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Entre littérature et sociologie : Edouard Louis et Annie Ernaux. Influences bourdieusiennes sur La honte et Passion simple d’Annie Ernaux et En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence d’Edouard Louis.

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Entre littérature et sociologie :

Edouard

L

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et Annie

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Influences bourdieusiennes sur La honte et Passion simple d’Annie Ernaux et

En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence d’Edouard Louis

Arick

LELIEVELD

|

5885698

Mémoire de maîtrise

Sous la direction de dr. S.M.E.

VAN WESEMAEL

Université d’Amsterdam | département de français

Juillet 2018

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Table des matières

I Introduction ……… 3 II Les théories bourdieusiennes ……… 7-10 II.I Habitus ………. 7 II.II Champs et capitaux ……… 8 II.III La violence symbolique et La domination masculine ……… 9 III Annie Ernaux et Edouard Louis : éléments biographiques ………. 11-18 III.I Annie Ernaux ………. 11 III.II Edouard Louis ……… 14 III.III Ressemblances et dissemblances ...……….. 17 IV De l’autobiographie à l’ « auto-socio-biographie »……… 19-26 IV.I Autobiographie et autofiction ………. 20 IV.II Autoportrait littéraire ……… 22 IV.III Auto-socio-biographie et l’approche ethnologique ……… 24 V La honte ……… 27-38 V.I La honte sociale ……… 27 V.II La honte et la domination ……… 32 V.III La honte sexuelle et corporelle ……… 34 VI Les transfuges de classe ……….. 39-50 VI.I Les classes opposées ………. 40 VI.II L’écriture plate et le langage de l’ennemi ……… 46 VI.III L’engagement social ...……… 50 VII Conclusion ………. 51 Bibliographie ………... 55

Photo sur la couverture : Edouard Louis et Annie Ernaux lors d’une soirée informelle, tirée de la page Facebook personnelle de Didier Eribon.

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I

Introduction

La lutte des classes n’est pas quelque chose que l’on associe directement à la société néerlandaise, contrairement à la France qui connaît une histoire socialement plus divisée. Néanmoins, nous constatons un renouvellement de l’intérêt pour les différences sociales aux Pays-Bas. Ainsi le livre Het is klasse,

suffie, niet identiteit (2018) d’Ewald Engelen a-t-il fait couler de l’encre dans la

presse néerlandaise. Non seulement les journaux de gauche y prêtent attention, les journaux de droite le font également. Dans le NRC nous lisons : « Vrouwen, arbeiders, gays, verenigt u ! »1 avec un clin d’œil à Marx. Le Telegraaf fait

également les gros titres sur Engelen : « Links populisme, dat is wat we nodig hebben »2. En outre, la traduction récente de Retour à Reims de Didier Eribon –

paru en France en 2009 et traduit en néerlandais seulement en 2018 – a également donné lieu à plusieurs interviews au sujet des classes sociales : « Klasse is ook een identiteit »3 ou « Ik gebruik nooit [het] etiket populisme »4.

Dans ce livre, le philosophe et sociologue français retourne à sa ville natale et témoigne de son enfance misérable au milieu de la classe ouvrière.

Il n’est alors pas étonnant que les livres d’Edouard Louis aient connu un succès vif aux Pays-Bas, tout comme à l’international. Ses romans ont soulevé beaucoup de réactions dans la presse française et internationale. Le jeune écrivain (1992) est considéré comme l’enfant prodigue de la littérature française. Né dans la classe ouvrière, il poursuit ses études de sociologie à l’Université d’Amiens où enseigne notamment Didier Eribon. Dans l’œuvre de Louis, son parcours personnel de transfuge de classe joue un rôle très important. Evidemment, les théories de Bourdieu viennent directement à l’esprit.

Cela rappelle l’œuvre d’une autre écrivaine connue pour la description de la classe populaire : Annie Ernaux. Elle est également née dans un milieu défavorisé et s’est ensuite élevée socialement. C’est pour cela que de nombreux 1 Walters, D., « Vrouwen, arbeiders, gays, verenigt u ! », NRC, le 5 juillet 2018. 2 Duk, W., « Links populisme, dat is wat we nodig hebben », Telegraaf, le 24 mai 2018. 3 Lievisse Adriaanse, M., « Klasse is ook een identiteit », NRC, le 5 juillet 2018. 4 Visser, M., « Ik gebruik nooit etiket populisme », Telegraaf, le 20 avril 2018.

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4 universitaires rapprochent l’œuvre d’Ernaux aux théories de Bourdieu. Ensuite, le parallèle entre Louis et Ernaux est parlant. En 2013 Louis publie un livre sur Bourdieu – Pierre Bourdieu, insoumission en héritage (2013) – auquel Annie Ernaux participe également. Cette dernière affirme à plusieurs reprises l’influence que Bourdieu a eue sur son œuvre : « La lecture des Héritiers, de La Reproduction (...) m’avait donné de l’audace, je me sentais légitimée dans mon projet d’écriture. »5.

Or, les œuvres d’Edouard Louis et d’Annie Ernaux sont toutes les deux beaucoup influencées par les théories de Bourdieu. Le but de ce mémoire sera de les comparer afin de voir également à quel point elles diffèrent, aussi bien au niveau thématique que d’un point de vu autobiographique et l’engagement que les deux auteurs ont avec la lutte des classes. Nous comparerons En finir avec

Eddy Bellegueule (2014) et Histoire de la violence (2016) d’Edouard Louis à La Honte (1997) et Passion simple (1991) d’Annie Ernaux. En finir avec Eddy Bellegueule et La Honte traitent l’environnement social de la jeunesse des

écrivains respectifs et des difficultés que cela a engendré. Histoire de la violence et

Passion simple, quant à eux, correspondent dans le sens où ils parlent

ouvertement de la vie sexuelle des deux écrivains.

Nous commencerons avec une vue d’ensemble des théories bourdieusiennes. Bourdieu est un sociologue très connu, qui dans son livre principal La distinction (1979) a bouleversé la sociologie avec sa théorie dont les concepts clefs sont

champ, habitus et la violence symbolique. Il affirme que la société constitue de

plusieurs champs avec chacun ses propres règles et mœurs. L’influence que le champ a sur chaque individu forme son habitus. En plus, la société est divisée en dominants et dominés, dont les premiers exercent une violence symbolique sur les derniers puisque les dominés ne sont pas conscients de la domination.

Ensuite nous présenterons le parcours personnel d’Ernaux et de Louis avant de nous pencher sur les questions concernant les genres de l’auto-biographie et de l’autofiction. Nous basant sur les théories de Lejeune et de

5 Ernaux, A., « La littérature est une arme de combat », G. Mauger, Rencontres avec Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, Editions du croquant, 2006, p. 165.

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Doubrovsky, nous allons voir que ces termes ne couvrent pas totalement l’écriture d’Ernaux et de Louis et nous explorerons l’auto-socio-biographie et l’approche ethnologique de leurs œuvres afin d’y inclure la sociologie.

La dimension sociologique se manifeste également dans le thème de la honte qui sera au cœur du chapitre V. Nous distinguons la honte sociale et la honte sexuelle pour démontrer la relation qu’elles entretiennent avec la domination. Comme le titre l’indique déjà La Honte d’Ernaux parle de la honte sociale, tout comme En finir avec Eddy Bellegueule d’ailleurs, qui en témoigne également. Cette honte est collective ; elle est en quelque sorte partagée avec tous les habitants du village. Contrairement à la honte sociale, la honte sexuelle du protagoniste Eddy est individuelle et influencée par la domination masculine. Nous observerons encore quelques autres exemples de la honte corporelle qui sont aussi placés sous le signe de la honte sociale.

