musulmane et la vie et la position des femmes musulmanes sont deux sujets fréquents dans ses écritures. Comment peut-on être français ? est son troisième roman et comme certains de ses autres ouvrages, il contient des éléments autobiographiques.

Dans la première partie du roman, l’auteur décrit l’intégration de Roxane à Paris à la troisième personne, alternée avec des passages sur le passé de Roxane en Iran. Autant frappée par les mœurs françaises et la vie des Parisiens que l’étaient autrefois Usbek et Rica dans les Lettres persanes, la Roxane moderne est frappée par les mœurs françaises. C’est ainsi qu’elle décide, inspirée par une première rencontre avec l’ouvrage de Montesquieu pendant son cours de français, d’écrire des lettres à l’auteur des Lettres persanes. Dans ses lettres elle raconte sa jeunesse en Iran et son intégration à Paris, en décrivant ainsi les différences entre les deux sociétés. Les lettres qu’écrit Roxane à Montesquieu, toujours alternées avec des parties en prose sur l’intégration en France et sur son passé, forment la deuxième partie du roman, qui devient par conséquent partiellement épistolaire. Dans les parties en prose qui précèdent et puis alternent avec les lettres, Djavann met l’accent sur l’histoire de l’Iran, comme Montesquieu montre la situation en Perse par les lettres sur le harem d’Usbek. L’image donnée par Djavann est une image subjective, on voit la société française par les yeux d’une étrangère et la société iranienne par les yeux d’une iranienne, tout comme dans les Lettres persanes de Montesquieu.

Le roman Comment peut-on être français ? est une réécriture des Lettres persanes, mais à part cette forme d’intertextualité le roman contient une deuxième forme d’intertextualité. Dans le roman entier le lecteur retrouve des références à de différents auteurs, aussi bien des auteurs français que persans ou autres, et dès la moitié du livre, où commencent les lettres à Montesquieu, nous retrouvons également des références aux Lettres persanes ou à

38

EVENE.fr : « Chahdortt Djavann », http://www.evene.fr/celebre/biographie/chahdortt-djavann-14941.php

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Montesquieu. Nous analyserons d’abord les éléments intertextuels qui concernent la réécriture des Lettres persanes et les références à Montesquieu et ensuite les références aux autres auteurs seront abordées. Bien qu’ils ne soient pas un élément de la réécriture des Lettres persanes, la deuxième catégorie de références a également une fonction importante dans le récit et mérite donc selon nous une analyse en détail.

Lorsque nous regardons le roman de Djavann de plus près, ce sont déjà des éléments paratextuels qui font penser à une réécriture des Lettres persanes. Sur la couverture de l’édition de poche figure une jeune femme qui tient une lettre dans la main. Au XXIe

siècle, l’époque de la communication moderne et des e-mails, la lettre est un renvoi clair au passé et à la forme épistolaire. Le destinateur de la lettre est M. Charles de Montesquieu, qui habiterait ‘61, avenue Montaigne’. Ensuite, le titre renvoie plus directement aux Lettres persanes car dans la Lettre XXX des Parisiens demandent fameusement à Rica : « Comment peut-on être Persan ? ».39 Cette question sur l’identité ne forme pas seulement la base pour le titre du roman de Djavann, mais revient aussi plusieurs fois dans le récit, comme nous verrons plus loin dans ce chapitre.

La forme épistolaire ne commence qu’à la moitié du livre, où Roxane écrit sa première lettre à Montesquieu. Ses lettres en prose (dix-huit au total) sont alternées avec des parties non-épistolaires, également en prose, et la ressemblance avec l’ouvrage de Montesquieu n’est, en ce qui concerne la forme, que partielle. Mais là où les Lettres persanes ont plusieurs personnages qui s’écrivent des lettres, Djavann a choisi pour une seule écrivaine et un narrateur homodiégétique. Les thèmes dont traitent le narrateur et Roxane dans ses lettres à Montesquieu sont très divers :

Pour cerner l’écart entre les deux cultures, l’auteure compare la vie quotidienne des uns et des autres sur les plans notamment de l’économie, du droit, de l’éducation, de la religion, de la sexualité, de la condition des enfants, des pauvres et surtout des femmes.40

Le narrateur donne également des explications sur ces thèmes dans les parties en prose, notamment par le personnage de Julie. Roxane garde la petite fille de Julie et apprend ainsi

39 Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre XXX. 40

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beaucoup sur la vie occidentale, entre autres sur la condition des enfants français et des femmes qui travaillent hors de la maison.

