2 TABLE DES MATIÈRES
Introduction 3
1. Le cadre historique 5
1.1. De la colonisation à l’indépendance 5
1.2. La banlieue et l’exclusion sociale 7
1.3. Le concept de littérature 9
1.4. La littérature « beur » ou la littérature « de banlieue » 11
2. L’analyse thématique du corpus 16
2.1. La misère dans les banlieues 16
2.2. Le regard de l’autre 22
2.3. Le père 29
3. L’évolution de la réception de la littérature beur 37
3.1. La réception au cours du temps 37
3.2. Une nouvelle tendance 45
Conclusion 53
Bibliographie 55
Pièces annexes 59
3 Introduction
La littérature dite « beur », apparue dans les années 1980, est aujourd’hui encore un sujet qui intéresse chercheurs et lecteurs. 1 Ces écrits produits par des écrivain(e)s français(es) issu(e)s de la seconde génération de l’immigration maghrébine en France, sont le sujet de nombreux articles et discussions. Sa dénomination a occasionné beaucoup de débats ainsi que la place de ces ouvrages dans la littérature « française », puisque l’adjectif « beur » les distinguerait en effet de la littérature écrite par des auteurs « franco-français » (Guinoune, A-M. et A.
Hargreaves, 2008 : 1). Cette distinction entre la littérature beur et française met mal à l’aise les auteurs de la première catégorie, qui « (…) peinent à trouver une véritable reconnaissance en France, dont ils sont pour la plupart natifs et citoyens. » (Guinoune, A-M. et A.
Hargreaves, 2008 : 1). En effet, dans de nombreux articles et interviews concernant la littérature beur, les auteurs expriment le vœu de « (…) bien être reconnus pour ce qu'ils font et non plus pour ce qu'ils sont. » (Harzoune, 2003).
Quels sont les facteurs qui font que la littérature beur est jugée comme ‘mineure’ par rapport à la littérature française ? Dans son article « La littérature issue de l’immigration maghrébine en France : une littérature ‘mineure’ ? », Alec. G. Hargreaves constate que les défauts que l’on reproche le plus souvent aux auteurs issus de l’immigration peuvent se résumer de la manière suivante : « trop d’autobiographie et un manque de travail proprement textuel. » (Hargreaves, 1995). Ainsi, les romans beur se dérouleraient toujours dans la banlieue, ils traiteraient tous des mêmes thèmes « caractéristiques » tels que la délinquance et la misère dans la banlieue, et ils maltraiteraient la langue française. Des exemples de tels romans beur des années 1980 avec ces caractéristiques sont Le thé au harem d’Archi Ahmed, (Charef, M. : 1983) lequel est considéré comme le premier texte beur, et Boumkoeur de Rachid Djaïdani (1991). Tandis que ces deux livres-ci étaient de grands succès commerciaux, Boumkoeur s’est vendu à 100.000 exemplaires 2 , les critiques littéraires ne prêtent pas beaucoup d’attention à ce genre d’ouvrages et ils les considèrent souvent comme des simples imitations des textes beur déjà parus :
Ainsi, tous ces récits individuels deviennent une histoire commune, une seule histoire, celle du Beur : origines, famille, naissance, école, bidonville, banlieue,
1
Un volume spécial y est consacré encore récemment sous le titre « Expressions maghrébines », Guinoune, A- M. & A. Hargreaves (eds), (2008), « Au-delà de la littérature « beur » ? – Nouveaux écrits, nouvelles approches critiques », vol. 7, n° 1, été 2008, Paris, CICLIM, dans lequel différents auteurs soulignent « la valeur de la littérature ‘beur’. »
2
Gombeaud, A. (2007), La banlieue au coeur du roman ,
http://www.archives.lesechos.fr/archives/2007/labanlieueaucoeurduroman.htm
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désœuvrement, délinquance, errance, enfermement et, enfin, quête. (…) la structure du parcours de chaque protagoniste principal résonne d'un roman à l'autre comme une copie presque conforme.