Le dernier sujet que nous aborderons est le phénomène du transfuge de classe. Les deux écrivains connaissent l’ascension sociale de leur parcours personnel et l’opposition entre les classes dominantes et les classes dominées est très prononcée dans leurs romans. Dans En finir avec Eddy Bellegueule l’écrivain essaie de se défaire de la classe ouvrière dont il est issu en poursuivant sa scolarité au lycée d’Amiens. Cela se voit également dans La Honte lorsqu’Ernaux oppose les mœurs de la classe populaire à celles de l’école privée. Les habitudes alimentaires se montreront aussi révélatrices comme marqueur social. Ensuite, nous comparerons la manière dont Ernaux et Louis traitent le sentiment de trahison de classe. Nous finirons avec une analyse de l’ « écriture plate » qu’Ernaux dit pratiquer, des idées qu’elle a à propos du « langage de l’ennemi » et de la façon dont Louis traite ces sujets.

Signalons que dans ce mémoire nous avons accordé une plus grande place à Edouard Louis qu’à Annie Ernaux. Cela est tout à fait intentionnel, puisqu’il existe déjà tant d’articles scientifiques concernant les influences sociologiques sur l’œuvre d’Ernaux que toute répétition sera fastidieuse. Il est d’autant plus intéressant de considérer l’œuvre d’Edouard Louis à la lumière de l’écriture ernausienne.

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II

Les théories Bourdieusiennes

Pierre Bourdieu (1930-2002) est un sociologue français important dont les théories ont eu beaucoup d’influence, notamment sur la théorisation et la méthodologie dans les sciences sociales. Pour Bourdieu, le but de la sociologie est une remise en cause de la société6. C’est pour cela qu’il a joué un grand rôle dans

la vie intellectuelle française de la seconde moitié du XXe siècle.

Bien que les idées bourdieusiennes couvrent un grand nombre de sujets, elles tournent autour de quelques notions clefs : habitus, champ et violence symbolique. Les théories de Bourdieu sont très répandues dans la sociologie et ont également fait école dans la littérature. Dans cette partie nous essayerons de donner une vue d’ensemble de ses théories, afin d’avoir une meilleure idée de la manière dont elles s’appliquent à la littérature. II.I Habitus Bourdieu propose la notion de habitus comme une sorte de compromis entre le sujet complètement libre de l’existentialisme et le sujet déterminé du structuralisme.7 Pour Bourdieu, tout individu est influencé par un ensemble de

normes, valeurs et dispositions ce qui résulte en un certain comportement adopté inconsciemment. Tout au long de son expérience sociale ou sa socialisation, l’individu acquiert un système de penser, de sentir et d’agir qui devient automatique, comme une seconde nature.

L’habitus n’est ni une structure théorique sous-jacente, ni un ensemble de règles ou de valeurs conscientes. Dans Le Sens pratique, Bourdieu en donne la définition suivante :

Système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre (…).8 6 Leezenberg, M. et De Vries, G., Wetenschapsfilosofie voor Geesteswetenschappen, Amsterdam University Press, 2007, p. 192. 7 Ibid., p. 193. 8 Bourdieu, P., Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88.

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8 En effet, l’habitus explique le comportement le plus évident, sans pour autant imposer un certain comportement qui soit « correct ». Par exemple, lorsque quelqu’un est convié à un diner, il est probable qu’il mange correctement avec un couvert mais ce n’est pas obligatoire ; même si la capacité de manger correctement fait partie de son habitus, il peut décider de ne pas le faire.9

Bien que l’habitus concerne l’unité de pensées et d’actions d’un individu, on peut également parler de l’habitus d’une classe entière. C’est que les membres d’une certaine classe ont plus au moins vécu la même socialisation. Ainsi, l’habitus de la classe ouvrière est influencé par « le choix du nécessaire ».10

Comme les moyens financiers leur manque, ils sont obligés de faire un choix. Dans

La distinction, Bourdieu explique par exemple que pour la classe ouvrière, la

nourriture doit être nourrissante et pratique et leurs vêtements doivent être avant tout fonctionnels.11

II.II Champs et capitaux

Une autre notion importante, est celle de champ. Jean-François Dortier le formule de la manière suivante : « Qu’on l’appelle « champ », « microcosme », « milieu », « domaine », le champ est un petit bout du monde social qui fonctionne de façon autonome, c’est-à-dire qu’il a – selon l’étymologie nomos : loi – ses propres lois. »12. Selon Bourdieu, la société est divisée en plusieurs champs qui ont tous

leurs propres règles et dispositions. Les sciences, l’économie, la religion ou l’art sont des champs différents qui emploient chacun leurs propres logiques, stratégies et intérêts pour accumuler du capital. 9 Leezenberg, M., Wetenschapsfilosofie voor Geesteswetenschappen, 2007, p. 194. 10 Mauger, G., « Bourdieu et les classe populaires. L’ambivalence des cultures dominées. », Coulangeon, P., éd., Trente ans après La distinction de Pierre Bourdieu, Paris, Éditions la Découverte, p. 243. 11 Bourdieu, P., La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 437. 12 Dortier, J.-F., « Les idées pures n’existent pas », P. Cabin, éd., Pierre Bourdieu, son œuvre, son héritage, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, p. 13.

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Se basant sur les théories marxistes qui parlent de capital économique, Bourdieu développe l’idée d’autres capitaux importants.13 Ainsi, il parle de capital

culturel, qui comprend toutes les ressources culturelles dont un individu dispose. Elles peuvent être incorporées comme le savoir et les compétences, objectivées (la possession des objets culturels) ou institutionnalisées, par exemple les diplômes ou titres scolaires.

Une autre forme de capital est le capital social qui couvre « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance; ou, en d’autres termes à l’appartenance à un groupe, [les agents] sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles. »14. Le fils d’un juge

dispose automatiquement d’un plus grand capital social dans le champ juridique, ce qui lui facilite de trouver un stage dans un cabinet d’avocats par exemple. Ensuite, Bourdieu distingue encore le capital symbolique qui désigne toutes sortes de capital qui rapporte une reconnaissance particulière dans la société et qui donne un certain prestige. Les prix littéraires en sont un bon exemple. Chaque champ a son propre capital symbolique, pour les sciences ce serait le monopole de la vérité et pour l’art plutôt la représentation de la beauté.15

II.III La violence symbolique et La domination masculine

C’est dans La reproduction, Eléments pour une théorie du système d’enseignement (1970) que Bourdieu développe l’idée d’une violence symbolique. Il s’agit d’une intériorisation de la domination sociale par un agent. Cette domination dépend directement de sa position sociale et elle est structurale, c’est-à-dire la domination s’exerce d’une position à une autre et donc pas d’un individu à un autre. 13 Leezenberg, M., Wetenschapsfilosofie voor Geesteswetenschappen, 2007, p. 195. 14 Bourdieu, P., « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales no 31 (1980), p. 2. 15 Leezenberg, M., Wetenschapsfilosofie voor Geesteswetenschappen, 2007, p. 195.

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10 René Barbier, professeur émérite de l’Université de Paris VIII Saint-Denis l’explique avec l’énumération suivante :

- C’est une « violence » : elle se traduit donc par une imposition, un pouvoir sur des destinataires.

- C’est une violence « symbolique » : ce qui est imposé ce sont des significations, des rapports de sens.

- C’est une violence symbolique « arbitraire » :

• d’une part à cause du fait qu’elle contribue à renforcer l’inégalité sociale et culturelle entre les classes, en privilégiant une classe au détriment des autres ;

• d’autre part parce qu’elle n’est fondée sur aucun principe biologique, philosophique ou autres qui transcenderait les intérêts individuels ou de classes sociales.