Le fait que le personnage principal du roman s’appelle Roxane n’est pas un hasard, la ressemblance avec la Roxane de Montesquieu est bien visible et celle de Djavann dit même qu’elle s’identifie à son homonyme du XVIIIe

siècle, elle en serait la réincarnation :

En outre, apprendre que sa créature imaginaire était devenue un être réel après trois siècles lui ferait sûrement plaisir. Sa Roxane rebelle, indépendante, empoisonnée en 1720, ressuscitée en 2000 à Paris ! Voilà le miracle de l’imagination !41

Dans les deux romans, les femmes jouent un rôle important. Chez Montesquieu c’est surtout visible à la fin du roman, lorsque nous apprenons que les femmes du sérail d’Usbek se sont révoltées. Djavann a choisi d’insérer beaucoup de personnages féminins dans son roman. À côté de Roxane, Julie et sa fille Clara jouent aussi un rôle primordial dans le récit, Roxane apprend beaucoup d’elles sur la vie des français. Mais il y a encore d’autres parallèles entre les ouvrages de Djavann et de Montesquieu : les deux Roxanes font une tentative de suicide, sauf que la Roxane de Montesquieu meurt, pendant que la Roxane de Djavann fait un deuxième essai qu’elle survivra également. Selon Álvares cet échec est lié à l’intégration de Roxane à Paris et à son identification avec la Roxane de Montesquieu :

Sa tentative manquée de suicide est l’effet de son identification imaginaire au personnage de Roxane. Mais c’est aussi le symptôme d’un malaise généralisé lié au mode de vie urbain et qui signifie que la liberté, la démocratie et la consommation ne suffisent pas à faire le bonheur des individus.42

La vie à Paris est pour Usbek et Rica donc plus avantageuse que pour Roxane, mais les personnages de Montesquieu ont un autre but qu’elle, ils font un voyage pour « chercher laborieusement la sagesse »43 et ils sont « peut-être les premiers, parmi les Persans, que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille »,44 pendant que Roxane est immigrée en France et y restera pour vivre à Paris.

41 Djavann, C., Comment peut-on être français?, Paris, Flammarion, 2006, p. 129. 42 Ibid., p. 6.

43

Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre première.

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Dans un entretien avec Kirsten Halling Djavann souligne que c’était un de ses buts de montrer le désespoir dans lequel certains immigrés, en France ou ailleurs, peuvent se trouver :

Mais il est sûr que l’exil, la solitude n’ont pas arrangé sa situation [de Roxane]. Mon but était aussi de montrer la détresse dans laquelle les immigrés peuvent se trouver et de ce fait critiquer le manque d’une politique d’accueil pour les immigrés en France.45

Ces problèmes d’intégration sont soulignés plusieurs fois dans le roman, entre autres par les questions que Roxane se pose au début du roman et qui sont basées sur une question de Rica dans les Lettres persanes : « Comment peut-on être persan ? »46. Comme nous avons vu avant, cette question forme la base pour le titre du roman. Mais le narrateur laisse Roxane reprendre la question posé à Rica en l’adaptant trois fois au total : « Comment peut-on être français ? […] Comment peut-on naître dans Paris ? […] Comment peut-on être parisien ? ».47 La question que l’on pose à Rica est une conséquence de l’étonnement des Français sur la présence de deux Persans à Paris, mais Roxane s’étonne plutôt des mœurs des Français et les questions qu’elle se pose reflètent ses problèmes d’identité et d’intégration. Bien qu’elle le veuille bien elle ne sait pas comment elle peut ‘être française’ et elle souffre du grand choc culturel.

