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Correspondance de Gijsbert Karel van Hogendorp (1762-1834) avec sa mère Carolina van Haren (1741-1812). Une formation morale, intellectuelle et sociale par le biais du français langue seconde

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3 Correspondance de Gijsbert Karel van Hogendorp (1762-1834) avec sa mère Carolina van Haren (1741-1812)

Une formation morale, intellectuelle et sociale par le biais du français langue seconde

Madeleine van Strien-Chardonneau*

Strien-Chardonneau, Madeleine van & Marie-Christine Kok Escalle (eds.), French as Language of Intimacy in the Modern Age. Le français, langue de l’intime à l’époque moderne et contemporaine. Amsterdam: Amsterdam University Press, 2017.

DOI: 10.5117/9789462980594/ch03 Abstract

In eighteenth-century Holland French as a second language was widely adopted by the upper classes. An excellent case in point is provided by the Van Hogendorp family, whose archives comprise numerous documents illustrating their use of French. In this chapter we study the correspond- ence between Gijsbert Karel van Hogendorp (1762-1834) and his mother Carolina van Haren which enables us to bring out the paradoxical nature of the use of French: the language used in this exchange of letters and thus part of the young man’s moral, social and intellectual upbringing is also the medium through which he becomes aware of his identity as a Dutchman.

Keywords: Gijsbert Karel van Hogendorp (1762-1834), Low Countries, eighteenth century, French as second language, bilingualism, education in French, correspondences

* LUCAS, Leiden University Centre for Arts in Society, Universiteit Leiden

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Contexte historique et familial

Langue des réfugiés protestants au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, langue du commerce international, langue de la diplomatie, de la Répu- blique des lettres, le français acquiert progressivement le statut de langue de ‘distinction’ auprès des élites néerlandaises. En dépit des résistances savantes – au profit du néerlandais

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– contre cette hégémonie grandissante du français, en dépit des critiques virulentes au cours du dix-huitième siècle dans la presse francophone aussi bien que néerlandophone contre le mépris (supposé) des élites vis-à-vis de leur langue maternelle et partant des antiques vertus bataves, en dépit de la concurrence dans la seconde moitié du siècle de l’allemand et l’anglais,

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le bilinguisme néerlandais-français est courant. En témoignent de nombreux documents en français conservés dans les archives des Pays-Bas, journaux de voyage, journaux personnels, poésies de circonstance, alba amicorum, Mémoires, correspondances.

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Ces correspondances ne concernent pas seulement un échange épistolaire avec des étrangers non néerlandophones mais sont fréquentes également entre parents et amis spécialement dans les milieux du patriciat et de l’aristocratie.

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La famille patricienne des Van Hogendorp offre un cas exemplaire de ces pratiques du français aussi bien dans la sphère publique que privée.

Ses archives, très riches, conservées aux Archives nationales à La Haye,

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offrent, sur trois générations des exemples intéressants pour les usages écrits du français, les rapports avec le néerlandais car les documents en cette langue sont également nombreux, ainsi que pour l’évolution progressive du bilinguisme au plurilinguisme.

1 Ainsi Pieter Rabus (1660-1712) crée en 1692 le premier périodique scientifique en néerlandais, De boekzaal van Europe (Frijhoff, ‘Multilingualism in the Dutch Golden Age: An exploration’, 117).

2 Frijhoff, ‘Multilingualism in the Dutch Golden Age: An exploration’, 125-126; Frijhoff, ‘Amitié, utilité, conquête ?’.

3 Van Strien-Chardonneau, ‘Écrits en français dans les archives hollandaises’ ; ‘The Use of French among the Dutch Elites in Eighteenth-Century Holland’.

4 Frijhoff, ‘La formation des négociants de la République hollandaise’, 194. Dans cet article il est noté que si les négociants reconnaissent l’utilité de la langue française pour la vie professionnelle, ils restent réservés quant à son usage dans la vie quotidienne et se démarquent de la culture des classes dirigeantes dont la francisation est vue comme ‘synonyme de mollesse, de préciosité et de maniérisme […] par opposition aux antiques et robustes vertus bataves symbolisées par l’utilisation de la langue néerlandaise’. Ruberg, Conventionele correspondentie, 64-70. Ces pages traitent de l’utilisation du français dans un corpus de 2300 lettres des élites néerlandaises pour la période 1770-1850.

5 Nationaal Archief, toegang 2.21.006.49, Van Hogendorp.

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Gijsbert Karel van Hogendorp (1762-1834) est le membre le plus connu de cette famille du fait du rôle important qu’il a joué dans la vie politique néerlandaise: se tenant à l’écart de la sphère publique à partir de 1795, pendant la période dite française, à cause de ses convictions orangistes, il devint en décembre 1813 le premier ministre des Affaires Étrangères du nou- veau Royaume des Pays-Bas; il rédigea le texte des premières constitutions néerlandaises, celles de 1814 et de 1815 et il a occupé d’importantes fonctions (vice-président du conseil d’État, ministre d’État) jusqu’en 1819. Il a laissé un nombre considérable d’écrits, qui du fait de sa position, mais aussi par sa volonté délibérée, ont été conservés: parmi ces écrits,

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nombre de textes en français: correspondances (avec sa mère, ses frères et en particulier son frère aîné Dirk, ses sœurs), journaux personnels, journal de voyage, essais divers, certains à portée autobiographique, d’autres portant sur des questions sociales, économiques et surtout politiques, publiés, mais aussi manuscrits.