- C’est une violence symbolique culturel « légitime » dans la mesure où elle apparaît, par une opération de méconnaissance instituée, comme « destinée » à certains à l’exclusion d’autres et comme ayant une valeur reconnue par tous. 16

Dans La reproduction, Bourdieu essaie de montrer que la violence symbolique est maintenue par le système éducatif, mais aussi par les institutions légitimes comme le cinéma, les journaux ou la télévision. Dans le préambule de La

domination masculine (1998), nous lisons :

Et j’ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et la manière dont elle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment.17

Dans ce passage, il explique donc que la violence symbolique est inconsciente mais tenace parce que la domination est conservée par la répétition de sa légitimité. 16 Barbier, R., « La Violence Symbolique », Barbier-Rd.Nom.Fr, 2018, http://www.barbier-rd.nom.fr/violencesymbolique.html, consulté le 22 février 2018. 17 Bourdieu, P., La Domination Masculine, Paris, Seuil, 1998, rééd. Seuil, coll. « Points », 2014, p. 12.

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III

Annie Ernaux et Edouard Louis : éléments biographiques

Avant de commencer notre analyse profonde, nous porterons notre attention sur quelques éléments biographiques des deux écrivains. Cela nous aidera à mieux interpréter leurs œuvres respectives afin de pouvoir les comparer de façon adéquate.

Nous commençons par une biographie générale d’Annie Ernaux évoquant les événements les plus importants de sa vie privée qui auraient sans doute influencé son écriture. Nous nous baserons sur Annie Ernaux et son temps, une biographie faite par Pierre-Louis Fort, docteur en lettres de l’université Paris XII, dans le dossier qui accompagne La place dans l’édition FolioPlus classiques (2006).

Ensuite nous passerons à Edouard Louis qui est beaucoup plus jeune et par conséquent, ne bénéfice pas encore de telles biographies étendues. Il est vrai qu’il existe beaucoup moins de sources sur son parcours d’autant plus qu’il est encore en plein développement. Tout comme Ernaux d’ailleurs, qui est toujours active mais son écriture, quant à elle, est déjà plus établie.

III.I Annie Ernaux

Annie Ernaux est née le 1er septembre 1940, de son nom de jeune fille Duchesne.

Elle n’apprendra que plus tard qu’elle est la seconde fille et que sa sœur aînée est décédée trois ans avant la naissance d’Annie. Son livre L’autre fille (2011) consiste en une lettre écrite à la sœur qu’elle n’a jamais connue.

Après la Seconde Guerre mondiale, la famille Duchesne déménage à Yvetot où les parents tiennent un café-alimentation dans un quartier populaire. Annie commence sa scolarité dans un pensionnat à Yvetot et poursuit ses études dans un lycée à Rouen. Après le bac, elle va à l’Ecole normale d’institutrices qu’elle quitte déjà après quatre mois. Dans un entretien avec Claire-Lise Tondeur, Ernaux avoue qu’elle avait peur d’aller à l’université à cause de sa classe sociale : « On s’autolimite quand on est d’une classe populaire. On est sûr qu’on n’y arrivera

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12 pas. »18. Notons que c’est de la violence symbolique, par l’intériorisation du

sentiment d’infériorité dont Ernaux parle ici. Ensuite Ernaux part à l’Angleterre où elle travaille en tant que fille au pair. De retour en France, elle prépare le certificat de littérature à l’université en même temps qu’elle écrit son premier roman Du soleil à cinq heures. Dans un entretien avec Pierre-Louis Fort, elle explique pourquoi le roman – imprégné du Nouveau Roman – a été refusé par Le Seuil et n’a jamais été édité : « C'était une structure très compliquée, avec un mélange de fragments: la réalité onirique, la réalité imaginaire, l'enfance et le présent. Il y avait quatre niveaux. Pour s'y retrouver, ce n'était pas simple. »19. Son écriture « plate » qui caractériserait l’œuvre

ernausienne est alors loin d’être présente. Nous y reviendrons également dans le chapitre VI sur les transfuges de classe. Quelques années après son mariage et la naissance de son premier enfant, Ernaux passe le Capes de lettres modernes en 1967. Elle déménage à Annecy où sa mère la rejoint après le décès de son père. Ernaux y écrit Les armoires vides qui sera publié en 1974 chez Gallimard. A propos de la réception du roman elle dit : Le premier article que j’ai lu sur Les armoires vides a paru dans Le Monde des livres (…). Je l’avais attendu avec espérance et curiosité : qu’on me dise

ce qu’était mon livre, car jamais je ne serai autant dans l’ignorance de ce que j’avais fait. (…) Que ce qui a été écrit, jour après jour, un peu aveugle, soit d’un seul coup appréhendé et chargé de sens dans sa totalité par une autre conscience est une expérience bizarre (…). J’éprouvais une sorte de crainte de ne pas être à la hauteur de ce qui m’arrivait.20

Nous voyons de nouveau une sorte de modestie qui dévoile qu’Ernaux n’était pas forcément sure d’elle – ce qui est probablement lié à sa classe sociale d’origine. Au milieu des années soixante-dix, elle déménage à Cergy où elle travaille dans l’enseignement par correspondance à partir de la maison. Cela lui permet d’ « écri[re] en pure liberté » parce qu’elle n’est pas obligée de « sortir un livre

18 Tondeur, C.-L., « Entretien avec Annie Ernaux », The French Review, vol. 69, no 1, octobre 1995. 19 Fort, P.-L., « Entretien avec Annie Ernaux », The French Review, vol. 76, no 5, avril 2003. 20 Thumerel, F., éd., Annie Ernaux. Une œuvre de l’entre-deux, préface d’Annie Ernaux, Arras, Artois presses université, 2004, p. 7.

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tous les deux ans. [Elle] n’[est] pas obligée de plaire, de réussir, de vendre. [Elle] par[t] du principe que l’on n’attend rien d’ [elle]. »21.

Néanmoins, la production littéraire d’Ernaux est considérable : en 1977 elle écrit Ce qu’ils disent ou rien, en 1981 La femme gelée, en 1984 La place – couronné par le prix Renaudot – dans lequel elle parle de son enfance et de la relation avec son père. En 1988 Ernaux publie Une femme parlant de sa mère décédée deux ans avant.

C’est pendant la maladie de sa mère qu’Ernaux tient un journal qu’elle publiera dix ans plus tard sous le titre Je ne suis pas sortie de ma nuit (1997). L’importance du journal intime est encore soulignée avec la publication de Se

perdre en 2002, qui parle de la période de Passion simple en 1991 qui a fait

scandale par la sexualité qu’elle y décrit ouvertement. Aussi, « [l]a présence [dans

Passion simple] de la narratrice-écrivain est clairement indiquée – les allusions au

métier, à la correction de copies, à la maison en banlieue tissent une cohérence entre certaines indications fugitives du texte et les brèves lignes de notice biographique placée régulièrement en ouverture des livres par les éditions Gallimard. »22.

A part de Je ne suis pas sortie de ma nuit, 1997 marque également le retour à l’ « auto-socio-biographie » avec la publication de La Honte où elle parle de son enfance et de sa classe sociale d’origine. Cela vaut également pour L’événement (2000), lorsqu’Ernaux décrit un avortement clandestin basé sur ses propres expériences ou encore avec L’usage de la photo (2005) qui témoigne de la période autour du cancer de sein dont Ernaux a souffert elle-même.