Les références aux Lettres persanes soulignent l’opinion de Roxane en ce qui concerne la différence entre les cultures française et iranienne, comme par exemple dans sa septième lettre à Montesquieu :

Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens, qui n’ont jamais cru. Il est impossible que tu n’y contractes bien des souillures. Comment le prophète pourrait-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je voudrais que mon maître fît, à son retour, le pèlerinage de La Mecque : vous vous purifieriez tous dans la terre des anges ». Après trois siècles, les propos du premier eunuque, dans la lettre XV, sont toujours d’actualité. Pour les fanatiques et leurs adeptes, les chrétiens et les juifs sont toujours impurs et infidèles ; ils doivent se convertir à l’islam pour se purifier de leurs souillures.48

45

Halling, K., « Entretien avec Chahdortt Djavann », Dalhousie French Studies 92 (2010), Wright State university, p. 141.

46 Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre XXX, p. 103. 47

Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, pp. 20, 28, 30 et le titre du roman.

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Avec cette citation, Roxane souligne son opinion que l’attitude des musulmans envers les chrétiens et les juifs n’a pas évolué depuis trois siècles. La citation de la lettre XV a ici une fonction référentielle, les lecteurs peuvent eux-mêmes contrôler ce que le premier eunuque a dit. Selon Roxane, ces images stéréotypes sont toujours d’actualité et en insérant sa propre opinion sur l’actualité de cette citation elle critique « les fanatiques et leurs adeptes » et les clichés sur les pays chrétiens qu’ils croient.

À part les différentes références intertextuelles aux Lettres persanes et à Montesquieu il y a donc aussi d’autres parallèles entre l’ouvrage de Djavann et celui de Montesquieu. Les deux traitent de thèmes similaires comme la critique de la société française et iranienne, ils utilisent la forme épistolaire et décrivent la position des femmes. Le choix pour une réécriture des Lettres persanes est assez simple à expliquer : Djavann a transposé l’intrigue des personnages persans qui découvrent Paris au XXe siècle, avec cette différence que la Roxane de Djavann fuit son pays pour ne jamais y retourner, tandis qu’Usbek et Rica retournent en Perse. Mais à part le fait qu’il s’agit d’une réécriture des Lettres persanes de Montesquieu, le roman contient également des références à d’autres auteurs, que nous aborderons dans ce qui suit.

Les références aux auteurs autres que Montesquieu sont nombreuses et concernent des auteurs de différentes nationalités.49 La plupart des auteurs cités sont Français, mais il y a aussi des citations des auteurs de l’Antiquité, par exemple Platon ou Héraclite, et des auteurs persans. Pour commencer, nous analyserons les passages des auteurs persans.

Bien qu’ils ne paraissent que sept fois dans le roman, les références aux auteurs persans ont plusieurs fonctions importantes : premièrement, il y a des passages où les auteurs persans sont utilisés dans le récit pour expliquer et critiquer le comportement des iraniens, leur image de soi et leur religion. Ceci est entre autres le cas pour les deux histoires du trompeur turque Nasr Eddin Hodja (1208-1284/1285) qui se trouvent dans le roman,50 elles montrent que « nous, Iraniens […] passons notre vie à déplorer notre vie, mais nous ne faisons rien pour la changer. »51 De plus, ces deux histoires montrent pourquoi Roxane ne

49

Dans ce chapitre nous analyserons uniquement les références les plus importants. Dans l’appendice II nous avons rédigé une liste de tous les auteurs et ouvrages nommés dans le roman.

50 Ibid., pp. 175-177 et p. 227. Pour plus d’informations sur Nasr Eddin Hodja, voir : Ashliman, « Nasreddin

Hodja. Tales of the Turkish trickster. ».

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veut plus s’identifier aux Iraniens, elle a choisi de ne pas déplorer sa vie mais de la changer, entre autres par sa fuite en France. Les deux autres citations sont tirées de deux ouvrages persans que Roxane introduit clairement dans une de ses lettres à Montesquieu : « les Quatrains du vénéré Omar Khayyâm, XIe siècle, et le Divan, le recueil de poèmes, de Hâfez, XIVe siècle, le poète adoré des Iraniens. ».52 Les deux citations ci-dessous proviennent de ces deux ouvrages :

Le paradis et les houris, on dit que c’est bon Ne crois pas, ô dévot, échapper à Son zèle Moi je dis que le jus de la treille, ici-bas, c’est bon Quelle est la différence entre chrétiens et Prends ce que tu as ici et rejette les promesses guèbres

