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LES ENFANTS SOLDATS DANS LES CRISES AFRICAINES : ENTRE LOGIQUE MILITAIRE ET STRATÉGIES POLITIQUES

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CRISES AFRICAINES : ENTRE LOGIQUE MILITAIRE ET STRATÉGIES POLITIQUES

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INTRODUCTION

Trois moments forts caractérisent les études consacrées aux armées africaines depuis les années 1960. Le premier, fils des indépendances et de la guerre froide, couvre les décennies 1960 et 1970, marquées par une prolifération de coups d’État, mutineries, guerres civiles et interétatiques.

Tout au long de cette phase, les recherches portent surtout sur le rôle de l’armée dans la modernisation et la stabilisation du continent. Dans cette perspective, le soldat, membre d’un corps composé de professionnels dis- ciplinés, est appréhendé soit comme un manager, soit comme une élite de la modernité alliée de l’Occident dans la lutte contre le communisme2. Une seconde vague va couvrir les années 1980. Servies par les abus et échecs politique, économique, sécuritaire et social des régimes militaires, les recherches de cette période dont la plupart s’inspirent des critiques for- mulées par Janowitz3 à la fin des années 1970 s’interrogent sur le coût du militarisme dans le développement et la stabilité du continent. Ainsi, si certains dénoncent la part budgétaire de plus en plus importante consacrée aux dépenses militaires, d’autres ajoutent l’inutilité de ces forces armées, incapables de maintenir la paix dans le continent, sans recourir aux forces étrangères4.

Guerres mondiales et conflits contemporains, no222/2006

1. Cet article provient d’une communication faite à Lyon, à l’occasion de la journée d’études du Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (CLESID) de l’Université Jean-Moulin - Lyon III, sur le thème « Soldat dans la paix Soldat dans la guerre ».

2. Voir, principalement : L. W. Pye, « Armies in the process of political modernization », J. J. Johnson (ed.), The Role of the Military in Underdeveloped Countries, Princeton, Princeton University Press, 1962 ; M. T. Klare, War without End : American Planning for the Next Vietnams, New York, Vitage Books, 1972 ; J. S. Coleman, G. Philip (eds), The Role of the Military in Underdeveloped Coun- tries, Princeton, Princeton University Press, 1962 ; Robin Luckham, » The military, militarisation and democratisation in Africa : A survey of literature and issues «, Eboe Hutchful, Abdoulaye Bathily (eds), The Military and Militarism in Africa, Dakar, Codesria Book Series, 1998.

3. Moris Janowitz, Military Institution and Coercion in the Developing Nations, Chicago, University of Chicago Press, 1977.

4. R. Luckham, The Nigerian Military-A Sociological Analysis of Authority and Revolt ,1960-1967, Cambridge, Cambridge University Press, 1971.

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Le troisième moment, conséquence de la fin de la guerre froide et de la troisième vague de démocratisation5, accouche des études sur les relations entre civils et militaires6, la démilitarisation du continent (retrait des forces armées étrangères7et des militaires du pouvoir8), les interventions militaires (dans les deux Congo, au Lesotho, etc.)9ainsi que la baisse des budgets de défense et des salaires des personnels de défense10comme conséquence de la pathologie de l’État africain11. C’est dans le sillage de cette dernière pro- blématique que des études sur la privatisation des conflits, en tant que manifestation du changement de la nature de la guerre vont s’imposer12. Dans un premier temps, ces études posent le problème des enfants dans la guerre en tant que catégorie de civils13et, dans un second, celui de l’enfant comme catégorie de combattant à côté des seigneurs de la guerre14.

Si ce n’est donc que dans les années 1990 que la thématique des enfants soldats s’impose dans l’imaginaire scientifique africain, l’utilisation des enfants à des fins militaires est cependant une pratique vieille et uni- verselle. Quatre siècles avant notre ère, en effet, la ville de Sparte expéri- mentait déjà un système scolaire en vue de transformer les garçons en robustes guerriers, afin que les enfants, pris en charge dès 6 ans, devien- nent opérationnels vers 11-12 ans. Au XVe siècle également, l’agressivité du jeune Aztèque qui devait faire son premier prisonnier dès 12 ans était

5. Samuel P. Huntington, Troisième vague : les démocratisations de la fin duXXesiècle, Cotonou, éd., Nouveaux Horizons, 1991.

