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DELICATESSEN (1991) LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS (1995)

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DELICATESSEN (1991)

LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS (1995) LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN (2001)

Mémoire de Master Pauline Fransen

S1767607

Sous la direction de Dr. J.M.L. den Toonder Département de langues et cultures romanes

Faculté des Lettres Université de Groningue

(2)

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ... 1

1. CADRE THÉORIQUE, MÉTHODE ET CORPUS ... 6

1.1 Le grotesque ... 6

1.1.1 Développement historique du mot « grotesque » ... 7

1.1.2 Wolfgang Kayser : the estranged world ... 8

1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le corps grotesque et rabaissement ... 10

1.1.4 Noël Carroll et sa « taxinomie » du grotesque ... 12

1.1.5 Synthèse des théories ... 14

1.1.6 Méthode d’analyse ... 16

1.2 Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro ... 16

1.2.1 Delicatessen (1991) ... 19

1.2.2 La Cité des enfants perdus (1995) ... 20

1.2.3 Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) ... 21

2. MANIFESTATIONS DU GROTESQUE DANS DELICATESSEN, LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN ... 23

2.1 Thèmes et motifs grotesques ... 23

2.1.1 Des univers absurdes ... 23

2.1.2 Le cirque et le freak show ... 27

2.1.3 Le cannibalisme ... 30 2.1.4 L’excès ... 32 2.1.5 Le rêve ... 34 2.2 Personnages ... 38 2.2.1 Leur apparence ... 38 2.2.2 Leur comportement ... 41

2.2.3 Zette et Line, « la Pieuvre » ... 45

2.3 Techniques cinématographiques ... 48

2.3.1 Le gros plan ... 48

2.3.2 Les couleurs ... 50

(3)

2.3.4 La « déformation » de l’image... 54

2.3.5 L’esthétique du collage ... 55

2.3.6 Autres effets spéciaux ... 57

2.3.7 Effets sonores et la musique ... 59

CONCLUSION ... 62

BIBLIOGRAPHIE ... 66

PIÈCES ANNEXES ... 71

Annexe I : Fiches techniques et distribution ... 71

(4)

1 INTRODUCTION

« My destiny was in the cinema ; I wanted to make movies since I was nine years old. One day

a friend of my parents came home with a Super-8 camera. I was, « Oooh, » and I thought,

« I'll just work. I'm going to buy a camera and I will be a director. » »1 Ainsi commence le fabuleux destin du cinéaste français renommé Jean-Pierre Jeunet. À la fin des années 1970, après avoir travaillé aux PTT pour en effet s’acheter une caméra, Jeunet commence sa carrière professionnelle dans le monde audiovisuel avec la réalisation de dessins animés en collaboration avec le dessinateur de bandes dessinées Marc Caro. Dans les années 1980, le duo Caro et Jeunet réalisent le court métrage Le bunker de la dernière rafale (1981), avant de bouleverser le monde du cinéma français avec leur premier long métrage Delicatessen en 1991. La comédie excentrique avec pour sujet le cannibalisme se distinguait par son originalité et son style visuel audacieux, refusant le réalisme caractéristique du cinéma d’auteur français. Même si le film a connu un grand succès public et critique, ayant gagné quatre Césars, le film était « too dark for mainstream audiences in the United States »2 ; un autre critique déclare : « No one was really quite ready for Delicatessen when it came out ten

years ago ».3

Pour leur deuxième (et, en matière de collaboration, leur dernière) long métrage, La

Cité des enfants perdus, un budget plus conséquent permettait aux deux cinéastes français de

créer un univers encore plus fantastique que le précédent, peuplé de clones, d’orphelins et de figures de cirque. À sa sortie en 1995, le film comptait le plus grand nombre d’effets spéciaux du cinéma français à l’époque. Dans la lignée de Méliès, les deux cinéastes et leurs équipes ont expérimenté avec les nouvelles technologies pour réaliser des univers originaux et détaillés, des ambiances oniriques et des images spectaculaires.

La tradition du cinéma fantastique naît avec les œuvres cinématographiques de Georges Méliès, pionnier et magicien de cinéma qui réalisait plus de 500 films entre 1896 et 1913. Lorsque les frères Lumières recherchaient les différentes façons de représenter la vie quotidienne, Méliès explorait la nature illusoire et divertissante du médium à l’aide de mise en scène et de trucages. Récemment, la version colorée de son film le plus célèbre, Le Voyage

dans la lune (1902), a été restaurée ; dans le documentaire Le Voyage extraordinaire (2011,

1

J.-P. Jeunet dans un entretien mené par H. Eaves et J. Marlow, « Jean-Pierre Jeunet : « Not interested in realist things » », Green Cine, 30 octobre 2006, http://www.greencine.com/article?action=view&articleID=351. 2 R. F. Lanzoni, French Cinema, New York, Continuum, 2002, p. 366.

3

A. Haflidason, « Delicatessen DVD (1991) », BBC, avril 2002,

(5)

2

Serge Bromberg et Éric Lange), qui raconte la vie et l’œuvre du cinéaste, Jean-Pierre Jeunet est l’un des réalisateurs qui lui rendent hommage. Même si l’importance de Méliès dans l’histoire du cinéma est généralement acceptée, la tradition du cinéma fantastique français a largement été ignorée par les critiques et les historiens de cinéma (Ezra, 9). Jeunet a fréquemment critiqué l’attitude en France envers ce genre de films : « In literature, we think

about and accept the fantastical style all the time, but in film, that's not always the case, especially in France. »4

Ce n’est pas en France, mais aux États-Unis que le prochain projet de Jeunet a eu lieu : le film de science-fiction Alien Resurrection (1997), le quatrième film de la saga Alien. Après son aventure hollywoodien, Jeunet est revenu en France pour réaliser un film personnel qui devait être plus optimiste. Jeunet, qui avait l’habitude de filmer en studio et de contrôler chaque aspect de la réalisation, décidait cette fois de tourner sur place à Paris. Grâce à la technique du numérique, il a pu créer de nouveau un univers original sans devoir lâcher son perfectionnisme, transformant la ville entière en studio de cinéma. Contre toute attente, Le

Fabuleux Destin d’Amélie Poulain était un succès énorme en France et à l’étranger. Le film

battait tous les records et devenait « an uncontrollable, social, cultural and media

phenomenon »5. Malgré la réception publique et critique enthousiastes, le critique Serge Kaganski a causé la polémique dans son article « Amélie pas jolie », publié dans Libération en mai 2001. Il semble être particulièrement dérangé par l’esthétique du film, critiquant sa « volonté de maîtrise et de contrôle absolu de ses images » (qu’il dénomme même « de l’anti-cinéma ») et la vision artificielle donnée de Paris, « une vision de Paris, de la France (…) particulièrement réactionnaire et droitière », référant entre autres au style nostalgique et au manque de réalisme.6

C’est l’esthétique du cinéma de Jeunet qui nous intéresse dans notre étude. Malgré son style personnel et innovateur généralement acclamé, le réalisateur et son œuvre sont moins appréciés dans le monde académique. La première et actuellement la seule étude importante ayant pour sujet son œuvre cinématographique est Jean-Pierre Jeunet d’Elizabeth Ezra, publié en 2008.7 Ezra traite sa filmographie entière en détail, mais en se concentrant

4

J.-P. Jeunet dans un entretien mené par S. Tobias, « Interview with Jean-Pierre Jeunet », The Onion, octobre 2001, http://www.avclub.com/articles/jeanpierre-jeunet,13742/.