Ce qui nous importe ici, c’est surtout de montrer à quel point la vie personnelle d’Annie Ernaux et son écriture sont étroitement imbriquées. Cela explique également la notion de « auto-socio-biographie » où comme elle le dit dans La Honte : « Etre en somme ethnologue de moi-même »23. 21 Tondeur, C.-L., « Entretien avec Annie Ernaux », 1995. 22 Dugast-Portes, F., Annie Ernaux : Étude de l'œuvre. Ecrivains au présent 2, Paris, Bordas, 2008, p. 31. 23 Ernaux, A., La Honte, Paris, Gallimard, 1997, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2017, p. 40.

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III.II Edouard Louis

Comme nous l’avons déjà mentionné dans l’introduction, il existe beaucoup moins de points de référence pour faire une biographie solide du jeune écrivain. C’est pour cela que nous avons décidé de nous concentrer sur son parcours scolaire. Néanmoins, nous parlerons de quelques éléments de son enfance trouvés dans la presse tout en tenant compte de la valeur sensationnaliste que ce genre de textes peut engendrer.

Edouard Louis est né en 1992 sous le nom d’Eddy Bellegueule et grandit à Hallencourt, un petit village dans la Picardie. La famille fait partie pour ainsi dire du lumpenprolétariat : « Sept à la maison, avec le drapeau noir qui flotte sur la marmite. »24. Eddy est un garçon efféminé et son homosexualité lui pose

problème bien qu’il ne l’assume que plus tardivement : « Il roule des hanches, préfère la danse au foot. (…) La famille moque ses « airs de folle ». »25.

Il fréquente le collège des Cygnes à Longpré-les-Corps-Saints où il vivait un temps dur à cause des tracasseries et humiliations par ses camarades de classe, comme il l’avoue dans une interview avec Le Monde. Il y ajoute : « En finir avec

Eddy Bellegueule, c’est le portrait du monde de mon enfance : un petit village du

Nord, exclu, loin de tout, marqué par la misère et la pauvreté, où une personne sur deux vote pour le Front national. » 26.

Le déménagement en internat au lycée Madeleine-Michelis à Amiens constitue le début du grand changement dans la vie d’Eddy. Il y passe dans le cycle théâtre et « [est] entouré de lycéens d’un autre milieu social que le [s]ien, plus riches, plus décontractés. Ce sont eux qui commencent à [l]’appeler Edouard – pour eux, « Eddy » ne peut être qu’un diminutif. »27.

Après le lycée, Louis fait des études d’histoire et de sociologie à l’Université de Picardie à Amiens où il rencontre le philosophe Didier Eribon qui y 24 Caviglioli, D., « Qui est vraiment Eddy Bellegueule », Le Nouvel Observateur, le 6 mars 2014. 25 Ibid. 26 Vincent, C., « Edouard Louis: « Trump et le FN sont le produit de l’exclusion » », LeMonde.fr, le 11 décembre 2016. 27 Ibid.

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enseigne. Il se prépare pendant deux ans et est accepté à l’Ecole Normale Supérieure dont il sera diplômé en 2014.

En 2013, Eddy Bellegueule change officiellement son nom à Edouard Louis. Dans cette même année il publie Pierre Bourdieu : L’insoumission en héritage aux Presses Universitaires de France (PUF). C’est un recueil de textes sur Bourdieu avec la participation de – entre autres – Didier Eribon, Pierre Bergounioux, Geoffroy de Lagasnerie et notamment Annie Ernaux. Dans la même interview avec Le Monde, Louis explique :

Une fois à Paris, mon amitié avec Didier se renforce. Il m’inclut dans son groupe d’amis, et comme ils deviennent aussi les miens, et qu’ils m’interrogent sur mon histoire, ils commencent à me convaincre que je dois écrire sur le monde de mon enfance.28

C’est alors en 2014 que son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule est publié. Le roman provoque beaucoup de réactions positives ainsi que négatives. Dans la presse française, une drôle de situation s’est produite : de nombreuses journalistes sont allés voir la famille et l’entourage d’Edouard Louis dans son petit village natal d’Hallencourt pour leur poser toutes sortes de questions sur l’enfance de l’écrivain et la réception du livre auprès de la famille. Un de ces journalistes est David Caviglioli. Dans l’article du Nouvel Observateur (cité ci-dessus) portant le titre soupçonnant: « Qui est vraiment Eddy Bellegueule ? » brille une photo de la famille Bellegueule, la mère au milieu ayant l’air triste. Sur son site internet Louis donne une réponse vive : « Personne n’est allé voir les bourgeoises et les aristocrates décrites par Proust. Sûrement par respect pour la classe dominante. »29. Notons que c’est faux, comme même à l’époque de Proust

les journalistes sont allés voir les personnages, mais cela manifeste son engagement. Caviglioli, à son tour se défend contre les accusations de mépris de classe et le « fact-checking » littéraire.30 La polémique nous semble claire et nette. 28 Vincent, C., « Edouard Louis: « Trump et le FN sont le produit de l’exclusion » », LeMonde.fr, le 11 décembre 2016. 29 Site personnel d’Edouard Louis, https://edouardlouis.com/2014/03/06/a-propos-dun-article-du-nouvel-observateur-et-dun-probleme- plus-general/, consulté en mars 2018. 30 Caviglioli, D., « Le mépris de classe et le « fact-checking » littéraire », Le Nouvel Observateur, le 12 mars 2014.

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16 En 2014 Edouard Louis reçoit le prix Pierre Guénin, un prix contre l’homophobie et pour l’égalité des droits, pour En finir avec Eddy Bellegueule. Dans cette même année, il rentre à Amiens afin de préparer sa thèse de doctorat sur « les trajectoires des transfuges de classe »31. Les différents capitaux dont il

est privé pendant son enfance se rattrapent au fur et à mesure par le capital social, culturel et symbolique.

Louis se montre de plus en plus engagé et intervient régulièrement avec Geoffroy de Lagasnerie dans le champ politique. Ainsi, ils écrivent une lettre ouverte au premier ministre Manuel Valls concernant les sources du terrorisme et un manifeste intitulé « Intellectuels de gauche, réengagez-vous ! » dans Le

Monde.

La parution d’Histoire de la violence (2006) marque un autre éclat à grand renfort de publicité. Dans ce roman, Louis raconte avoir été violé par un certain Reda. Celui-ci, après plusieurs mois en prison, l’attaque pour atteinte à la vie privée et à la présomption d’innocence. Une multitude d’articles suit ; « Justice : l’écrivain Edouard Louis a-t-il piégé Reda, son personnage ? », comme nous le lisons dans Le Parisien. L’Agence France Presse confirme que « l'agresseur présumé d'Édouard Louis [est] sèchement débouté », mais le côté juridique ne nous intéresse pas pour autant, ce qui nous fascine ici, c’est – comme avec En finir

avec Eddy Bellegueule – l’intérêt que les journalistes portent à la vérité tandis qu’il

s’agit en fin de compte d’un roman.

Cela n’est peut-être pas si étonnant dans la mesure où Louis revendique à plusieurs reprises les éléments autobiographiques dans son œuvre. Dans une interview avec Télérama par exemple, il dit :

[En finir avec Eddy Bellegueule] n'est ni de l'autofiction, ni de la fiction, ce que je raconte est vrai. Même si le mot « roman » figure sur la couverture. (…) Le roman est un travail de construction littéraire qui permet justement d'approcher la vérité. Il aurait peut-être fallu écrire « roman non fictionnel » ou « roman scientifique », comme le revendiquait Zola pour ses livres.32 31 Rivallain, G., « Cap sur la «réussite étudiante » à l’UPJV », Le Courrier Picard, le 8 septembre 2014. 32 Abescat, M., « Edouard Louis : « J’ai deux langages en moi, celui de mon enfance et celui de la culture » », Télérama, le 18 juillet 2014.