Nous nous intéressons ici plus spécialement à la correspondance entre Gijsbert Karel et sa mère Carolina van Haren, de 1773, date à laquelle il part avec son frère aîné Dirk à Berlin, à l’école militaire fondée en 1717 par le père de Frédéric II,

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jusqu’à 1812, année du décès de Carolina. Nous utilisons en complément quelques-unes des lettres échangées avec sa sœur Antje (Annette) et son frère Dirk ainsi que des fragments autobiographiques rédigés conjointement à la correspondance et des journaux personnels.

La correspondance entre Carolina et Gijsbert Karel se fait exclusive- ment ou presque en français. Cette pratique qui commence à décroître en

6 Gijsbert Karel van Hogendorp a songé de bonne heure à conserver ses écrits: ‘Ces matériaux pourront un jour servir à composer un ensemble que je n’entrevois pas encore. Car à mesure qu’on s’éloigne d’une époque, on y voit plus clair, et les idées se rangent naturellement ; que si on se fie absolument à sa mémoire, il y a des idées, qui se perdent, pour avoir été longtemps isolées, au lieu qu’en les notant, il arrive, qu’après plusieurs années écoulées, on est dans le cas de leur assigner une place ignorée dans le commencement (v. 1790). [Le français de G.K. van Hogendorp a été modernisé pour faciliter la lecture]. Et en 1829, il note: ‘Ik heb om zoo te spreken geleefd met de pen in de hand, niet voor anderen, maar voor mijzelve. [J’ai vécu pour ainsi dire la plume à la main non pour autrui mais pour moi-même].’ (Brieven en Gedenkschriften, III, 46) ; Ces écrits ont été publiés partiellement à la fin du dix-neuvième siècle, Brieven en Gedenkschriften van Gijsbert Karel van Hogendorp (1866-1903).

7 Le père, Willem van Hogendorp, malheureux en affaires, part en 1773 pour les Indes néerlandaises, espérant y refaire fortune (il disparaîtra en mer sur le chemin du retour en 1784). Carolina reste en Hollande avec leurs six enfants. C’est grâce à la protection de la femme du stathouder Guillaume V, la princesse Wilhelmine de Prusse, que les deux fils aînés purent suivre cette formation à l’école des cadets de Berlin. En 1778, Gijsbert Karel devient page à la cour de Frédéric II, puis il est attaché en 1779 à la suite du prince Henri de Prusse ; il retourne en septembre 1781 en Hollande.

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Hollande dans le dernier quart du dix-huitième siècle,

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Carolina l’avait très certainement héritée de son milieu familial où il était courant de s’écrire en cette langue. Son père, Onno Zwier van Haren (1713-1779) et son oncle Willem van Haren (1710-1768), qui ont laissé des œuvres littéraires en néer- landais, ont reçu une éducation bilingue et l’on conserve une nombreuse correspondance en français entre les deux frères ainsi qu’avec leur père et leur mère. On conserve aussi des lettres en cette même langue des enfants d’Onno à leurs parents ou entre eux.

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Carolina van Haren poursuit donc cette tradition avec ses fils aînés.

Une éducation dispensée par le biais de la correspondance en français par la mère

Les Mémoires de Dirk van Hogendorp, le frère aîné de Gijsbert Karel, nous apprennent que Carolina s’est occupée avec grand soin de l’éducation de ses deux aînés dans leur enfance.

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Après la ruine de la famille et le départ du père en 1773 pour les Indes néerlandaises, se retrouvant seule avec 6 enfants, elle doit assurer l’avenir de ces derniers. Soucieuse de continuer à veiller sur ses deux fils aînés, elle entretient avec eux une correspondance suivie pendant toute la période de leur séjour à Berlin.

L’historienne néerlandaise Willemijn Ruberg fait ressortir dans ses tra- vaux

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l’importance de la lettre comme outil pédagogique, notant le double idéal éducatif qui se dessine dans cette pratique épistolaire: d’une part, en conformité avec les conceptions nouvelles sur l’éducation des enfants qui se manifestent dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le respect de la personnalité de l’enfant et le renforcement du lien d’affection et de confiance entre parents et enfants, d’autre part la formation d’individus maîtrisant les codes et les comportements de leur milieu social, à savoir celui des élites. Notant que divers historiens de la famille ont utilisé les

8 Ruberg, Conventionele correspondentie, 64-70. Ces pages traitent de l’utilisation du français dans un corpus de 2300 lettres des élites néerlandaises pour la période 1770-1850. Ruberg précise que pour la période 1750-1780, 32% des lettres sont écrites en français, pour la période 1780-1810, 19%, 1810-1840, 18% et 1840-1870, 15%. La correspondance des Van Hogendorp n’est pas incluse dans ce corpus.

9 Van Vliet, Onno Zwier van Haren (1713-1779), 45, 230-232.

10 Van Hogendorp, Mémoires, 2-5.

11 Ruberg, Conventionele correspondentie, chapitre 3 ‘Kinderbrieven’, chapitre 4 ‘Adolescen- tenbrieven’; ‘Letter Writing and Elite Identity’, 3-4, 249-258; ‘Children’s correspondence as a pedagogical tool in the Netherlands (1770-1850)’, 295-312.

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correspondances essentiellement comme source d’information sur la vie privée, elle insiste à juste titre sur l’instrument de socialisation que représente la pratique épistolaire et sur les limites imposées à l’expression de la subjectivité.

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La correspondance est certes une pratique de socialisation, c’est aussi une activité qui n’est pas strictement confinée à la sphère privée et intime car nombre de lettres sont lues à haute voix en société ou circulent dans le cercle familial ou amical. D’autre part, l’écriture de la lettre est régie par le code socio-culturel qui la sous-tend.

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Néanmoins, on peut constater, comme l’a fait Marie-Claire Grassi, qui a étudié un corpus de lettres intimes de la noblesse française entre 1700 et 1800, l’irruption du moi dans un discours par ailleurs codé.