5 I. Vanderschelden, Amélie, London, I.B. Tauris, 2007a, p. 26. 6

S. Kaganski, « Amélie pas jolie », Libération, 31 mai 2001.

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notamment sur les thématiques plus « sérieuses » de ses films8, réagissant contre les critiques qui « dismissed Jeunet for what they see as his privileging of form over content » (Ezra, 1). Moins d’attention est accordée aux choix esthétiques qui ne concernent pas les thèmes qu’elle a identifiés. Maintenant, c’est le style original et innovateur du cinéaste français qui mérite d’être examiné.

La qualité unique et étrange des films de Jeunet a été décrite en plusieurs termes dans la presse, tels que bizarre, excentrique, carnavalesque, surréaliste et magique. Le mot « grotesque » est aussi fréquemment utilisé de façon affirmative, neutre ou négative pour décrire plusieurs éléments de ses films. Dans les critiques, le nom ou l’adjectif réfèrent notamment aux films même (« a brilliant, beautiful, and grotesque film »9), aux univers présentés dans les films (« Jeunet and Caro's world is deliciously grotesque10 ») et la plupart du temps aux personnages (« comic-grotesque human figures »11 ; « affectionately drawn

grotesques and eccentrics »12 ; « As in Jeunet's previous films, the characters are grotesques,

but they're grotesques who wear their hearts on their sleeves (…) »13). Le mot est même utilisé pour caractériser les perspectives : « the whole movie has been conceived in grandiose,

garishly witty comic-book images : tilted, skewed angles, grotesque perspectives »14.

Évidemment, le mot « grotesque » n’est pas seulement un synonyme pour « bizarre » ou « caricatural ». L’histoire du terme remonte au XVIe siècle, quand la découverte de fresques antiques lors de fouilles archéologiques à Rome mène à un mouvement artistique pendant la Renaissance. L’extension du terme à d’autres domaines artistiques et puis aux objets non artistiques se produit pendant les siècles suivants. Le grotesque est aujourd’hui un concept important dans la théorie de l’art et a récemment été relancé ; Noël Carroll par exemple a constaté dans son article « The Grotesque Today, Preliminary Notes Toward a Taxonomy » (2003) que le grotesque est plus présent au XXe siècle et après, s’étant répandu

8 « Jeunet’s films thematize issues such as the technological mediation of social relations, cultural anxieties

surrounding advances in biotechnology, and the repression and subsequent revelation of historical trauma, especially in the context of war and decolonization. » Ibid, p. 2.

9

D. Loomis, « Delicatessen (Blu-ray) StudioCanal Collection », DVD Verdict, septembre 2010,

http://www.dvdverdict.com/reviews/delicatessenbluray.php. 10 R. Pour-Hashemi, « Delicatessen », The Digital Fix, mars 2002, http://film.thedigitalfix.com/content/id/5040/delicatessen.html.

11 A. O. Scott, « Misfits Battle the Masters of War », New York Times, mai 2010,

http://movies.nytimes.com/2010/05/28/movies/28micmacs.html?ref=jeanpierrejeunet&_r=0.

12 A. Morrison, « Amélie », Empire, http://www.empireonline.com/reviews/ReviewComplete.asp?FID=7284. 13 D. Mancini, « Amélie », DVD Verdict, avril 2003, http://www.dvdverdict.com/reviews/amelie.php. 14

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dans la culture populaire.15 Néanmoins, Frances S. Connelly déclare que « Given the

prominent role of the grotesque in modern image culture, there are surprisingly few significant studies on these issues, a failure that reveals a blind spot in art-historical theory and practice » (Connelly, 2). En outre, la théorisation du grotesque s’est plutôt limitée à la

littérature, à la peinture, au théâtre et à l’art en général ; les œuvres traitant le grotesque dans d’autres domaines tels que la musique ou le cinéma sont, à notre connaissance, peu nombreux. Ce n’est que très récemment, après le démarrage de notre étude, qu’une œuvre est publiée avec pour sujet le grotesque dans le cinéma américain : Masters of the Grotesque : The

Cinema of Tim Burton, Terry Gilliam, the Coen Brothers and David Lynch (2012, Schuy R.

Weishaar). Ceci est une autre indication de l’actuel regain d’intérêt de la notion.

Même si plusieurs aspects des films de Jeunet ont (brièvement) été décrits comme grotesques, son cinéma n’a guère été traité dans le cadre de ce concept. Ses films contiennent plusieurs éléments qui sont abordés dans les théories du grotesque, comme des univers étranges, des thèmes et motifs grotesques tels que le rêve et des personnages aux traits caricaturaux. Même dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, film le plus souvent décrit comme « poétique », on peut trouver de nombreux éléments bizarres et grotesques, qui n'ont pas été traités théoriquement.

Dans notre étude, nous examinerons les différentes façons dont le grotesque se manifeste dans le cinéma de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si l’esthétique de ses films pourrait être caractérisée comme une esthétique du grotesque. Au lieu d’aborder sa filmographie dans son intégralité, nous avons sélectionné trois films pour former notre corpus : Delicatessen (1991), La Cité des enfants perdus (1995) et Le Fabuleux Destin

d’Amélie Poulain (2001). Ce sont les trois premiers longs métrages du réalisateur, à part du

film hollywoodien Alien : la résurrection (1997). Pour ce quatrième volet de la saga Alien, qui était un film de commande, Jeunet n’avait pas la même liberté dont il profite normalement en France, privilège très valorisé par le réalisateur ; à la question de Télérama « A quel stade de votre vie pourriez-vous envisager de ne plus faire de films ? », le cinéaste répond : « Le jour où je ne pourrai plus avoir la liberté totale. (…) j’ai toujours eu cette liberté, à part peut-être sur Alien (…) »16.

Notre cadre théorique présentera le développement historique du terme grotesque et les théories de Wolfgang Kayser, Mikhaïl Bakhtine et Noël Carroll. L’œuvre de Wolfgang

15 N. Carroll, « The Grotesque Today », publié dans F. Connelly, Modern Art and the Grotesque, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 239.

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Kayser, Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (1957) est généralement considérée comme la première étude importante dans ce domaine. Publiée quelques années après, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la

Renaissance (1965) de Mikhaïl Bakhtine est probablement l’œuvre la plus connue de la

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1. CADRE THÉORIQUE, MÉTHODE ET CORPUS

Dans la première partie de ce chapitre, nous aborderons le concept du grotesque à travers un aperçu du développement historique du terme et une présentation des idées de trois théoriciens du grotesque : Wolfgang Kayser, dont l’œuvre constitue la base de la théorie du grotesque à l’époque moderne ; Mikhaïl Bakhtine, qui offre une nouvelle vision du concept et Noël Carroll, qui nous permettra de trouver des points communs entre les idées des deux premiers et de formuler une définition générale du concept. Cette partie se terminera par une synthèse des théories, suivie par notre méthode d’analyse. Ensuite, nous traiterons l’œuvre cinématographique de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, le coréalisateur de Delicatessen et La

Cité des enfants perdus, pour finir avec la présentation du corpus.

1.1 Le grotesque

Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris. (…) Et comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppées de langes !

Victor Hugo, 45-46 Avant d’analyser les films de Jean-Pierre Jeunet dans le cadre du grotesque, il convient de préciser ce qu’on entend par le concept. Ceci n’est pas évident ; il n’existe pas une définition universelle. Il est indéniable que le grotesque comporte un élément de subjectivité, vu qu’une image grotesque (qu’elle soit verbale ou visuelle, statique ou animée) ne provoque pas toujours les mêmes réactions. En plus, le sens du mot a beaucoup changé au cours des siècles, désignant d’abord uniquement les fresques qui ornaient les murs de la Domus Aurea, découverte au XVe siècle, jusqu’à être utilisé pour décrire un corpus infini allant de gargouilles à des personnages de séries d’animation tels que Homer Simpson.17

Avant de passer aux théories sur le grotesque de Kayser, Bakhtine et Carroll, il serait intéressant

17 Carroll, p. 292-295. Comme l´auteur le décrit : « (…) Homer is himself grotesque, a being of Rabelaisian

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d’examiner brièvement l’histoire du mot grotesque, qui est révélatrice de la structure même du grotesque (Carroll, 296).

