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Musique, intrigue et émotion

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Musique, intrigue et émotion

Les effets de la musique et la construction de l’attente

dans trois films contemporains de langue française

Mémoire de Master Jarno de Wit

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Table des matières

Table des matières 2

1.

Introduction 3

2.

Cadre historique des théories 5

2.1 lntroduction 5

2.2 La place du son dans le cinéma et la théorie cinématographique 7 2.3 Christian Metz, vers un système cinématographique 8 2.4 Après Metz, la recherche des éléments filmiques 9 2.5 Donner une signification aux éléments : Nasta et Smith 12

2.6 Synthèse des théories 15

3.

Hypothèse, méthode et corpus 17

4.

Analyse du corpus 19

4.1 La forme musicale et les apparitions musicales 19

4.2 La musique centrale et l’intrigue 27

4.3 La structure et les séquences émotionnelles 35

5.

Synthèse et conclusion 43

Annexe 1 46

Annexe 2 47

Annexe 3 48

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1. Introduction

Un film a le rare pouvoir de rendre curieux son audience. Il arrive à présenter tous les ingrédients pour nourrir la question « qu’est-ce qui va se passer encore ? » De cette curiosité est née la question centrale de ce travail : comment la musique arrive-t-elle à communiquer la curiosité dans un film ? Dans la théorie cinématographique, l’analyse de ce qui se passe entre le début et la fin d’un film tient à la création de l’attente. Une supposition fréquente à propos de la musique est que cet élément filmique peut faire un appel aux émotions, et ensuite ces émotions jouent un rôle dans la création d’une attente auprès d’un spectateur. Au fur et à mesure, le rôle de la musique dans le cinéma s’est transformé d’un élément complémentaire lors des premiers films ‘muets’ au début du vingtième siècle, à un élément significatif dans le cinéma ‘sonore’ ou ‘parlant’. Pour définir l’effet de la musique dans les films contemporains, et pour lui donner l’attention académique qu’il mérite, nous analyserons dans le présent travail le lien entre la musique et l’attente qu’elle engendre. La plupart des chercheurs du cinéma se privent de discuter profondément sur la musique dans leurs recherches. Ce n’est pas sans raison, parce qu’ils entrent ainsi dans un domaine particulièrement subjectif et théoriquement dangereux. il est néanmoins impossible de s’en passer, si l’intérêt des études du cinéma s’accroche au sens et à la structuration de ce qui se passe à l’écran. Dans ce qui suit, nous comparerons trois films dans lesquels la musique est à la fois une partie de l’intrigue et un élément filmique comme tous les autres. D’une part ces films ‘parlent de la musique’, d’autre part la musique accompagne les films. Ainsi, nous montrerons également comment la musique et le contenu du film réalisent ensemble le processus de représentation et la création d’une attente.

La relation entre la forme et le contenu d’un film a déjà fait couler beaucoup d’encre depuis les premières théories du cinéma. Par contre, les théoriciens qui ont travaillé spécifiquement sur le son et sur la musique au cinéma ne sont pas nombreux. Pour donner une place à ces éléments filmiques importants et significatifs dans l’analyse cinématographique, nous nous référons à Theodor Adorno et Hanns Eisler (1947), Christian Metz (1968, 1972, 1977) David Bordwell (1980), Noël Burch (1981) Dominique Nasta (1991) Greg Smith (1999, 2003, 2005) Michel Chion (1995, 2003) et Annabel Cohen (2001). Ces spécialistes se sont basés sur une structure d’éléments filmiques qui créent ensemble une représentation.

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2. Cadre historique des théories

« En effet, si on veut prendre l’expression musicalité du cinéma au sérieux, elle doit être fondée sur l’hypothèse que les principes musicaux d’organisation auraient une certaine forme de pertinence dans le cinéma. » Hébert ( 1992 :43)

2.1 Introduction

Une œuvre cinématographique est un système complexe de sons, de musique et d’images. Afin de représenter une histoire, ce système doit représenter un monde fictionnel, un processus que l’on connaît sous le nom de mimesis dans les études littéraires. Le but de la théorie cinématographique est d’analyser la façon dont le film arrive à représenter ce monde fictionnel et à amener les spectateurs. Souvent dans ces théories narratives, la musique ne joue qu’un rôle marginal. Comme nous l’avons expliqué dans l’introduction, le son et la musique ont longtemps été considérés comme des aspects de moindre importance dans la théorie cinématographique. Néanmoins sa contribution aux films de notre corpus est significativement plus importante que dans de nombreux autres films, justement pour sa contribution à la structure narrative du film. Que cet aspect musical puisse être considéré comme (co-)évocateur d’émotions, s’avèrera dans ce cadre historique des théories.

Il est indéniable que l’introduction du son et de la musique dans le cinéma dans les années 1920 a fait changer certains cadres fixes à l’époque. Le manifeste (1928) des formalistes russes Sergei Eisenstein, Vzevolod Poudovkine et Grigori Alexandrov fait preuve, pour la première fois, de l’angoisse pour ces nouvelles expériences et ils suivent de près l’abandon et le changement des cadres traditionnels du début de l’époque des films.

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de cette catégorisation sont des caractéristiques sonores, souligne une fois de plus la valeur du son et de la musique dans le cinéma.

Les Essais sémiotiques ont donné lieu à une augmentation de l’attention pour ces éléments filmiques dans les théories cinématographiques. A partir des années 1980, les analyses du son et de la musique s’approfondissent. En témoignent les études de Noël Burch (1981), David Bordwell (1985, 2008), et Michel Chion (1985, 1994, 2003). Ces théoriciens prennent comme point de départ le système de Metz, qui offre une analyse systématique du film. Si chaque élément du système peut être isolé, analysé et ensuite relié à un autre élément filmique, la démarche scientifique est respectée, les différents éléments ont été séparés théoriquement et la théorie semble inclure tous les éléments cinématographiques de tous les films.

Par contre, ce système n’explique pas comment tous les éléments arrivent ensemble à une représentation crédible. Le lien entre la musique et la réaction qu’elle engendre reste indéfini dans la théorie de Metz. Dans meaning in film relevant structures in soundtrack and narrative (1991), Dominique Nasta approfondit l’analyse de Metz, en insistant sur la signification des codes du cinéma. Pour analyser l’effet et la fonction de la musique dans un film, Nasta ajoute la théorie linguistique de la pragmatique : afin de créer un monde fictionnel, les éléments constitutifs d’un film doivent transmettre leur signification. Dans Film structure and the emotion system (2003), Greg M. Smith insiste sur la structuration de ces éléments significatifs, le ‘cuing’, et dans ce processus de structuration la notion d’émotion joue un rôle important. D’après ce théoricien, c’est la structuration des émotions dans un film qui permet d’expliquer pourquoi les spectateurs arrivent à suivre l’intrigue du film. Smith fait un lien entre les théories de Metz et les théoriciens de réception, mais en indiquant la pertinence de la structuration des émotions filmiques :

[My] book shows that in spite of the emotion system’s flexibility, textual based critics can (…) provide specific insight into the way cinematic narrational structures encourage us to feel. [However] a textually based approach to analyzing the interaction between text and viewer can only provide an explanation for half of the interaction. (…)Better understanding how films are constructed can only help to explain the nuances of what actual viewers are doing when they laugh and cry

(2003:172).