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Nous voudrions montrer comment ce double aspect est présent dans la correspondance entre Carolina et Gijsbert Karel avec, chez le jeune homme, un apprentissage progressif de l’analyse introspective.

Carolina écrit chaque semaine et parfois plus, à ses fils, exigeant d’eux au minimum une réponse hebdomadaire. A la différence de son frère aîné, Dirk, Gijsbert Karel est obéissant et ponctuel

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et dans les débuts du séjour à Berlin, écrit presque tous les jours.

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Dans les lettres de Carolina à Gijsbert Karel, on lit le souci de la mère attentionnée, s’inquiétant de la santé du jeune garçon qui est de complexion fragile, les soins apportés à sa formation morale et au développement de ses compétences sociales. La formation intellectuelle est assurée par les professeurs de l’école militaire à Berlin, par son mentor et ami, Johan Erich Biester, qui initie Gijsbert Karel à l’allemand et à l’anglais ainsi qu’au grec et au latin. C’est d’ailleurs Carolina qui semble avoir conseillé à son fils d’étudier le latin.

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Elle suit de près ses études par l’intermédiaire des

12 Ruberg, ‘Letter Writing and Elite Identity’, 3-4, 249: ‘Historians of the family have mostly used correspondence as a source unveiling intimate, private details of individuals or daily life in the past. Another approach to correspondence, that has increasingly been applied, is a focus on the writing process itself: to study correspondence as a social practice’.

13 Bossis, La lettre à la croisée de l’individu et du social, 9-10.

14 Grassi, ‘La correspondance comme discours du privé au XVIII

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siècle’, 180-183.

15 Dirk, l’aîné, était beaucoup plus désinvolte en la matière, voir Mémoires, 10: ‘Ma bonne mère entretenait toujours une correspondance fort suivie avec nous. Elle nous écrivait au moins une fois la semaine et désirait que nous en fissions autant. Mais il ne m’arrivait que trop souvent de négliger ce pieux devoir, et j’en éprouve encore aujourd’hui des regrets’.

16 Van Meerkerk, De gebroeders van Hogendorp, 33.

17 Gijsbert Karel écrit à sa mère: ‘Le latin est pourtant le premier fondement de votre espoir, que je devienne capable d’entrer dans le civil’ (lettre du 14 septembre 1779 citée dans Verberne, Gijsbert Karel’s Leerjaren, 69).

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informations détaillées qu’il lui en donne et grâce aux lectures qu’elle fait elle-même pour être en mesure de suivre ses progrès intellectuels. Gijsbert Karel la tient au courant de ce qu’il lit. Il évoque ainsi en 1774 – il n’a pas encore 12 ans – les Contes moraux de Marmontel et en tire de petites leçons de morale. Incité par sa mère à écrire des comptes rendus de ses lectures – c’est un exercice couramment recommandé par les pédagogues – il lui fait part de ses commentaires et lui confie préférer le conte ‘L’amitié à l’épreuve’

parce que les ‘passions y sont naturellement peintes’ et surtout parce qu’il approuve ‘l’amour combattu par l’amitié dans l’âme de Nelson’.

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Plus âgé, dans les années 1780, il détaille avec enthousiasme son programme d’études:

latin, histoire naturelle, géographie, anglais, sans oublier la grammaire et la littérature allemandes.

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On voit au cours de cet échange épistolaire entre mère et fils, le jeune gar- çon grandir, se former, évoluer, tandis que ses lettres gagnent en consistance et en profondeur. Au début du séjour, en 1775, ce sont parfois des plaintes sur le menu spartiate de l’école militaire

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ou bien de petites manifestations de vanité: ainsi Gijsbert Karel est tout fier des compliments reçus pour son jeu théâtral lors d’une soirée chez l’ambassadeur de la République à Berlin, le comte van Heyden

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. Les deux frères se vantent auprès de leurs camarades de leurs brillantes relations, ils voudraient aussi avoir de beaux vêtements au lieu de leurs uniformes de cadets pour aller dans le monde.

Carolina leur fait la leçon: ‘Osez aller chez le comte de Heyde comme le Roy vous équipe, distinguez-vous par votre honnêteté, votre douceur, votre complaisance: n’ayez pas honte d’être pauvre’.

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Diverses admonestations maternelles du même ordre laissent à penser que Carolina, consciente que la ruine familiale a été en partie causée par le train de vie luxueux mené par son époux, semble attachée aux valeurs bourgeoises de simplicité voire de frugalité, d’esprit de sérieux et de travail, souvent considérées d’ailleurs comme typiquement hollandaises et veut les inculquer à ses fils.

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Elle n’aura

18 Cité dans Verberne, Gijsbert Karel’s Leerjaren, 28.

19 14, 21 février 1780, Brieven en Gedenkschriften, I, 31, 33.

20 ‘J’ai souvent bien faim, surtout quand nous avons du riz bouilli dans l’eau sans sauce, sans beurre et sans sucre, avec une pièce de bouilli moitié os’ (17 octobre 1775).

21 Lettre du 26 novembre 1775, voir Verberne, Gijsbert Karel’s Leerjaren, 25.

22 Lettre du 3 décembre 1775, ibidem.

23 Cet apprentissage des valeurs bourgeoises par le biais épistolaire est présent dans le corpus étudié par Ruberg, ‘Children’s correspondence as a pedagogical tool’, 308: ‘The acquisition of writing skills was inextricably interwoven with learning moral and bourgeois values’.

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que peu de succès auprès de Dirk mais Gijsbert Karel tiendra compte des leçons de sa mère.