1.1.1 Développement historique du mot « grotesque »

Dans notre étude, nous nous référerons à une notion contemporaine du grotesque. Néanmoins, en traitant le concept, on ne peut pas ignorer le développement du mot, de son usage et de ses significations changeantes au cours du temps.

Le mot est né pour décrire des fresques qui ornaient les murs de la Domus Aurea.18 La Maison dorée de Néron, datant de la Rome antique, est redécouverte à la fin du XVe siècle. Le palais imposant était enterré depuis des siècles ; à sa découverte, l’espace ressemblait à une grotte. Les peintures murales montraient des figures surprenantes, hybrides, composées d’éléments animaux, humains et végétaux, des êtres fantastiques et des têtes humaines, entourés de fleurs et se fondant en des lignes et des courbes abstraites, l’ensemble présenté comme art ornemental (Harpham, 29-30). Le phénomène était nommé grottesche en italien ; sa traduction française, crotesque, apparaît en 1532, avant d’être remplacé par grotesque.19 Au début, le mot est uniquement utilisé pour décrire ces peintures antiques et les imitations du style, qui devient très populaire pendant le XVIe siècle.

Les artistes de la Renaissance étudiaient les fresques dans les grottes décorées dans un style qui n’était pas forcément nouveau, mais qui était largement perdu après la chute de Rome. Fascinés par ces êtres pleins d’imagination, les peintres italiens imitaient et développaient l’art grotesque, parmi lesquelles Raphaël. Grand amateur de ces fresques souterraines, l’artiste italien de la Haute Renaissance est chargé de la décoration des Loggias du Vatican. C’est sous sa direction que son assistant Giovanni da Udine, compétent dans la peinture des animaux et de la végétation, allait devenir le maître du grotesque (Harpham, 32). L’art grotesque a inspiré bien d’autres artistes de la Renaissance, ou comme le décrit Geoffrey Harpham : « Grottesche was contagious » (Harpham, 49). Les peintres italiens spécialisés dans le nouveau style décoraient les maisons et les palais les plus importants de l’Europe. Pendant trois siècles, c’était un art conventionnel ; même des objets décoratifs, des tapisseries et l’ameublement domestique était recouverts de motifs grotesques (Harpham, 49-50). La diffusion de l’art grotesque se produisait en même temps que l’avènement de l’imprimerie et de la gravure ; le nouveau style était annoncé et développé dans des livres sur la gravure ornementale, qui étaient distribués dans toute l’Europe (Harpham, 68).

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L’extension du mot à la littérature et aux objets non artistiques s’est produite dès le XVIe siècle en France20 et au XVIIIe siècle en Angleterre et en Allemagne (Thomson, 13). Souvent associé à la caricature, le mot va avoir une connotation négative, l’adjectif signifiant « ridicule, déformé, anormal » et le nom « une absurdité, une déformation de la nature ».21 Cette connotation coexistait avec le sens original, celui référant à un genre spécifique de peinture.

Au XXe siècle et après, il semble que le mot évoque plus qu’avant l’horreur, le monstrueux et la sensation d’être mal à l’aise, qui peut être traduit par le concept freudien « the uncanny » (das Unheimliche en allemand). Aujourd’hui, l’adjectif grotesque est utilisé dans plusieurs contextes et peut avoir une connotation positive ou négative. Il est surtout associé à l’excès et à l’aspect caricatural et peut signifier de nombreuses choses comme absurde, ridicule, monstrueux, carnavalesque, extravagant et laid. Le nom est plutôt réservé aux arts, référant toujours aux ornements fantastiques de la Rome antique et à ses imitations, mais aussi à une catégorie esthétique selon plusieurs théoriciens, parmi lesquels Wolfgang Kayser22, souvent considéré comme le « père » de la théorie moderne du grotesque. Philip Thomson affirme : « Despite some notable, but isolated, attempts in the nineteenth century to

define the nature of the grotesque, it was not until the appearance in 1957 of the book by the late German critic Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, that the grotesque became the object of considerable aesthetic analysis and critical evaluation. » (Thomson, 11).

Nous commencerons par traiter son œuvre sur le grotesque.

1.1.2 Wolfgang Kayser : the estranged world

Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (1957)23 de Wolfgang Kayser (1906-1960) est l’un des principaux travaux sur le grotesque, contenant un aperçu historique et une tentative de définition. Dans le cinquième chapitre, l’auteur donne des exemples du grotesque au XXe siècle concernant le théâtre, la littérature, la poésie, la peinture et les arts graphiques. Il conclut son travail en essayant de définir la nature du grotesque.

Comparant le XXe siècle aux siècles précédents, Kayser constate que le grotesque est plus présent dans cette période qu’avant. Selon lui, le grotesque est devenu « the source of

certain widespread phenomena in twentieth-century painting and literature » (Kayser, 130).

20 Par exemple dans l’œuvre de François Rabelais. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture

populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

21 A. Clayborough, The grotesque in English literature, Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 6 (notre traduction). Cité par Thomson, p. 13.

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À cause de la quantité énorme de matériel pertinent, l’auteur s’est limité à traiter quelques exemples exceptionnels venant de plusieurs genres artistiques.

En abordant les exemples du grotesque, Kayser se réfère à chaque fois à certaines stratégies ou techniques. Une des techniques qu’il identifie fréquemment dans ses exemples est celle de la déformation de l’homme. Les personnages sont réduits à des caricatures, à des poupées ou à des marionnettes ; ils sont constitués d’éléments humains et mécaniques ou d’un mélange de caractéristiques humaines et animales. Même des objets peuvent être mélangés avec le corps humain, comme dans le tableau de Salvador Dalí, La girafe en feu (1937) dans lequel des tiroirs sortent d’un corps féminin (Kayser, 171).24

L’aliénation du visage humain, qui est figé en masque ou en grimace, est également une stratégie qui est souvent nommée. Bref, dans les histoires traitées par Kayser, l’homme n’est pas humain : une division, un détachement ou une multiplication du Soi marque les personnages. Inversement, des objets inanimés peuvent être traités comme des choses vivantes, comme dans la poésie de Morgenstern (Kayser, 150-157).

Son analyse ne s’arrête pas aux personnages ou aux êtres qui figurent dans les textes, les pièces de théâtre ou les images. Il utilise fréquemment des termes comme l’aliénation (Verfremdung en allemand), la distorsion, l’exagération, la fusion, la confusion, et des adjectifs comme absurde, irréel et monstrueux pour décrire une situation, une certaine atmosphère ou un univers. Il parle d’une transformation ou d’une structure ; quelqu’un ou quelque chose de connu est déformé ou aliéné. Cependant, ce ne sont pas des univers uniquement fantastiques : il s’agit très souvent d’un mélange d’éléments réels et irréels, d’une fusion de la réalité et de l’illusion.

Outre les techniques signalées, Kayser aborde quelques thèmes et motifs qui seraient caractéristiques du grotesque, comme le double, l’automate et la poupée de cire (Kayser, 145). D’autres thèmes fréquents sont la dichotomie de la réalité et de l’illusion, la juxtaposition d’éléments incompatibles et notamment le rêve, une des sources créatives principales des surréalistes. Kayser note à propos de l’œuvre de Chirico que la fusion d’éléments organiques et mécaniques, ainsi que le mélange d’entités qui, historiquement, sont incompatibles, « détruisent notre regard sur le monde » (Kayser, 170).