6. George A. Joulwan, Christopher C. Shoemaker, Civilian-Military Cooperation in the Preven- tion of Deadly Conflict : Implementing Agreements in Bosnia and beyond, New York, Carnegie Commis- sion on Preventing Deadly Conflict, 1998 ; Larry Diamond, Marc Plattner, Le rôle de l’armée en démo- cratie, Cotonou, éd., Nouveaux Horizons, 1996 ; Robert Dahl, De la démocratie, Cotonou, éd., Nouveaux Horizons, 1998.

7. Élie Mvie Meka, « Afrique-France : radioscopie de deux siècles de relations militaires », Revue africaine de Défense, Dossier «XXIeSommet Afrique-France. Yaoundé, 17-19 janvier 2001 » ; Emmanuel Ela Ela, « La nouvelle politique de coopération militaire de la France en Afrique », Défense nationale, février 2000.

8. Khabele Matlosa, « Military rule and withdrawal from power : The case of Lesotho », in Eboe Hutchful, Abdoulaye Bathily (eds), The Military and Militarism in Africa, Dakar, Codesria Book Series, 1998 ; Horace Campbell, « The popular demand for dismantling of the apartheid military machine and problems of conversion of the military machine industrial complex », in J. V. Ntuda Ebode, Marcel Nsizoa, « Afrique et mondialisation, obstacle à l’insertion et stratégie d’expansion : un regard politologique », Revue africaine d’études politiques et stratégiques, Yaoundé, no1, 2001.

9. D. Reilly, « Peace through coercion : The effect of foreign military intervention on demo- cratization and war », OJCR, vol. 2, no1, 1999 ; S. Santho, « Lesotho : Lessons and challenges after a SADCintervention, 1998 »,ISSMonography no50 ; T. de Montbrial, « Interventions, souveraineté des États et démocratie », Politique étrangère, no3, automne 1998.

10. Nadir A. L. Mohammed, « Trends, determinants and the economic effects of military expecture in Sub-Saharan Africa », in Eboe Hutchful, Abdoulaye Bathily (eds), The Military..., op. cit. ; Nadir A. L. Mohammed, « Tank tractor trade-off in Sudan : The socioeconomic impact of military expenditure », ibid.

11. William Zartmann, Collapsed States. The Desintegration and Restauration of Legitimate Autho- rity, Boulder (Colorado), Westview Press, 1995.

12. Didier Bigo, « Nouveau regard sur les conflits », in Marie–Claude Smouts, Les nouvelles rela- tions internationales. Pratiques et théorie, Paris, Presses de Science Po, 1998 ; Herfried Munkler, Les guer- res nouvelles, Paris, Alvik Éd., 2003.

13. UNICEF, The State of the World’s Children 2000, New York,UNICEFHouse, 2000.

14. Croix-Rouge de Belgique, Amnesty International, UNICEF, La Guerre. Enfants admis : 300 000 enfants soldats dans le monde : comment combattre ce fléau ?, Bruxelles, Complexe, 2001.

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orientée dès l’âge de 6 ans. Plus proche de nous encore, Louis XIV avait ouvert une école militaire à La Flèche dès 1764 pour les enfants de 8 à 11 ans destinés à la carrière d’officiers15.

Bien que la militarisation de la jeunesse ait ainsi pendant longtemps fait l’unanimité, la communauté internationale, de nos jours, renforce de plus en plus les instruments juridiques de limitation de cette pratique. Un cadre de protection des enfants dans les conflits, mélange de règles de droit international humanitaire et des droits de l’homme, a été par exemple mis sur pied. Le premier, qui réunit la Convention de Genève du 12 août 1949 et ses protocoles additionnels de 1977, protège l’enfant en tant que personne civile (droit au respect de la vie, de l’intégrité phy- sique et morale...). Ensuite, l’enfant est considéré comme une catégorie spécifique, et, à ce titre, toute atteinte à sa pudeur est proscrite16.

Quant à la question : Qui est enfant ?, un âge limite de 15 ans a d’abord été fixé pour l’interdiction de la participation des enfants aux conflits. Plus tard, cet âge a été porté à 18 ans. De sorte que, lorsqu’on parle de l’enfant soldat, il s’agit généralement d’enfants âgés de moins de 18 ans et enrôlés dans l’armée17.