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2.2 La place du son et de la musique dans la théorie cinématographique

Dans les années 1920, lors de la présentation des premiers films sonores, les critiques étaient confrontés à un nouvel élément dans la représentation cinématographique. En 1928, Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov ont publié un manifeste pour assurer les standards artistiques du cinéma, devenu ‘parlant’. Ils ne se sont pas résignés à la technique du son, au contraire, ils ont reconnu et encouragé son entrée dans les films. Mais ils ont voulu assurer une utilisation du son qui ne nuise pas au statut artistique du cinéma: « a misconception of the potentialities within this new technical discovery may not only hinder the development and perfection of the cinema as an art but also threaten to destroy all its present formal achievements » (Eisenstein, Poudovkine, Alexandrov, 1928 : 1, repris dans Weis & Belton, 1985 : 83)

Comme point de départ, cette position est défensive. Les nouveaux développements techniques peuvent mettre en danger le statut que le cinéma est en train d’acquérir. Les auteurs du manifeste ont craint que le public ne se laisse trop guider par le son et ne devienne paresseux. Pour ces cinéastes, c’est grâce au processus du montage que le cinéma a obtenu un certain statut artistique. L’utilisation juxtaposée et synchronisée du son encouragerait un sentiment d’inertie du spectateur et diminuerait l’importance du montage, et avec cela l’importance du cinéma. L’inquiétude des metteurs en scène pour cette nouvelle technique s’explique aussi par le fait que le cinéma était un art en pleine construction, à la recherche d’une place dans le monde culturel.

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aux personnages et aux spectateurs, pour y attribuer une caractéristique humaine1 : « Music

is supposed to bring out the spontaneous, essentially human element in its listeners and in virtually all human relations. As the abstract art par excellence, and as the art farthest removed from the world of practical things, it is predestined to perform this function. » (1947 : 20) C’est cette métaphore qui rend l’analyse subjective. Le fait que chaque personne réagit différemment à la musique dans un film montre déjà que la métaphore musicale est riche en signification et émotion. « It has always been said that music releases or gratifies the emotions, but these emotions themselves have always been difficult to define. » (1947 : 22) C’est sans doute pour cette raison que Christian Metz a surtout insisté sur la structure des éléments filmiques et moins sur l’effet émotionnel de cette structure.

2.3 Christian Metz, vers un système cinématographique

Dans son analyse technique de l’expression cinématographique, Christian Metz a mis en place un système de langage du cinéma. Dans l’introduction du premier essai de l’œuvre

Essais sur la signification au cinéma (1968), Metz aborde un problème théorique important :

« Parmi tous ces problèmes de théorie du film, un des plus importants est celui de

l’impression de réalité qu’éprouve le spectateur devant le film. Plus que le roman, plus que la pièce de théâtre, plus que le tableau du peintre figuratif, le film nous donne le sentiment d’assister directement à un spectacle quasi réel (…). » (2003 : 14) 2

Le processus que Metz décrit ici demande une interaction entre un film et ses spectateurs, sinon il est impossible d’y assister. L’interaction demande deux actions : une action perceptive et une action affective. Après la réception, il y a une réaction, Metz parle d’un « processus à la fois perceptif et affectif de participation » Metz (2003 : 14). Le processus perceptif peut être lié à ce que nous pouvons observer dans les films et l’approche affective permet de donner une valeur, personnelle ou émotionnelle, à ces perceptions. Metz insiste surtout sur tout ce qui influence la partie perceptive de cette théorie. Dans notre analyse nous nous intéresserons surtout à la partie affective.

Metz utilise des méthodes linguistiques pour expliquer la structure des éléments filmiques. Il parle d’une « grammaire cinématographique » (2003 : 145). Le film transforme la réalité en un discours que nous pouvons analyser à l’aide des méthodes de la linguistique, comme la 1 Leur contribution date de bien après l’introduction du son dans le cinéma, mais aussi de bien avant les années 70 où l’intérêt pour ce sujet s’est élargi considérablement.

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syntaxe, le lexique et la sémiologie, qui aident à classifier les éléments filmiques. Le système de Metz a ouvert un domaine de recherche qui se base sur des comparaisons. C’est la notion d’analogie que nous utiliserons dans ce qui suit pour caractériser ces comparaisons. Une analogie est la relation entre deux développements simultanés. L’action de comparer l’art du cinéma à l’art de la musique autonome, ce que nous connaissons dans la littérature comme l ´analogie musicale (Bordwell, 1980), justifie une recherche de la musique filmique. Les liens entre la musique filmique et les autres éléments du cinéma génèrent une autre énergie que celle que nous retrouvons dans la musique autonome. Les études d’analogies ont premièrement contribué à une valorisation du statut du son par rapport à celui de la vision. Comme le son et la musique ont été des sujets moins étudiés, les analogies aident à déterminer la position et la nature du son et de la musique dans la théorie du cinéma. La musique se comporte donc différemment si elle fait partie d’un film.

2.4 Après Metz : la recherche des éléments filmiques

Avec la publication de « cinema/sound » (1980), un numéro spécial de Yale French Studies a été entièrement dédié au son dans le cinéma. Ce recueil d’articles marque l’intérêt que le monde scientifique a manifesté pour ce domaine. Noël Burch et David Bordwell sont deux chercheurs qui s’intéressent beaucoup au son, mais ce qui oppose les deux théoriciens, c’est le statut et l’ordre qu’ils attribuent aux éléments cinématographiques. Ils tentent de construire une ‘grammaire des catégories et des apparitions sonores’. (Weis et Belton, 1985 :180) Seulement leur point de départ est différent. Burch adopte plutôt une approche marxiste, qui tient compte de la façon dont la musique et le son devraient fonctionner, alors que Bordwell tente d’aborder toutes les apparitions sonores, pour y relier une conclusion. Dans A theory of film practice (1973), Burch propose une approche linéaire, où tous les éléments ont la même valeur, alors que Bordwell parle d’un système où une certaine hiérarchie s’impose. Cette discussion nous intéresse ici, parce que le système se compose de différents éléments et nous supposons que la façon dont ce système fonctionne peut donner des indications sur la place de la musique dans les théories du cinéma. Dans les deux théories, le lien avec le monde fictionnel joue un rôle central. Les théories de Bordwell et Burch peuvent donc expliquer ce lien.

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fictionnel s’impose, avec ou sans musique. La musique accompagne les autres éléments filmiques afin de réaliser cette même représentation. Dans la musique classique le compositeur doit faire en sorte que les différentes parties se soutiennent et créent un morceau uniforme. C’est la tonalité qui crée ce ‘tout’ artistique dans cette musique. Cela veut dire qu’il y a une série de tons qui sonnent bien ensemble, du début à la fin. Selon Bordwell et Burch cette classification peut être maintenue pour le cinéma. C’est le drame, ‘l’illusion’, qui correspond au concept de tonalité dans la musique classique. (Bordwell 1980 :150 qui reprend Burch, 1973) Bordwell propose que le monde fictionnel d’un film doive être l’élément le plus important : « Like tonality, the imaginary world beyond the screen absorbs our entire attention (…).» (Bordwell, 1980:150) La remarque qu’« un film est comme une composition musicale […]. » (1980 : 141) se réfère surtout à la mise en place d’une structure.

Le film fait en sorte que le spectateur entre dans ce monde fictionnel et pour cela, la construction formelle du film doit guider les spectateurs. Jusqu’ici les deux théoriciens sont d’accord, mais c’est la façon dont les différents éléments sont rangés dans le système, qui les oppose. Bordwell se réfère à Sergei Eisenstein, qui est d’avis que la conception du film dialectique nécessite une certaine indépendance des structures et matériaux constitutifs. (1980 : 148) La relation entre la forme cinématographique et la forme dramatique, en bref entre la forme et le contenu, peut être analysée plus facilement quand nous pouvons les séparer pour déterminer ensuite leurs rôles.

Dans Theory of film practice (1981), Noël Burch cherche à montrer que l’approche hiérarchique n’est pas inévitable. Il prend comme point de départ l’égalité de tous les éléments du système filmique. Dans sa théorie, Burch introduit une structure de cellules interactives, ce qui implique que cette approche ne reconnaît pas que la narration est l’élément le plus important. Le problème que Bordwell souligne dans la théorie de Burch est exactement ce manque d’ordre et d’organisation. « Like other versions of the musical analogy, Burch’s theory advances the possibility that a film’s form may be conceived not as one primary pattern but as the complex relations created by several patterns » (Bordwell 1980 :153)

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que le film atteigne sa fin, qui tient compte de la progressivité d’un film, comme œuvre d’art complète. « If we want to know how cinema may work (…) the musical analogy must persist, for it crystallizes the drive of film form toward multiple systems. But these systems must be situated within the process of cinema’s heterogeneity. » (Bordwell, 1980:156)

Il résulte des deux théories que le cinéma est composé d’éléments toujours hétérogènes. En comparant le système du cinéma au système de la musique, Bordwell et Burch voient des parallèles entre la tonalité et l’imagination. Pour Bordwell, il n’est pas possible d’expliquer les événements d’un film sans introduire une structure hiérarchique des éléments constitutifs. Il faut de l’ordre pour que le film puisse créer une histoire acceptable. Les aspects élaborés dans les deux théories peuvent aider à expliciter le rôle de la musique dans ce système. Michel Chion traite la même variation des éléments du cinéma qu’observent Bordwell et Burch. Dans Un art sonore, le cinéma (2003), il affirme que les relations internes du film nous offrent toujours d’autres pistes de recherches qui sont toutes susceptibles de révéler encore d’autres pistes jusqu’à l’infini. Cela n’aide pas à la théorisation du rôle des éléments filmiques dont la musique reste toujours difficile à définir. Chion a introduit des outils pour l’analyse du son, comme la ‘synchrèse’ et la ‘valeur ajoutée’. Ce sont des néologismes3 qui

ont été introduites pour pouvoir expliquer comment le son aide à renforcer l’émotion dans un film.

Premièrement, le son et l’image sont superposés4, ce qui nécessite une contamination

perceptive des éléments. Il est logique que deux éléments qui sont accessibles au même instant s’influencent. Puis, comme les sons et les images figurent dans un même espace-temps, ils peuvent difficilement être séparés. Pourtant, « les sons et les images sont de nature trop différente pour être commensurables. » Les éléments travaillent ensemble, s’influencent, mais selon Chion, ils sont de nature trop différente pour être complètement dépendant l’un de l’autre. « N’importe quel téléspectateur qui suit le dialogue d’une série télévisée, tout en admirant le décor et le physique des personnages, ne pense pas une seconde que déjà, à ce simple niveau, ce qu’il entend ne peut aucunement se déduire de ce qu’il voit, et vice versa. » (2003 : 427)

3 Même si ‘valeur ajoutée’ n’est pas strictement une néologisme, elle a une signification tellement spécifique dans sa théorie que nous le considérons ainsi.

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Pour illustrer la relation entre les deux parties, Chion a introduit la notion de ‘valeur ajoutée’. Il définit ainsi le rôle du son face à l’image. Le son ajoute aux images une certaine valeur expressive et informative qui influence la façon dont nous interprétons l’image. Il en va de même pour ce que le spectateur entend (2003 : 191) En fait le spectateur ne voit pas une image mais il ‘audio-voit’. Donc, même si la nature de ces éléments est différente, ils travaillent ensemble.

Chion a introduit la notion de ‘synchrèse’ pour parler du processus où le son et l’image se combinent. Le mot ‘synchrèse’ est une combinaison des notions ‘synchronisation’ et ‘synthèse’. C’est un phénomène universel qui « ne répond à aucun conditionnement culturel. »(2003 : 192) Grâce à la ‘synchrèse’ nous pouvons attribuer la valeur ajoutée à un élément et établir le « rapport d’interdépendance » (2003 : 434) Ainsi, il y a des éléments (le son et l’image), qui ont des caractéristiques (la valeur ajoutée) et il y a un processus qui les combine (la synchrèse). Et c’est cette composition intégrale qui doit générer un effet sur l’audience. Bien que ces outils soient très abstraits, ils aident à définir le rôle du son et de la musique.

2.5 Donner une signification aux éléments : Nasta et Smith

Jeff Smith relie la musique directement aux émotions des personnages, et à l’ambiance d’une séquence: « As a number of scholars point out, music in film often serves to represent the emotional states of characters [and] suggest the prevailing mood of a scene (…). » (Smith, 1999 : 147) Dominique Nasta (1991) souligne également ce rôle ‘humain’ de la musique. Elle essaie d’expliquer comment la musique peut avoir un effet sur les spectateurs: « Music will eventually trigger a feeling of ubiquity in time and space that helps the audience plunge into the fictional universe » (1991:49) Ainsi la musique tire les spectateurs de leur monde réel et les fait entrer dans le monde fictionnel du film. Ce n’est pas la réaction des spectateurs qui nous intéresse ici, mais c’est la façon dont la musique arrive à communiquer un sentiment et à faire passer l’attention à l’intrigue centrale du film

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filmiques. Elle prend comme point de départ les conclusions et remarques de Christian Metz qui a cherché à déterminer les codes filmiques. Les catégories qui incorporent tous les éléments filmiques.5

Souvent les éléments filmiques peuvent faire partie de plusieurs catégories différentes. Une chanson peut être analysée à la fois comme ‘musique’ et comme ‘paroles’ ou ‘bruit’. C’est la présence de ces cas ‘transgressifs’, des cas qui sont variables, qui ont inspiré Nasta à déterminer d’abord le système des codes et à avancer ensuite une approche qui rend compte de cette nature dynamique de la musique. Elle part à la recherche de la ‘signification’, comme élément pertinent du cinéma en utilisant le domaine de la pragmatique. C’est une approche peu fréquente dans la théorie du cinéma. Une approche pragmatique est, selon Nasta, plus satisfaisante que l’approche codique traditionnelle, parce qu’un film est avant tout un acte de communication. Et dans la communication nous acceptons un terrain flou entre ce qui est dit et ce qui est impliqué. Reprenons l’exemple de la chanson. Dans un film elle n’est pas seulement une combinaison de tons, de sons et de paroles, souvent une chanson illustre et renforce l’ambiance du film. C’est cet acte de communication qui manque dans la théorie des codes de Christian Metz.

Nasta propose trois notions théoriques qui justifient son choix pour l’approche pragmatique à savoir la pertinence du processus perceptif / affectif, ce qu’on retrouve aussi dans la théorie de Metz, la polyphonie et le concept d’espaces mentaux. Le degré de signification que nous donnons aux différents éléments dans le cinéma dépend partiellement du jugement du spectateur. Ensuite, le fait de recevoir et de traiter plusieurs informations simultanément, joue un rôle dans la partie visuelle et la partie sonore d’un film. A cette polyphonie nous pouvons relier deux théories qui parlent de la combinaison de différents éléments filmiques. D’abord s’y ajoute la discussion concernant la hiérarchie des éléments, qui a intéressé Burch et Bordwell. Puis il y a les arguments de Michel Chion qui crée les notions de ‘synchrèse’ et de ‘valeur ajoutée’ du son par rapport à l’image.

Le dernier point qui justifie l’approche pragmatique est un élément plus ou moins spatial, à savoir le concept d’espaces mentaux. L’espace mental, la représentation subjective d’un environnement visuel, auditif ou autre, est avant tout une activité des spectateurs. Le fait que les spectateurs sélectionnent les éléments qui, pour eux, ajoutent de la signification au

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film, peut avoir un effet sur leur réception du son et de la musique. Avec la recherche de signification des différents éléments filmiques, la théorie cinématographique peut en effet profiter de ce domaine de recherche pragmatique.

La théorie pragmatique propose des caractéristiques variables. La construction d’une réalité spatiale et temporelle dans un film semble néanmoins vide de sens, s’il manque une valeur émotionnelle. Là où l’approche pragmatique se base surtout sur des questions de vérité, la définition des émotions et de leurs effets sur le récit ne se limitent pas à la vérité, mais participent à l’élaboration d’une ambiance dans laquelle vivent les personnages.

Dans Film structure and the emotion system (2003), Greg M. Smith essaie d’expliquer ce lien entre les émotions dans le cinéma et la façon dont les émotions sont structurées dans un film afin de construire un climax. Bien que nous nous approchions de plus en plus d’un terrain personnel et subjectif, pour lequel les explications ne valent pas toujours pour tous les films et toutes les émotions, nous y trouvons des indices pour déterminer le rôle de la musique dans l’intrigue des films. Smith analyse d’abord le système émotionnel. Dans son introduction, il limite son approche à une dizaine de désidérata qui illustre à quel point le cinéma et la recherche cognitive des émotions sont des terrains hétérogènes. Il construit une théorie empirique des signes filmiques émotionnels: l’approche mood-cue6 (Smith, 2003 :41).

Le statut différent des émotions et de l’ambiance7 est l’assertion centrale de sa théorie : « I

argue that the primary emotive effect of film is to create a mood. Generating brief intense emotions often requires an orienting state that asks us to interpret our surroundings in an emotional fashion. » (Smith, 2003:42) Le plus important est donc de créer une ambiance dans laquelle de brefs instants d’émotion peuvent s’exprimer. Les moyens techniques du cinéma peuvent faire pencher les spectateurs vers une certaine ambiance, mais comme nous avons à faire à une audience variée, les ‘mood-cues’ doivent rendre possible la communication du contenu du film, sans exagérer le nombre d’indices émotionnels. Dans ce processus du ‘mood-cuing’ la musique joue un rôle important qui peut contribuer à la narration.

En guise d’exemple, Smith analyse une séquence de Raiders of the Lost Ark de Steven Spielberg. (2003 : 45) Dans la scène d’ouverture Jones se retrouve dans une grotte avec des

6 Le terme mood-cue ne se laisse pas facilement traduire. ‘Mood’ signifie ici un cadre émotionnel d’une durée étendue. ‘cue’ veut dire indication ou structure.]

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pièges. Tous les obstacles qu’il rencontre introduisent des ‘emotion-cues’, de la musique forte, des crescendos, des tournures inattendues et des mouvements de caméra brusques, pour signaler l’angoisse. Les ‘cues’ amènent vers le but de la séquence, à savoir obtenir le trésor. Ainsi la bande son contribue à la mise en place d’une ambiance tendue.

Le son peut également renforcer un bref instant d’émotion, par exemple un cri après une découverte choquante. Le but de Smith est de créer une théorie qui contient des caractéristiques du système d’émotions et de la structure filmique. Il donne une méthodologie pour l’analyse d’une structure émotionnelle du film. Dans notre analyse, nous nous servirons de sa méthodologie pour renforcer la détermination du rôle de la musique dans l’intrigue des œuvres cinématographiques.

2.6 Synthèse des théories

Dans ce qui précède, nous avons examiné les théories les plus importantes concernant le son et la musique au cinéma. La théorie générale de Christian Metz a motivé de nombreux chercheurs à s’intéresser au cinéma, et au son en particulier. Bien que l’apparition des premiers films sonores vers les années 20 ait déjà donné l’occasion de théoriser sur les possibilités encore inconnues de cette invention technique, les images ont toujours été plus populaires dans les recherches cinématographiques.

Néanmoins, la théorie de Bordwell et la théorie de Burch illustrent un intérêt renouvelé pour le son et pour la musique au cinéma. Ces chercheurs se contredisent et se complémentent sur le point important de la classification des éléments constitutifs d’un film. Bordwell, d’une part, stipule qu’il faut y avoir un certain ordre hiérarchique dans les différents éléments. Burch, d’autre part, dit que les éléments constituent ensemble un système dialectique énorme. Le statut des parties constitutives étant basé sur l’égalité et les liens entre ces parties, et non sur les liens autoritaires.

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compliquée. A part les différences techniques et classifications des composantes cinématographiques, ce sont de nouveau les émotions qui apparaissent dans la description de la musique et sa signification au cinéma.

La notion de signification est intimement liée à la théorie pragmatique qui est très importante dans l’approche de Nasta. Elle accorde un rôle primordial au processus de communication qui va des éléments filmiques aux spectateurs qui les reçoivent et en font un espace mental, une vision subjective et personnalisée. Greg M. Smith analyse spécifiquement la structuration de ces aspects dans un film. En analysant la structure des intrigues, il introduit une méthode pour tenir compte, d’une manière scientifique, de la structuration des émotions dans un film. Nous nous baserons entre autres sur sa théorie pour montrer à quel point la musique est impliquée dans l’intrigue des films de notre corpus.

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3. Hypothèse, méthode et corpus

Dans les trois films, nous analyserons toutes les apparitions musicales. D’une part nous examinerons la forme de ces séquences musicales, et d’autre part nous les comparerons à l’intrigue des films, pour examiner à quel point les caractéristiques formelles se reflètent dans le contenu des films. Une analyse selon la théorie de Smith montrera finalement comment la structure émotionnelle des films et les apparitions musicales vont ensemble. A l’aide des outils théoriques que nous avons présentés ci-dessus, nous pouvons classifier les séquences musicales, et montrer qu’il existe un équilibre entre la musique, l’intrigue et les émotions, qui aide à créer l’attente dans le film. Pour cette analyse, nous avons sélectionné trois films qui sont très différents au niveau de leur style et de leur setting, mais qui se ressemblent beaucoup en ce qui concerne l’intrigue et la structuration des événements.

Gadjo dilo (1997) est un film de Tony Gatlif, un réalisateur qui plonge dans la culture tzigane dans plusieurs de ses films8. Le protagoniste de ce film, Stéphane, part à la recherche de son

père. Pour retrouver les passions de son père il cherche la chanteuse roumaine ‘Nora Luca’. C’était la chanteuse préférée de son père, qui l’a écoutée souvent avant de mourir. Tout ce que Stéphane possède sur place, qui peut lui rappeler son père, est une cassette avec des chansons de Nora Luca. Lors de son voyage, le protagoniste est accepté dans une communauté roumaine. Izidor, un vieux habitant du village qui l’héberge, ne veut pas qu’il quitte le petit cercle de villageois. Malgré les différences culturelles, Izidor et Stéphane s’approchent au fur et à mesure l’un de l’autre. Le protagoniste fait des enregistrements partout en Roumanie et il accompagne Izidor et ses amis musiciens pour faire de la musique en poursuivant la quête de la chanteuse, et en même temps la quête de son père.

Bleu (1993) est un des films de la trilogie les trois couleurs de Krzysztov Kieslowski. Dans la première séquence du film nous apercevons une voiture qui s’écrase contre un arbre. Il s’avère que la protagoniste du film, Julie, est le seul survivant de cet accident quand elle reprend ses esprits à l’hôpital. Son mari Patrice, un compositeur célèbre, et sa fille n’ont pas survécu à l’accident. Patrice était en train de composer un hymne pour l’Europe. Cette musique, qui n’est pas encore complète, zigzague à travers le film. Julie reprend au fur et à mesure le travail de son mari. Le développement dans la musique revient alors dans la vie de la protagoniste. Le film montre l’achèvement du concert par Julie.

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Tous les matins du monde (1993) raconte l’histoire musicale du maître de Sainte-Colombe, un grand violiste, qui ne pense qu’à la musique. « Il s’enferma dans la musique » comme le dit Marais, son élève, qui fonctionne également comme narrateur dans le film. Après la mort de sa femme, Sainte Colombe consacre sa vie entièrement à la musique, à ses filles et à l’enseignement d’un jeune violiste qui, à la fin du film, aura la même passion pour la musique que son maître. La mort de sa femme et l’amour pour la musique sont unifiés dans cette recherche de consolation du protagoniste.

La thématique des trois films montre que la notion de perte est importante pour le début de l’intrigue. Ensuite, une période de changements et de recherche de soi se met en place, qui est suivie par un climax, où les protagonistes retournent enfin à la vie de tous les jours, mûris par les événements qui ont eu lieu. La musique est une partie intégrante dans l’intrigue de ces trois films. Stéphane part à la recherche d’une chanteuse roumaine dans

Gadjo dilo, et rencontre la musique gitane, qui va avec la culture de ce pays. Julie est la femme d’un compositeur connu, et dans Bleu elle est censée finir une composition de son mari, après l’accident. Sainte-Colombe est un musicien génial dans Tous les matins du monde, et il utilise sa musique pour repenser à sa femme décédée. Dans les trois films, la musique suit la vie des protagonistes.

Le fait que la musique joue un rôle à plusieurs niveaux, à l’intérieur de l’intrigue9 aussi bien

que dans l’esthétique du film, rend l’analyse du rôle de ‘la musique’ d’autant plus intéressante pour ces films. Cette constatation mène à l’hypothèse du présent travail : l’équilibre entre la musique, l’intrigue, et les émotions crée une attente, que ces éléments respectifs composent séparément. Ensemble ces attentes différentes10 créent une attente

centrale qui fait progresser le film. La façon dont un film arrive à transmettre cet effet, dépend d’un système complexe, dont la musique, l’intrigue et l’émotion sont les facteurs clefs.

9 Sous forme de musique ‘centrale’.

(19)

4

. Analyse du corpus

4.1 Les apparitions musicales et la forme musicale

Nous avons déjà constaté que la musique est un élément central dans l’intrigue des trois films de notre corpus. Cette caractéristique a permis de les regrouper. Toutes les actions des protagonistes se réfèrent à une musique centrale dans le film : Dans Bleu, cette musique centrale est le concerto pour l’Europe. La chanson de Nora Luca joue le rôle central dans

Gadjo dilo et les compositions de monsieur de Sainte-Colombe constituent le noyau de Tous les matins du monde. Ces œuvres musicales attirent plus d’attention que les autres apparitions musicales dans les films. Cette musique n’accompagne pas seulement le film, mais elle fait aussi partie du contenu des films. Ces deux formes de musique sont très diverses et jouent un rôle à plusieurs niveaux différentes.

La différence de valeur et de fonction entre la musique centrale et la musique que nous appellerons ici ‘additionnelle’, nous oblige à insister sur la structuration de la thématique des trois films. Là où la discussion de la fonction de la musique et du son est très dynamique11 la

thématique représente des similitudes qui se laissent analyser objectivement, c’est que le parcours des trois protagonistes est pareil: la perte d’une personne proche précède une période de deuil. Pendant cette période qui est remplie d’émotions, les personnages passent à l’action. Ils essaient d’accepter la perte qu’ils ont vécue et une fois qu’ils ont passé cette phase, ils retournent à la vie de tous les jours. La musique centrale représente le même parcours, et joue donc un rôle métaphorique. Cet aspect métaphorique de la musique contribue au déroulement de l’intrigue.

(20)

Julie essaie de toutes ses forces de détruire tous les liens avec le passé et avec son mari. Elle quitte la maison où elle a habité avec sa famille, et plus tard elle jette une copie d’une composition de son mari dans une benne à ordures. Pourtant, la musique n’arrête pas de revenir sur son chemin. Ces confrontations la rejettent sans cesse dans le passé, qu’elle essaie de fuir désespérément. Au lieu de fuir le passé, le protagoniste de Tous les matins du monde cherche par contre à retourner au passé : il recherche le temps heureux d’avant le décès de sa femme. Monsieur de Sainte-Colombe, musicien, compositeur et génie de l’art de la viole, perd sa femme au début du film. Au moment de sa mort, il n’est pas à la maison. Il utilise la musique, à savoir ses propres compositions, pour pouvoir ‘réveiller les morts’. (1.36.00 – 1.37.00)

Dans ces intrigues, la valeur de la musique s’avère très importante. Même si les settings ne se ressemblent pas, la musique centrale dans le film poursuit le même but principal, à savoir l’achèvement de l’intrigue. Pendant que ce processus se développe, il y a d’autres fonctions de la musique qui dérivent l’attention de cette fonction principale. Le problème musical, le fait que la musique se conforme, comme un caméléon, à tout ce qu’on peut s’imaginer, fait que l’analyse de la musique au cinéma est reliée à un si grand nombre de domaines. Pour les films de notre corpus, la différence entre la musique centrale et additionnelle, trouble l’analyse de son rôle métaphorique.

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Dans les trois films, les protagonistes passent à l’action, et c’est grâce à la musique centrale qu’ils réussissent à retourner à la vie de tous les jours dans les settings respectifs. Cette musique a une signification spécifique dans la narration filmique, dans laquelle les personnages arrivent à envisager la situation dans laquelle ils se trouvent. Dans Gadjo dilo, Stéphane apprend que la perte, l’absence de respect pour les gitans, et la douleur sont des thèmes qui reviennent dans de nombreuses chansons gitanes. La signification de cette musique devient de plus en plus claire au fur et à mesure que le film approche la fin. La musique est le cadre dans lequel Stéphane et son père devraient s’approcher, selon Stéphane. Il n’arrête pas d’en parler. C’est surtout la chanson de Nora Luca qui est très spéciale, parce qu’elle lui fait directement penser à son père. La cassette qui contient cette chanson est le seul objet qui se réfère explicitement à la relation entre Stéphane et son père. Cette chanson a une autre valeur que la musique qu’on entend lors d’un événement émotionnel où l’on s’attendrait à un impact plus grand. Un exemple d’une telle chanson est

tutti frutti. Elle revient plusieurs fois dans le film. La première apparition est pour l’occasion de la mort d’un ami d’Izidor. Pour honorer son ami, Izidor fait une danse près de la tombe. Un jeune homme joue de l’accordéon pour l’accompagner. Plus tard dans le film Stéphane enregistre cette chanson sur une cassette, mais l’impact de cette chanson est moins important que celui de la chanson centrale, qui apparaît toujours à un instant émotionnel et important dans l’intrigue.

Dans Bleu, la musique centrale, le concerto pour l’Europe, n’est pas encore achevée au moment de l’accident. Après l’avoir rejetée au premier abord, Julie s’approche de la pièce que son mari avait composée. Elle commence à modifier le concert et à ajouter des parties qui manquent. La signification de la musique centrale devient de plus en plus énonciative. L’extrait de ‘Van Den Budenmayer’ est un leitmotiv dans le film entier, et les autres fragments de la musique de Patrice reviennent aussi à plusieurs reprises. C’est la combinaison du comportement de Julie et de la musique de son mari qui illustrent l’intrigue de ce film. Les autres formes de musique semblent ne pas pouvoir engendrer le même impact émotionnel. Par exemple, le musicien qui joue dans la rue, et qui invente ses propres mélodies n’attire pas l’intention de Julie. Ce n’est que quand il joue une partie du concerto pour l’Europe, que Julie le mentionne dans une conversation.

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grâce à la musique que Marin Marais et Sainte-Colombe se rencontrent. Marin Marais a entendu parler de la technique et du talent de Sainte-Colombe et demande s’il peut devenir son élève. Le maître commente et explique ses idées et ses intentions de la musique, et détermine que Marin Marais n’est pas musicien. Après avoir entendu la façon dont il joue de la viole, il le lui dit : « Vous faites de la musique, monsieur, mais vous n’êtes pas musicien. » C’est encore ce que les autres personnes ont attribué aux sons de son instrument que Sainte-Colombe ne veut pas entendre. A la fin du film il n’y a que Marin Marais qui comprend la signification que son maître avait attribuée à sa musique. La valeur qu’il y ajoute se fait remarquer à côté des autres compositions qui figurent dans le film. C’est alors l’opinion et la réception des autres personnages de la musique du maître qui masquent ici son rôle métaphorique. Les concerts des Saint-Colombe deviennent réputés. Pourtant ces leçons et ces concerts célèbres n’offrent pas la possibilité d’insister sur la signification que Sainte-Colombe a liée lui-même à sa musique : « La musique est là pour parler sans les paroles. » Elle est là pour réveiller les morts et à la fin du film, Marais y ajoute que « [la musique est] un petit abreuvoir pour ceux que le langage a déserté. »

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Les apparitions varient en longueur et en importance dans l’intrigue. Dans Bleu et Tous les matins du monde, la première fois qu’il y a de la musique sur la bande sonore du film, c’est la musique centrale, contrairement à Gadjo dilo, où la première apparition musicale n’est pas celle de Nora luca. Cela permet d’indiquer une différence au niveau de l’intrigue qui est structurée différemment dans ce dernier film, par rapport aux deux autres films. Le père de Stéphane est déjà mort avant le début de l’intrigue. La perte, le point de départ des trois intrigues précède donc l’intrigue dans Gadjo dilo alors qu’elle est montrée explicitement au début des deux autres films. Néanmoins, on ne l’apprend que plus tard dans le film. Cette différence implique immédiatement un changement dans la musique du film. La métaphore musicale est ici moins vitale pour la poursuite du film, parce que le protagoniste a déjà dépassé la première phase après la perte de quelqu’un.

Une autre caractéristique que nous remarquons dans tableau 1, c’est que les apparitions de la musique centrale ne sont jamais isolées. Il y a toujours une chaîne de plusieurs Tableau 1 : Les apparitions musicales sont de durées différentes dans les trois films. + signifie ‘musique centrale’ - signifie ‘autre musique que

musique centrale’

- --> + signifie ‘transition de musique non centrale à musique centrale’ xxx signifie ‘pas d’apparition’ Tableau 1 l’apparition musicale

Apparition

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-apparitions. C’est aussi la répétition de la musique centrale qui le rend si important dans le film. Dans Gadjo dilo, ces chaînes se concentrent sur le début et la fin du film. Dans les deux autres films, il se passe la même chose, mais avec des chaînes plus longues. Comme l’introduction de l’intrigue dépend pour une grande partie de la musique centrale, cette musique doit apporter une valeur émotionnelle, et nous pouvons déduire du tableau 1 que la structuration de l’intrigue dépend surtout de deux interventions émotionnelles importantes qui se trouvent au début et à la fin de l’intrigue. Dans le tableau 2 ci-dessous, les résultats du tableau 1 donnent une structure approximative de l’intrigue des trois films:

La musique centrale apparaît surtout dans les premières et dernières séquences musicales du film. Seulement pour Tous les matins du monde, la musique centrale revient aussi au milieu de l’intrigue. Pour les trois films le modèle approximatif est donc pareil en ce qui concerne la présence d’une partie perceptive et affective de la musique centrale. Là où la musique qui accompagne les images est ‘additionnelle’, par opposition à la musique centrale, il s’impose une pause dans les événements émotionnels. Dans une séquence de Bleu (38.46-39.55, apparition numéro 9 dans les tableaux), la combinaison de la musique additionnelle et des images fait que la protagoniste peut se recharger pour affronter une autre vague d’émotions qui s’approche. Il semble alors que la musique centrale s’est absentée pour cette occasion. Dans cette séquence un musicien joue de la flûte dans la rue et attire l’attention de Julie. Elle écoute la musique, assise sur un banc, en plein soleil. Pendant que la musique continue hors-champ, les images montrent une vieille femme qui jette une bouteille dans un conteneur à verre.

La place de cette séquence dans l’intrigue n’est pas claire dès le début. Julie a l’air de suivre la vieille dame, mais dans le plan qui suit elle a les yeux fermés. Son visage porte une expression heureuse, le soleil, les couleurs blanches et la musique font oublier la situation

+ x x x x x x 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 x x x x - x x x

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pénible dans laquelle elle se trouve. Comme il ne s’agit pas ici de la musique centrale, la musique additionnelle met l’intrigue à l’arrière plan pendant une brève pause significative. Le moment de pause est marqué visuellement par deux fondus au blanc. Après plusieurs fondus au noir dans le film, ces fondus ont un effet éblouissant, en combinaison avec le beau temps et le sourire de Julie. Après le premier fondu, le plan de la dame a été repris. Ce plan se fait suivre par un deuxième fondu, et une reprise de Julie en gros plan. Les plans sont liés par des raccords sur la bande son : la musique additionnelle continue pendant toute la séquence. Les coupes franches et les fondus au blanc ne changent rien au progrès de cette séquence, mais la séquence entière fonctionne comme une pause dans l’intrigue du film. Le fait que, pour un instant, Julie n’est pas confrontée aux souvenirs de l’accident, donne un effet de décontraction à l´intérieur du contenu du film.

Dans Gadjo dilo, la musique centrale du film n’est pas si fréquente que dans les autres films. Les événements qui se déroulent entre l’introduction de la thématique au début du film et la solution à la fin du film sont généralement accompagnés par d’autres chansons gitanes. Dans les apparitions nombreuses de la musique additionnelle, la structure de tableau 2 est toutefois respectée. Comme dans Bleu, ces séquences ne jouent pas de rôle décisif pour l’intrigue. Bien au contraire, la musique additionnelle met au premier plan les problèmes de tous les jours chez les gitans qui accueillent le protagoniste. Le contenu d’une chanson que Stéphane enregistre pendant son voyage, parle d’un événement local. L’apparition de cette musique à ce point du récit accentue la situation des gitans en général et de ce fait elle met en arrière plan l’intrigue centrale du film. La musique additionnelle influence bien l’ambiance dans laquelle le film se déroule, mais l’intrigue centrale disparaît brièvement du champ d’intérêt.

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Dans les trois films, la musique additionnelle crée un rythme dans lequel l’intrigue centrale passe en arrière plan. Ainsi, le début de Bleu se caractérise par le rythme qui s’y installe. Dans The films of Krzysztof Kieslowski, the liminal image (2004), J. G. Kickasola insiste sur le rythme dans ce film: « [In the beginning] no music is playing, but the genius of the sound design is its marvelous rhythm. All natural sounds […] beat a consistent steady time. »

(2004 : 265) C’est grâce à ce rythme que le film continue. Le moment où ce rythme est cassé est significatif. Les indices sonores préparent à une collision, l’événement qui détermine le point de départ de l’intrigue. Au moment où le son disparaît complètement, juste avant la collision, Kickasola remarque également une réaction émotionnelle à cause de ce changement de rythme : « The sudden halt in the fate rhythm is terrifying. » (2004 : 266) C’est le rythme qui donne des indices en ce qui concerne l’ambiance du film. Elle prépare à ce qui va suivre. Cet effet d’attente, préparée par le rythme, aide à structurer l’intrigue. Là où le film répond à l’attente qui a été créée, la musique centrale apparaît.

Tous les matins du monde se caractérise par excellence par un rythme continu et lent. Comme la structuration que nous avons constatée dans les tableaux ci-dessus est légèrement différente pour ce film, les deux types de musique (centrale et additionnelle) apparaissent l’un après l’autre. Les apparitions de la musique variable crée un rythme qui prépare à la fin de l’intrigue. Pourtant, le suspense dans ce film est moins important et moins évident que dans les deux autres films, ce qui est une indice fataliste qui résonne dans la musique, dans l’intrigue et dans les émotions. Dans Gadjo dilo, l’absence de la musique centrale au milieu de l’intrigue ne casse pas le rythme que cette musique avait établi au début. Les événements dans cette partie de l’intrigue sont très divers, mais le rythme est progressif. Il fonctionne comme force qui stimule l’intrigue à progresser. La musique adopte le même rythme, les apparitions de la musique additionnelle sont brèves et similaires, mais déconnectées de l’intrigue centrale.

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4.2 La musique centrale et l’intrigue

Les apparitions de la musique indiquent déjà qu’il y a un lien entre la musique et l’intrigue. Il y a un modèle qui revient dans les trois films, qui se base strictement sur la forme et l’apparition musicale. Puis la musique assure le rythme des films et représente avec les images une diégèse dont elle fait partie, sous forme d’acteur. La structuration que nous avons trouvée en distinguant la musique centrale de la musique additionnelle, peut être approfondie à l’aide d’une analyse de la musique à l’intérieur de cette diégèse. C’est l’apparition de la musique à ces points de l’histoire où son rôle métaphorique est approfondi, qui nous aide à trouver une réponse à la question centrale de ce travail : comment l’équilibre entre musique, l’intrigue et l’émotion engendre-t-il l’effet d’attente, qui existe dans les trois films.

Dans ce qui précède, nous avons démontré que la musique centrale des films du corpus est surtout présente au début et à la fin de l’intrigue des films. ce n’est pas la première chanson dans Gadjo dilo, mais la première apparition de la chanson précède la pause au milieu du film, et dans Tous les matins du monde, la musique centrale revient plusieurs fois dans l’intrigue, aussi entre le début et la fin. Pour analyser le rôle de la musique centrale pour représenter l’intrigue, nous tenons à analyser l’aspect filmique auquel elle se réfère. La musique est censée représenter quelque chose. Les apparitions donnent déjà une indication de la structuration de l’intrigue, mais n’expliquent pas pourquoi les films portent sur la musique.

Comment la thématique des films et la musique centrale se complémentent-elles dans le film ? Pour pouvoir répondre à cette question, nous devons analyser la diégèse des films. C’est une représentation qui ne suit pas forcément la réalité, comme c’est le cas pour la mimesis, mais la diégèse peut aussi résumer une partie de l’intrigue. La différence entre ces deux aspects filmiques est que la diégèse est la façon de raconter ce qui se passe alors que l’intrigue est le sujet de la diégèse. Le fait que cette différence place la création d’attente aux deux niveaux est une preuve de l’équilibre que nous avons utilisé pour cadrer la question centrale.

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extra-diégétique. Dans ce cas elle accompagne le film à un autre niveau. La musique ne se mêle pas explicitement dans l’intrigue et mais elle fait engendrer l’ambiance dans laquelle le film se déroule, sans intervenir comme acteur. La différence entre la musique intra- et extra-diégétique est très stricte, et de cette façon, elle fonctionne ici comme un outil théorique. Dans le cinéma, comme dans la littérature, la différence entre les aspects narratifs intra-diégétiques et extra-intra-diégétiques sont deux extrémités de la même ligne. L’apparition de la musique peut changer d’intra-diégétique à extra-diégétique et vice versa. Il se peut aussi qu’une apparition de la musique centrale intervient de façon extra-diégétique et dans une séquence qui suit la même musique devient intra-diégétique, parce qu’un des personnages la mentionne explicitement. Chion définit la différence entre la musique intra- et extra diégétique comme suit : « Il y a très fréquemment passage de musique d’écran (intra-diégétique) à musique de fosse (extra-(intra-diégétique), collaboration de l’un à l’autre, et souvent jeu avec l’interprétation du spectateur, amené à prendre pour musique de fosse ce qui s’avèrera rétroactivement être une musique d’écran, etc.., et à émettre des hypothèses variables. » Chion (1995 : 190). Cette confusion d’hypothèses nourrit l’incertitude qui à sa place crée l’attente dans le film. Dans les trois films la répartition intra- et extra-diégétique a été analysée et les résultats ont été visualisés dans le tableau 3 ci-dessous.

(29)

séquence Bleu T.M.D.M Gadjo d.

centrale Diégétique centrale Diégétique centrale Diégétique

1 + + + + - -2 + - + + - + 3 + - + + --> - + + 4 + - --> + + - + + > -5 + - - + --> - - + > -6 + - + + --> - - + 7 + - + - --> + - + 8 - + --> - - + - + 9 + - - - --> + - + 10 - - + - - + 11 + - + + - + > -12 + - - + - + 13 - -->+ + - + - --> + + 14 - - -->+ + + - -15 + - -->+ - + - + 16 + - - - - -17 + + + - + -18 + - + - + -19 + - - - --> + - --> + + 20 + - + + --> - + -21 xxx xxx + + - -22 xxx xxx + + - -Tableau 3

Une reprise de tableau 1 avec le statut diégétique des apparitions. Dans la colonne ‘Diégétique’ :

+ signifie musique intra-diégétique - signifie musique extra-diégétique

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eux-mêmes. Par contre, s’ils le concrétisent, comme dans Tous les matins du monde : ‘la musique me permet de revenir dans le passé’ (1.21.40 – 1.26.00) ils mettent des limites à la liberté d’interprétation de la musique. Alors l’incertitude de ce que peut signifier la musique est moins grande, et l’attente est moins activée dans ces cas de diégèses variables.

Dans Gadjo dilo, c’est grâce à la musique centrale que nous pouvons relier le protagoniste à son père qu’il a perdu. La musique devient alors une représentation d’un personnage. Mais les événements dans le film montrent qu’elle peut également représenter la culture d’un pays, en l’occurrence la Roumanie. Comme la musique dans Bleu fournit un lien avec le passé qui n’est pas agréable pour la protagoniste, Julie essaie de s’en débarrasser. Dans ce cas, la musique représente plutôt le temps du passé. Ce sens de la musique dans Tous les matins du monde est au début réservé exclusivement à Sainte-Colombe. Il est le seul à y trouver un refuge. Pour lui, la musique représente avant tout une sécurité conservatrice, un moyen d’accéder au passé, à l’époque où sa femme était encore vivante. Ces exemples montrent que la musique peut représenter un personnage, une culture, une action ou une problématique. De plus, selon Nasta, la musique est capable de faire continuer la narration dans un film. (1991:51) Cette constatation nous permet de poursuivre l’analyse des apparitions intra- et extra-diégétiques, parce que c’est la narration, la façon dont l’intrigue est racontée, qui donne des indices sur le rôle de la musique.

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Couleurs Bleu] is an incarnation of grief: its unwieldiness, lulls, rhythms, frightening unpredictability, bursts of aggression, nebulous sense of time, and utter emptiness. The film is a requiem composed in images. » (2004 : 264) Rien que le choix de ses mots indique qu’une analyse de Bleu nécessite aussi un regard sur la combinaison du son et de l’image. L’analyse de Marek Halthof fait preuve de ces mêmes caractéristiques. Il insiste dans The Cinema of Krzysztof Kieslowski (2004) sur la même structure thématique dans Bleu: «

Almost the whole story of Julie’s mourning and healing is told visually, with the help of Music, sound effects and effectively used blocks of silence. » (2004 : 129) Tout comme Kickasola, Halthof a adopté un point de vue visuel pour son analyse, mais il ne peut se priver de signaler le rôle de la musique et du son.

Dans Bleu, l’intrigue s’exprime aussi dans la combinaison des images et la musique, tout comme dans les autres films du corpus. La séquence où Julie vient chercher une partition de son mari après l’accident en est un bon exemple. Elle suit la partition de sa main, et ces images sont accompagnées du chœur en question. Dans ce cas, la musique n’est ni intra- ni extra-diégétique, mais elle se trouve entre les deux possibilités, donnant l’occasion d’interpréter le rôle de la musique de plusieurs manières. Il se peut que Julie, qui connaît le chœur, l’entende jouer mentalement. Nous ne savons pas si elle entend la musique en voyant les notes, mais cette synesthésie est possible, parce que l’origine de la musique n’est pas claire dans cette séquence. Si la source de la musique était dans le champ, cette considération ne serait pas prise en compte. Quand elle jette la composition (écrite) dans une benne à ordures, nous voyons que la partition est détruite dans le camion. La musique se dégrade en même temps en effets sonores, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. La destruction s’exprime donc aussi bien à travers les images que par la musique.