Dans le dernier chapitre, l’auteur essaie de définir la nature du grotesque. Kayser note que tous les ingrédients pour la création d’une catégorie esthétique sont présents. Il indique que le mot « grotesque » s’applique à trois domaines différents : au processus créatif, à

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l’œuvre d’art même et à sa réception (Kayser, 180). Puis, il récapitule ses observations pour arriver à plusieurs conclusions. Premièrement, Kayser déclare : « the grotesque is the

estranged world » (Kayser, 184). Il ne compte pas les univers entièrement fantastiques ; c’est notre monde qui doit être transformé. Il affirme que le grotesque est une structure,

présupposant que la catégorisation de notre environnement que l’on effectue au quotidien n’est plus possible. Les techniques qu’il a fréquemment rencontrées sont :

(…) the fusion of realms which we know to be separated, the abolition of the law of

statics, the loss of identity, the distortion of « natural » size and shape, the suspension of the category of objects, the destruction of personality, and the fragmentation of the historical order. (Kayser, 185)

Ensuite, « the grotesque is a play with the absurd » (Kayser, 187). Ce jeu peut évoquer l’humour mais peut aussi facilement déboucher sur l’horreur. Enfin, son interprétation finale du grotesque, qui est souvent reprise dans des textes qui mentionnent l’œuvre de Kayser, est la suivante : « an attempt to invoke and subdue the demonic aspects of the world » (Kayser, 188). Dans les périodes de transition, comme la Renaissance, l’époque Romantique et le XXe siècle, les croyances des époques précédentes sont brisées et dans ces moments d’incertitude et de confusion, les expressions du grotesque, qui contredisent tout système rationnel, semblaient être particulièrement puissantes, remarque l’auteur.

Kayser est généralement considéré comme l’un des théoriciens principaux du grotesque, mais son œuvre a également reçu des critiques. Le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, qui est surtout connu pour son analyse de l’œuvre de François Rabelais, publié quelques années après l’étude de Kayser, était l’un d’entre eux qui avaient une vision assez différente du grotesque. Ses concepts du corps grotesque et du principe de rabaissement ont eu une influence importante sur le développement du terme.

1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le corps grotesque et rabaissement

L’ouvrage le plus connu de l’historien et théoricien russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), ainsi que l’un des travaux principaux des théories du grotesque, est L'œuvre de François Rabelais

et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1965)25. Dans son étude, Bakhtine analyse le système d’images rabelaisiennes, « (…) images du corps, du manger et

du boire, de la satisfaction des besoins naturels, de la vie sexuelle » dans le cadre de ses

25 La première édition, en russe, est publiée en 1965. Nous avons utilisé la traduction française. M. Bakhtine,

L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard,

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sources populaires (Bakhtine, 27). Cette imagerie particulière de la vie matérielle et

corporelle, qui a ses origines dans la culture populaire carnavalesque, reçoit le nom de réalisme grotesque (Bakhtine, 28).

Dans son ouvrage, Bakhtine traite la représentation grotesque du corps dans l’œuvre de François Rabelais en l’opposant au canon classique du corps. L’auteur décrit le corps classique comme un « corps parfaitement prêt, achevé, rigoureusement délimité, fermé,

montré de l’extérieur, non mêlé, individuel et expressif » (Bakhtine, 318). Ce concept du

corps s’oppose à celui du corps grotesque, qui est ouvert et n’est jamais achevé, « (…) mêlé au monde, mêlé aux animaux, mêlé aux choses » (Bakhtine, 36). Parmi des aspects caractéristiques du style grotesque, il mentionne des stratégies telles que l’exagération, l’hyperbolisme, la profusion et l’excès, ainsi que le difforme, référant à la Préface de

Cromwell de Victor Hugo (Bakhtine, 302 et 52). En ce qui concerne les traits du visage

grotesque, il déclare que le nez et surtout la bouche jouent un rôle important. Dans les images grotesques, la bouche grande ouverte domine le visage : « (…) la bouche est la porte ouverte

qui conduit au bas, aux enfers corporels » (Bakhtine, 323). Par contre, les yeux n’ont pas de

fonction, sauf les yeux exorbités, qui « sortent » du corps et témoignent d’une « tension

purement corporelle » (Bakhtine, 315). Puis, les parties du corps qui sont « ouvertes », qui se

trouvent à la frontière du corps et du monde, ainsi que les actions liées à ces orifices (« les

actes du drame corporel »26) jouent un rôle crucial dans l’image grotesque.

Ensuite, Bakhtine identifie le rabaissement comme « (…) le principe artistique essentiel du réalisme grotesque (…) » (Bakhtine, 368). Bakhtine le définit comme « (…) le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité » (Bakhtine, 29). Selon l’auteur, tout le système d’images rabelaisiennes se caractérise par ce mouvement. Cela se voit dans la conception du corps grotesque en ce qui concerne l’accent mis sur le « bas corporel » et la représentation du corps opposée à l’image classique du corps : le corps grotesque témoigne d’un rabaissement des principes du canon classique. Cependant, ce n’est pas uniquement un mouvement destructeur ; il est indissociablement lié à la régénération, au renouvellement : « On précipite non seulement vers le bas, dans le néant, dans la destruction absolue, mais

26

« (…) le manger, le boire, les besoins naturels (et autres excrétions : transpiration, humeur nasale, etc.), l’accouplement, la grossesse, l’accouchement, la croissance, la vieillesse, les maladies, la mort, le déchiquetage, le dépeçage, l’absorption par un autre corps – s’effectuent aux limites du corps et du monde ou à celle du corps

(15)

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aussi dans le bas productif, celui-là même où s’effectuent la conception et la nouvelle naissance (…) » (Bakhtine, 30).

Comme Bakhtine situe son étude de l’œuvre de Rabelais dans la culture comique et carnavalesque du Moyen Âge et de la Renaissance, qui est, selon lui, directement lié à cette imagerie, il associe l’image grotesque à la fête du carnaval. Il interprète l’image grotesque comme essentiellement joyeuse et festive, comme une expression de vitalité. À première vue, sa vision semble être radicalement différente de celle de Kayser, qui parle d’aliénation, de l’inhumain et d’un monde devenu étranger. Bakhtine reproche l’auteur de se concentrer trop sur des grotesques romantiques et modernistes, ignorant tout ce qui précède au romantisme et par conséquent, de ne pas comprendre la nature « véritable » du grotesque : « Nous somme frappés en lisant ses définitions par le ton général lugubre, terrible, effrayant du monde grotesque que l’auteur est le seul à saisir. En réalité, ce ton est totalement étranger à toute l’évolution du grotesque jusqu’au romantisme » (Bakhtine, 56). Nous reviendrons sur ce point à la fin de notre chapitre sur le grotesque. Bien que les idées de Kayser et Bakhtine semblent être contradictoires, l’article suivant de Noël Carroll nous aidera à trouver des points communs.

1.1.4 Noël Carroll et sa « taxinomie » du grotesque

Dans son article, « The Grotesque Today, Preliminary Notes Toward a Taxonomy », publié en 2003, le philosophe américain Noël Carroll (1947-) propose une « taxinomie » du grotesque. Sa définition structurelle comme alternative aux approches fonctionnelles rend plus clair ce concept problématique. L’auteur réussit à réunir une grande variété d’images grotesques sous le même principe structurel, allant des figures hybrides des fresques italiennes aux exemples contemporains tels que South Park.