Au demeurant, même si cette pratique n’est pas une spécificité afri- caine, son ampleur dans ce continent ne peut passer inaperçue. Dans son rapport publié en 2001, l’ONUa ainsi relevé qu’au moins 300 000 enfants étaient impliqués dans les conflits, dans une trentaine de pays, dont 120 000 pour la seule Afrique au sud du Sahara. Lorsqu’on tient compte du fait que les pays comme l’Algérie, voire le Sahara occidental, ont éga- lement leur cohorte d’enfants soldats, on en vient à la conclusion qui s’impose : l’Afrique à elle seule représente plus de la moitié des enfants soldats dans le monde. D’où les deux questions suivantes : 1 / Comment expliquer l’ampleur de ce phénomène en Afrique ? 2 / Quels rôles jouent ces enfants dans la conduite des opérations militaires ?

I. LES CAUSES DE LA PROLIFÉRATION DES ENFANTS SOLDATS EN AFRIQUE

Trois principales causes peuvent être mentionnées ici : l’apparition des conflits d’un genre nouveau qualifiés de conflits post-bipolaires (A).

Le développement et la dissémination des armes légères et portatives de petit calibre en Afrique (B) et les caractéristiques propres aux enfants (C).

15. Marc Schmitz, « Les enfants soldats, un phénomène universel de plus en plus préoccupant », ibid.

16. UNICEF, Un monde digne des enfants, New York,UNICEF, 2002.

17. Isabelle Küntziger, Renaud Galand, « Quels règles et mécanisme internationaux pour proté- ger les enfants dans la guerre ? », Croix-Rouge de Belgique, Amnesty International,UNICEF, La Guerre. Enfants admis..., op. cit.

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A) L’apparition des conflits d’un genre nouveau

Le caractère nouveau de ces conflits est manifeste à trois principaux niveaux : l’estompement des formes de la guerre, la privatisation des conflits et la multiplication des enjeux.

L’estompement des formes de la guerre tient à la nature des guerres post-guerre froide, dans la mesure où les fronts, les campagnes, l’organisation, les tactiques et les uniformes disparaissent. Les batailles sont alors remplacées par les embuscades, pendant que les actes terroristes, les bombardements et les massacres se transforment en lieux de combat. En fait, depuis la fin de la guerre froide, c’est à une véritable transformation des conflits qu’on semble assister. Ceux-ci admettent désormais pour acteurs principaux non plus les États représentés par leurs soldats, mais des acteurs para-étatiques, où les civils (dont les enfants ne constituent qu’une variante) jouent un rôle déterminant. On s’achemine ainsi vers la privatisation.

Celle-ci tient au fait que la guerre cesse d’être l’affaire d’organisations professionnelles centralisées, répondant aux principes de la hiérarchie militaire et soumises à l’autorité civile. Au contraire, les combattants deviennent eux-mêmes des civils en armes, vaguement organisés en grou- pes plus ou moins disciplinés, relevant d’autorités locales ou « seigneurs de la guerre », et menant des opérations à leur propre compte. Les conflits dans ce sens se dispersent en fonction de leur privatisation. La guerre ne préside plus à un processus de mobilisation massive orchestré par un gou- vernement. On assiste plutôt à une capillarisation de la violence et à une démassification des conflits sans véritable enjeu identifiable18.

La dernière caractéristique, enfin, c’est la multiplicité des enjeux de ces guerres, ainsi que leur ambiguïté. Entre la conquête du pouvoir, le contrôle d’un territoire, l’accès aux ressources, la recherche de la recon- naissance d’une cause ou le profit personnel, il devient difficile de savoir au nom de quoi a lieu le conflit. Dans certains cas, d’ailleurs, la guerre cesse d’être une lutte politique pour se transformer en un mode de vie qui se perpétue de lui-même : la guerre prend une forme endémique.

B) Le développement et la dissémination des armes légères et portatives de petit calibre

Il y a une génération à peine, les armes de guerre étaient, pour la plu- part, lourdes et encombrantes. Dans ce contexte, faire participer des mineurs aux combats n’était pas envisageable, tant qu’ils n’avaient pas atteint une certaine maturité physique. À présent, les armes semi- automatiques et les fusils-mitrailleurs, ultralégers, peuvent être portés et utilisés, sans entraînement spécifique, par un enfant de 10 ans. En un mot,

« à la guerre pour tous » semble répondre « des armes pour tous », caracté-

18. Didier Bigo, « Guerres, conflits transnationaux et territoires », Cultures et conflits, vol. XXI-XXII, printemps-été 1996.