(Sebkhi, 1999)
Pourtant, au cours des années d’autres romans beur ont paru, où on ne retrouve pas ces thèmes caractéristiques et non plus le langage de banlieue qui gêne grand nombre de critiques. Ainsi, le roman Cancer de Mehdi Belhaj Kacem (1994) ne se déroule pas en banlieue, et le style est autre, c’est-à-dire que l’écrivain se sert d’un discours presque hallucinatoire. Pourrait-on alors parler d’une certaine évolution de la littérature beur ? C’est à cette question que nous tenterons de répondre dans ce travail. Pour l’étude de la littérature beur, nous avons choisi d’analyser cinq romans qui ont paru en différentes années, dont Thé au harem d’Archi Ahmed de 1983, Le Gone du Chaâba de 1986 (Begag, A. : 1986), Boumkoeur de 1999 et Putain d’étoile de 2003 (Saïd, M. : 2003). Ces quatre romans présentent, au niveau de la thématique et pour la plupart aussi au niveau du style, les caractéristiques du roman beur des années 1980 ou ‘traditionnel’, dont nous venons de parler ci-dessus. Nous avons également intégré dans le corpus Vivre me tue de Paul Smaïl (Smaïl, P. : 1997) qui est également considéré comme un roman ‘typiquement’ beur, mais dont l’auteur n’est pas d’origine maghrébine. Le public n’a appris que quelques mois après sa parution que l’auteur était Jack-Alain Léger, un auteur français qui a déjà publié une dizaine de romans. Ensuite, nous analyserons deux romans qui diffèrent au niveau des caractéristiques du style et de la thématique des romans beurs cités ci- dessus, notamment Cancer de Mehdi Belhaj Kacem (1994) et Mon père est un petit bicot de Sonia Moumen, publié en 2005.
Avant de commencer l’analyse des romans, nous présenterons dans un cadre
historique le contexte historique de la génération beur, soit la colonisation, la banlieue et
l’exclusion sociale. Notre travail étant avant tout littéraire, il faudra en définir les contours
avant de nous pencher sur l’analyse thématique qui se déroulera en trois temps. D’abord nous
étudierons la misère dans la banlieue, puis nous nous attacherons au regard de l’autre et au
rôle du père. Après cet examen des thèmes principaux, nous analyserons la réception de la
littérature beur qui se déroulera en deux temps : l’évolution de la réception des romans depuis
la parution du premier roman beur en 1983 jusqu’en 2009, suivie par les nouvelles tendances
de la littérature beur.
5 1. Le cadre historique
1.1. De la colonisation à l’indépendance
Afin de bien comprendre le contexte dans lequel les livres sont écrits, il faut d’abord présenter la situation telle qu’elle était en Afrique du Nord pendant l’époque coloniale, et les problèmes d’intégration qui s’ensuivirent en France.
Au 19 e siècle, la France se lance, comme d’autres nations européennes, à la conquête de l’Asie et de l’Afrique. Une des prises se situait en Afrique du Nord, où les Français s’installent de 1830 à 1870 au Maroc, en Tunisie et en Algérie, en un mot au Maghreb. Le terme qui désigne cette colonisation du 19 e siècle est « impérialisme », c’est-à-dire : « le système de domination économique et politique qui accompagne l’expansion outre-mer des puissances industrielles occidentales aux XIX e et XX e siècles. » (Chrétien, 2005 : 55). Cette expansion coloniale s’accompagnait souvent de violence et « d’évangélisation » (Chrétien, 2005 : 55), ce qui signifie que la religion chrétienne était imposée aux indigènes, ainsi que les traditions et les mœurs occidentales. La vie des colonisés changeait alors profondément et contre leur gré. Cela résultait en des pays déchirés par la colonisation, où les indigènes étaient d’un jour à l’autre soumis au colonisateur qui se posait en ‘sauveur’ du pays colonisé, car d’après lui : « (…) ces enfants irresponsables doivent une profonde reconnaissance à l’homme blanc civilisé qui leur est venu en aide. » (Schipper-de Leeuw, 1973 : 26).
C’est surtout à cause de la Seconde Guerre mondiale que la position de la France dans ses colonies commence à s’ébranler et qu’il y a une mise en question du maintien de la domination française dans un empire colonial. La décolonisation commence en Indochine en 1954. Au Maghreb, les pays obtiennent l’indépendance l’un après l’autre ; Pierre Mendes France accorde en 1956 l’indépendance au Maroc et à la Tunisie. 3 Contrairement à ces deux pays où la colonisation et la décolonisation se sont passées d’une manière relativement pacifique, une guerre sanglante a été nécessaire afin d’obtenir l’indépendance en Algérie. La Guerre d’Algérie (1954-1962) était la révolte des Algériens contre l’envahisseur, une période extrêmement violente, qui a résulté en des milliers de morts des deux côtés. Le nationalisme qui a poussé les Algériens à cette révolution ressortait d’une : « (…) cristallisation des sentiments dus à la présence étrangère dans des ensembles qui ont été regroupés artificiellement par l’occupant, par exemple (…) les Français ou les Anglais en Afrique
3
Pacquelin, Stéphane. Décolonisation et émergence du Tiers Monde,
http://erra.club.fr/PAQUELIN/Decolonisation-emergence-Tiers-Monde.html, consulté le 24 mai 2009.