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l’accident. C’est le début de l’acceptation, le retour à la vie de tous les jours. La musique, qui fonctionne ici comme leitmotiv relie cette séquence à l’intrigue. Bleu est un film dans lequel la musique de Patrice ne cesse d’intervenir au moment où le lien avec le passé s’impose logiquement. Si, dans un premier moment, les bruits et le rythme et la musique apparaissent sans les images, l’interprétation de la séquence est plus libre qu’au moment où les images entrent dans la séquence. A ce moment-là, le sujet est concrétisé, et par conséquence, la musique y est superflue et disparaît aussitôt. Entre l’accident et l’hôpital, il y a un bref fondu où la musique est en effet absente. Cette transition dans l’espace et dans le temps ne nécessite pas de préparation. Cet exemple montre exactement l’effet que la musique peut engendrer dans l’intrigue. Dans la séquence où une journaliste vient voir Julie, la musique crée un certain suspense et donne encore lieu à plusieurs interprétations. La séquence est coupée en deux par un fondu au noir d’environ dix secondes qui est accompagné et précédé de la musique du concert. Après le « bonjour » de la journaliste, la musique se met au premier plan et fait un crescendo, alors que l’image disparaît en fondu au noir.

Dans la séquence (1.09.30 – 1.11.30) où Julie apprend que son mari a eu une maîtresse, un autre fondu au noir suit la question d’Olivier : « Qu’est-ce que vous voulez faire ? » Julie a apparemment de grandes difficultés à y répondre et cette difficulté est encore accentuée par l’intervention brusque de la musique. Elle repart aussi brusquement qu’elle est arrivée. Ce procédé technique semble permettre un instant de réflexion pour Julie et établit de nouveau un lien avec l’accident, le passé, et l’intrigue centrale. Ce n’est qu’après la reprise du plan que Julie répond à la question : « la rencontrer…» Les fondus au noir permettent de multiplier les interprétations possibles, elle pourra dire des choses comme « la tuer », « la confronter avec ses actions », « informer un avocat », etc., ce qui souligne la capacité de la musique centrale. C’est l’exemple par excellence d’une création d’attente. Comme spectateur, on veut savoir ce qu’elle va dire.

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possibilité que la musique est là pour d’autres raisons12 est plus probable. Quand la source

de la musique est visible, dans le champ, il n’y a qu’une constatation possible : la musique vient de cette source, elle est simplement là, ce qui réduit le nombre d’interprétations et l’incertitude sur le sens de la musique. Pour que l’attente soit plus importante, la musique doit être extra-diégétique et hors-champ.

Pour éviter des problèmes théoriques dans cette analyse, nous déterminerons de façon stricte la différence entre la musique intra et extra-diégétique. Comme nous pouvons parler de la même musique, qui peut apparaître deux fois de façon complètement différente, il est nécessaire de bien cadrer cette division. D’une part une apparition musicale intra-diégétique peut fonctionner comme acteur dans l’intrigue, d’autre part la même musique mais extra-diégétique peut fonctionner hors l’intrigue comme moyen de communication d’un cadre émotionnel et d’une ambiance.

Ces caractéristiques de la musique se présentent dans les trois films de notre corpus. Quand la musique se transforme d’intra-diégétique à extra-diégétique, il n’y a plus de certitudes de ce à quoi nous pouvons nous attendre. Les possibilités sont devenues plus nombreuses qu’avant ce changement. Le contraire se produit également, lorsque la musique passe d’une apparence extra-diégétique à une forme intra-diégétique. Dans ce cas la source de la musique est montrée dans le plan qui suit et devient donc plus concrète à ce moment là. Le début de Gadjo dilo en est un exemple. Dans les dix premières minutes nous le suivons dans un paysage glacé à son voyage à travers la Roumanie et nous n’entendons que le bruit de ses pas. Après une coupe franche, nous voyons Stéphane qui se trouve au milieu de la route et nous entendons une chanson. Une chanson extra-diégétique commence à jouer et Stéphane se met à danser au milieu de la route déserte. Suivant la musique extra-diégétique, il tourne en rond. La source de la musique, et le lien avec le récit ne sont pas clairs à ce point dans le film. Il n’est donc pas évident de distinguer strictement les apparitions de la musique. La chanson n’est pas intra-diégétique, mais le protagoniste suit la musique avec ses mouvements. La musique intra-diégétique se présente lorsque le protagoniste se trouve sur la route glacée. Devant lui, une charrette remplie de filles se met sur la route. Quand Stéphane demande aux filles si elles connaissent des musiciens, elles commencent tout de suite à chanter. Cette musique est à l’intérieur de cette intrigue, et fixée sur ce qui se passe dans la séquence. Il n’y a pas question de la même liberté

(34)

d’interprétation que dans la première séquence. Cette musique n’invite pas autant à proposer une interprétation que celle de la séquence d’ouverture.

Dans Bleu, le concert pour l’Europe que le mari de Julie était en train de composer, revient dans toutes les formes, intra-diégétique et extra-diégétique, en tutti d’orchestre ou en solo, joué par un violon ou par d’autres instruments. A part ces mélodies, il y a aussi la musique de la rue ou de la télévision, qui n’a pas un lien direct avec le concert ou avec l’intrigue. Dans la séquence où Julie écoute la musique du flûtiste dans la rue, la source est explicitement présente. Cette apparition de la musique exclut d’autres interprétations que celle que l’on aperçoit.

La séquence où Julie et Olivier travaillent ensemble à la composition de Patrice est une séquence où la musique se transforme d’intra-diégétique en extra-diégétique et vice versa. Les deux personnages jouent du piano, mais en même temps les groupes d’instruments qu’ils ajoutent à la partition (écrite) interviennent directement dans la bande sonore. Les sons d’un orchestre accompagnent la séquence. Lorsque Julie fait des corrections, la musique change tout de suite. Elle les fait explicitement : « au lieu du piano…une flûte ». Ces changements sont directement mis en pratique. Dans cette séquence, la musique n’est pas purement intra-diégétique, parce qu’il n’y a pas d’orchestre dans le salon où ils travaillent, mais la musique n’est pas purement extra-diégétique non plus, parce qu’ils jouent du piano de temps en temps. Dès que les sons de l’orchestre interviennent, on a l’intention d’y ajouter une signification plus abstraite sans qu’il y a un raison de le faire à ce niveau. Cela montre donc explicitement que l’attente est nourrie par le son et par des incertitudes dans l’intrigue.

(35)

M.M. «Je ne vaux rien… J’ai ambitionné le néant, j’ai récolté le néant. Du sucre, des louis… et la honte. Lui… il était la musique. Il a tout regardé du monde avec la grande flamme du flambeau. Je ne suis pas venu au bout de son désir. (*1) J’avais un maître… les ombres l’ont pris. (*2) Il s’appelait monsieur de Sainte-Colombe.» (4.50 – 6.00)

Au moment de l’astérisque (*1) la musique commence à jouer. Le deuxième astérisque (*2) représente le moment où la musique devient intra-diégétique. Après ce raccord coupe franche sur la bande images, la viole de Sainte-Colombe apparaît comme la source de la musique. C’est ici que la fonction de la musique est moins générale : elle ne sert plus à accompagner les paroles, mais elle obtient un rôle dans l’intrigue. La musique continue, mais elle redevient extra-diégétique. Ce changement donne encore une fois lieu à une multiplication d’interprétations possibles. La musique est reliée à l’événement de la mort lorsqu’elle est intra-diégétique. Si elle devient extra-diégétique, l’interprétation est moins concrète. Les apparitions de la musique peuvent alors se transformer, et concrétiser ou déconcrétiser la séquence dans laquelle elles jouent un rôle. Dans ce qui précède, nous avons vu qu’une présence extra-diégétique de la musique aide à déconcrétiser l’intrigue. La musique ajoute ainsi des lectures différentes à une séquence. Les interprétations d’une séquence qui contient de la musique extra-diégétique sont plus variées que celles d’une séquence où la musique est intra-diégétique. Cela engendre un effet d’curiosité, ce qui montre que l’attente dépend de la forme de la musique.

4.3 La structure et les séquences émotionnelles

Referenties

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