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risées par un certain nombre de traits : simplicité et durabilité, facilité de transport et de dissimulation, faible coût et large disponibilité. Bref, l’industrie s’est adaptée à la demande. La conséquence de cet état de choses, c’est le nombre élevé des victimes civiles dans les conflits post-guerre froide, 80 à 90 % des blessés, plus de 50 % des morts parmi lesquels un bon nombre d’enfants19.

C) Les caractéristiques propres aux enfants

La dernière et principale raison qui pourrait expliquer la prolifération des enfants soldats en Afrique, ce sont les attributs propres aux enfants.

Pour les belligérants, en effet, le recours aux enfants présente trois princi- paux avantages d’ordre économique, sociologique et psychologique. Sur le plan économique, les enfants soldats coûtent nettement moins cher.

Dans la mesure où non seulement ils mangent, boivent et fument peu mais aussi, au cas où ils sont payés, dans la mesure où ils perçoivent des salaires insignifiants.

D’un point de sociologique, ces enfants n’ont pas de contraintes fami- liales. Souvent recrutés ou enlevés dans les zones de combat ou dans les camps de réfugiés, ils appartiennent à des familles très pauvres et n’ont souvent ni femme, ni mari, moins encore des enfants. Dans certains cas, ils n’ont même plus de parents et vivent dans la rue. Psychologiquement parlant, enfin, les enfants sont réputés savoir mieux survivre dans la brousse, savoir mieux garder le silence (souffrir en silence) et se montrer rigoureux dans l’application des ordres. Dès lors et selon les recruteurs, ils sont faciles à motiver, à manipuler, à intimider et, donc, à recruter.

Les trois raisons évoquées ci-dessus permettent donc, d’une manière générale, d’expliquer la prolifération des enfants soldats dans les crises afri- caines. Cependant, elles n’abordent pas la question de leur efficacité dans la conduite des opérations, moins encore les enjeux politico-militaires du recours aux enfants soldats.

II. LES ENFANTS SOLDATS DANS LES CRISES AFRICAINES : AU-DELÀ DU MILITAIRE...

À quoi servent les enfants soldats dans les conflits africains ? Une ana- lyse superficielle ne manquera pas de s’arrêter sur leur apport dans la conduite des opérations militaires. À bien creuser, pourtant, on ne manque pas de s’apercevoir que leur fonction politique est nettement supérieure à leur rendement militaire. En partant de ce que disent les enfants soldats eux-mêmes, nous montrerons, dans un premier temps, que leur apport militaire est marginal (A) et, dans un second, la prépondérance des stratégies politiques expliquant ces recrutements/enlèvements (B).

19. D. R. Meddings, « Are casualities non-combattants ? », British Medical Journal, vol. 317, octobre 1998.

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A) Un apport militaire marginal

Lorsqu’on envisage la problématique des enfants soldats du simple point de vue militaire, il apparaît clairement que leur apport sur le ter- rain se réduit principalement à deux opérations : l’appui à la logistique et le renseignement militaire. Pour ce qui est de la première mission, les enfants soldats accomplissent différentes tâches en rapport à l’appui logistique : magasiniers, porteurs de matériel, d’eau, de nourriture, de bois de feu et de munitions pour adultes20. « J’étais magasinier – confirme un jeune Congolais –, je m’occupais des munitions. Mais quand ça chauffait trop, j’étais envoyé en première ligne pour soutenir les autres. »21

Dans le domaine du renseignement et comme l’indique le témoignage ci-dessous, les enfants qui survivent au régime rude de préparation mili- taire sont généralement envoyés en mission de reconnaissance dans la brousse ou dans les villages voisins pour repérer les positions ennemies et évaluer le nombre de soldats.