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Trois ans plus tard en 1778, le jeune garçon a grandi et il commence à se livrer à des essais d’autoanalyse: s’y dessine un caractère dont l’un des traits majeurs est l’ambition:

Enfin je persévérerai jusqu’à la fin à tout employer à réussir et si ça ne réussit pas, rien au monde ne pourra me consoler. Car y a-t-il affaire au monde où il puisse y aller de mon bonheur comme dans celle-ci? Tous les cadets de mon âge – de ma grandeur – de ma santé – de mes forces sont ou seront encore placés, et que fait Hogendorp? – il reste – et pourquoi? – apparemment parce qu’il est incapable de sortir. Ne dois-je pas m’attendre à ce raisonnement - là? A des raisonnements pis encore? Qu’y opposer?

[…] Quelle consolation pour moi? Ou bien il faut perdre ce désir de se distinguer, cette ambition nécessaire à l’homme vertueux; ou bien il me tourmentera nuit et jour, il changera mon humeur, il affaiblira ma santé, il dévorera mon intérieur, il me rendra complètement malheureux.

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Ce trait de caractère se confirme comme en témoigne en 1780 ce passage dans lequel le jeune homme s’interroge sur lui-même:

Je sais bien, ma chère mère, que je sens et parle souvent d’un ton trop fier, pardonnez-le à mon ardeur à surpasser – à me surpasser; j’aimerais tant à me perfectionner à vue d’œil de corps et d’âme, à ne me plus retrouver presque dans le moi de jadis. Peut-être suis-je trop faible pour tous ces beaux projets, mais tant que je me sens des forces, je veux les employer toutes.

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Apparaît aussi dans cette correspondance la figure si chère en ce dix-huit- ième siècle finissant de la mère éducatrice mise en scène aussi bien dans les textes de fiction que dans les ouvrages à portée pédagogique.

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Gijsbert Karel souligne d’ailleurs lui-même, avec respect et reconnaissance, ce rôle maternel incarné – et également immortalisé pour la postérité – dans l’abondant échange épistolaire:

24 Van Meerkerk, De gebroeders van Hogendorp, 34.

25 Lettre du 4 avril 1778, voir Verberne, Gijsbert Karel’s Leerjaren, 34.

26 Lettre du 13 mars 1780, Brieven en Gedenkschriften, I, 41.

27 Pour le contexte néerlandais, voir Bakker, Noordman & Rietveld-van Wingerden, Vijf eeeuwen opvoeden in Nederland, ‘Idealisering van het moederschap’, 183-184.

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Je relis en ce moment encore, ce que vous dites du compte à rendre au cher père. Eh! Qu’avez-vous à craindre? Quand nous tous, témoins vivants de vos soins et de vos peines n’existerions plus, quand tous ceux qui vous connaissent comme mère se tairaient, quand vous-même seriez morte – votre mémoire n’est-elle pas justifiée – glorifiée par ce tas de lettres, où vos inquiétudes, vos avis, vos louanges, vos menaces, vos encouragements – tout votre cœur maternel, sont peints. Et vous craignez ce compte! (21-8-1780).

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Cette mère exemplaire cependant n’est pas une mère de roman. Soucieuse du comportement de son fils aîné qui se laisse séduire par la passion du jeu, elle n’hésite pas à demander au cadet de lui rendre compte des faits et gestes de son frère.

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Vis-à-vis de Gijsbert Karel, beaucoup plus docile, elle se montre parfois quelque peu tyrannique: à mesure que le jeune homme avance en âge, on voit se dessiner au fil de la correspondance un processus progressif d’émancipation de la part du fils toujours respectueux mais de plus en plus désireux de préserver son indépendance. Ainsi, en 1782, alors qu’il est rentré en Hollande, il réplique assez sèchement à ses récriminations:

Vous voulez pénétrer ma conduite en me forçant à me justifier de vos plaintes. Mais hélas voilà tout le mystère. Ma conduite est naturelle et nullement mystérieuse. Vous qui trouvez de l’art, que je déteste, dans mes actions, vous aurez par là même toujours des plaintes à faire.

et il termine sa lettre sur un ton impérieux: ‘Je vous parle avec la confiance d’un fils jeune homme. Ne demandez pas celle d’un fils enfant’.

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Le français langue de l’introspection

Gijsbert Karel, endosse à son tour, auprès de ses sœurs, le rôle de mentor, également par le biais de l’échange épistolaire. Dans ce fragment de lettre

28 Brieven en Gedenkschriften, I, 31.

29 Van Meerkerk, De gebroeders van Hogendorp, 52.

30 Brieven en Gedenkschriften, I, 215-216. Dans une autre lettre quelque peu postérieure (30 oc- tobre 1782), Gijsbert Karel s’affirme de nouveau vis-à-vis de sa mère: ‘Enfin ma chère mère, je compte cet hiver étudier pour mon goût, mon devoir et mon sort, contribuer à l’agrément de votre vie et à l’éducation raisonnable de mes sœurs, et voir le monde […] Vous ne m’interromprez pas dans cette course en vous arrêtant à des bagatelles’ (Ibidem, I, 217).

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à sa sœur préférée, Annette, se manifeste outre les sentiments d’affec- tion fraternelle, une propension à la réflexion sur soi, déjà présente dans l’échange avec sa mère et qui, ici, ressort d’une certaine façon à l’examen de conscience:

L’exposition naturelle de vos bonnes qualités, comme de vos défauts, me marque combien vous avez de confiance en moi. Que je suis heureux!

Nous nous sommes souvent dit, ma chère sœur, que nous nous aimons, mais vous me le dites par des effets. Que vous répondre? Connaître ses défauts, comme vous le faites, est, je crois, tout ce qu’il faut pour s’en corriger. […] Vous me dites que vous ne savez pas supporter beaucoup;

hélas, ma chère sœur! C’est aussi mon cas; je sais agir, prendre parti, me décider dans l’instant, mais je ne sais supporter, – et non seulement des hommes, mais en général des événements contraires. Peut-être l’âge me changera beaucoup sur ce point, et avec les peines que j’emploie à ma correction, vous me verrez peut-être plus tolérant l’an prochain (14-8-1780).

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Il semblerait que le français soit propice à l’analyse de soi et d’autrui, propice également à l’expression intense de sentiments personnels et d’émotions où se combinent amour de la nature, interrogation existentielle, nostalgie du pays natal comme dans cette lettre à sa mère:

Je jouis à présent tous les matins du soleil, moi, mon arbre, mes fleurs.

Ces prémices de l’été font un effet extraordinaire sur moi. Ce matin, je me sentais si impatient, si inquiet d’acquérir, – quoi? Je n’en savais rien.

J’aurais dû sortir, courir, voir la nature, traverser un champ, me rafraîchir sous un arbre, me remettre au soleil, voir des gens, qui, travaillant à la sueur de leur visage chantent de joie. Je fis tout cela avant-hier, et je m’en trouvais à merveille, je ne sais quel démon m’a retenu aujourd’hui. L’eau me rappelle toujours la Hollande; quand je vois le moindre vaisseau, comme avant-hier, mon cœur saute de joie, je ne puis plus respirer dans mes habits; j’ouvre toute ma veste, et pleure presque quand je reviens, comme j’y suis allé, de ma patrie sur les ailes de l’imagination (13-03-1780).

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La lecture d’ouvrages français a pu favoriser une démarche introspective.

Celle des Confessions de Rousseau, qui viennent alors tout juste de paraître,

31 Ibidem, I, 52.

32 Ibidem, I, 40.

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a fait forte impression sur le jeune homme comme on peut le lire dans une lettre (1782), adressée à la comtesse de Zinzendorff, qui a joué un peu pour lui le rôle d’une seconde mère lors de son séjour à Berlin:

Je vous envoie les Confessions de Jean-Jacques. Ce dernier de ses ouvrages m’a prêché plus que tout autre, plus qu’aucun exemple au monde encore, et l’indulgence et la tolérance. Il me semble qu’un homme qui refuse de fortes pensions des grands, parce qu’il se connaît trop faible pour les servir ainsi qu’ils veulent l’être de ses talents, et qu’il répugne à en faire usage au mal qu’ils pourraient demander de lui, est un homme vertueux; mais Rousseau jusqu’à l’âge de 23 ans ne l’était certes pas. Jusqu’alors il semble qu’il n’était encore rien par principes, et que la mauvaise compagnie l’avait fort corrompu. Je ne veux donc plus désespérer du vicieux, qui possède son esprit, c’est-à-dire celui de voir et ses erreurs et leurs causes et les moyens de s’en défaire. Et pourtant cette correction est si difficile, et telle est la force de l’habitude du mal, que Rousseau nous apprend dans ses Rêveries avoir menti, peu avant d’avoir composé ses Confessions.

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De cette même époque où Gijsbert Karel lit Rousseau, datent des ébauches de journaux intimes en français, Réflexions aussi bien qu’en néerlandais, Mijmeringen. 1782, qui traitent du même sujet: l’ambition du jeune homme désireux de jouer un rôle au service de sa patrie.

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Dans le texte en français, Gijsbert Karel examine l’impact de ce désir sur son humeur, analyse son caractère, et conclut en se fixant un plan de conduite: ‘Conclusion. Je dois être actif, et ‘moi’, au-dessus de mille frivolités, et ne pas ambitionner la gloire d’y exceller, me faire valoir dans la plus exacte manière afin de n’être ni le jouet des autres, ni taxé de fierté’ (I, 223).

Dans le texte en néerlandais, il ne se livre pas une auto-analyse mais examine de façon concrète la démarche et les activités – entre autres les études à entreprendre – pour satisfaire cette ambition. Il faut certes tenir compte du fait qu’à cette époque il s’exprime plus aisément en français qu’en néerlandais, mais on remarque un contraste analogue dans la cor- respondance que son frère aîné Dirk a entretenu avec lui de 1783 à 1797

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: la majorité des lettres de Dirk sont écrites en français, celles qui le sont en néerlandais sont en général beaucoup plus factuelles. On pourrait avancer, avec une certaine prudence, que le français semble, chez lui aussi, faciliter

33 Ibidem, I, 221.

34 Ibidem, I, 222-224, 225-227.

35 Correspondentie van Dirk van Hogendorp, 125-192.

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l’expression de sentiments personnels et une certaine forme d’introspection.

C’est aussi la langue de l’intimité avec un frère dont il fut très proche. Il le rappelle dans ses Mémoires: ‘Mon frère Gijsbert Charles est né un an après moi […] Je fus élevé avec mon second frère: maîtres, études, plaisirs, peines, tout était commun entre nous’.

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Il utilise davantage le néerlandais avec ses frères plus jeunes.

Les lettres que Gijsbert Karel écrit à sa mère pendant son voyage en Amérique (1783-1784)

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sont remplies d’une part de longues considérations sur ses sentiments et son caractère, d’autre part de nombreuses réflexions d’ordre économique, politique, philosophique influencées peut-être par la lecture de Montesquieu qu’il admire.

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Prise de conscience identitaire: se ‘renationaliser’

Lorsque Gijsbert Karel apprend en 1781 qu’il doit rentrer sous peu en Hol- lande, il annonce à sa mère: ‘Je lirai beaucoup de hollandais à présent, ma chère mère, et je vous prie de me faire écrire dans cette langue par mes sœurs, et vous-même, je vous prie, écrivez-moi ainsi en partie. Je répondrai de mon mieux’ (5-02-1781).

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Pénétré du désir de se rendre utile à la société, il affiche, un mois plus tard, son intention de jouer un rôle important dans sa patrie et il annonce la nécessité de se ‘renationaliser’ et la crainte de ne pas y réussir: ‘Si je veux un jour parvenir dans mon pays à quelque chose, n’est-il pas à craindre qu’en y revenant trop tard, je n’y revienne trop fait pour me renationaliser assez?

Et voudra-t-on un étranger, que je serai?’ (3-03-1781).

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L’expression du désir de réapprendre le néerlandais, la langue du pays d’origine, est ici clairement associée à la sphère publique et au rôle qu’il veut y jouer.

A sa demande d’utiliser le néerlandais dans la correspondance, sa mère répond en lui expliquant que sa langue maternelle en compte en fait trois:

la langue des livres (le latin), la langue de la conversation policée et de

36 Van Hogendorp, Dirk, Mémoires, 2.

37 Brieven en Gedenkschriften, I, 244-358.

38 Lorsque l’on compare ces lettres de Gijsbert Karel et le journal (en néerlandais) tenu par le patricien Carel de Vos van Steenwijk qui fait ce même voyage, on ne peut qu’être frappé par le contraste qu’offre le récit minutieux, détaillé et factuel de ce dernier (Vos van Steenwijk, Een grand tour naar de nieuwe republiek: journaal van een reis door Amerika, 1783-1784).

39 Brieven en Gedenkschriften, I, 80.

40 Ibidem, I, 84.

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la correspondance (le français), la langue parlée (le néerlandais) pour converser avec les simples citoyens et s’assurer leur sympathie; il serait utile de les connaître toutes les trois.

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La dimension politique attachée à la maîtrise du néerlandais parlé,

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le caractère de distinction sociale atta- ché au français (le latin étant la langue de la haute culture, requise pour exercer des charges administratives

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) ressort clairement de ces propos. Si Carolina s’est employée, au cours de l’échange épistolaire, à inculquer à son fils les valeurs bourgeoises de simplicité, frugalité, travail, d’utilité sociale également – comme il ressort de la citation ci-dessus, Gijsbert Karel a retenu la leçon – elle n’oublie pas une des marques distinctives de son milieu que constitue cet usage du français et affirme, ce faisant, sa conscience de classe.

44

Le jeune homme se livre à un réapprentissage sérieux du néerlandais, étudie la grammaire dont il déplore le manque de règles claires, lit des auteurs néerlandais, surtout des historiens et s’exerce au néerlandais écrit par le biais de la correspondance. Carolina accepte d’aider son fils, lui envoie des livres, entrelarde parfois ses lettres de quelques paragraphes en néerlandais (elle préfère cependant écrire en français), corrige ses erreurs comme il le lui a instamment demandé,

45

mais c’est surtout à sa sœur Antje/

Annette que Gijsbert Karel osera écrire dans un néerlandais fourmillant de germanismes et de gallicismes.

46

Il s’applique également, pour s’exercer, à noter ses remarques personnelles en néerlandais, on conserve par exemple un fragment d’un journal datant de 1781 dans lequel il s’interroge sur sa santé et examine le régime qu’il doit suivre.

47

Au cours de ce réapprentissage de la langue maternelle (l’élève est sérieux et progresse rapidement), on constate une certaine distanciation

41 Beaufort, Gijsbert Karel van Hogendorp, 37.

42 Carolina devait certainement être consciente de la nécessité de maîtriser le néerlandais, cette langue étant, pour les garçons, indispensable dans une carrière militaire ou politique (voir Van der Vliet, 45, sur l’éducation bilingue d’Onno et Willem van Haren, père et oncle de Carolina).

43 Frijhoff, ‘Le statut culturel du français dans la Hollande prémoderne’, 37.

44 A titre de comparaison, l’aristocrate Belle de Zuylen (Isabelle de Charrière) insiste, elle aussi, auprès de son jeune neveu néerlandais Willem René van Serooskerken pour qu’il apprenne le latin et qu’il maîtrise aussi bien le néerlandais que le français (Van Strien-Chardonneau, ‘Lettres (1793-1805) d’Isabelle de Charrière à son neveu’, 86-93).

45 Dans une lettre en néerlandais (24-03-1781), mais encore signée ‘Charles’, la version française de son prénom utilisée par les membres de sa famille, (Brieven en Gedenkschriften, I, 90-92).

46 Voir, entre autres, lettre de septembre/octobre 1781, I, 210-211.

47 Brieven en Gedenkschriften, I, 218-220.

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par rapport au français, qui se manifeste de deux façons: tout d’abord par une réappréciation du néerlandais que les lectures lui font redécouvrir:

J’ai lu ‘Friso’; et ma langue et Van Haren

48

commencent à me plaire beau- coup. Elle a une énergie dont le manque me fait mépriser la française.

Ne craignez pas que je ne sache, une fois en Hollande, bientôt à fond ma langue. D’ailleurs avec le grand secours de ma mère! (7-05-1781).

49

Cette distanciation se traduit aussi par une critique du modèle culturel transmis par le français. La fadeur implicite du français opposée à l’éner- gie du néerlandais rappelle les commentaires virulents des Spectateurs hollandais, dénonçant la féminisation – sous la pernicieuse influence française – des mœurs des élites, qui ont oublié les robustes et viriles vertus des anciens Bataves.

Sans vraiment développer cette thématique, Gijsbert Karel note ce- pendant cette influence, dangereuse, que peut exercer une langue par les valeurs qu’elle véhicule, d’où la nécessité d’une dissociation entre la langue, ici le français, et ces valeurs, comme on peut le lire dans ce commentaire sur un jeune homme de sa connaissance:

J’ai eu une conversation avec le jeune Ivoy, qui lit assez, mais rien que du français ou du moins traduction en français. C’est dommage de tous ces jeunes gens. Le génie de cette langue est si différent de celui de la nôtre, tout y a une tournure à soi, auquel l’esprit se plie enfin. Et que peut-il arriver de plus pernicieux à une nation que de se plier ainsi sur un voisin puissant, monarchique, ambitieux, perfide, même envers elle! Voilà ce qui rend peu à peu esclave, à commencer par les mœurs et la façon de penser, jusqu’à ce que la contagion se répande jusque sur le gouvernement dont il sape les principes. (9-01-782).

50

On constate ici une conscience aigüe du génie de la langue, du lien entre langue, pensée et mœurs, entre langue et nation, peut-être sous l’influence de penseurs allemands découverts lors de son séjour à Berlin,

51

ainsi que

48 Gevallen van Friso, 1741 de Willem van Haren (1710-1768), grand-oncle maternel de Gijsbert Karel: épopée relatant l’histoire d’un héros frison.

49 Brieven en Gedenkschriften, I, 106.

50 Ibidem, I, 213-214.

51 Il se pourrait que Gijsbert Karel qui s’est passionné pour la littérature allemande à Berlin, ait été influencé par certaines idées propagées par le romantisme allemand sur le lien entre langue et nation. (Voir Offord et al., French and Russian in Imperial Russia, II, Language attitudes

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des liens étroits entre pratique d’une langue seconde et contexte politique.

Par ailleurs, d’autres passages de la correspondance révèlent une prise de distance par rapport au modèle social français, celui du petit-maître, spirituel et superficiel.

52

Dans cette critique de la superficialité française, Gijsbert Karel est loin d’être le seul. Plus âgé, c’est le rejet de l’esprit des Lumières français qu’il exprime dans son Journal d’Adrichem (1808-1809).

Francophonie et gallophobie peuvent très bien aller de pair. Il lit avec intérêt des ouvrages français, Mémoires et ouvrages historiques, mais ses commentaires positifs sur la qualité de ces livres, s’accompagnent d’un regard fort critique sur la France: ‘Dans cette série d’ouvrages que je viens de lire et qui renferment plus d’un siècle et demi, je vois se préparer en France un esprit d’irréligion et d’immoralité, qui a fini par la bouleverser et qui n’a que trop infecté l’Europe’.

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Le français langue de prédilection de l’écriture de soi?

Tout en utilisant de plus en plus le néerlandais dans des brochures sur des sujets d’ordre social, économique et surtout politique, Gijsbert Karel reste cependant fidèle à l’usage du français dans la correspondance et dans la tenue de journaux personnels: si le journal rédigé pendant la révolution de 1787 est purement politique

54

, celui tenu lors d’un voyage d’affaires en Allemagne en 1798 est d’un ton très personnel, il est d’ailleurs expressément destiné à sa femme – on voit ici un exemple de la différence parfois ténue entre journal et correspondance. Le scripteur y rapporte ses impressions sur les paysages, ses sentiments, ses pensées avec des accents qui rappellent ceux de la lettre à sa mère citée ci-dessus. On y trouve les mêmes thèmes propres à l’expression du moi, interrogation existentielle sur le sens de la

and identity, 5: ‘The status of language among the possible marker of national identity rose towards the end of the eighteenth century and at the beginning of the nineteenth as a result of the Romantic and nationalist movements. […] It was ultimately German Romanticism that shaped the paradigm of linguistic ideology according to which a people’s nationhood, character and land are inextricably bound up with language’). On sait que Gijsbert Karel a rencontré le philosophe Johann Georg Hamann (Verberne, Gijsbert Karel’s Leerjaren, 82, 83, 102, 164).

52 Aussi longtemps que M. de Ternan était avec moi, il entrait plus d’esprit dans la conversation, car les Français en savent mettre jusque dans le sentiment, qui semble être moins profond en eux (lettre à sa mère, 10-12-1783, Brieven en gedenkschriften, I, 269).

53 Van Hogendorp, G.K., Journal d’Adrichem, 131.

54 Journal de G.K. van Hogendorp pendant les troubles de 1787. Il contient un portrait du stathouder Guillaume V, d’une grande finesse psychologique (25-26).

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vie, sensibilité à la nature et tout particulièrement amour de la mer avec une pointe de mélancolie, annonciatrice du spleen romantique:

Je fis en un jour la route de Groningue […] à Emden, où j’écris en ce moment, pendant une forte ondée, qui me cache par intervalles la vue de la mer, laquelle d’ailleurs a pour moi, calme comme elle l’est à cette heure, un attrait indéfinissable, et qui nourrit une douce mélancolie. Que d’idées, que de souvenirs, de plaisirs et de peines. O vie, o homme! Par un retour sur soi-même, et sur la faculté d’éprouver ces sensations si variées, si sublimes, je me réjouis de ne pouvoir pas m’ensevelir dans mes affaires et dans mes calculs, et de devoir les éloigner quelquefois absolument de mon esprit. (Journal d’une course à Emden, Bremen, Hambourg et Leipzig en 1798, 22 juillet)

Il est intéressant de constater que parallèlement à ce journal, Gijsbert Karel envoie des lettres à son jeune frère et associé, d’un ton très différent, même s’il relate parfois les mêmes faits que dans le journal: il l’entretient des pro- blèmes de leur maison de commerce, de l’état du commerce en Allemagne, des relations utiles qu’il a pu nouer. Ces lettres sont en néerlandais

55

.

Plus tard, il rédige le Journal d’Adrichem (1806-1809), déjà mentionné, suivi du Journal de La Haye (1810-1813): on y trouve remarques sur sa vie quotidienne et réflexions personnelles suscitées par les événements po- litiques et militaires. Et bien que ces deux derniers journaux constituent des documents plus intellectuels qu’intimes, on ne peut que constater la subtilité avec laquelle il exprime ses sentiments ambivalents à l’égard de sa femme, au moment où la famille doit abandonner la maison de campagne d’Adrichem, devenue trop coûteuse pour pouvoir être conservée:

Hier ma femme a quitté Adrichem pour n’y plus revenir. J’étais ému mais maître de moi-même, quand quelqu’un s’avise de raconter que sa femme s’est souvenue d’avoir vu poser la première pierre de la nouvelle maison à ma femme enfant. Cette réminiscence me fendit le cœur. Dès ce moment le cœur m’a battu violemment, jusqu’aux adieux, qui pensèrent me faire perdre toute contenance. Je ne puis encore écrire ces mots sans verser des larmes. J’éprouve pour ma femme une compassion qui surpasse tout sentiment de ce genre que j’aie jamais eu. […] Ma femme est grande dans ces moments, autant qu’elle l’est peu dans le cours ordinaire de la vie.

55 Le journal et les lettres ont été publiés conjointement par Leonie van Nierop dans Econo- misch-Historisch Jaarboek, 15 (1929), 1-184.

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D’un œil sec et d’un ton familier, elle me dit, ne pleurez pas. Elle venait de cueillir une branche d’une plante qu’elle veut transplanter dans son jardin en ville, elle était sortie pour cela de la maison, elle me l’avait donnée sans émotions. […] En attendant, quand tout nous aurait ri, je ne crois pas que nous eussions pu dans les temps où nous vivons, garder cette campagne dispendieuse avec neuf enfants à élever et à établir. Mais ce raisonnement peut consoler après coup, sans rien diminuer de cette profonde compassion que m’a inspirée ma femme quittant un séjour pour elle si rempli de charmes. J’avoue que j’oublie tous les désagréments de son humeur difficile, que je suis porté à leur assigner des causes purement physiques, et je ne vois qu’une belle âme qui est capable de cette sérénité dans un moment pareil (21-9-1809).

56

Conclusion

L’allemand et l’anglais, on l’a déjà mentionné, connaissent une faveur grandissante en Hollande à la fin du dix-huitième siècle: Gijsbert Karel en témoigne, lui qui a appris ces deux langues à Berlin avec son ami Johann Erich Biester avec qui il échange une correspondance en anglais pour mieux s’entraîner à l’expression écrite et il aura l’occasion de parler anglais, assez bien semble-t-il,

57

au cours de son séjour en Amérique. Ces deux langues cependant sont moins utilisées dans le domaine de l’écrit que le français.

Le français reste longtemps la langue de prédilection pour les écrits de la sphère privée et en particulier dans les échanges épistolaires avec ses proches, sa mère, sa sœur Annette, son frère aîné Dirk, sa femme. C’est dans cette langue qu’il exprime, dans sa jeunesse, ses émotions et ses sentiments les plus personnels et explore son moi, c’est en français qu’il commente ses lectures et forme sa pensée. Le français joue un rôle primordial dans la construction de son identité individuelle qui ressort également à une identité collective, celle de son groupe social, celui des élites néerlandaises.

58

Dans la première période de réapprentissage du néerlandais, le bilin- guisme qu’il pratique présente, dans l’usage respectivement du français et du néerlandais, une répartition qui rappelle un cas russe étudié par Liubov Sapchenko: ‘The functions of the two languages are noticeably

56 Journal d’Adrichem, 285.

57 Van Meerkerk, De gebroeders van Hogendorp, 74.

58 Cf. Ruberg, ‘Letter Writing’, 250: ‘Individual and collective identity cannot be seen as separate entities’.

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differentiated in Karamzin’s letters: French is the language of thoughts and feelings whereas Russian is the language of events, deeds and actions’.

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Le néerlandais est en effet la langue des actions et faits concrets, des événements, le français, celle des émotions, de l’affectif ainsi que des considérations morales et philosophiques, mais très vite Van Hogendorp maîtrisera parfaitement le néerlandais.

En se réappropriant la langue de sa patrie, il redécouvre une identité nationale néerlandaise (à vrai dire jamais véritablement oubliée comme en témoigne la nostalgie du pays d’origine) et prend conscience du lien étroit entre langue et nationalité: cette prise de conscience se fait par le biais du français et s’exprime d’abord en cette langue.

A partir de 1813, date de la ‘restauration’ orangiste, impliqué étroitement dans la vie politique de son pays, s’il utilise encore parfois le français pour faire connaître, par exemple, ses idées à l’étranger,

60

il écrit le plus souvent en néerlandais, s’identifiant de plus en plus à la langue et à la culture du pays où il vit.

61

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59 Sapchenko, ‘French and Russian in Ego-Documenten’, 159.

60 Voir, entre autres, Lettres sur la prospérité publique, adressées à un Belge dans les années 1828, 1829, 1830, publiées en 1830 à Amsterdam et en 1831 dans la traduction néerlandaise (Slijkerman, Wonderjaren), 258-259.

61 Ibidem, 218.

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About the author

Madeleine van Strien-Chardonneau is a retired lecturer in French language and culture and an Associate Member of LUCAS (Leiden University Centre for the Arts in Society). Her scholarly interests include the accounts of French travelers in Holland in the eighteenth and nineteenth centuries, the history of the teaching of French in Holland, the francophone Dutch writer Isabelle de Charrière and the personal writings of Netherlanders in French in the eighteenth and early nineteenth centuries.

Email: m.m.g.van.strien-chardonneau@hum.leidenuniv.nl

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