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III.III Ressemblances et dissemblances

Pour ce qui est de notre propos, la « vérité biographique » n’est pas aussi importante pour l’instant. Nous y reviendrons également dans le chapitre suivant. Ce que nous avons essayé de montrer dans cette partie c’est l’importance de la classe sociale dans la jeunesse des deux écrivains. Tous les deux décrivent leur première rencontre avec l’œuvre de Bourdieu comme un soulagement de reconnaissance. Ainsi, dans sa contribution dans Pierre Bourdieu, L’insoumission

en héritage Annie Ernaux dit :

Je fais partie des gens pour qui la lecture de ce livre [La Distinction] n’a pas constitué une violence mais une reconnaissance, car ce travail immense dévoilait des réalités attestées par ma mémoire, vécues même dans mon corps. (…) Je reconnaissais la séparation – qui est le premier sens du mot « distinction ». 33

De plus nous avons vu que les familles d’Ernaux et de Louis diffèrent tout de même un petit peu. Bien que ce ne soit pas une compétition, la famille de Louis est issue – selon les mots de l’auteur même – du lumpenprolétariat tandis que celle d’Ernaux faisait partie des petits commerçants. Une autre différence est la disparité d’âge ce qui résulte en une production littéraire beaucoup plus nombreuse d’Ernaux. Ce qui rapproche les deux écrivains est l’émancipation par l’éducation. Ils ont tous les deux faits de bonnes études qui les ont aidés à se libérer de leur classe sociale d’origine.

Le fait que Louis est homosexuel est à première vue une dissemblance, mais on peut également le lier avec le côté féministe d’Ernaux.

33 Ernaux, A., « La distinction, œuvre totale et révolutionnaire », E. Louis, éd., Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage, Paris, Presses Universitaires de

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IV

De l’autobiographie à l’ « auto-socio-biographie »

Comme nous avons vu dans le chapitre précédent, l’aspect autobiographique est un élément important dans l’œuvre d’Annie Ernaux et d’Edouard Louis. Dans le journal Autofiction&Cie (sous la direction de – notamment – Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe Lejeune) Annie Ernaux propose le terme du « je transpersonnel » : « Il ne constitue pas un moyen de me construire une identité à travers un texte, de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité familiale, sociale ou passionnelle »34. Edouard Louis, quant à

lui, revendique à plusieurs reprises que ses romans sont « vrais ». A propos d’Histoire de la violence par exemple, il explique à Livres Hebdo que « [d]ans ce livre, il n'y a pas une seule ligne de fiction »35.

Les deux exemples montrent qu’Annie Ernaux tout comme Edouard Louis réfléchissent sur l’aspect autobiographique de leurs œuvres. Dans cette partie, nous regarderons de plus près les théories sur l’autobiographie et l’autofiction développées par Doubrovsky et Lejeune afin d’avoir une meilleure compréhension de leur terminologie et des différences. La question est de savoir si les notions d’« autobiographie » ou d’« autofiction » couvrent complètement les intentions d’Ernaux et de Louis. Ensuite, nous étudierons la manière dont les deux écrivains traitent l’aspect autobiographique en nous penchant sur l’approche ethnologique qu’ils disent pratiquer. 34 Ernaux, A., « Vers un je transpersonnel », S. Doubrovsky, J. Lecarme et P. Lejeune, éds., Autofictions & Cie, Colloque de Nanterre, RITM no 6 (1992), p. 220. 35 Le Bailly, D., « EXCLUSIF. Pourquoi Edouard Louis se trouve pris dans une tourmente judiciaire », Bibliobs, 2016, https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20160309.OBS6054/exclusif-pourquoi-edouard-louis-se-trouve-pris-dans-une-tourmente-judiciaire.html. Consulté en mars 2018.

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20 IV.I Autobiographie et autofiction

« Ecrire une autobiographie c’est se servir de son « moi » comme moteur d’écriture »36, comme le dit Pierre-Louis Fort dans le dossier qui accompagne

l’édition FolioPlus de La place. Il explique que l’autobiographie est d’abord un récit qu’une personne fait de sa propre vie.

Un des grands théoriciens du genre est Philippe Lejeune. Dans

L’Autobiographie en France il donne la définition suivante : « récit rétrospectif en

prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »37. C’est

dans Le pacte autobiographique (1975) que Lejeune développe l’idée de Gérard Genette de la triple identité – que l’auteur est aussi le narrateur et le protagoniste – en y ajoutant la notion de « pacte autobiographique ». Dans Ecrire sa vie Lejeune s’explique :

Mais j’ai bien sûr été frappé par le fait que l’autobiographie ne se définissait pas seulement par une forme (récit) et un contenu (vie), récit et contenu que la fiction pouvait imiter, mais par un acte, qui l’en différenciait radicalement : l’engagement qu’une personne réelle prenait de parler sur soi dans un esprit de vérité – ce que j’ai appelé le « pacte autobiographique ». (…) Une autobiographie, ce n’est pas un texte dans lequel quelqu’un dit la vérité sur soi, mais un texte dans lequel quelqu’un de réel dit qu’il la dit. 38

Le pacte autobiographique tourne autour de l’engagement de l’auteur à être franc et honnête. Ce pacte peut se trouver dans le texte même, mais il est également construit dans le péritexte comme le titre ou le quatrième de couverture. Néanmoins, les théories de Lejeune ne semblent pas complètement couvrir le genre de l’autobiographie dans le sens propre du terme.

C’est Serge Doubrovsky qui s’opposera à Lejeune ; sur le quatrième de couverture de son roman Fils nous lisons:

Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut autofiction, d’avoir confié le langage d’une 36 Fort, P.-L., « Une autobiographie ? », A. Ernaux, La Place, Paris, coll. « FolioPlus classiques », 2006, p. 109. 37 Lejeune, P., L’autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971, p. 14. 38 Lejeune, P., Ecrire sa vie : du pacte au patrimoine autobiographique, Paris, éditions du Mauconduit, 2015, p. 16-17.

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aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau.39

Avec l’invention du terme « autofiction », Doubrovsky se permet plus de liberté au niveau de la narration, mais également au niveau de la temporalité narrative. « L’autofiction, quant à elle, ne se donne pas pour une histoire vraie, mais pour un « roman » qui « démultiplie » les récits possibles de soi. »40, comme l’explique

Philippe Gasparini. Il continue : « La démultiplication du récit s’obtient ensuite par le travail de construction, d’invention narrative que Doubrovsky nomme « fiction ». »41. Aussi l’écrivain peut-il choisir et organiser ses souvenirs,

autrement dit, il peut remanier son passé à sa guise. En fait, cela vaut également pour l’autobiographie puisque l’autobiographie pure n’existe pas non plus.

En outre, Doubrovsky rejette l’idée du récit d’enfance : « Un récit d’enfance ne montre que le récitant. L’enfant, il s’est perdu en cours de route, il est mort. »42.

Il est intéressant de voir qu’Annie Ernaux fait la même chose dans Passion simple lorsqu’elle dit : « Quant à l’origine de ma passion, je n’ai pas l’intention de la chercher dans mon histoire lointaine, celle que me ferait reconstituer un psychanalyste, ou récente, ni dans les modèles culturels du sentiment qui m’ont influencée depuis l’enfance (…) »43. Elle renonce à la psychanalyse, tout comme

Bourdieu d’ailleurs qui, dans Les règles de l’art, propose une « socio-analyse » de Flaubert en s’opposant à la psychanalyse existentielle de Jean-Paul Sartre dans

Idiot de la famille.44 Dans La Honte Ernaux donne également son opinion à propos

de la psychanalyse. Concernant « la scène du dimanche » – lorsque son père a voulu tuer sa mère – elle dit :

Je n’attends rien de la psychanalyse ni d’une psychologie familiale dont je n’ai pas eu de peine à établir les conclusions rudimentaires depuis longtemps, mère dominatrice, père qui pulvérise sa soumission en un geste 39 Doubrovsky, S., Fils, Paris, Éditions Galilée, 1977. 40 Gasparini, P., et al., « Autofiction vs Autobiographie. », Tangence, no 97 (2011), p. 15. 41 Ibid., p. 16. 42 Doubrovsky, S., Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1989, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 154. 43 Ernaux, A., Passion simple, Paris, Gallimard, 1991, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2016, p. 31. 44 Dortier, J-F., « Les idées pures n’existent pas », 2008, p. 10-11.

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mortel, etc. Dire « il s’agit d’un traumatisme familial » ou « les dieux de l’enfance sont tombés ce jour-là » n’entame pas une scène que seule l’expression qui m’est venue alors pouvait rendre, gagner malheur. Les mots abstraits, ici, restent au-dessus de moi. (La Honte, p. 32)

Pour être bref, Doubrovsky remet en question la fiabilité de la mémoire, tout comme Ernaux lorsqu’elle affirme qu’ « [i]l n’y a pas de vraie mémoire de soi. »45. Cela est comparable à ce que Gérard Mauger dit dans un article à propos

d’En finir avec Eddy Bellegueule :

Comme n’importe quel récit de ce genre, celui d’Édouard Louis est composé à partir des matériaux disponibles : en l’occurrence, les souvenirs qu’il a conservés de son passé (à l’exclusion, pour l’essentiel, d’archives privées et/ou d’une enquête auprès de ses proches). Mais la construction du récit impose une sélection de ces souvenirs (à inclure ou exclure), un classement de l’importance relative à leur attribuer (événements significatifs, décisifs ou fondateurs, tournants biographiques, etc. ou événements insignifiants, péripéties sans intérêt, etc.), bref, un tri des traces disponibles de la vie d’Eddy Bellegueule dans la mémoire d’Édouard Louis. 46

Il est important de mentionner que Mauger est sociologue et n’adopte pas une position littéraire dans son article. Néanmoins, cette citation montre l’ambiguïté des notions comme « autobiographie » et « autofiction ».

IV.II Autoportrait littéraire

Dans un article sur Edouard Louis, Raffaello Rossi nous montre qu’En finir avec

Eddy Bellegueule ne constitue pas une autobiographie selon les règles de Lejeune.

Bien que le « pacte autobiographique » et l’unité de l’auteur, du narrateur et du personnage soient respectés, certaines autres normes ne le sont pas. Ainsi, En

finir avec Eddy Bellegueule n’est pas organisé selon l’ordre chronologique47 : « les titres des deux sections, ainsi que ceux des différents chapitres – tels « Portrait de ma mère au matin », « Vie de filles », « Les Histoires du village» – semblent plutôt suggérer des contes anecdotiques n’ayant pas toujours pour centre le temps vécu 45 Ernaux, A., La Honte, p. 39. 46 Mauger, G., « Un cas de conversion: À propos de Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule (Paris, éditions du Seuil, 2014) », Savoir/Agir, no 30, vol. 4 (2014), p. 122. 47 Philippe Lejeune explique dans Le pacte autobiographique que « sur dix autobiographies, neuf commenceront fatalement au récit de naissance, et suivront ensuite ce qu’on appelle “l’ordre chronologique” » (p. 197).

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de l’auteur, mais étant disposés autour de thèmes qui le traversent à des moments différents. »48.

Ce que Rossi propose, c’est de considérer le roman comme un « autoportrait littéraire » qui « se distingue de l’autobiographie par l’absence d’un récit suivi. Et par la subordination de la narration à un déploiement logique, assemblage ou bricolage d’éléments sous des rubriques »49.

Rossi compare En finir avec Eddy Bellegueule à une « parabole de rédemption » dans laquelle « le personnage prend conscience de ses erreurs, éclairant rétrospectivement les événements du passé », mais il y a une différence importante : « Ce n’est pas l’erreur de jeunesse ou la transformation de soi qui fait l’objet de cette narration à la première personne [En finir avec Eddy Bellegueule], mais les erreurs et la mutation de tout ce qui représente « l’autre ». »50. Cela

rappelle tout de même un peu la psychanalyse.

Notons qu’En finir avec Eddy Bellegueule ne contient nulle part de métaréflexions sur l’écriture autobiographique ou la restructuration de ses mémoires d’enfance. Ce n’est que dans Histoire de la violence que l’on retrouve quelques petites références à l’écriture même. Ainsi décrit-il un café comme « ce même café où j’avais terminé mon premier roman En finir avec Eddy Bellegueule à peine un mois avant. »51. Une autre référence se trouve dans « Intermède »

lorsqu’il parle du roman de William Faulkner : « Je découvre et lis pour la première fois ce livre (…), alors que j’ai presque terminé d’écrire Histoire de la

violence. »52. 48 Rossi, R., « Ecrire le roman du sujet minoritaire : le cas d’Édouard Louis », S. Albertazzi, F. Bertoni, E. Piga, éds., L'immaginario politico. Impegno, resistenza, ideologia, Between, no 10, vol. 5 (2015), p. 9. 49 Beaujour, M., Miroirs d’encre, rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, 1980, p. 8, cité dans R. Rossi, « Ecrire le roman du sujet minoritaire : le cas d’Édouard Louis », 2015. 50 Rossi, R., « Écrire le roman du sujet minoritaire : le cas d’Édouard Louis. », 2015, p. 8. 51 Louis, E., Histoire de la violence, Paris, Seuil, 2016, rééd. coll. « Points », 2017, p. 97. 52 Ibid., p. 139.

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24 Dans ce sens, Edouard Louis diffère passablement d’Annie Ernaux qui témoigne dans ses romans de nombreuses réflexions sur soi-même et son passé ainsi que sur les enjeux autobiographiques. Dans Passion simple par exemple, Ernaux utilise une note en bas de page pour expliquer que le personnage de A. « continue de vivre quelque part dans le monde » et qu’ « [i]l n’a pas choisi de figurer dans [s]on livre »53. Elle fait la même chose dans La Honte après la scène violente dans

laquelle « [s]on père a voulu tuer [s]a mère »54. Après une description détaillée,

elle se demande : « J’écris cette scène pour la première fois. Jusqu’à aujourd’hui, il me semblait impossible de le faire, même dans un journal intime. (…) Peut-être que le récit, tout récit, rend normal n’importe quel acte, y compris le plus dramatique. »55. Le lecteur suit en quelque sorte le processus d’écriture et

l’auteure partage le fonctionnement de son mémoire.

Anne Simon souligne l’importance des incipits dans l’écriture ernausienne « qui prennent souvent la forme d’avant-propos, de métatextes, et qui reviennent obsessionnellement sur un désir de transparence, d’immédiateté, de vérité (…) »56. Les notes en bas de page dans Passion simple en sont un bon exemple, ou

encore la date « Octobre 96 » dans l’excipit de La Honte. Tout cela augmente la vraisemblance et souligne le caractère autobiographique de ses romans.

IV.III Auto-socio-biographie et l’approche ethnologique

En finir avec Eddy Bellegueule et La Honte peuvent tous les deux être vus comme

« une enquête de l’auteur sur ses origines »57. Ce que les deux auteurs ont en

commun c’est qu’ils adoptent une position ethnologique par rapport à leur passé. Ernaux le souligne elle-même dans La Honte : Naturellement pas de récit, qui produirait une réalité au lieu de la chercher. Ne pas me contenter non plus de lever et transcrire les images du souvenir 53 Ernaux, A., Passion simple, p. 33. 54 Ernaux, A., La Honte, p. 13. 55 Ibid., p. 16-17. 56 Simon, A., « Déplacements du genre autobiographique : les sujets Ernaux », Nomadismes des romancières contemporaines de langue française, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 70. 57 Rossi, R., « Écrire le roman du sujet minoritaire : le cas d’Édouard Louis. », 2015, p. 10.

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mais traiter celles-ci comme des documents qui s’éclaireront en les soumettant à des approches différentes. Être en somme ethnologue de moi-même. (La Honte, p. 40)

En ce qui concerne Edouard Louis, Rossi nous explique qu’ « [il met] l’accent sur l’objectivité de son regard et sur la nécessité d’un détachement par rapport à sa matière, selon le modèle de l’approche ethnologique. »58. Les deux auteurs

cherchent une certaine objectivité dans un domaine traditionnellement considéré comme subjective qu’est le genre autobiographique. Ce genre ne semble donc pas convenir à Ernaux et Louis parce qu’il ne couvre pas l’approche ethnologique de leur écriture.

Dans un entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Ernaux explique : « […] mais ce terme de « récit autobiographique » ne me satisfait pas, parce qu’il est insuffisant […]. La place, Une femme et La Honte […] sont moins autobiographiques que auto-socio-biographiques »59 . En ajoutant « socio »

Ernaux souligne l’importance de la sociologie dans son œuvre. A propos du « je transpersonnel », Jérôme Meizoz explique que « l’auteure se veut portraitiste d’un monde et d’une époque, en transcendant sa seule subjectivité pour se faire l’expression d’une expérience collective »60. Ainsi elle montre qu’elle utilise le

genre autobiographique pour raconter l’histoire de toute une classe sociale, revoilà Bourdieu ! Pour ce qui est d’Edouard Louis, cette intention est encore moins claire ou au moins – elle ne se manifeste pas nettement dans ses romans.

58 Rossi, R., « Écrire le roman du sujet minoritaire : le cas d’Édouard Louis. », 2015, p. 8. 59 Ernaux, A., L’Ecriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2003. 60 Meizoz, J., « Ethique du récit testimonial, Annie Ernaux », Nouvelle revue d’esthétique, no 6, vol. 2 (2010), p. 113.

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V

La honte

La honte est considérée comme une émotion complexe qui est composée d’autres émotions de base comme la peur, la tristesse et la colère. Comme toutes les émotions universelles, il est d’autant plus difficile d’en donner une définition précise et cohérente. Michelle Larivey, psychologue française, l’essaie en soulignant la dimension sociale de la honte : « On n'éprouve jamais de la honte seul face à soi-même. La honte est un sentiment qui est toujours vécu « devant » les autres et « par rapport » à leur jugement. »61. Dans le dictionnaire culturel en langue française nous trouvons la définition suivante : « sentiment pénible

d’infériorité, d’indignité devant sa propre conscience, ou d’humiliation devant autrui, d’abaissement dans l’opinion des autres (sentiment du déshonneur). »62 .

Selon cette définition avec des qualifications comme « infériorité » et « indignité », la honte implique également un rapport de forces.

Cela nous amène à rapprocher la honte de la domination et par extension de la violence symbolique dans le sens où la honte est souvent considérée comme la conséquence de la domination. Cette violence symbolique – c’est-à-dire l’intériorisation de la domination sociale telle que nous l’avons décrite dans le chapitre II sur Bourdieu – engendre la honte sociale.

Dans ce chapitre, nous analyserons dans un premier temps la manière dont la honte sociale est décrite par Ernaux et Louis. Dans un second temps, nous traiterons la relation entre cette honte sociale et la domination afin de conclure avec une autre source de honte que l’on trouve dans les romans d’Ernaux et de Louis et qui est d’ordre sexuel et corporel. V.I La honte sociale La « scène du dimanche de juin » – un euphémisme pour désigner le jour où son père a voulu tuer sa mère – est sans doute l’exemple le plus poignant de la honte. L’incipit du roman éponyme d’Annie Ernaux dévoile en quelque sorte la source de 61 Larivey, M., La puissance des émotions : comment distinguer les vraies des fausses, Paris, Pocket, 2011. 62 Rey, A. et D. Cevaer-Morvan, éds., Dictionnaire culturel en langue française, Dictionnaires Le Robert, 2006.

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28 sa honte sociale. Comme l’affirme Barbara Havercroft dans son article intitulé

Dire l’indicible : trauma et honte chez Annie Ernaux :

Aux yeux d’Ernaux, la violence familiale fonctionne comme signifiant de sa classe ouvrière ; elle se situe dorénavant « de façon indicible dans le camp de ceux dont la violence, l’alcoolisme ou le dérangement mental alimentaient les récits conclus par [l’expression] “c’est tout de même malheureux de voir ça” » (La Honte, p. [116] ; je souligne). Dans cet extrait, le groupe ternaire formé par la violence, l’alcoolisme et les troubles mentaux – trois signifiants de la pauvreté, selon Ernaux – côtoie le cliché recyclé et imaginé qui émanerait du regard dédaigneux d’autrui, renforçant ainsi l’énonciation de la honte sociale.63 L’importance de cette scène au début est en quelque sorte résumée vers la fin de La Honte : Tout de notre existence est devenu signe de honte. La pissotière dans la cour, la chambre commune – où, selon une habitude répandue dans notre milieu et due au manque d’espace, je dormais avec mes parents –, les gifles et les gros mots de ma mère, les clients ivres et les familles qui achetaient à crédit. (La Honte, p. 139)

Après l’initiation aux mœurs élitistes de l’école privée, la honte qu’éprouve la protagoniste-narratrice est omniprésente : « Tout de notre existence est devenu

signe de honte » (nous soulignons). Edouard Louis en parle également dans Histoire de la violence lorsqu’il dit : « (…) la honte est en fait la forme de mémoire

la plus vive et la plus durable, une modalité supérieure de la mémoire, une mémoire qui s’inscrit au plus profond de la chair, à croire, comme le soutient Didier, que les plus vifs souvenirs d’une vie sont toujours ceux de la honte. »64.

Il s’agit d’une honte qui est influencée par le regard des autres. Nous trouvons un exemple similaire dans En finir avec Eddy Bellegueule lorsque le jeune Eddy est obligé de faire des courses à crédit :

L’humiliation quand il fallait, au moment de payer les denrées à l’épicerie, dire à voix basse pour que les femmes du village qui étaient présentes n’entendent pas Maman elle demande si on peut faire marquer et la patronne qui tirait beaucoup de satisfaction à élever la voix de façon à ce que, à l’inverse, tout le monde puisse saisir ses paroles. (En finir avec Eddy

Bellegueule, p. 86)

Notons que ce passage est précédé par un agencement de la honte de la mère ; il commence par la grand-mère qui ramasse du bois dans la forêt quand elle n’a

63 Havercroft, B., « Dire l’indicible : trauma et honte chez Annie Ernaux », Roman 20-50, no 2, vol. 40 (2005), p. 124.

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plus d’argent. La mère d’Eddy fait la même chose, mais « pour ne pas avoir à subir la honte » elle invente un jeu pour les enfants : « On va aller ramasser du bois,

histoire de faire une petite promenade, au moins on va bien se marrer ». Les enfants

savaient bien que c’était le manque d’argent mais « [ils] fais[aient] semblant de la croire et elle faisait semblant de croire qu[‘ils] la croy[aient]. »65. Si la famille

n’avait vraiment plus d’argent, la mère contraignait le jeune Eddy à « faire

crédit », lui transmettant ainsi la honte. Pour Eddy ce n’est pas forcément le fait que la famille Bellegueule achète à crédit qui est le plus humiliant, mais que les autres femmes du village soient au courant. Le protagoniste d’En finir avec Eddy Bellegueule, tout comme la petite Annie dans La Honte, se sentent gênés par leur classe sociale et la situation financière pénible qu’elle entraîne. Ainsi, la famille Bellegueule est obligée de faire appel aux Restos du cœur :

(…) Je devenais familier des bénévoles qui, quand nous venions, me donnaient toujours des tablettes de chocolat en plus de celle à laquelle nous avions droit Ah, voilà notre Eddy, comment qu’il va ? et mes parents qui m’exhortaient au silence Faut pas le raconter, surtout pas qu’on va comme ça

aux Restos du cœur, ça doit rester en famille. Ils ne réalisaient pas que j’avais

compris depuis bien longtemps, sans qu’ils aient besoin de me le dire, la honte que cela représentait, que je n’en aurais parlé pour rien au monde. (En finir avec Eddy Bellegueule, p. 47-48) Les parents font comme si les enfants ne comprennent pas encore la pauvreté, ce qui n’est pas le cas. Une situation comparable se trouve dans La Honte quand la protagoniste part en voyage organisé avec son père. Ils sont les plus pauvres du groupe, ce qui se voit dans le contact avec la fille « riche ». Dans un restaurant où ils se sentent déplacés la protagoniste-narratrice explique : « Je me suis vue dans la glace en face, pâle, l’air triste avec mes lunettes, silencieuse à côté de mon père, qui regardait dans le vague. Je voyais tout ce qui me séparait de cette fille mais je ne savais pas comment j’aurais pu faire pour lui ressembler. »66. 65 Louis, E., En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2014, rééd. coll. « Points », 2015, p. 85. 66 Ernaux, A., La Honte, p. 133.

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30 Une même opposition de classes se trouve dans En finir avec Eddy

Bellegueule, lorsque le protagoniste parle d’Amélie, une amie issue d’une famille

aisée :

Elle m’avait fait comprendre qu’elle appartenait à un monde plus estimable que le mien. Tandis que je passais du temps à l’arrêt de bus, d’autres enfants comme elle, Amélie, lisaient des livres offerts par leurs parents, allaient au cinéma, et même au théâtre. Leurs parents parlaient de la littérature le soir, d’histoire – une conversation sur Aliénor d’Aquitaine entre Amélie et sa mère m’avait fait pâlir de honte –, quand ils dînaient. (En finir avec Eddy

Bellegueule, p. 99)

Il est clair que le manque de capital culturel gêne Eddy et il comprend très bien que les « bourgeois » sont censés connaître Aliénor d’Aquitaine et les classiques de l’Histoire de France. Cela rappelle la mère d’Ernaux qui « avait besoin du dictionnaire pour dire qui était Van Gogh »67, comme elle le dit dans Une femme.

Les protagonistes de La Honte et d’En finir avec Eddy Bellegueule sont tous les deux réprimandés par d’autres enfants plus aisés. Ainsi la petite Annie de La

Honte reçoit-elle des remarques sur son costume de gymnastique de la fête de la

Jeunesse qu’elle porte en vacances avec son père. Elle pense que ce serait « une marque de connivence » avec la fille riche, mais par contre, celle-ci lui répond : « tu n’as rien d’autre à te mettre que tu t’habilles en gymnastique »68.

Une petite remarque dans En finir avec Eddy Bellegueule montre une situation comparable. Il parle de sa mère qui monte « le son de sa voix toujours plus fort à mesure que montait en elle l’excitation » et il commente : « (quelque chose dont je souffrirai quand je quitterai ma famille pour la ville – mes amis au lycée me demanderont incessamment de parler moins fort ; j’enviais terriblement la voix calme et posée des jeunes hommes de bonne famille) »69. Or, la honte sociale dépend donc du regard des autres. Comme le montre Julien van Beveren dans un article sur Annie Ernaux : « (…) les parents d’Annie Ernaux n’éprouvent nulle honte de ce qu’ils sont ni de ce qu’ils font. Nulle honte de ce qu’ils sont parce que, cantonnés dans leur microcosme, ils n’ont guère d’occasions

67 Ernaux, A., Une femme, Paris, Gallimard, 1989. 68 Ernaux, A., La Honte, p. 127.

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de se comparer à autrui. »70. En même temps, c’est la protagoniste qui a honte

d’avoir honte de ses parents, elle le considère comme une sorte de trahison à laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant. Ainsi, Van Beveren cite Vincent de Gaulejac, un spécialiste de la psychologie sociale, sur l’effondrement de l’image parentale :

L’enfant découvre que ses parents qu’il mettait sur un piédestal, qui représentaient la force, la puissance, le savoir et la perfection sont faibles, impuissants, incultes, imparfaits (…), parfois lâches et violents. (…) Mais simultanément l’enfant éprouve (…) haine et (…) mépris pour ceux qui humilient ses proches. [Il a] honte d’avoir honte. [En lui monte] un désir de vengeance et de réhabilitation de ses propres parents.71

Dans La Honte l’enfant est aimé et surtout la mère souhaite l’ascension sociale de son enfant en lui mettant dans une école privée. Or, comparé à Eddy Bellegueule, la différence est que les parents détestent les bourgeois et méprisent tout ce qui relève des couches sociales « supérieures ». Le protagoniste semble vouloir quitter le monde de son enfance et n’éprouve aucune honte « d’avoir honte de ses parents ». Cela se manifeste dans l’excipit du roman lorsqu’Eddy reçoit la lettre d’acceptation au lycée d’Amiens :

Je ne voulais pas rester à leur côté, je refusais de partager ce moment avec eux. J’étais déjà loin, je n’appartenais plus à leur monde désormais, la lettre le disait. (En finir avec Eddy Bellegueule, p. 196)

Le trouble du protagoniste d’En finir avec Eddy Bellegueule est tellement puissant – étant donné les humiliations à l’école, mais également dans le village et la famille – que la honte de la honte envers ses parents n’est pas encore présente. Ce n’est que dans Histoire de la violence qu’il exprime un certain remords envers sa famille ; dans le passage où le protagoniste soliloque en parlant de sa sœur :

C’est aussi que tu n’arrives plus à la voir depuis que tu as compris la facilité et l’indifférence avec lesquelles tu la négliges, souvent durement parce que tu espères qu’elle t’assistera dans l’effort d’abandon. Maintenant elle sait. Elle sait de quelle froideur tu es capable et tu as honte. Même s’il n’y a pas de raison d’avoir honte, tu as droit à l’abandon, mais tu as honte. Tu sais que lui rendre visite te force à te confronter à ta cruauté, à ce que la honte te fait appeler ta cruauté. (Histoire de la violence, p. 14) 70 Van Beveren, J., « Pour ne pas Se perdre dans Passion simple », D. Bajomée, J. Dor, éds., Annie Ernaux, se perdre dans l’écriture de soi, Paris, Klincksieck, 2011, p. 47. 71 De Gaulejac, V., Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, cité dans J. van Beveren « Pour ne pas Se perdre dans Passion simple », 2011.

Referenties

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