« J’avais envie de tenir les armes, déclare un enfant congolais. Un gaillard m’a pris comme petit de confiance pour espionner. J’allais dans les lignes ennemies pour connaître leur nombre, leur position, les mitrailleuses. J’étais habillé avec des vêtements sales et en lambeaux. Si les ennemis me prenaient, je disais que je cherchais mes parents ou à manger. Ensuite, par un autre chemin, je rentrais chez nous, et la nuit on attaquait. »22

Cette mission peut dans certains cas aller au-delà du simple renseigne- ment pour emprunter la forme d’une diversion. Elle devient alors plus que dangereuse pour l’enfant. Écoutons plutôt cet autre enfant :

« Un jour nous avons attaqué l’ennemi qui occupait une petite colline. Le commandant a d’abord envoyé une petite troupe. Tous les enfants du bataillon en faisaient partie. On devait avancer vers le sommet de la colline, l’autre groupe plus important nous suivait à une certaine distance. Il fallait être visible pour que les ennemis nous tirent dessus ; ainsi, l’autre groupe savait où ils étaient et pouvait les attaquer. »23

Au-delà, donc, des deux missions de renseignement et d’appui à la logistique, les enfants soldats s’apparentent à des boucliers humains et à des objets sexuels, dont le nombre de morts tombés sur le champ de bataille par balle, fatigue, famine ou torture défie toute logique militaire.

Et, pourtant, leur nombre continue à proliférer en Afrique. Que se cache-t-il au fond ?

20. Amnesty International, République démocratique du Congo : enfants en guerre, London, 2003.

21. Thierry Baillon, « À l’écoute des enfants soldats congolais », Croix-Rouge de Belgique, Amnesty International,UNICEF, La Guerre. Enfants admis..., op. cit., p. 103.

22. Ibid., p. 104.

23. Ibid., p. 103.

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B) Un rôle politique prépondérant

Pour comprendre le rôle politique des enfants soldats dans les crises africaines, il faut partir de la fin de la guerre froide et de ses conséquences sur les États africains. En fait, la chute du mur de Berlin en novembre 1989, la réunification de l’Allemagne et l’effondrement de l’empire soviétique ont eu des répercussions sur la capacité des États à s’autoréguler. Car l’expansion des flux d’échanges et des communications transnationaux, la porosité des frontières et la multiplication des acteurs non gouvernementaux ont, d’une part, ébranlé l’emprise des États sur le système international et, d’autre part, engendré des réformes de toute nature. La principale conséquence de cet état de choses a été la perte par les États de l’initiative en matière de politique publique.

Pour ce qui est des États africains en particulier, cette absence d’initiative a été amplifiée par la crise de l’endettement, les transitions démocratiques, les conditionnalités et la perte de la ressource bipolaire, cette dernière ayant elle-même précédé la dévaluation du franc CFA. Comme il fallait s’y attendre en pareille circonstance, les différents acteurs impliqués ont mis en place des stratégies pratiques d’adaptation. C’est ainsi que la guerre a été appréhendée comme le principal moyen de se maintenir ou d’accéder au pouvoir.

La recherche des ressources ou du trésor de guerre qui prend le relais de cette première phase, repose dans un premier temps sur les détourne- ments et rapts de toutes sortes. Elle aboutit finalement à une véritable économie de guerre, basée sur l’exploitation des richesses naturelles24 et sur celle des enfants. Dans cette perspective, les acteurs impliqués vont chercher à s’imposer politiquement sur la scène internationale, en instru- mentalisant l’économie. Cette quête d’internationalisation s’explique par plusieurs raisons.

D’abord, elle permet à certains rebelles d’être mieux placés dans le marché politico-économique international que leurs concurrents, quelle que soit la nature du produit (politique ou économique) qu’ils pourraient par la suite soumettre à l’appréciation de leurs consommateurs. Par la suite, cette reconnaissance va faciliter leur insertion dans les réseaux inter- nationaux, en les posant comme des acteurs incontournables lors des négociations de paix. L’entrée dans le champ politique étant ainsi opérée, une totale impunité va leur être garantie, au nom de la réconciliation nationale, et quelle que soit la nature des crimes commis auparavant : tra- fic d’armes et/ou de drogue, violation des embargos, détournement des aides humanitaires, violation des droits de la personne, exploitation des enfants mineurs...

Derrière l’activisme économique qui caractérise donc les guerres endémiques africaines, se cache en réalité une multitude d’objectifs poli-

24. Marc Feontier, « De nouvelles guerres africaines », Stratégique, no80, 2000 ; Serge Loungou,

« Économies parallèles et pérennisation des conflits armés en Afrique subsaharienne », ibid.