Car le son du pipeau ne charme que de loin. Pas grand-chose

Omar Khayyâm Hâfez 53

Le quatrain d’Omar Khayyâm persifle le paradis promis et Hâfez souligne que chaque religion connaît ses zèles et que ces religions ne sont pas si différentes que l’on pense. Ce fanatisme religieux des musulmans est un élément que Roxane méprise et elle décrit dans une de ses lettres à Montesquieu qu’Omar Khayyâm prévient ses lecteurs contre ce danger : « les Quatrains d’Omar Khayyâm […] nous mettent souvent en garde contre l’hypocrisie des dogmes religieux… »54

Deuxièmement, il y a trois citations qui ont une fonction personnelle pour Roxane, comme la citation de Hâfez qui fournit une réponse à sa question sur le nouvel an, les Quatrains de Khayyâm qu’elle relit lorsqu’elle se sent triste ou le texte de Saadi qu’elle lit à son père Pacha Khân, qui la « reconnait » grâce à cette lecture. Le dernier renvoi dans le roman est peut-être le plus clair : dans sa dernière lettre à Montesquieu Roxane raconte qu’elle a lu des livres de Sadegh Hedayat (1903-1951), un des auteurs iraniens le plus connu. Hedayat a écrit des ouvrages dans des genres divers : courtes histoires, nouvelle, comédie et critique littéraire. Bien qu’il fût fier de son origine persane il avait un style d’écriture innovateur, en traitant des problèmes contemporains dans un langage moderne.55 Roxane le décrit à Montesquieu

52 Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 93. 53

Ibid., p. 189 (Khayyâm) et p. 206 (Hâfez).

54

Ibid., p. 189.

55

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comme « un romancier iranien qui s’est donné la mort à Paris »56, et le fait qu’elle commence à comprendre pourquoi quelqu’un se suiciderait à Paris souligne sa solitude et son désespoir.57

Une autre référence aux auteurs iraniens est celle à deux ouvrages iraniens, qui paraissent non sans hasard le 21 mars, date du nouvel an iranien :

C’était le 21 mars, le premier jour du printemps, nouvel an iranien, le premier qui Roxane passait à Paris. […] Le seul lien qu’elle gardait avec le persan, c’était à travers les deux livres de poésie qu’elle avait apportés dans sa valise : les Quatrains du vénéré Omar Khayyâm, XIe

siècle, et le Divan, le recueil de poèmes, de Hâfez, XIVe siècle, le poète adoré des Iraniens.58

Il y a plusieurs éléments dans ce passage qui frappent. Premièrement, Djavann introduit clairement les deux poètes Khayyâm et Hâfez, pour faciliter l’accès à ces deux pour ses lecteurs occidentaux. De plus, elle évite ainsi que ces lecteurs ne sauraient pas de qui il s’agissait et que l’intertextualité ne fonctionnerait pas, un risque signalé par Michael Riffaterre. Ensuite, le fait que Roxane a amené deux livres en persan dans sa valise est étonnant puisqu’elle déclare plusieurs fois dans le roman qu’elle veut oublier son passé persan et qu’elle veut s’arracher de la culture iranienne, pour devenir française :

…cette langue [le persan] entaillait son être, faisait saigner sa mémoire blessée. Trop de souvenirs douloureux étaient intimement liés au persan. Non, le persan n’avait aucune place dans ce monde français.59

Les citations des auteurs persans ont toutes une fonction éthique, puisque Roxane est iranienne elle connaît mieux les auteurs persans que ses lecteurs occidentaux et le fait qu’elle cite des auteurs persans renforce sa crédibilité. Certains des auteurs iraniens sont utilisés pour expliquer et critiquer l’Islam ou le comportement des musulmans, d’autres servent comme soutien moral à Roxane pendant son intégration parfois difficile en France. Bien qu’elle fuie le passé et que les Iraniens reflètent tout ce qu’elle souhaite oublier60, elle utilise ces livres persans. Les citations des auteurs persans ont selon nous donc des fonctions différentes, tout d’abord elles témoignent de la culture persane de Roxane et indirectement de celle de

56

Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 282.