Carroll commence par constater deux choses par rapport à la présence et au prestige du grotesque dans les médias. L’auteur déclare que « (…) from a merely statistical point of view,

the grotesque is one of the leading formats of mass art today » (Carrol, 293). Deuxièmement,

il affirme que le grotesque n’est plus en marge de la culture : « It has gone mainstream ». Il donne de nombreux exemples provenant de la télévision (Buffy contre les vampires, Les

Simpson), du cinéma (Edward aux mains d’argent de Tim Burton, 1990), de la bande

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Ensuite, l’auteur souligne la difficulté de répondre à la question « Qu’est-ce que le grotesque » ; le mot est inventé pour qualifier les fresques ornementales de la Domus Aurea, mais sa définition et ses usages ont beaucoup changé au cours des siècles. Selon Carroll, l’un des problèmes récurrents d’approches précédentes est la volonté de définir le grotesque à l’aide d’une seule fonction, comme étant comique et horrifique en même temps ou essentiellement allégorique (Carroll, 294-295). L’auteur fait référence à l’œuvre de Wolfgang Kayser et en particulier à ses définitions de la nature du grotesque ; de même, Bakhtine a insisté sur « la nature véritable du grotesque » (Bakhtine, 56).

L’auteur propose en guise d’alternative une approche structurelle : « (…) something is

an instance of the grotesque only if it is a being that violates our standing or common biological and ontological concepts and norms » (Carroll, 297). Il appelle ce concept

fondamental le « genus » (genre) et les types de fonctions des « species » (espèces). Il identifie ensuite les procédés les plus récurrents de ce principe structurel : la fusion, la disproportion, l’absence de forme et le gigantisme (Carroll, 296). Ainsi, les figures hybrides de l’art antique et de la Renaissance peuvent être regroupées avec des géants, des vampires et les membres de la famille Simpson : « (…) they are all violations of our standing categories

or concepts ; they are subversions of our common expectations of the natural and ontological order » (Carroll, 296). Carroll limite le grotesque aux êtres, incluant tout ce qui est perçu

comme animé, et aux violations de nos catégories biologiques et ontologiques. D’autres éléments peuvent seulement être qualifiés de grotesque par extension métaphorique.

Le grotesque peut avoir énormément de fonctions, mais Carroll se concentre sur trois états affectifs : l’horreur, l’amusement et « awe » (stupeur, effroi). Il explique ce choix d’abord en affirmant que ce sont les émotions principales que la plupart des grotesques cherchent à provoquer. En plus, il montre comment elles sont liées l’une à l’autre et étroitement reliées à la structure fondamentale du grotesque. Selon Carroll, l’horreur est une émotion composée de peur et de dégoût. Le grotesque est souvent associé au mal ; tout ce qui ne correspond pas à nos attentes catégorielles pourrait être dangereux. Le critère de dégoût est l’impureté, ce qui est aussi lié au cœur du grotesque selon l’auteur :

That which is impure correlates with the violation of our standing categories in various ways. Thinks like blood, fecal waste, mucus, vomit, and pieces of flesh are treated as impurities because they are ambiguous or interstitial between categorical distinctions such as me/not me, living/dead, and inside/outside. (Carroll, 300)

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émotionnel est provoqué par quelque chose (une blague, une situation, un geste etc.), perçu comme étant incongru. Il associe ainsi le domaine de l’humour à celui du grotesque, en ce qui concerne l’anomalie conceptuelle (Carroll, 303). Il donne l’exemple de clowns : « (…) they

are improbable representations of the human ; their features are wildly exaggerated and misshapen, while their biological and cognitive capacities are humanly anomalous » (Carroll,

303). Les clowns peuvent être une source d’humour à cause de cette incongruité qui est liée au grotesque, bouleversant nos attentes catégorielles en ce qui concerne l’apparence et les capacités de l’homme. Carroll nous rappelle que le grotesque horrifique peut facilement être transformé en un grotesque comique ; un contexte non menaçant est nécessaire pour évoquer le plaisir.

La dernière émotion traitée par Carroll est celle de l’intraduisible « awe ». Selon l’auteur, le critère de « awe » est le merveilleux, défini comme « ce qui est au contraire de notre connaissance de la nature » (Carroll, 307) ; ceci correspond directement au principe structurel du grotesque. Carroll nous rappelle que l’amusement comique contient, tout comme l’horreur, un élément de rejet : le rire est ici considéré comme un geste d’expulsion, pour se distancier de l’absurdité. La différence avec ces émotions, c’est que dans le cas de l’expérience de « awe », l’incongruité est acceptée. On inhale, on la fait « entrer » dans nos corps ; « Awe invites acceptance of the absurd » (Carroll, 309). Il finit son article sur la question suivante : d’où vient tout à coup ce goût prononcé du grotesque ? Il propose une réponse de quantité : peut-être que les grotesqueries se sont largement diffusées grâce à la croissance énorme de l’industrie du divertissement.

1.1.5 Synthèse des théories

Après avoir traité trois théories majeures sur le grotesque, nous pouvons constater qu’elles diffèrent considérablement. Ce résultat n’est pas surprenant, étant donné qu’elles sont écrites par des auteurs qui viennent de trois pays, traditions et époques très différents. De plus, chacun s’est concentré sur d’autres exemples du grotesque. Kayser a traité la période allant du romantisme jusqu’à l’époque moderne ; Bakhtine a analysé l’œuvre de François Rabelais dans le cadre du Moyen Âge et de la Renaissance, tandis que Carroll s’est plutôt concentré sur des exemples modernes. Malgré leurs différences, nous voudrions argumenter que ces trois théories ont quand même des idées communes, quelle que soit la période ou l’œuvre d’art traitées.

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essentiellement positif et joyeux. Dans la recherche du grotesque, les deux théories sont (trop) souvent considérées comme étant contradictoires. Certes, ce sont deux études très différentes du grotesque, avec des exemples divers, mais ce ne sont pas leurs idées du « sens profond » ou de la « nature » du grotesque qui constituent à notre avis l’essence de leurs théories. Ce sont les tendances, les principes structurels du grotesque que les deux théoriciens identifient qui sont particulièrement intéressants, qui ne sont pas limités à une seule époque ou genre artistique.27 Ils parlent d’exagération, de gigantisme, d’excès et de déformation ; le principe artistique essentiel du grotesque selon Bakhtine, le rabaissement, est également un principe

structurel. De plus, Kayser parle d’un monde devenu étranger, une définition que Bakhtine a

critiquée, mais lui aussi, il parle d’un autre univers, d’un « ordre du monde totalement différent », d’un monde « à l’envers » (Bakhtine, 44 et 19).

Carroll est l’un des théoriciens qui a identifié la difficulté ou l’impossibilité de définir le grotesque en une seule fonction ou un seul sens qui doit appliquer à tout le corpus du grotesque. Ainsi, il propose comme alternative une définition structurelle du grotesque, qui semble être une définition originelle. Or, on peut retrouver ses notions de structure et d’une catégorisation « impossible » dans les théories de Kayser et Bakhtine, qui avaient des idées semblables. Kayser a également signalé que le grotesque semble être plus présent au XXe siècle, tout comme Carroll. Enfin, les trois théories mettent en évidence la structure du grotesque qui confond, détruit ou joue avec nos attentes catégorielles ou nos convictions sur le monde, par des techniques comme la déformation, la disproportion et la fusion. C’est cette notion du grotesque que nous utiliserons pour notre analyse des films de Jean-Pierre Jeunet.