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tiques : le premier vise à s’imposer dans le champ politique par l’instrumentalisation du crime. Cette stratégie a fait ses preuves en Afrique du Sud dans les années 1990, lorsque l’Inkata Freedom Party a réussi à imposer son leader (Buthelesi) comme ministre de l’Intérieur, malgré tous les attentats commis tout au long du démantèlement du régime de l’apar- theid. C’est la même méthode qui est en expérimentation en République démocratique du Congo, puisque toutes les parties qui ont dépecé l’ex-Zaïre (le RCD-GOMA, le RCD-ML, les MAÏ MAÏ, les représentants de l’ITURI, le gouvernement de laRDC, leMLC...) se retrouvent aujourd’hui dans le gouvernement d’Union nationale et attendent impatiemment les élections. Il en est de même au Congo-Brazzaville, puisque toutes les principales parties qui contrôlaient les milices de Brazzaville gouvernent aujourd’hui ensemble25.

Le second, qui consiste en la constitution des réserves d’enfants sol- dats, vise des objectifs analogues. D’un côté, ces boucliers humains ser- vent d’appât pour la captation des aides humanitaires, en tant que ressour- ces à détourner. De l’autre, ils constituent des otages aux mains des rebelles, qui cherchent à s’imposer dans le champ des négociations post-conflits, au moyen des programmes de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR), d’une part, par le truchement des gouvernements d’union nationale (sortes de pacte de non-agression) et prélude aux élec- tions, d’autre part. C’est à ce niveau qu’apparaît alors la dernière dimen- sion politique de cette question et peut-être aussi la plus originale : le contrôle de la population, futur corps électoral, qu’il faut enlever à ses concurrents, soit en l’envoyant dans des camps de déplacés ou de réfugiés, soit en tuant ou en l’incorporant par force dans l’armée.

En 1997 par exemple, en Ouganda, les forces des rebelles LRA ont massacré plus de 400 villageois (accusés d’avoir révélé à l’armée ougan- daise l’emplacement de caches d’armes) à Kitgum, dans le comté de Lambo. Alfred, un petit enfant, arraché en 1996 de l’école Samuel-Baker à Gulu et qui avait participé à ce carnage, raconte :

« Nous avons encerclé chaque ferme. Puis nous avons pris d’assaut les huttes, tuant toutes les personnes capables de faire la distinction entre le bien et le mal.

Les hommes, les femmes, mais aussi des plus jeunes étaient attachés et obligés de se coucher ; après quoi, ils étaient poignardés, lapidés ou battus à mort avec les baïonnettes ou des bâtons. Les vieux étaient massacrés à l’endroit où ils étaient aussi. Et ceux qui essayaient de s’enfuir étaient abattus d’un coup de fusil. »26

Incorporer de force dans l’armée, tuer, mutiler ou envoyer dans les camps semble donc être la base de la stratégie de régulation démogra- phique du corps électoral dans les conflits africains post-guerre froide.

25. Patrick Quantin, « L’Afrique centrale dans la guerre : les États fantômes ne meurent jamais », Revue africaine de science politique, vol. 4, no2, 1999.

26. Els De Temmerman, « Les commandements de Dieu volés, l’enlèvement d’enfants en Ouganda », Croix-Rouge de Belgique, Amnesty International,UNICEF, La Guerre. Enfants admis..., op. cit., Bruxelles, Complexe, 2001, p. 77.

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CONCLUSION

Les enfants soldats dans les crises africaines jouent donc un rôle plus politique que militaire. En dehors des opérations rudimentaires d’appui à la logistique et de renseignement, l’état physique et mental de ces jeunes n’est pas de nature à rentabiliser leur présence dans des structures opéra- tionnelles d’une unité militaire. Par contre, leur instrumentalisation à des fins politiques apparaît manifeste, au moins sur un triple plan : d’abord, au moyen des enfants soldats, les seigneurs de la guerre parviennent à s’imposer dans l’agenda politique national et international ; ensuite, ils servent d’appât pour la captation des aides humanitaires ; enfin, leur détention constitue un procédé permettant de contrôler la population, futur corps électoral qu’il faut enlever à ses concurrents. De ce point de vue, les enfants soldats expriment, à leur manière, la crise d’identité des sociétés africaines post-guerre froide qui, obligées de s’adapter à la nou- velle conjoncture, s’installent dans des conflits endémiques et capitalisent les issues politiques.

Joseph Vincent NTUDA EBODE27,

Université de Yaoundé II, Cameroun.

27. Professeur de science politique, vice-doyen à la Faculté des sciences juridiques et politiques et coordonnateur duDESS« Stratégie, défense, sécurité et gestion des conflits ».

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