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Djavann et elles servent également comme argument d’autorité pour les idées de Roxane, par exemple pour son attitude vis-à-vis du peuple iranien. Éventuellement nous pourrions ajouter une fonction critique : Roxane utilise des images stéréotypes des histoires de Nasr Eddin Hodja pour souligner son opinion que les Iraniens sont un peuple qui déplore sa vie au lieu de la changer.

Après avoir analysé les auteurs persans, nous aborderons maintenant les auteurs autres que Montesquieu ou les persans, qui figurent dans le roman entier. Cristina Álvares souligne le fait que la langue française est importante pour Roxane :

Sa décision de demander asile à la France se fondait sur un désir radical […] : s’arracher au sol linguistique et culturel iranien, […] être pleinement française par la langue.61

Les citations donnent l’impression que Roxane essaie d’« être française » non seulement par la langue, mais aussi par la littérature. Les auteurs cités sont notamment des auteurs français classiques des siècles passés, qui forment souvent la lecture de Roxane à ce moment, comme par exemple Montaigne ou Racine. Dans les lettres, elle raconte à Montesquieu ce qu’elle pense des auteurs qu’elle lit et c’est pour ce fait qu’on retrouve la plupart des citations et renvois aux auteurs français dans la deuxième partie du roman. Comme elles ne sont pas très fréquentes, nous analyserons d’abord les citations des auteurs français dans la partie en prose, pour revenir ensuite aux références dans les lettres.

Au début du roman nous retrouvons les auteurs des ouvrages que Roxane a lus pendant sa jeunesse en Iran, et qui l’ont donc aidé à former une image de la France :

Elle savait que Paris existait : dans Les Misérables, Le père Goriot, Les trois Mousquetaires,

Notre-Dame de Paris ou L’Âme enchantée, qu’elle avait lus et relus pendant les longs

après-midi chauds et humides de son adolescence.[…] Elle arriva sur le quai. Notre-Dame semblait fantomatique, tout droit sortie du livre de Victor Hugo, qu’elle avait lu, jeune adolescente.62

Dans ces ouvrages la ville de Paris joue un rôle important et lors de ses premières semaines à Paris, Roxane compare ce qu’elle a lu dans les livres avec sa vraie vie à Paris. En Iran, la

61 Álvares, C., « Comment peut-on être français? Les nouvelles Lettres persanes de Chahdortt Djavann », dans:

Mondes Francophones, 2006, p. 1. En ligne, date de consultation : 6 juillet 2011.

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littérature française a déjà influencé son image de son nouveau pays. De ce fait, nous ajouterons à la proposition de Cristina Álvares que Roxane n’essaie non seulement d’être française par la langue, mais aussi par la littérature.

La plupart des citations des auteurs français figurent dans les lettres à Montesquieu, et elles reflètent souvent la lecture de Roxane de ce moment. Ces lectures s’inspirent partiellement de son cours de langue française à la Sorbonne, où elle rencontre entre autres les Lettres persanes, mais aussi d’autres auteurs français, sur lesquels elle écrit dans ses lettres à Montesquieu :

En France règne la liberté. Saviez-vous par exemple que l’homosexualité est légalisée dans votre pays ? En Iran, c’est un crime, tant selon la loi que dans la mentalité des gens. […] Les pays démocratiques et les pays de l’islam ont des lois si différentes qu’on croirait que mille ans les séparent.

Comme dit si bien Monsieur Racine dans sa préface à Bajazet : « L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est à mille ans de lui et ce qui est à mille lieues. »63

Dans cette citation, tirée de la neuvième lettre, Roxane explique à Montesquieu ce qui a (ou n’a pas) changé dans les trois siècles qui les séparent. Elle trouve que mille ans sépareraient les pays démocratiques (la France) et les pays de l’islam (l’Iran) et elle souligne son opinion avec la citation de Racine. Cette citation a donc surtout une fonction référentielle et argumentative. Le renvoi à Bajazet n’est pas un hasard, dans la pièce le personnage Roxane joue un rôle important et la Roxane de Djavann aime la pièce et l’héroïne :

Je suis fort excitée, car demain soir je vais voir enfin Bajazet de Racine à la Comédie Française. C’est une première pour moi, imaginez donc mon émoi.64

[…] Tout en gardant mon prénom et mes origines, j’aurais été beaucoup mieux sous votre plume ou celle de Racine.65

Bajazet, une tragédie du sérail qui se déroule à Constantinople, raconte l’histoire de la sultane Roxane, amoureuse du frère du sultan Bajazet, qui à son tour est amoureux d’Atalide, fille de sang ottoman. Dans la pièce entière des motifs amoureux et politiques s’alternent. Plusieurs

63 Ibid., pp. 199-200. 64

Ibid., pp. 206-207.

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personnages meurent à la fin de la pièce : Roxane est tuée par Orcan, Bajazet meurt et Atalide se suicide.66 La dernière remarque de l’extrait ci-dessus souligne surtout que Roxane se reconnaît dans les Roxanes de Montesquieu et de Racine et qu’elle pense qu’elle aurait été mieux au XVIIe ou XVIIIe qu’au XXe siècle.

Dans la partie en prose paraissent également des références aux auteurs français, faites par le narrateur. Ainsi, nous lisons que Roxane passe ses dimanches dans le jardin du Luxembourg, en lisant Proust :

Tous les dimanches, à l’exception des jours de grand froid ou de pluie torrentielle, Roxane se levait de bonne heure.

Elle allait au Luxembourg. […] Elle emportait son viatique préféré, À la recherche du temps

perdu - le temps perdu, Roxane savait ce que c’était - ainsi que son compagnon de toujours,

son Micro-Robert.67

Le fait que Roxane lit Proust pendant le week-end et qu’elle amène son « compagnon » le Micro-Robert montre sa volonté d’apprendre la langue française et de faire connaissance avec la littérature. Le fait que le narrateur décrit l’ouvrage comme le « viatique préféré » de Roxane et que le titre de l’ouvrage parle de « temps perdu » renvoie au temps que Roxane a vécu en Iran et donc pas en France. Le narrateur montre ici comment Roxane se dévoue à apprendre le français. La référence à Proust et au « temps perdu » a une fonction herméneutique dans la description du personnage Roxane : à travers sa lecture le narrateur renvoie au temps qu’elle a perdu lorsqu’elle vivait en Iran. De plus, le fait que tout le monde peut lire À la recherche du temps perdu rend le récit plus réel et plus crédible et le renvoi à Proust a donc également une fonction de référence.

Selon Laetitita Nanquette, ces citations des auteurs français ont une fonction spécifique : « another element the narrators use to claim their preference for France is referencing. »68 et ceci est probablement une des raisons pourquoi Djavann utilise autant d’auteurs français. Les citations des auteurs français, et peut-être aussi la réécriture de Montesquieu, montrent la préférence de Djavann pour la France et la langue et littérature

66 Beaumarchais, J.P. de, et al., Dictionnaire des écrivains de langue française, Paris, Larousse, 2001, p. 1491. 67 Ibid., p. 197.

68

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française. De plus, l’intertextualité a une fonction référentielle : les lecteurs connaissent ou peuvent lire les ouvrages français cités et ainsi le récit se rapporte à la réalité et créé une complicité avec le lecteur. À part de cela, il s’agit des ouvrages classiques dont un grand nombre a un lien avec l’orientalisme ou la Perse : Artamène ou le grand Cyrus de mademoiselle de Scudéry traite de l’héritier du roi de Perse, Nerval et Chateaubriand ont fait beaucoup de voyages en Orient et écrivent sur les pays qu’ils ont visités, Racine traite dans Bajazet la vie dans un sérail ottoman, Alexandre Dumas descend d’une mère esclave de Saint Domingue et cetera. Toutes ces références servent à montrer aux lecteurs français que l’orientalisme figure depuis plusieurs siècles dans la littérature française et que l’Orient n’est donc pas du tout un nouveau monde pour le lecteur français. À part cette fonction référentielle, les citations et renvois ont surtout une fonction herméneutique, ils ne forment non seulement des indices d’orientalisme, mais ils sont pour Roxane aussi un moyen de lire comment les auteurs français regardent l’Orient et la Perse. De plus, nous pensons que les citations des auteurs français peuvent aussi réconforter les lecteurs francophones, qui connaissent très bien les ouvrages classiques français et pourraient être flattés du fait qu’ils se trouvent dans un roman d’une écrivaine iranienne. Mais les citations des auteurs français (et des autres auteurs) ont aussi une fonction explicative : ils décrivent la vision de Roxane sur le monde parisien et sur l’Iran et cette vision n’est pas toujours si flatteuse...

Des auteurs d’autres nationalités figurent aussi dans le roman, mais ils ne sont pas très nombreux. Pourtant, ils ont une fonction dans le récit, ils soulignent le plus souvent l’opinion de Roxane sur les musulmans. Il s’agit parfois de courtes citations ou même des clichés, comme dans les cas d’Ernest Hemingway : « Paris est une fête »,69 et William Shakespeare : « to be or not to be »70 mais il y a également des références aux ouvrages des auteurs d’autres nationalités, comme Freud, Héraclite ou Kafka :

Les scènes kafkaïennes ne manquent pas en Iran. […] « Il fallait qu’on ait calomnié Joseph K. : un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté ». Le succès d’un roman qui débute ainsi est assuré en Iran, […] Être arrêté sans avoir rien fait est si familier aux Iraniens que l’univers kafkaïen est leur lot quotidien.71

69 Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 139. 70

Ibid., p. 187.

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Le narrateur utilise la citation du Procès de Kafka pour souligner son opinion sur la vie en Iran. Par la référence, il essaie de rendre le monde iranien plus accessible et compréhensible pour les lecteurs occidentaux, qui connaissent probablement l’ouvrage de Kafka, mais certainement pas la situation en Iran. Cette référence a donc une fonction argumentative et critique, elle critique la société iranienne et souligne de cette façon l’image de l’Iran que le narrateur veut donner. Ainsi, les citations des auteurs de différentes nationalités ont parfois la même fonction que les citations des auteurs français et persans.

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3. Michel Nekourouh : Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ?(2009)

Michel Nekourouh est né en Iran en 1967. Après avoir vécu en Angleterre et de nouveau en Iran, il habite en France depuis 1984. Le roman Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ? (2009) est son premier ouvrage. Il explique dans un entretien que son roman est un hommage à Montesquieu.72 Dans l’ouvrage, une jeune fille iranienne (un nouveau-né) décrit le monde autour d’elle. Elle « écrit » des lettres à une fée et parle avec les « cœurs » des gens et des animaux. La fée lui explique la vie à l’aide des citations d’auteurs français et étrangers, mais les autres personnages du roman renvoient parfois aussi à des textes littéraires ou à des chansons. Dans ce chapitre nous analyserons d’abord les similitudes entre les Lettres perçantes et les Lettres persanes, et ensuite nous aborderons les différences entre les deux ouvrages. Nous avons classé les similitudes en trois catégories : la critique de la société, la religion et la position de la femme.

La critique de la société joue un rôle primordial dans les Lettres persanes et dans Les lettres perçantes. Dans les Lettres persanes le lecteur apprend surtout par les lettres d’Usbek et Rica ce qu’ils pensent du monde parisien. Michel Nekourouh a adapté ces visions au point de vue du nouveau-né. Nous pouvons même parler d’une « renaissance » des personnages Usbek et Rica dans le nouveau-né du roman Les lettres perçantes. Bien qu’il s’agisse dans Les lettres perçantes d’un bébé, la critique de la société s’étend sur des plans très divers et parfois très « adultes », par exemple l’amour. Mais il y a aussi des passages dans lesquels la critique de la société est donnée d’une manière enfantine, adaptée à l’entendement du jeune personnage principal qui demande des explications de ce qu’elle voit :

Ma chère fée ! Aujourd’hui, j’ai assisté à des choses étonnantes. Je me baladais avec mon père dans la rue. Nous avons rencontré ces jeunes aux casquettes à l’envers. Le plus étonnant c’est qu’ils dansaient sur leurs têtes ! […] Pourquoi dansent-ils comme ça sur la tête ?, ai-je demandé à un vieux qui les fixait. Il m’a souri puis il m’a répondu : leurs cœurs s’expriment ainsi [...] Sans le savoir, ces jeunes expriment leur mal aise. Ils rappellent à quel point la vie, le

72 Obiwi, magazine interactif, « Interview avec Michel Nekourouh le 29/10/09 ». Vidéo en ligne (0: 24

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monde, la société, marche sur la tête. Leur message est simple : Tout marche, tout tourne…. sur la tête. Tout marche à l’envers.73

Le comportement des breakdancers dansant sur leurs têtes est expliqué au nouveau-né par le vieil homme comme une façon d’exprimer leur critique de la société. Cette critique de « leurs cœurs » est exprimée par les danses des jeunes et souligne leur opinion que la société marche, comme leurs danses et leurs casques, à l’envers.

Un exemple d’un sujet plus « adulte » de critique de la société se trouve dans une discussion entre la tante du personnage principal et son amant, à laquelle le nouveau-né assiste en faisant sembler de jouer. Antoine « [a] été contacté pour faire le Bachelor »,74 un programme de télévision jugé par Sally :

Elle pensa au Bachelor. Cette émission de téléréalité où pas moins d’une vingtaine de belles femmes étaient conditionnées afin de se donner à un homme. Un harem moderne en occident ? Mais non ! Le harem c’était chez les musulmans, chez les attardés, chez les Perses, ces barbares…75

Le programme de télévision est comparé à un harem persan et Sally critique ainsi la série. Sa critique est causée par le fait qu’elle a une liaison avec Antoine et qu’elle ne veut pas partager son amant avec « une vingtaine de belles femmes ». La comparaison à un harem et le renvoi aux Persans barbares font penser aux Lettres persanes de Montesquieu, où les femmes d’Usbek vivent dans un sérail en Perse. Par cette comparaison, l’imitation d’un harem dans un programme de téléréalité au XXIe siècle montre que la société française et son divertissement ont peu changé depuis l’époque des Lettres persanes et le programme est jugé comme un usage oriental dépassé.

La justice est également critiquée dans le roman, entre autres lorsqu’Antoine a attrapé un PV de stationnement dont il se plaint chez Sally :

C’est mon premier tribunal de police. En plus pour rien. Tu le sais bien. C’est aberrant. Je n’en reviens toujours pas. Etre convoqué pour si peu. Je pense que je vais être le seul pour une telle

73 Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 109. 74

Ibid., p. 119.

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connerie de rien du tout, être convoqué au tribunal pour seulement un PV de stationnement simple !

La petite fée m’a soufflé : Ne te trompe pas sur la vraie justice. La justice c’est l’amour guidé

par la lumière. 76

Antoine se plaint parce qu’il est fâché qu’il soit convoqué pour un procès-verbal de stationnement. La fée explique au nouveau-né que la vraie justice est très compliquée et elle souligne son opinion avec la citation en italiques de Sully Prudhomme, avocat français et prix Nobel de la littérature et dont le nom est cité en note dans le texte de Nekourouh. L’intertextualité sert ici non seulement comme explication au nouveau-né, mais est aussi un moyen de relativiser le PV d’Antoine et de critiquer donc indirectement sa réaction exagérée.

Une autre opinion sur la complicité de la justice est donnée par le chien de la grand-mère du nouveau-né :

C’est alors que le paquet d’amour, le chien de ma grand-mère, me parla pour la première fois :

Au fond, les tribunaux et leurs jugements ne sont qu’à l’image de ce qui se passe à l’intérieur des humains. […] Avant de juger, les juges doivent considérer et respecter tellement de choses que leur jugement ne peut qu’en devenir parfois burlesque.77

Le chien explique au nouveau-né que la justice est aussi compliquée que ne sont les humains, et que cela peut mener à des jugements bizarres. Ceci renforce la conception de la justice d’Antoine, qui est fâché à cause de la convocation au tribunal pour son PV de stationnement. Dans les Lettres persanes, Rica critique également la justice, entre autres par ses descriptions du pape et des lois qu’il impose au prince et au peuple français (Lettres XXIV et XXIX).

Bien que ce soit moins souvent, il y a un autre thème des Lettres persanes que nous retrouvons également dans la critique de la société de Les lettres perçantes, à savoir la religion. Dans la scène suivante une discussion de ce thème est évoquée par un reportage du journal télévisé :

Ils parlent encore de ce type… Comment il s’appelle déjà ? Musulman, non, c’est pas ça. Plutôt Muslim… Mislim Rsuhduc ? Oui, c’est ça je crois.

76

Ibid., p. 112.

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