La seule différence importante entre les auteurs, outre leurs idées de la nature ou du sens fondamental du grotesque, est que Carroll et Bakhtine se concentrent surtout sur les êtres et la conception du corps dans l’image grotesque (Carroll a même restreint le concept du grotesque aux êtres), tandis que Kayser part plutôt d’une expérience plus vaste du grotesque, incluant des univers et des sensations plus générales comme l’aliénation. En ce qui concerne notre analyse, nous porterons certainement une attention particulière aux personnages des films, mais nous ne limiterons pas notre analyse aux « êtres », pour pouvoir traiter d’autres éléments importants tels que les thèmes et motifs grotesques, ainsi que des techniques filmiques qui créent ou renforcent l’effet grotesque d’une image ou d’une scène.

27

Thomson a remarqué quelque chose de semblable à propos de Kayser : « (…) [Kayser] was the first to insist

that the grotesque can be seen, must be seen if it is to be meaningful as an aesthetic category, as ‘a

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1.1.6 Méthode d’analyse

À l’aide de l’interprétation formulée précédemment, nous analyserons les manifestations du grotesque dans les trois films de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si nous pouvons caractériser l’esthétique de ses films comme une « esthétique du grotesque ». Le grotesque, est-il au cœur de ces films ? Ne s’agit-il que d’une source visuelle ou peut-on retrouver des éléments grotesques dans d’autres aspects des films ? Ce sera en même temps une réflexion sur les théories du grotesque de Wolfgang Kayser, Mikhaïl Bakhtine et Noël Carroll, ainsi qu’un nouveau regard sur l’œuvre cinématographique de Jeunet et sa vision du cinéma. Nous avons divisé les éléments grotesques que nous avons identifiés dans les films en trois catégories : les thèmes et motifs grotesques, les personnages et les techniques filmiques.

Dans la première partie, nous aborderons les thèmes et motifs récurrents qui ont un lien avec le grotesque. Il s’agit de thèmes narratifs, visuels ou même musicaux. En ce qui concerne le visuel, nous utiliserons souvent des images tirées des films pour enrichir notre analyse. Les thèmes et motifs que nous avons choisis incluent des thèmes mentionnés dans les théories du grotesque (des univers absurdes, l’excès et le rêve) et d’autres qui ont un lien évident avec l’esthétique du grotesque : le cirque, le freak show et le cannibalisme.

Dans la deuxième partie, les personnages seront examinés au niveau de leur apparence (physique, coiffure, vêtement, corps) et de leur comportement (façon de bouger, parler, manger ; passe-temps, tics etc.). En quelle mesure les personnages dans les films de Jeunet sont-ils des « individus » ? Ou peuvent-ils plutôt être considérés comme des caricatures ?

La dernière catégorie, les techniques cinématographiques, abordera tout ce qui ajoute à la qualité grotesque des films, comme l’usage fréquent du gros plan, qui vient souvent brusquement pour augmenter l’effet grotesque. Quelles sont les techniques utilisées pour créer de tels effets ? Pourquoi le gros plan a-t-il un tel impact ? Quelle est la relation entre les techniques propres au médium audiovisuel et l’esthétique du grotesque ? C’est en posant de telles questions et en traitant plusieurs aspects des films que nous analyserons les trois films de notre corpus dans le cadre du grotesque.

1.2 Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro

An animator by training and by instinct, Jeunet does not use the camera to capture an existing reality – as Bazin’s beloved long takes and deep focus had done – but to create a composition all his own. (…) For Jeunet, the cinema is what it was for Walt Disney and Chuck Jones – a blank canvas he can scribble on, dab with paint, or embellish with borrowed elements.

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Autodidacte, Jean-Pierre Jeunet (1953-) fait ses débuts dans le monde audiovisuel avec la réalisation des dessins animés, puis des publicités télévisées et des vidéoclips. Son parcours professionnel a visiblement laissé des traces dans son œuvre cinématographique, dont on dit souvent qu’elle se caractérise par une esthétique publicitaire ou bande dessinée. Plusieurs collaborations ont défini sa carrière professionnelle ; celle avec Marc Caro (1956-) a probablement été la plus influente.

Après ses études, Jeunet est d’abord attiré par le monde de l’animation et de la bande dessinée. Il commence à réaliser des dessins animés et continue à faire des publicités et des clips musicaux pour des chanteurs français, parmi lesquels Julien Leclerc et Etienne Daho. Il écrit aussi des critiques d’animation pour des magazines comme Charlie mensuel et Fluide

glacial. En 1974, il rencontre le dessinateur de bandes dessinées Marc Caro au festival

d’animation d’Annecy. Ils réalisent deux courts métrages d’animation ensemble aux années 1970 : L’évasion (1978) et Le manège (1979). Le dernier reçoit le César du meilleur court métrage d’animation en 1981.

Aux années 1980, Caro et Jeunet réalisent le court métrage Le bunker de la dernière

rafale (1981), inspiré de l’esthétique expressionniste et de la culture punk de cette période

(Vanderschelden 2007a, 6). Jeunet réalise deux autres courts métrages : Pas de repos pour

Billy Brakko (1983) et Foutaises (1989). Ce dernier film, interprété par Dominique Pinon,

l’acteur fétiche de Jeunet qui jouera dans tous ses films qui suivent, reçoit entre autres le César du meilleur court métrage en 1991.

Ensuite, le duo réalise leur premier long métrage, Delicatessen (1991). La comédie noire à petit budget était un succès international et a reçu quatre Césars. Ceci a permis aux deux cinéastes de réaliser le film dont ils ont rêvé pendant quatorze ans : La Cité des enfants

perdus (1995).28 Ils pouvaient enfin se permettre un budget plus conséquent pour financer les nombreux effets spéciaux. Dans un entretien avec Faille Temporelle n°10, Marc Caro explique leur façon de travailler :

En gros, comme c’est inscrit au générique, Jean-Pierre s’occupe plus de la mise en scène dans le sens traditionnel du terme, direction des acteurs etc... Et moi de la direction artistique. Après, dans le quotidien du tournage d’un film ou de sa préparation, c’est beaucoup plus mélangé, évidemment. On écrit ensemble, on tourne ensemble, on fait le montage ensemble. Suivant les spécificités de chacun, à certains moments, on se dirige naturellement vers ce dont on est le plus proche. Il existe une

28

S.n., « About The Production », Sony Pictures Classics, 1995

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vraie complicité entre nous. On fait ça un peu comme quand la Pieuvre fait la cuisine dans La cité des enfants perdus. 29

Cependant, dans un entretien qui a été effectué après la réalisation de leur deuxième long métrage, les deux réalisateurs donnent des réponses différentes à la question suivante : « Cinematically, what are your aspirations? ». Caro répond : « I feel I'd like to explore other

narrative forms, ones in which there's a little media interactivity. What especially interests me is developing universes, and multimedia can enable me to explore a universe that I will construct... », tandis que Jeunet répond : « I'd like to continue writing screenplays... something like Forrest Gump, where the special effects aren't necessarily seen but can enable things to be done that couldn't have been, previously... in turn, reviving the writing, in proposing new things, thanks to the new techniques. »30 Leur collaboration se termine à l’offre de la réalisation du quatrième Alien. Jeunet saisit l’occasion de travailler à Hollywood sur un film à grand budget ; Caro décide de poursuivre une carrière solo dans l’illustration et l’infographie. Il réalise encore un long métrage en 2008, Dante 01.

Jeunet se souvient qu’après Alien, la résurrection (1997) « (…) j'avais très envie de revenir en France pour faire un « petit » film avec mes copains ».31 Le premier long métrage sans Caro, qui avait le goût des univers sombres, devrait être plus léger et optimiste. Ce « petit film » est devenu l’un des plus grands succès internationaux du cinéma français, Le Fabuleux

Destin d’Amélie Poulain (2001). En 2004, il réalisera un autre film avec Audrey Tautou, Un long dimanche de fiançailles, adapté du roman de Sébastien Japrisot. Après avoir refusé le

poste de réalisateur du cinquième film Harry Potter et un projet annulé (Life of Pi32), il réalise la comédie Micmacs à tire-larigot (2009). Au moment de l’écriture, il travaille sur

L'Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, une adaptation du premier roman de

Reif Larsen, qui devrait sortir en octobre 2013. Le film sera tourné en 3d.