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noire. » (Ferro, 1994 : 313). La guerre fut gagnée par les Algériens, et le pays devient indépendant le 18 mars 1962 avec les accords d’Évian. Cependant, le mot « gagné » ne paraît pas adéquat au contexte, à cause des morts, d’une partie importante du pays qui était détruite et d’un grand nombre de gens qui étaient laissés pour compte. Une grande partie des hommes ont été tués, et des milliers d’autres ont quitté l’Algérie pour ensuite s’installer en France, parmi lesquels il y avait beaucoup de pieds-noirs, des Français qui s’étaient installés ou étaient nés en Afrique du Nord pendant la colonisation. Mais ici, c’est surtout l’immigration maghrébine qui nous intéresse.
Le groupe d’Algériens qui quittait leur pays après la Guerre d’Algérie n’était pas le premier à émigrer en France, car déjà avant et pendant la Première Guerre mondiale, beaucoup de Maghrébins s’étaient installés en France. En effet, comme le documentaire ‘Les dossiers de l’histoire – Un siècle d’immigration en France’ (Mehdi : 1997) nous l’explique, la France ne faisait pas seulement appel à ses citoyens de la Métropole, mais cherchait aussi des hommes de leurs colonies ou des colonisés qui étaient prêts à lutter pour la ‘Mère patrie’.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, un nouveau flux migratoire maghrébin est visible, lorsqu’on recrute encore une fois les colonisés pour l’armée française.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la population maghrébine en France n’a fait qu’augmenter, puisqu’il y avait un besoin énorme de main d’œuvre. Pourtant, ce n’était pas seulement la situation en France qui a entraîné le flux migratoire maghrébin. Dans leur propre pays, la conjoncture n’était pas bonne, car il y avait beaucoup de pauvreté et de violence.
Beaucoup d’Algériens sont partis aussi pour la France à cause du Massacre de Sétif, répression sanglante d’une émeute nationaliste, qui s’est déroulée le 8 mai 1945, le jour où l’Allemagne nazie a capitulé. Même pendant la Guerre d’Algérie, la guerre d’indépendance, l’immigration algérienne en France ne cesse pas. Si la France était le pays dont l’Algérie voulait se séparer, les Algériens sentaient bien que là-bas il y avait plus de possibilités pour eux que dans leur propre pays. Les immigrés maghrébins s’installaient pour la plus grande partie d’abord dans les bidonvilles, puis dans les banlieues, principalement autour de Paris et de Lyon, et le choc culturel était énorme pour eux. Le facteur majeur était la différence de religion, l’islam versus le christianisme. De plus, les immigrés venant du Maghreb n’étaient pas des gens qui avaient fait des études ; en général, ils étaient analphabètes. Il est donc compréhensible que l’intégration dans une autre culture a été difficile et compliquée pour eux.
Cette partie de l’histoire permet de mieux comprendre le vécu des immigrés en
France. Un passé lourd les lie au pays où ils ont choisi/dû émigrer, ce qui a beaucoup
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d’influence sur la construction identitaire. Nous observerons ici la situation dans les banlieues.
1.2. La banlieue et l’exclusion sociale
Les Maghrébins arrivés en France pendant la période de la colonisation ou juste après la guerre, ont fui la pauvreté et la guerre dans l’espoir de trouver en France la prospérité et la liberté. Comme la France leur avait explicitement demandé de venir, les immigrés maghrébins s’attendaient à un accueil chaleureux. Cependant, les relations entre les Français et les Maghrébins s’avéraient plutôt tendues, et les immigrés obtenaient souvent des emplois mal payés dans les usines, qui se situaient près de la banlieue où ils passaient le reste de leur temps. Cette inégalité des possibilités entre Français et immigrés était, entre autres, due au fait que :
During the 1960s immigration from the South was seen as a flow of temporary workers with no families, camping in the margins of the host society, which was thought to have no need to worry about them because they were ‘not here for good’.
(Begag, 2007 : 11)
En d’autres mots, les Français ne considéraient pas les Maghrébins comme des habitants
permanents de la France, mais ils croyaient qu’ils retourneraient dans leur pays après
quelques temps, dès que le calme y serait rétabli et que le besoin en France serait moindre. En
outre, les événements d’Algérie ainsi que la période de colonisation avaient beaucoup
influencé l’image qu’avaient les Français des immigrés et inversement. D’un côté, les
Maghrébins regardaient les Français comme leurs oppresseurs, mais ils croyaient en même
temps qu’ils pouvaient mener une vie plus agréable en France, et que les Français les
accueilleraient sans de trop grands problèmes. De l’autre côté, les Français ne connaissaient le
Maghreb que par la diffusion des : « (…) images, textes, expositions, et films dans tout le pays
qui avaient pour but de développer la « fibre impériale des Français. » (Blanchard, 2005 :
50). Les informations ne montraient évidemment pas les violences et les inégalités entre
colonisateur et colonisé, mais c’étaient des images qui devaient provoquer un sentiment
d’engagement national des Français pour leurs colonies. Par conséquent, ceux qui n’étaient
jamais allés en Afrique du Nord ne connaissaient pas la vraie situation dans ces pays. De ce
fait, les Français n’essayaient pas d’intégrer les immigrés maghrébins à la société française, ce
qui renforçait le besoin des familles immigrées à rester fidèles à leur culture d’origine. Ces
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derniers ne s’assimilaient alors qu’à peine dans la culture du pays d’accueil, ils continuaient à parler l’arabe et à perpétuer les modes de vie de leur culture d’origine.
Cette séparation entre les deux populations et les connaissances superficielles de la culture qu’avaient les uns des autres, mais aussi les différences très visibles entre les deux modes de vie clivaient encore plus les deux communautés. Les familles immigrées vivaient dans les banlieues, et les Français dans le centre des villes. Comme les immigrés continuaient à fonctionner selon les règles de leur propre culture, et que les Français ne mêlaient pas les Maghrébins à leur société, la banlieue était devenue synonyme de l’ « exclusion sociale ». On n’y connaissait pas la vie des Français du centre ville, comme le dit Azouz Begag, qui a passé son enfance en bidonville et en banlieue :
At that time we had never heard of what others called the ‘ascenseur social’ and the social mobility that is symbolized. The junior high schools in our outlaying part of the education system had so-called transitional classes that enabled youngsters to leave school as quickly as possible for low-skill jobs.
(Begag, 2007 : 53)
Les jeunes habitants des banlieues n’avaient donc jamais entendu dire qu’il existait des concepts tels qu’un « ascenseur social » et des possibilités de continuer à étudier pour trouver plus tard un bon travail. Ils finissaient l’école le plus vite possible, pour ensuite faire des travaux ne nécessitant pas de formation particulière. A cause de cette marginalisation, les jeunes « banlieusards » se sentaient souvent exclus et discriminés, ce qui menait à la criminalité et finalement à des émeutes. Le fait que les jeunes « beurs » ou « immigrés de deuxième génération » pâtissent des discriminations, par exemple lors de leur recherche d’emploi, entretient des frustrations et des difficultés d’intégration.
En 2005, des émeutes ont éclaté à Clichy-sous-Bois, par suite du décès de deux jeunes
beurs électrocutés dans l’enceinte d’un poste du réseau électrique alors qu’ils étaient
poursuivis par la police. Ils étaient soupçonné de vol, mais aucun lien n’avait pu être établi
entre les adolescents en question et l’affaire. Il s’ensuivit des agitations et des destructions
sous forme d’incendies criminels et de jets de pierres contre les forces de l’ordre pendant trois
semaines. Depuis lors, les relations entre les immigrés maghrébins et les Français se sont
détériorées. Pourtant, avant de passer à l’analyse de ces relations entre les Français et les
jeunes habitants des banlieues dans le roman beur, il faut d’abord examiner le concept de
littérature qui facilitera le suivi de notre analyse.
9 1.3. Le concept de littérature
Pour définir le concept de la littérature, on ne peut pas éviter l’ouvrage de Jean-Paul Sartre, publié en 1947 « Qu’est-ce que la littérature ? » où l’auteur se pose trois questions essentielles : ‘Qu’est-ce qu’écrire ?’, ‘Pourquoi écrire ?’ et ‘Pour qui écrit-on ?’.
La première distinction que Sartre apporte dans sa réponse à la première question est celle entre la prose et la poésie : « L’empire des signes, c’est la prose ; la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique. » (Sartre, 1948 : 17). En d’autres mots, la prose veut révéler, tandis que la poésie se contente de présenter les choses et de laisser le spectateur y voir ce qu’il veut. Elle ne vise alors pas à « (…) discerner le vrai, ni à l’exposer. » (Sartre, 1948 : 17). Il ressort de cela qu’un écrivain peut s’engager de manière plus claire dans son œuvre qu’un peintre, un musicien ou un poète. Un écrivain ‘engagé’ se demande quel aspect du monde il veut dévoiler, et quel changement il souhaiterait apporter au monde par cette dénonciation, puisque pour lui la parole est action :
Il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire une peinture impartiale de la Société et de la condition humaine.
(Sartre, 1948 : 30) La première réponse est donc que la littérature est un moyen de communication et il s’agit maintenant de savoir le pourquoi.
Dans sa réponse à la deuxième question, « Pourquoi écrire ? », Sartre insiste sur le fait que l’écrivain n’écrit pas pour lui-même, mais pour un lecteur. Ainsi il estime que :
L’opération d’écrire implique celle de lire comme son corrélatif dialectique et ces deux actes connexes nécessitent deux agents distincts. C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit.
(Sartre, 1948 : 55)
En effet, un texte a besoin d’être lu afin qu’il puisse devenir de la littérature, ce qui implique
également que d’une certaine façon, le lecteur ‘crée’ le texte : « Le lecteur a conscience de
dévoiler et de créer à la fois. » (Sartre, 1948 : 55). Inversement on peut dire aussi que c’est la
littérature qui crée le lecteur, car grâce à elle, il apprend les idéaux et les réalités sociales,
formateurs de sa personnalité. C’est ce qu’estime également Antoine Compagnon, professeur
titulaire de la chaire de ‘Littérature française moderne et contemporaine’ au Collège de
France :
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Source d’inspiration, la littérature aide au développement de notre personnalité ou à notre « éducation sentimentale », comme les lectures dévotes le faisaient pour nos ancêtres. Elle permet d’accéder à une expérience sensible et à une connaissance morale (…).
(Compagnon, 2007 : 62) Cela signifie que la littérature a une valeur éducative, qu’elle est un moyen de préserver et de transmettre l’expérience des autres : « Elle nous rend sensibles au fait que les autres sont très divers et que leurs valeurs s’écartent des nôtres. » (Compagnon, 2007 : 63). Elle nous apprend alors à relativiser, ainsi qu’elle « (…) empêche l’individu de s’enfermer dans sa solitude, dans sa classe, dans son lieu, dans son époque, dans sa culture. » (Jourde, 2009).
Outre l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur, Sartre insiste sur la relation qui se développe entre les deux, et plus particulièrement sur la « liberté » qui est à la base de cette relation.
L’action d’écrire est ainsi un appel à la liberté du lecteur : « L’écrivain en appelle à la liberté du lecteur pour qu’elle collabore à la production de son ouvrage. » (Sartre, 1948 : 59). En même temps, le lecteur présuppose que l’écrivain a écrit en usant de la liberté dont tout être humain jouit, la lecture est alors un exercice de générosité : « La lecture est un pacte de générosité entre l’auteur et le lecteur ; chacun fait confiance à l’autre, chacun compte sur l’autre, exige de l’autre autant qu’il exige de lui-même. » (Sartre, 1948 : 70). Cela signifie également que dès le moment où le lecteur a choisi (librement) de lire une certaine œuvre, il en devient responsable et doit faire de son mieux pour comprendre et vivre avec l’œuvre. Par là, Sartre a répondu à la question « Pourquoi écrire » en estimant que : « Ecrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur. » (Sartre, 1948 : 76). Ayant apporté la définition de l’écriture et la raison pour laquelle on écrit, il lui reste la dernière question à répondre : « Pour qui écrit-on ? ».
Au premier abord, Sartre pose que l’auteur écrit pour tout homme : « On écrit pour le lecteur universel. » (Sartre, 1948 : 87). Cependant, il introduit une restriction, en estimant que cela est en fait une description de l’idéal, soit un rêve abstrait : « Qu’il le veuille ou non (…), l’écrivain parle à ses contemporains, à ses compatriotes, à ses frères de race ou de classe. » (Sartre, 1948 : 88). C’est que la signification de l’ouvrage échappe au lecteur au moment où lui et l’auteur n’ont pas les souvenirs communs et les perceptions communes. Le contexte dans lequel l’ouvrage a été écrit est alors essentiel pour sa compréhension, puisque :
(…) les gens d’une même époque et d’une même collectivité, qui ont vécu les mêmes événements, qui se posent ou qui éludent les mêmes questions, ont un même goût dans la bouche, ils ont les uns avec les autres une même complicité et il y a entre eux les mêmes cadavres.
(Sartre, 1948 : 89)
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Ainsi, Sartre donne l’exemple de l’auteur français qui veut raconter l’occupation allemande à un public américain et à un public français. Dans le premier cas, il faudra beaucoup d’analyses et de précautions pour présenter le sujet au lecteur, l’auteur doit chercher dans l’histoire des États-Unis des images et des symboles qui permettent au lecteur américain de comprendre l’histoire française. Par contre, dans le cas où l’auteur s’adresse aux Français, des courtes descriptions contenant beaucoup d’allusions suffisent, le lecteur français comprendra directement puisqu’il y a « le contact historique » (Sartre, 1948 : 90) entre l’auteur et le lecteur. Grâce à ce partage de l’histoire, le lecteur peut vivre l’œuvre littéraire, et elle provoque chez lui un sentiment d’empathie :
(…) le texte littéraire me parle de moi et des autres ; il provoque ma compassion ; lorsque je lis, je m’identifie aux autres et je suis affecté par leur destin ; leurs bonheurs et leurs peines sont momentanément les miens.
(Compagnon, 2007 : 65)
Pourtant, contrairement à ce qu’implique cette notion de ‘nécessité du contact historique’, un lecteur né en 1990 peut bien arriver à comprendre une œuvre littéraire datant du début du 19e siècle. C’est que, en intégrant sa propre histoire ou plutôt celle de son pays, le lecteur arrivera à connaître le contexte dans lequel le livre a été écrit, et ainsi à le vivre. Le lecteur n’est ni ignorant, ni omniscient, puisque : « Suspendu entre l’ignorance totale et la toute- connaissance, il possède un bagage défini qui varie d’un moment à l’autre et qui suffit à révéler son ‘historicité’. » (Sartre, 1948 : 90). A son tour, l’auteur profite de la base de connaissances du lecteur pour tenter de lui apprendre ce qu’il ne sait pas, ce qui est la valeur éducative de l’œuvre littéraire dont nous venons de parler ci-dessus.
Grâce à ce paragraphe, il est plus facile de comprendre l’écart qui existe ou peut exister entre la littérature française et la littérature beur.
1.4. La littérature « beur » ou la littérature « de banlieue »
Avant de pouvoir donner la définition du concept de « littérature beur », il faut d’abord
s’arrêter sur le mot « beur » simplement. Le terme est un mot du verlan qui a été créé en
inversant l’ordre des syllabes du mot « arabe » : [a-ra-beu] donne [beu-ra-a], puis « beur » par
contraction. Il a fait son apparition dans la presse et à la radio au début des années 1980,
comme « désignation spécifique aux jeunes des cités des banlieues parisiennes. » (Laronde,
1993 : 51). Contrairement à son sens originel qui n’avait rien de péjoratif, il y a une réduction
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de la définition vers un sens négatif de 1987 à 1988 lorsque « Un ‘jeune d’origine maghrébine’ redevient un ‘immigré de la 2 e génération’. » (Laronde, 1993 : 54). A la suite de ce changement de sens, le mot « beur » signifie « immigré » avant de signifier « Maghrébin », ce qui implique :
(…) que le terme renvoie à l’espace social du prolétariat des banlieues françaises (…) avant de renvoyer à l’espace géographique et culturel du Maghreb. (…) De plus, la formule ‘immigré de la 2 e génération’ perpétue de façon potentiellement permanente le statut d’immigré pour les Beurs.
(Laronde, 1993 : 54) Cela a pour conséquence que le mot « beur » pose l’identité d’ « immigré de la 2 e génération » à tous les jeunes Français qui ont des parents d’origine maghrébine. Comme le constatent Françoise Gaspard et Claude Servan-Schreiber, cette notion de « seconde génération » nie une évidence puisque :
(…) ces jeunes ne sont pas des immigrés pour la simple raison que la plupart d’entre eux n’ont pas émigré. En les désignant à travers l’émigration de leurs parents, on les identifie à ces derniers, à une histoire qui constitue leur héritage mais qui n’est pas le seul élément constitutif de leur identité.
(Gaspard et Servan-Schreiber, 1984 : 48)
Le terme « beur » devient alors une stigmatisation des jeunes d’origine maghrébine vivant dans la banlieue, ce qui a également pour conséquence l’emploi du terme « littérature de banlieue » à côté de littérature beur pour désigner les textes écrits par ces jeunes.
Dès leur apparition au début des années 1980, les romans écrits par des jeunes d’origine maghrébine sont définis comme des romans « beur » à cause du nom des auteurs indiquant leur origine maghrébine. Pourtant, peu de temps après la parution de cette désignation, le terme « littérature de banlieue » est également utilisée. Cette définition est attribuée aux romans écrits par des auteurs ayant un nom ‘maghrébin’, racontant l’histoire d’un jeune beur qui vit dans la misère de banlieue et est confronté quotidiennement à sa double identité nationale. Le terme « littérature beur » désigne alors tous les ouvrages produits par des écrivains d’origine maghrébine qui font partie de la génération beur, tandis que la définition « littérature de banlieue » renvoie explicitement à ces textes beur écrits par des auteurs ‘blacks’, ‘blancs’ et ‘beurs’ traitant des thèmes comme la misère dans les banlieues, la délinquance, la famille (d’origine nord-africaine), le désœuvrement et l’enfermement.
Cependant, les désignations sont souvent confondues par les critiques. Ils utilisent la
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définition « littérature beur » aussi bien pour renvoyer aux romans écrits par des auteurs beur qu’à ceux traitant des thèmes caractéristiques du roman de banlieue.
La désignation de littérature beur / de banlieue est considérée comme une marginalisation par beaucoup d’écrivains de ces textes :
Bien des auteurs qualifiés de « beurs » ne tarderont pas à exprimer leur hésitation voir leur hostilité envers cette désignation, dans laquelle ils voient une forme de ghettoïsation sinon de dénigrement impliquant leur exclusion de la littérature française proprement dite.
(Guinoune et Hargreaves, 2008 : 2)
Cette « ghettoïsation » peut également être exprimée par l’expression de « littérature de banlieue », qui désignera désormais non seulement les textes traitant de la banlieue française, mais surtout les romans qui ne font pas partie de la « littérature française ». Ainsi, Azouz Begag et Abdellatif Chaouite ont constaté que : « [l]es ‘beurs’ sont bons pour occuper les banlieues ou les ZUP 4 de la littérature. » (Begag et Chaouite, 1990 : 105). Les mots « beur » et « banlieue » impliquent en effet qu’il ne s’agit ni de la littérature française écrite par des auteurs « franco-français » (Guinoune et Hargreaves, 2008 : 1) sans ascendance immigrée apparente, ni de la littérature maghrébine qui consiste en des romans écrits par des auteurs maghrébins tels que Tahar Ben Jelloun venus en France à l’âge adulte après avoir passé leurs années formatives en Afrique du Nord. De ce fait, il est difficile de classer cette littérature, comme le constate Hargreaves :
Où faut-il classer ce corpus : dans la littérature maghrébine d’expression française, dans la littérature française tout court, ou dans une zone à part – celle d’une littérature mineure – où les auteurs d’origine immigrée seraient les maîtres chez eux ?
(Hargreaves, 1995)
Ce refus d’accepter comme légitime dans la littérature française les éléments ‘maghrébins’ est entre autres la conséquence du langage utilisé dans le roman beur. Ainsi, l’emploi du langage familier, du verlan et du ‘pidgin français’ (un mélange de français et d’arabe) fait que de nombreux critiques reprochent à la littérature beur d’: « (…) ignorer tout du style, de mépriser la langue, de ne pas avoir de souci esthétique et d’adopter des constructions banales. » (Hargreaves, 1995). De même, Mohamed Razane estime que c’est ce langage particulier qui fait que la littérature beur n’est pas considérée comme de la littérature française :
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