L’influence de l’animation et de la bande dessinée est visible dans toute l’œuvre cinématographique de Jeunet. Comme le décrit Dave Kehr dans la citation à la page 16, le cinéaste ne voit pas le médium comme le fameux critique de cinéma André Bazin, qui plaide pour un cinéma réaliste comme « fenêtre ouverte sur le monde ». Tout au contraire, les films

29 F. Debernardi. « Entretien avec Marc Caro. » Faille Temporelle N° 10, novembre 1997, http://temporalistes.free.fr/FailleTemporelle/FT10/Caro/Caro.html.

30 A. Schlockoff, C. Karani, « Excerps from a conversation with Jean-Pierre Jeunet and Marc Caro », Sony

Pictures Classics, 1995, http://www.sonypictures.com/classics/city/misc/interview.html#Q2.

31 N. Jouenne, « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, le « petit » film de Jean-Pierre Jeunet », Le Figaro, le 6 janvier 2009, http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/article/film/41963/le-fabuleux-destin-d-amelie-poulain-le-petit-film-de-jean-pierre-jeunet.html.

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de Jeunet sont marqués par son goût du fantastique et des techniques nouvelles. Néanmoins, ses films n’ont pas l’air high tech à première vue, à cause de l’ambiance rétro et les nombreuses allusions aux différentes époques de cinéma dans ses films. Le nombre d’influences et de références est infini : quant à l’histoire du cinéma, ses films rappellent avant tout le réalisme poétique des années 1930, mais également le cinéma du look des années 1980. Jeunet s’est clairement inspiré des films de Jacques Prévert et Marcel Carné, mais il mentionne aussi régulièrement Federico Fellini, Sergio Leone, David Lynch et le cinéma fantastique de Georges Méliès (Ezra, 8-9). D’autres influences et références comprennent les films du réalisateur de films d’animation Tex Avery, Charlie Chaplin, l’expressionnisme allemand et le peintre brésilien Juarez Machado.

Nous avons sélectionné trois films de Jean-Pierre Jeunet pour notre corpus : Delicatessen (1991), La Cité des enfants perdus (1995) et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001). Notre choix s’est porté sur ces films, puisqu’ils sont les meilleurs exemples du grotesque dans l’œuvre de Jeunet à notre avis, notamment les deux premiers. Néanmoins, le film à succès Le

Fabuleux Destin d’Amélie Poulain contient aussi bien d’éléments grotesques ; en plus, c’est le

premier long métrage écrit et réalisé par Jeunet sans la collaboration de Marc Caro. Une autre raison pour limiter notre corpus d’étude à trois films est que cela nous permettra d’analyser chaque film en détail.

1.2.1 Delicatessen (1991)

« Personne ne voulait produire ce film. Personne ne comprenait rien à ce scénario. »33 Jean-Pierre Jeunet se souvient des difficultés que son équipe a rencontrées pour trouver le financement de son premier long métrage, coréalisé avec Marc Caro. Néanmoins, à sa sortie, le film a connu un grand succès et a gagné un bon nombre de prix, dont quatre Césars. Jeunet a eu l’idée du film quand il habitait au-dessus d’une charcuterie et que, tous les matins à 7 heures, il était réveillé par les coups du hachoir du boucher. Sa fiancée lui disait que le commerçant devait être en train d’assassiner et de couper en morceaux les locataires de l’immeuble, et que « Bientôt, ça va être notre tour ! ».34

Synopsis du film

Louison, un ancien clown, est engagé comme homme-à-tout-faire dans un immeuble isolé, habité par des gens excentriques. À la suite de la misère et de la faim, phénomènes

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inexpliqués tout au long du film, les habitants ont inventé leur propres manières pour faire face à la situation misérable et de se procurer de la nourriture. Monsieur Potin, « l’homme-grenouille », a transformé son appartement en pépinière d’escargots et de l’homme-grenouilles, d’autres locataires admirent les images de la nourriture à la télévision et le boucher engage des concierges qui vont être abattus, préparés et vendus dans sa boucherie au rez-de-chaussée. Louison, végétarien et ignorant de son environnement cruel, profite de son nouveau job et tombe amoureux de la fille du boucher, Julie. Elle, bien consciente du caractère sadique de son père, essaie de sauver le pauvre homme de son destin tragique et appelle à son secours les « Troglodistes », un groupe de végétariens qui luttent contre les impitoyables pratiques cannibales. Un combat sur le toit, une explosion, une inondation et la destruction d’un appartement se succèdent ; le boucher, tentant de tuer Louison en jetant un couteau australien, reçoit l’arme en pleine tête. Le monstre éliminé, la paix revient dans l’univers étrange des habitants.

1.2.2 La Cité des enfants perdus (1995)

La Cité des enfants perdus est le deuxième long métrage de Jeunet et Caro, mais l’idée du

film existait bien avant Delicatessen. Le budget, très conséquent pour cette période (90 millions de francs), était utilisé pour financer les nombreux effets spéciaux. Avec dix-sept minutes du film entièrement conçues à l’aide de trucages numériques, c’était le film français le plus digitalisé de l’époque (Ezra, 46). Même si l’innovation technique était en général appréciée, la réception du film n’était pas aussi enthousiaste que celle de Délicatessen. Ce n’est qu’après des années (très probablement grâce au succès phénoménal du Fabuleux Destin

d’Amélie Poulain) que le film s’approche d’un statut de film culte (ibid).

Synopsis du film

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caché. La seule manière de le sauver s’avère être dans le monde des rêves. Après la mise en sécurité de Denrée et les autres enfants, le scaphandrier amnésique qui est « l’original » des clones, se souvient trop tard qu’il était scientifique et que c’était lui qui avait créé cette bande d’êtres défectueux, ainsi que le monstre Krank, et se fait exploser dans un moment de folie absolue.

1.2.3 Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001)

2001 était l’année d’Amélie. Le film, qui était prévu comme un « petit film » personnel de Jeunet, était un succès énorme en France et à l’étranger ; selon Isabelle Vanderschelden, le film était devenu un phénomène de société et un symbole de la vitalité du cinéma français (Vanderschelden 2007a, 77). Elle remarque aussi le nombre de travaux sur le cinéma qui ont mis le visage caractéristique du protagoniste sur leurs couvertures (Vanderschelden 2007a, 1). Le film a reçu plusieurs prix, parmi lesquels quatre Césars, dont celle du meilleur film et du meilleur réalisateur, ainsi que de nombreuses nominations, dont cinq nominations Oscars et celle du meilleur film étranger aux Golden Globes.

Synopsis du film

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2. MANIFESTATIONS DU GROTESQUE DANS DELICATESSEN, LA CITÉ DES

ENFANTS PERDUS ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN

En analysant les trois films de Jean-Pierre Jeunet, Delicatessen (1991), La Cité des enfants

perdus (1995) et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) dans le cadre du grotesque,

nous nous concentrerons sur trois domaines. Dans le premier chapitre, nous traiterons des thèmes et motifs grotesques importants dans l’œuvre de Jeunet. Ensuite, nous analyserons les personnages au niveau de leur apparence et de leur comportement. Dans la dernière partie, nous aborderons les différentes techniques cinématographiques qui ajoutent à la qualité grotesque des trois films.

2.1 Thèmes et motifs grotesques

Dans ce chapitre, nous aborderons des thèmes et motifs sélectionnés relevant les théories traitées dans le chapitre 1. Il s’agit des univers absurdes, de l’excès et du rêve. Leurs caractéristiques les lient à l’esthétique du grotesque comme le cirque, le freak show et le cannibalisme.

2.1.1 Des univers absurdes

We are unable to orient ourselves in the alienated world, because it is absurd.

Kayser, 185

Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro se caractérise notamment par leur envie de créer des univers. Venant du monde de la bande dessinée et de l’animation, ils ont transféré ce désir au septième art. Les deux réalisateurs sont connus pour leur travail minutieux, leur souci du détail et leur volonté de contrôler chaque aspect de la réalisation. Dans un entretien, Jeunet affirme : « (…) je ne peux pas supporter l’idée de reproduire le quotidien sans le décaler, ni

Figure 1 : L’immeuble endommagé situé dans un no man’s

land. [Delicatessen]

Figure 2 : La plate-forme perdue dans la mer. [La Cité des

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filmer quelque chose que je n’aime pas. »35 Les trois films que nous traiterons, y compris le film « post-Caro », présentent des univers créés et stylisés, l’un encore plus fantastique que l’autre.

Dans le cas des deux premiers films, l’histoire est située en un lieu et une époque indéterminés. Dans Delicatessen, toute l’histoire se déroule dans un immeuble endommagé qui semble être isolé [figure 1]. À l’arrivée du protagoniste Louison, le boucher déclare avec une voix sombre : « Ici ou ailleurs, on est nulle part ici ». La brume et l’absence de lumière du jour ajoutent à l’atmosphère mystérieuse. On retrouve une même ambiance dans La Cité des

enfants perdus où l’histoire se déroule dans une ville portuaire innommée et une plate-forme

perdue dans la mer [figure 2]. Les personnages parlent tous français, mais, comme le remarque Ezra, une légère ambiance internationale règne dans le film : le personnage One, au « nom » anglais, joué par l’Américain Ron Perlman, parle un français simplifié et a un fort accent étranger ; le personnage du scientifique, joué par l’acteur Daniel Emilfork (un acteur chilien) s’appelle Krank, signifiant « malade » en allemand. De plus, on voit des lettres grecques sur un bateau qui écrivent « Méliès », faisant référence au réalisateur de films fantastiques (Ezra, 47). Le décor témoigne d’un même look ambigu, dont Jean Rabasse, le chef décorateur du film, révèle les sources d’inspiration :

La cité s’inspirait à la fois des canaux de Venise, de la verticalité architecturale de New-York, des habitations de Londres au début du siècle, de l’amoncellement des maisons orientales, des constructions métalliques de Gustave Eiffel, des gravures de Gustave Doré et des peintures de De Chierico (sic).36

Puis, le cadre historique des deux films est encore plus ambigu. Il n’est jamais explicité à quelle époque l’histoire se déroule dans ces deux films ; on ne sait pas si les événements ont lieu dans le passé, le présent ou le futur. Ainsi, Mademoiselle Plusse déclare de manière sombre :

« L’avenir… ça devient vite du passé par ici, l’avenir. » Les références aux différentes époques ne facilitent pas les choses : dans Delicatessen, le décor et les costumes évoquent les années trente et quarante [figure 3], tout comme la musique accordéon et la couleur sépia de l’image, mais la présence de vieux téléviseurs, diffusant des programmes en noir et blanc, rappelle les années cinquante et soixante. D’autres objets modernes qui figurent dans le film

35J.L. Douin, D. Couty, Histoire(s) de films français, Bordas, Paris, 2005, p. 701. 36

Propos recueillis par l’auteur en mars 1998, G. Penso, « 1995 – La Cité des enfants perdus »,

FilmsFantastiques.com, mardi 12 août 2008, http://www.filmsfantastiques.com/article-21926491.html.

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comprennent des télécommandes et même des lentilles de contact. Comme Ezra le décrit avec justesse :

Just when the specificity of the films period details lulls you into thinking that you can pinpoint the time in which it is set, it eludes you, forcing you to conclude that the film is not set in any particular era (or, perhaps more precisely, if it is set in many particular eras), the events it depicts could well happen now. (Ezra, 36)

On peut constater la même chose dans La Cité des enfants perdus : les costumes, le décor et les références aux films du réalisme poétique évoquent principalement la période après la Première Guerre Mondiale. Cependant, dans le même univers, il est possible de créer des clones et des cerveaux parlants, ainsi que de « voler » et d’embouteiller des rêves ; c’est comme le décrit Caro « un futur rétro » (Schlockoff et Karani).

Outre ce cadre historique et géographique indéterminés, les univers des deux films présentent d’autres éléments absurdes. Ce sont des petits univers à part, avec leurs propres lois et particularités. Dans Delicatessen, les gens se trouvent dans une situation misérable, illustrée entre autres par le nom du journal Les Temps difficiles et la réaction d’un appareil, un « détecteur de conneries » qui sonne quand le boucher dit « C’est beau la vie ». Il n’est jamais explicité ce qui a causé toute cette misère dans la ville (ou dans le pays, ou dans le monde). Parfois, les gens y font allusion : quand le boucher demande au chauffeur de taxi comment cela va en ville, il répond : « Mal, très mal (…) Il y a du danger, hein ! » Ils sont tellement désespérés, qu’ils ont dû inventer des alternatives pour survivre, parmi lesquelles le cannibalisme. Dans La Cité des enfants perdus, on retrouve en dehors des clones et des rêves embouteillés beaucoup d’autres choses, comme des puces savantes, des bandes d’orphelins, une secte de membres aveugles et des personnages de cirque tels que « la Pieuvre », le nom donné aux sœurs siamoises Zette et Line. C’est un monde dans lequel les gens s’appellent Krank, One, Miette et Denrée.

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Cependant, l’univers d’Amélie est loin d’être réaliste. L’histoire devrait se dérouler en 1997, mais plusieurs éléments du film évoquent d’autres époques, notamment les vêtements, les décors, les coiffures, les programmes diffusés à la télévision en noir et blanc et la projection de Jules et Jim au cinéma. En outre, il devient évident que le Paris du film est une ville créée ; même si une partie importante a été réalisée dans la rue et que le film réfère souvent à des endroits iconiques, il devient clair que ce n’est pas un Paris des années 1990, ni un Paris qui a existé avant. C’est un Paris imaginé et stylisé [figure 4], composé d’éléments réels et nostalgiques, ainsi que d’effets spéciaux, comme le révèle le réalisateur :

Comme c’est la première fois que je tournais en extérieur, j’avais envie que la ville soit magnifiée, un Paris de rêve, celui que j’ai découvert à vingt ans. (…) On a changé toutes ses petites choses, enlevé les voitures qui traînent, changé les affiches, les ciels, ajouté des brouillards. Je pense que les touristes japonais vont s’y précipiter, et ils nous feront un procès pour publicité mensongère.37

Les univers dans les films de Jeunet et Caro rappellent plusieurs caractéristiques du grotesque déterminées par Kayser : « the blending of historically incompatible things » et « reality

destroyed, unlikely things invented, incompatible elements juxtaposed, the existing world estranged…» (Kayser, 170 et 161). Dans les trois films, on retrouve des univers étranges,

mais ce ne sont pas des univers entièrement inventés ; il existe toujours des liens avec la réalité. Ce sont des traductions cinématographiques des mots de Kayser, une de ses définitions du grotesque : « the estranged world ».

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Entretien avec Jeunet et Tautou de Newsmag, 2001, publié sur http://www.audreytautou.org/press-croises.php.

Referenties

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(2) Il suffit aujourd’hui de se rendre dans un stade pour le constater: même si le public reste largement masculin, les jeunes filles aiment le rugby.. Explication facile: