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Portraits d'Emma Bovary : Roman et Intermédialité

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NTERMÉDIALITÉ

Carlijn Melis 10839097

Mémoire de master des études littéraires : Literature and Education – French track Faculté des Sciences Humaines

Université d’Amsterdam

Sous la direction de Mme dr. S.M.E. van Wesemael Merci au second lecteur : M. dr. J. Koopmans Juin, 2018

L’image sur la couverture :

Mattisse, H., La Liseuse, 1895, Dépôt Du Centre Pompidou, L’Agence Photo De La RMN Grand Palais, de Jacqueline Hyde, site web, consulté en avril 2018.

Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis

qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes. (Flaubert – Le Centre Flaubert, 2017)

L’image sur la couverture a été spécialement sélectionnée en honneur de Gustave Flaubert, car il ne voulait pas que l’on illustrât son œuvre. Pour moi, La Liseuse représente parfaitement Madame Bovary ; une

femme dans un décor du XIXe siècle qui peut avoir milles visages différents.

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Chapitre 1.0 : Introduction 4

Chapitre 2.0 : Flaubert et son roman Madame Bovary 7 2.1 L’intrigue 10

2.2 Le style de Flaubert 13

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Narration 16 Ironie 18 Réalisme 23 Conclusion 27 2.3 Portrait d’Emma 28 Apparence 28

Romantisme & Bovarysme 30

Chapitre 3.0 : Adapter Emma 36

3.1 Gemma Bovery de Posy Simmonds 37

Emma et le roman graphique 37

Intrigue 44

Rôle de Gemma 45

Apparence & Caractère 49

3.2 Maya Memsaab de Ketan Mehta 56

Emma et le film 56

Intrigue 60

Rôle de Maya 61

Apparence & Caractère 64

Chapitre 4.0 : Conclusion 67 Références 70

1.0 Introduction

Madame Bovary est l’un des grands classiques de la littérature française. Ce roman, écrit par Gustave Flaubert pendant la seconde moitié du XIXe siècle, est considéré comme un chef d’œuvre partout dans le monde. Émile Zola l’a même décrit comme « la gloire de la littérature française »1. La raison pour laquelle il a dit cela tient au fait que le style de Flaubert

était novateur. La manière dont l’histoire est racontée est tout à fait différente par rapport à

(7)

d’autres romans de l’époque. Un autre élément novateur est le sujet. La littérature de la première moitié du XIXe siècle exprime surtout l’esprit romantique, tandis que Madame Bovary est plutôt une satire du romantisme. C’est un roman réaliste – ou naturaliste selon Zola – dans lequel les « mœurs de province » (le sous-titre du roman) sont abordées.

Le fait que ce roman était différent, n’est donc pas passé inaperçu. Dès sa publication, Madame Bovary se révèle un roman controversé et de nos jours, il est encore actuel. Partout dans le monde, aussi bien dans les écoles, que dans les universités, le roman de Flaubert continue à être lu et étudié. Les études et les analyses traitant de cette œuvre sont déjà nombreuses et leur nombre ne cesse d’augmenter tout autant que des réécritures, des traductions et des adaptations. Chacun peut y trouver des aspects intéressants ; soit le style, soit l’intrigue, les personnages ou les thèmes. En écrivant ce mémoire j’ai choisi d’expliquer la magie résidant dans Madame Bovary, puis d’analyser deux de ses adaptations.

Un siècle et demi après sa sortie, Madame Bovary est donc encore considéré comme un chef d’œuvre et sera certainement une source d’inspiration pour bien d’autres adaptations. Robert Stam, qui étudie l’ensemble des adaptations, mentionne que le roman de Flaubert est un « infinitely suggestive text »2. Cela est encore valable aujourd’hui, car la dernière

adaptation date de 2016 : Wo by shi Pan Jin Lian (Je ne suis pas Madame Bovary) un film de Xiaogang Feng. De plus, comme cet exemple le montre, le sujet ne se limite pas aux adaptations françaises. Cette œuvre est également infiniment suggestive pour des pays lointains. La protagoniste de l’histoire est un « caméléon », remarque Mary Donaldson-Evans qui a fait une étude sur les adaptions filmiques de Madame Bovary.3 Emma, le prénom de

l’héroïne, réapparaît sous beaucoup de formes différentes et dans beaucoup de pays. Linda Hutcheon, un expert en matière du processus d’adaptation, dit à ce propos que les histoires voyagent : « local particularities become transplanted to new ground, and something new and hybrid results »4. Cette nouvelle terre transforme l’original et y ajoute un peu de culture

locale ou, comme Stam le décrit : « Every adaptation of Madame Bovary filters through the grid of a national culture »5. Enfin, le type d’adaptation exerce également une influence.

Les adaptations existent sous de nombreuses formes. Il y a des adaptations du roman en film ou l’inverse ; du roman en bande dessinée, en roman graphique, en série télévisée, en

2 Stam, R., Literature through film: Realism, Magic, and the Art of Adaptation, Oxford, Blackwell, 2005, p. 184. 3 Donaldson-Evans, M., Madame Bovary at the Movies: Adaptation, Ideology, Context, Amsterdam, Rodopi, 2009, p. 37.

4 Hutcheon, L., A theory of adaptation, New York, Routledge, 2006, p. 150.

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dessin animé, en opéra ou en pièce de théâtre et en livre audio, pour n’en nommer que quelques-unes. C’est donc « a sort of transmediation: a medium represents again, but in a different way, some characteristics that have already been represented by another kind of medium. »6, précise Lars Elleström à propos de la notion d’intermédialité.

L’intermédialité consiste en trois choses : le matériau (l’œuvre originale et nouvelle), le medium, et l’interaction entre ces deux. Ce dernier, appelé « herméneutique des supports »7

par Eric Méchoulan, explique comment les différents « supports », ou médiums, trouvent des solutions créatives pour des caractéristiques propres aux originaux. Voici quelques exemples pour illustrer ce propos.

Dans un roman, il y a souvent un narrateur qui raconte l’histoire. Le fait de raconter ne se fait pas toujours « à haute voix », car le narrateur peut être un personnage duquel on lit les pensées. Alors, comment un réalisateur peut-il transformer la narration d’un roman dans une adaptation cinématographique ? Un autre exemple : la focalisation dans un roman peut être très diverse, tandis que dans un film cet aspect est plus difficile à réaliser.

Par ailleurs, dans Madame Bovary, il n’y a guère de dialogues. Pour qu’un roman graphique ou une pièce de théâtre soit intéressant et/ou compréhensible, il faut avoir certaines conversations entre les personnages. Les transformations qu’amènent les adaptations produisent des informations intéressantes. Cela permet d’analyser comment une œuvre d’art a été traduite en une autre forme d’art et l’effet que cela a sur l’histoire et sur le sens. Chaque type de médium apporte quelque chose souligne Méchoulan : « the materiality of communication is an integral part of meaning-making and interpretation of content »8.

Enfin, comme indiqué plus haut, une adaptation de Madame Bovary réalisée en France sera différente en comparaison à celle réalisée en Inde ou en Grande Bretagne. Et donc, l’intermédialité est « a method for making environments appear. »9. La culture et le

temps jouent un rôle prépondérant dans le résultat final. Silvestra Mariniello partage cet avis ; il a écrit dans un livre sur l’intermédialité : « le matériau et la technologie transférés se transforment au cours du processus, puisque leur identité et leur sens sont fonction d’une

6 Elleström, L., “Adaptation and Intermediality”, Leitch, T., The Oxford Handbook of Adaptation Studies, 10.1093/oxfordhb/9780199331000.013.29, avril 2017.

7 Méchoulan, E., et A. Carr, "Intermediality: An Introduction to the Arts of Transmission." SubStance 44.3, 2015, p. 12.

8 Méchoulan, E., et A. Carr, "Intermediality: An Introduction to the Arts of Transmission." SubStance 44.3, 2015, p. 11.

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relation à un contexte […] »10. L’histoire, son contexte et le médium sont donc étroitement

liés.

L’interaction entre ces trois éléments sera mise en pratique dans deux adaptations de Madame Bovary. Elles seront analysées pour montrer comment leur médium a relevé les défis que pose l’adaptation d’une œuvre. De plus, il sera nécessaire d’approfondir l’influence exercée par la culture locale sur l’histoire et plus précisément sur Emma. Celle-ci a le plus souvent le dessus dans Madame Bovary ; l’intrigue se dévoile à travers ses yeux. Voilà pourquoi elle est aussi mise en vedette dans le roman graphique Gemma Bovery de Posy Simmonds et dans le film bollywoodien Maya Memsaab de Ketan Mehta. Ces adaptations vont montrer comment est interprété, un grand classique du XIXe siècle de nos jours. Elles ont été choisies en raison de leur médium différent et de leur origine. Gemma Bovery est une Anglaise et Maya est une Indienne, ce qui promet une analyse diverse et intéressante. Peut-être que deux adaptations ne semblent pas un assez vaste corpus, mais pour l’ampleur de ce mémoire, il est tout de même assez représentatif pour explorer le sujet. Avant d’en apprendre plus sur ces adaptations et l’intermédialité (3.0), il faut d’abord se pencher sur Flaubert, son style et son héroïne (2.0).

2.0 Flaubert et son roman Madame Bovary

En 1849, un jeune écrivain ambitieux a un rendez-vous avec deux amis proches. Cet homme, Gustave Flaubert, né en 1821, vient de finir une œuvre – La Tentation de saint Antoine – mal appréciée par les deux amis. Ceux-ci, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet, trouvent que le livre est « une beauté intrinsèque qui ne sert en rien au livre lui-même. Un livre est un tout dont chaque partie concourt à l’ensemble, et non pas un assemblage de phrases. »11. De plus, ils considèrent que les sujets sont trop « diffus » et que Flaubert doit

renoncer au lyrisme – un aspect qui est présent partout dans le roman.12 Flaubert est déçu,

10 Mariniello, S., "L’intermédialité : un concept polymorphe" dans Vieira, C., et I. Rio Novo, Inter Media :

littérature, cinéma et intermédialité, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 13.

11 Du Camp, M., Souvenirs Littéraires, Paris, Hachette, 1906, p. 316. 12 Idem, p. 317.

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mais il comprend la critique. Bouilhet lui propose d’écrire sur l’histoire des Delamare ; Monsieur Delamare s’est marié avec Delphine. N’étant pas heureuse, elle aime ailleurs, s’endette et met fin à ses troubles en se suicidant. Flaubert répond avec enthousiasme : « Quelle idée ! »13.

Au cours des voyages en Orient qu’entreprend Flaubert avec Du Camp les deux années suivantes, il ne cesse de penser à son nouveau projet. En septembre, quelques mois après son retour, il écrit dans une lettre à sa maîtresse, Louise Colet, qu’il s’est remis à écrire.14 Ce qu’il veut faire, « c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se

tiendrait de lui-même par la force interne de son style, […] un livre qui n’aurait presque pas de sujet. »15. Certes, il est vrai que le style de son œuvre reçoit plein de dévouement. En

revanche, ce ne fut qu’une idée initiale que de n’avoir aucun sujet pour son histoire. Le sous-titre Mœurs de province, sembler annoncer peut-être un livre « sur rien », toutefois, Madame Bovary est un roman sur bien des hardiesses. C’est un roman provocateur qui fait scandale après sa sortie, car c’est un roman qui transgresse des tabous.

La correspondance de Flaubert, présentée par Geneviève Bollème dans Extraits de la correspondance, ou, Préface à la vie d'écrivain, permet de jeter un regard dans les coulisses du processus de rédaction de ce roman « sans sujet ». L’écriture de Madame Bovary, par exemple, prit plus de temps qu’initialement prévu. À plusieurs reprises, Flaubert décrit comment des sentiments de colère et de frustration se battent en lui : « Je me tourmente, je me gratte. Mon roman a du mal à se mettre en train. »16, et encore : « Cette première partie

qui devait être finie d’abord à la fin de février, puis en avril, puis en mai, ira jusqu’à la fin de juillet. »17. La raison pour laquelle Flaubert n’avance pas assez vite, c’est qu’il s’est mis à

écrire consciencieusement. Il consacre des heures et des heures à trouver un seul mot.18 Dans

Mémoires d’un fou19, un travail autobiographique qu’il a écrit dans sa jeunesse, il décrivait

déjà la difficulté qu’il éprouvait pour faire cadrer une sensation avec l’expression concordante. Il explique, qu’en travaillant, sa pensée

13 Idem, p. 319.

14 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 57.

15 Idem, p. 62. 16 Idem, p. 59. 17 Idem, p. 74. 18 Ibid.

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dans l'ardeur de l'enthousiasme […] s'envolait haut dans ces régions inconnues aux hommes […]où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d'amour et d'extase, et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre par la parole cette harmonie qui s'élève dans le cœur du poète et les pensées de géant qui font ployer les phrases comme une main forte et gonflée fait crever le gant qui la couvre ?20

On dirait que Flaubert est un homme assez sentimental, mais aussi un homme méticuleux qui tient beaucoup à la prose. Toutefois, ce n’est pas seulement la signification des mots et des phrases qui posent un problème, car « Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. »21. Jean Starobinski donne

un exemple d’une telle « bonne phrase » dans Madame Bovary en parlant de l’effet phonique de la prose flaubertienne : « il entendait seulement le battement intérieur de sa tête »22. Dans

cette phrase, on perçoit un lien entre le rythme des mots grâce à l’accent sur la consonne t et le rythme imaginaire du battement du cœur. Il n’est donc pas étonnant que parfois Flaubert n’écrit uniquement quatre pages dans la semaine.23 Il était souvent pessimiste en ce qui

concerne sa capacité à finir son roman. Pourtant, il y a une chose dont il était sûr : « C’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi »24. Son style novateur

annonce une nouvelle poétique romanesque comme sujet qui sera abordé plus loin dans ce chapitre.

Sa passion pour la littérature lui est naturelle. Bollème raconte25 que depuis que

Flaubert était petit, les domestiques lui racontaient et lui lisaient des histoires. Ensuite, à l’école, il a toujours suivi des cours de rhétorique, de langues étrangères (anciennes) et il était major en philosophie en 1839. Durant ses études de droit, ensemble avec Du Camp qu’il rencontre à la faculté, il continue à sustenter l’amour de la littérature. Après quelques échecs et une crise nerveuse, Flaubert quitte la Faculté de Droit et se concentre sur l’écriture.

Celle-20 Idem, p. 7.

21 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 83.

22 Starobinski, J., “L’échelle des températures : Lecture du corps dans Madame Bovary”, Debray-Genette, R., réalisé sous la dir. de G. Genette et T. Todorov, Travail de Flaubert, Seuil, Paris, 1983, p. 47

23 Idem, p. 99. 24 Ibid.

25 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

(12)

ci est aussi naturelle que la lecture : « J’écris pour moi, pour moi seul, comme je fume et comme je dors. C’est une fonction presque animale, tant elle est personnelle et intime. »26.

Cette fonction a beau être importante, elle a causé bien du tumulte. Gérard Genette identifie la qualité de l’auteur comme la fin qui justifie les moyens, car « Flaubert a vécu la littérature comme une sorte de difficulté permanente et de principe, et, plus précisément, à la fois comme une urgence et une impossibilité. »27. Il déclare que c’est un métier dans lequel

on rencontre des obstacles. Ainsi, Flaubert compare sa vocation d’écrire à la peinture et il utilise une belle métaphore pour l’illustrer : « L’Art n’a rien à démêler avec l’artiste. Tant pis s’il n’aime pas le rouge, le vert ou le jeune ; toutes les couleurs sont belles, il s’agit de les peindre. »28. Les couleurs que l’artiste n’aime pas rendent le processus d’écriture pénible.

L’une de ces couleurs est le réalisme. Flaubert avoue que « C’est en haine du réalisme que j’ai entrepris ce roman »29. En écrivant, il se plaint souvent de la médiocrité de son œuvre et

de l’étroitesse de ses personnages, mais cela est nécessaire afin de pouvoir construire un chef d’œuvre. D’après lui, « La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai. »30.

Flaubert fait souvent référence à l’Art comme la seule chose qui le rend heureux. Il trouve qu’il est « né avec peu de foi au bonheur »31. Or, l’analyse de Bollème dans La leçon

de Flaubert : essai souligne également que « Le bonheur doit être possible par l’Art, par cette œuvre qu’il faut écrire, par cette langue qu’il faut trouver, qui existe, Flaubert en a l’intuition, et qui devra exprimer parfaitement le plus essentiel de ce qui est. » 32. Donc, selon Flaubert,

même si le processus d’écriture est pénible – c’est-à-dire de décrire en détail les choses, de trouver les bons mots, de former des phrases parfaites et de traduire des sentiments en expressions – au final, ce qui compte, c’est écrire des livres qui ont un beau style et qui contiennent du Vrai.33

2.1 L’intrigue

26 Idem, p. 45.

27 Debray-Genette, R., réalisé sous la dir. de G. Genette et T. Todorov, Travail de Flaubert, Seuil, Paris, 1983, p. 7-8.

28 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 84.

29 Idem, p. 185. 30 Idem. 31 Idem, p. 35.

32 Bollème, G., La leçon de Flaubert: essai, Julliard, Paris, 1964, p. 10. 33 Ibid.

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Il va de soi qu’il faut considérer Madame Bovary comme une œuvre d’art. Pour rester dans le champ artistique, Pierre-Louis Rey, dans la préface de Madame Bovary34, décrit la

méthode de travail de Flaubert comme suit : « Ayant résolu de travailler dans des tons ocre et pastel, un peintre hésite-t-il sur le motif qui exploitera au mieux les richesses de sa palette. »35. Rey indique que, même si Flaubert s’est décidé sur le sujet – « paysages et

personnages assez noirs »36 – et même s’il est un homme de grand talent, l’exécution de ce

sujet peut s’avérer difficile. Les obstacles rencontrés par Flaubert sont dus à ses hautes exigences. En juillet 1851, il écrit à Bouilhet qu’il a « peur de tomber dans le Paul de Kock »37 et, une année après, il avoue à Louise Colet : « Ce que j’écris présentement risque

d’être du Paul de Kock si je n’y mets une forme profondément littéraire. »38.

Dans Mastering the Marketplace: Popular Literature in Ninetheenth-century France, Anne O’Neil-Henry explique pourquoi Flaubert dit cela. À l’époque, l’auteur Paul de Kock était loué pour les tableaux qu’il brossait dans ses romans de la vie quotidienne de la bourgeoisie parisienne. Néanmoins, il était critiqué de n’avoir pas assez d’originalité et d’être incapable d’entretenir cette représentation au cours d’un volume entier.39 Ses œuvres étaient

considérées comme « lowbrow literature »40, c’est-à-dire de la littérature peu sophistiquée ou

au ras des pâquerettes.

Il est bien évident que Flaubert ne souhaitait pas suivre les traces de cet auteur et donc, au début de 1851, à propos de Madame Bovary, l’auteur écrit : « Pour soutenir le sujet il faudrait un style démesurément fort, sans faiblir d’une ligne. »41. Il est déterminé à

maintenir un style fort et c’est là où il rencontre les obstacles dont on a parlé plus haut. Or, qu’est-ce qui caractérise ce style personnel et novateur ? Avant d’aborder ce sujet, il importe de connaître l’histoire, l’intrigue de ce roman.

34 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014. 35 Idem, p. 15.

36 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 189.

37 Idem, p. 57. 38 Idem, p. 87.

39 O'Neil-Henry, A., Mastering the Marketplace: Popular Literature in Nineteenth-century France. University of Nebraska Press, 2017.

40 Ibid.

41 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

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Le roman commence avec la description de la jeunesse de Charles Bovary, un garçon simple « de tempérament modéré »42. Les parents de celui-ci ont l’espoir, qu’un jour, leur fils

sera docteur. Charles apprend toutes les questions par cœur pour l’examen d’officier de santé. Il réussit avec une bonne note, mais ne maîtrise pas le métier. Il épouse une veuve de quarante-cinq ans et s’installe à Tostes où le couple mène une vie calme. Après quelque temps, Charles rencontre une jeune femme qui s’appelle Emma Rouault. Emma est une fille rêveuse qui habite à la campagne avec son père.

Grâce aux descriptions très détaillées des personnages de Flaubert, l’image d’Emma prend forme. Depuis qu’elle avait treize ans, Emma vivait dans un couvent chez les Ursulines à Rouen. Dans ce couvent, elle commence à lire parce qu’elle s’ennuie. Elle lit des poèmes de Victor Hugo, de Lamartine et les romans de Walter Scott : donc, de la littérature romantique. Ces histoires « lui laissaient entrevoir l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales »43.

Pendant le reste de sa vie, elle essaye de mener une vie dans laquelle ces sensations occupent une place prépondérante. Ainsi, cela lui semble une bonne idée d’épouser un docteur après que la femme de celui-ci meurt soudainement.

Charles est pourtant plutôt une bonne poire au lieu du chevalier dont Emma avait rêvé. C’est un homme honnête et fidèle mais il manque d’éducation et, surtout, d’intelligence. Emma, une romantique dans l’âme, s’installe chez lui à Tostes. Là, elle découvre que la vie matrimoniale n’est pas aussi passionnante qu’elle ne l’avait imaginé. Elle s’attend à éprouver les sentiments d’amour et de passion dont elle a lu dans les romans, seulement, ils ne viennent pas. Dans une tentative de donner vie à leur mariage, le couple déménage à Yonville, un village pas trop loin de Rouen. Emma tombe enceinte, mais cela ne change rien. Elle reste très indifférente, car « ne pouvant faire les dépenses qu’elle voulait […] Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit »44. Sa vie

devient encore plus malheureuse quand elle met au monde une fille au lieu d’un garçon. Car, un garçon est plus libre.

« Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. »45. Avec Léon, le clerc du notaire, elle parle des pays

42 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 27. 43 Idem, p. 62.

44 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 120. 45 Idem, p. 85.

(15)

lointains et des passions humaines. Ils découvrent qu’ils sont des âmes sœurs, mais leur relation reste platonique et Léon décide de s’installer à Rouen.

Noyée dans l’ennui, Emma commet ensuite l’adultère avec le vicomte Rodolphe Boulanger afin d’être certaine de ne pas rater sa chance de sentir « l’amour jaillissant »46.

Finalement, elle devient « elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse »47. Petit à petit, leur amour s’éteint. Ayant

découvert une manière pour rédiger une vie heureuse, elle continue ses aventures avec le clerc du notaire, Léon Dupuis.

Au cours de ses liaisons, Emma attache beaucoup d’importance à ses goûts de luxe et elle devient de plus en plus dépensière et exigeante. C’est surtout à cause de cela que ses amants la quittent – un vrai cauchemar pour Emma. Entre-temps, Charles n’a aucune idée de ce qui se passe derrière son dos. Il voit que sa femme n’est pas heureuse, et pourtant, chaque tentative de réanimer leur amour, échoue. Ce n’est qu’après le décès d’Emma – elle se donne la mort en prenant de l’arsenic – que Charles découvre qu’il a de grandes dettes et qu’il a partagé sa femme avec deux autres hommes. Il meurt de chagrin d’amour tel un vrai héros romantique qui aurait issu des romans qu’Emma aimait lire.

C’est donc une histoire qui fait penser à une série Harlequin. L’intrigue a l’air assez simple ; il y a une femme malheureuse qui a besoin de plus de variété et de passion dans sa vie. Or, en 1857, l’année de la publication de Madame Bovary, un procès a été intenté à Flaubert à cause des sujets tabous présents dans le roman. L’accusé a finalement été acquitté, car ce n’était pas Flaubert qui avait commis l’adultère mais l’un de ses personnages. Cependant, si on étudie l’œuvre de Flaubert de plus près, l’opinion de l’auteur est bel et bien présente.

Dans le paragraphe suivant, l’analyse de la focalisation, de la narration et de l’ironie va montrer que Flaubert est souvent absent, mais qu’il n’est pas aussi absent qu’il ne prétend l’être.

2.2 Le style de Flaubert

46 Idem, p. 204. 47 Ibid.

(16)

Il est évident que Flaubert s’est acharné sur le style de son œuvre. Plusieurs aspects sont à élaborer : la focalisation, la narration, l’ironie et le réalisme. Il faut partir de cette idée que Flaubert a voulu être absent.

En octobre 1853, il écrit à sa maîtresse qu’il souffre d’être prosateur, car ce sont ceux « à qui toute personnalité est interdite »48 et, encore un an après : « Il y aura, en septembre

prochain, trois ans que je suis sur ce livre. Cela est long, trois ans passés sur la même idée, à écrire du même style (de ce style-là surtout, où ma personnalité est aussi absente que celle de l’empereur de la Chine) »49. D’après lui-même, l’auteur doit être invisible ou seulement

perceptible à travers les personnages, comme le remarque Pascal dans son œuvre The dual voice: Free indirect speech and its functioning in the nineteenth-century European novel50. Il

explique que « Flaubert wanted to hide the very function of story-telling, as it were, to allow the story to tell and interpret itself »51. Ainsi, ce n’est pas l’auteur, mais ce sont les

personnages qui brossent le tableau, c’est comme si le roman s’écrit lui-même. Comment Flaubert a-t-il réalisé cet effacement de l’auteur, cette écriture impersonnelle ?

Focalisation

Dans Madame Bovary, la focalisation est le plus souvent interne. Les événements sont présentés à travers les yeux des personnages et surtout à travers le regard d’Emma. Ce sont les caractères des personnages qui déterminent ce que l’on voit et comment. Un bel exemple de cette focalisation interne se montre, dans le passage suivant qui raconte le premier rendez-vous d’Emma et de Rodolphe. Les deux font une promenade à cheval :

On était aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, entre le contour des collines ; et d’autres, se déchirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un rayon de soleil, on

apercevait au loin les toits d’Yonville, avec les jardins au bord de l’eau, les cours, les murs, et le clocher de l’église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s’évaporant à l’air. Les massifs d’arbres, de

48 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 155.

49 Idem, p. 175.

50 Pascal, R., The dual voice: Free indirect speech and its functioning in the nineteenth-century European novel, Manchester University Press, 1977, p. 5.

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place en place, saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves que le vent remuait.52

Dans ce fragment, la description des alentours n’est pas objective, car le point de vue d’Emma est privilégié. C’est la première fois qu’elle se libère de sa vie étouffante. Et, c’est cet esprit qui donne au paysage l’allure romantique et son immensité – cet esprit qui est en opposition avec la réelle petitesse de Yonville.

La phrase marquée en italique dans le paragraphe ci-dessus est décrite comme « fleeting thoughts » par Stephen Ullman, dans Style in the French Novel53. C’est une pensée

brève d’Emma qui est imbriquée dans la description des alentours faite par le narrateur. Celui-ci est externe, mais il a opté pour une focalisation interne. On s’aperçoit donc que Flaubert est absent, parce qu’il donne la perspective à son personnage.

Marie-Caroline Carlier (et al.) constate dans son manuel sur la littérature au XIXème siècle, que « Tel est le fondement de l’objectivité flaubertienne »54. Elle dit que « Le

romancier ne commente pas, ne théorise pas : il montre le geste ou l’objet significatifs, il laisse se dévider le langage [des personnages]. »55. Donc, c’est une focalisation interne

subjective.

Un exemple plus précis de cette focalisation interne est l’un des nombreux passages où Emma s’exprime sur son mari. En lisant le roman, on a l’idée que Charles est véritablement un butor car il est presque toujours décrit à travers le regard négatif d’Emma. Plus loin dans le récit, lorsque Charles a soudainement l’opportunité de devenir un docteur prestigieux, Emma devient un petit peu plus positive à propos son époux. Flaubert confronte les deux perspectives qui illustrent les mauvais rapports entre Emma et Charles. Il épouse d’abord le point de vue de Charles, puis celui d’Emma :

[Charles à propos de lui-même :] Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa réputation était établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce qu’il n’était pas fier. Il caressait les enfants, n’entrait jamais au cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance par sa moralité.56

[…]

52 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 199-200.

53 Ullmann, S., Style in the French Novel, Cambridge, Cambridge University Press, 1957, p. 110.

54 Carlier, M.C., [et al.] ; avec la collab. de S. Beauthier [et al.], XIXe siècle, série Itinéraire littéraire, Paris, Hatier, 1988, p. 424.

55 Ibid.

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[Opinion négative d’Emma sur Charles :] Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.57

[…]

[Opinion plus positive d’Emma sur Charles :] elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d’éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. […] elle remarqua même avec surprise qu’il n’avait point les dents vilaines.58

Ce sont donc les personnages qui montrent comment ils voient leur monde, bien que le regard d’Emma soit privilégié. Quand il s’agit de la perspective de Charles, l’affrontement des opinions est souligné.

Il est donc évident que la perspective peut changer au cours de l’histoire. Alain de Lattre remarque dans La bêtise d’Emma Bovary que « Lui [Charles] n’a été que ce qu’il a été : elle l’a vu comme elle le voulait : c’est son affaire de l’imaginer »59. Les protagonistes

incarnent les idées et Flaubert est absent dans ce cas ; on ne lit guère son commentaire. Ce sont plutôt les pensées internes des personnages. Cependant, ce n’est pas toujours le cas, comme cela sera démontré plus loin.

Ensuite, parfois, le narrateur est omniscient. Il existe une scène dans laquelle la focalisation est explicitement externe. Cela veut dire que le narrateur raconte le monde fictif en le décrivant de l’extérieur, sans qu’il ait accès à la conscience des personnages. Pour illustrer cela, examinons le passage suivant. Emma et Léon se trouvent dans un fiacre dans lequel ils cèdent à la tentation de s’aimer :

– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.

– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture. Et la lourde machine se mit en route.

Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.

– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur. La voiture repartit […].60

57 Idem, p. 136-137. 58 Idem, p. 220.

59 Lattre, A. de, La bêtise d'Emma Bovary. Paris, Librairie José Corti, 1980, p. 10. 60 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 295.

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Pendant toute la scène où les tourtereaux se trouvent à l’intérieur du fiacre, le lecteur suit le récit du narrateur. Dans de tels passages, il n’y a aucune trace de subjectivité. Le narrateur est hétérodiégétique – il n’est pas un personnage dans l’histoire – et il raconte d’une manière objective.

Pourtant, la subjectivité du récit peut, en effet, être renforcée par l’usage de la technique du style indirect libre.

Narration

Flaubert est fameux pour son emploi du style indirect libre dans Madame Bovary. Plus tard, ce type de style fit grand cas notamment pour Marcel Proust. Proust aimait beaucoup le style de Flaubert ; un style novateur. C’était le discours indirect libre, une nouvelle utilisation de l’imparfait qui confondait le narrateur et le personnage :

[…] cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l'aspen des choses et des êtres, comme font une lampe qu'on a déplacée, l'arrivée dans une maison nouvelle, l'ancienne si elle est presque vide et qu'on est en plein déménagement. C'est ce genre de tristesse, fait de la rupture des habitudes et de l'irréalité du décor, que donne le style de Flaubert, ce style si nouveau quand ce ne serait que par là. Cet imparfait sert à rapporter non seulement les paroles mais toute la vie des gens. 61

Ce qui était nouveau, c’était le mélange entre le discours d’un personnage et le discours du narrateur. On connaissait déjà le discours direct et le discours indirect, mais ceci était autre chose. Dans le discours direct, les énoncés sont prononcés explicitement par les personnages au lieu d’être décrits par le narrateur, ce qui est le cas du discours indirect. Le discours indirect libre, enfin, comprend les pensées des personnages sans qu’il y ait un verbe d’expression qui les introduit. Ce style précède le stream of consciousness qui se caractérise également par un emploi intensif du discours indirect libre, fréquemment utilisé par Virginia Woolf et James Joyce au début du XXe siècle. Analysons quelques exemples de cet emploi du discours indirect libre.

Emma est une rêveuse. Elle pense que la vie doit être toute rose, mais dès le début de son mariage elle commence à douter. Elle s’imagine une lune de miel parfaite, mais elle n’a pas (encore) le courage d’en parler avec quelqu’un :

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Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu’un la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, la hardiesse.62

La deuxième phrase est ce qu’Ullmann appelle une « brief inner question or exclamation »63. Il n’y a pas de verbe introducteur de parole comme « pensait-elle » à la fin

de la phrase. Le point de vue du narrateur épouse celui d’Emma ; ils convergent. Ullmann poursuit en disant que c’est « the possibility of choice between quasi-synonymous modes of expression »64. C’est Emma qui éprouve les sentiments, mais c’est le narrateur qui les

exprime indirectement et, ainsi, il reste absent.

Le roman est parsemé de passages au discours indirect libre. En voici encore un exemple :

Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ? qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? à quoi bon ? La couture l’irritait. 65

Dans ce passage, il y a plusieurs emplois du discours indirect libre. Le narrateur introduit l’alinéa avec la constatation qu’Emma ne joue plus de la musique. Ensuite, à l’aide des deux questions (de style indirect libre), on lit pourquoi elle a pris cette décision. Puis, le narrateur décrit ce qu’elle faisait avec ses cartons, suivi encore une fois par le discours indirect libre : « À quoi bon ? » et il termine l’alinéa par une remarque concluante. Ce mélange permet au narrateur de donner un rôle omniscient au lecteur. Flaubert transmet toutes les informations et le lecteur en fait une image complète. On a accès aux pensées des protagonistes et aux commentaires du narrateur.

Or, là où certains pensent que l’absence de Flaubert dans Madame Bovary obtient le statut de « Olympian impersonnality »66, d’autres ne le trouvent pas. Chaitin précise que :

« The special nature of [style indirect libre] consists in its unique capacity to capture the individuality of the character's speech and thought, while at the same time allowing the

62 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 65.

63 Ullmann, S., Style in the French Novel, Cambridge, Cambridge University Press, 1957, p. 110. 64 Idem, p. 95.

65 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 90.

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narrator to express his/her interpretation and evaluation of that speech. »67. Il dit que, même si

Flaubert ni ne condamne, ni ne répudie ses protagonistes, il ne cesse d’exercer le contrôle sur ce qui est mentionné et la manière dont cela est fait.68

Dans un paragraphe sur Flaubert intitulé « L’obsession de la forme » tiré du livre de Carlier, elle signale également « l’emploi fréquent du style indirect libre, grâce auquel le point de vue d’Emma et celui du narrateur se confondent : les rêveries de l’héroïne sont ainsi prolongées, amplifiées et simultanément minées par une ironie sourde dans le mouvement même de leur expansion. »69. Carlier constate que l’évaluation du discours est effectuée par

l’ironie. Donc, la focalisation, conjointement avec la narration, renforcent l’absence de l’auteur. Pourtant, en utilisant l’ironie, on découvre que l’auteur est en effet présent.

Ironie

L’ironie dévoile la personnalité de Flaubert, car cette ironie est incarnée dans l’amour qu’il porte à l’écriture. Il écrit à Louise Colet en 1852 : « Le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme dans la blague, est pour moi tout ce qui me fait le plus envie comme écrivain. »70. Cette tragicomédie, « the intimacy between laughter, cruelty and

tragic absurdity », est un instrument de sens, une expression d’indignation et une technique d’intervention oblique selon Victor Brombert in The Novels of Flaubert: A Study of Themes and Techniques.71 Il note que cette intervention, cette ironie, est à la charge des

personnages.72 L’ironie est un outil qui souhaite la satire. Flaubert se moque des choses et des

autres ; il critique le romantisme, la petite bourgeoisie et la bêtise humaine. Voici quelques exemples de cette ironie.

Emma et Léon font une promenade ensemble. Cela se déroule au début du roman et rien ne s’est encore passé entre eux : « Tous les deux, côte à côte, ils marchaient doucement, elle s’appuyant sur lui et lui retenant son pas qu’il mesurait sur les siens ; devant eux, un

67 Chaitin, G.D., "Listening Power: Flaubert, Zola, and the Politics of style indirect libre.", French Review, 1999, p. 1027.

68 Idem, p. 1028.

69 Carlier, M.C., [et al.] ; avec la collab. de S. Beauthier [et al.], XIXe siècle, série Itinéraire littéraire, Paris, Hatier, 1988, p. 425.

70 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 72.

71 Brombert, V., The Novels of Flaubert: A Study of Themes and Techniques, Princeton, Princeton University Press, 1966, p. 71.

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essaim de mouches voltigeait, en bourdonnant dans l’air chaud. »73. L’essaim de mouches

représente le péril dans l’air, c’est une indication que cette affaire – l’amitié entre Léon et Emma – sent le roussi. Ce n’est pas le couple qui sent le péril, c’est le narrateur qui l’indique et c’est probablement Flaubert qui sait déjà que cette relation est vouée à l’échec.

L’exemple suivant montre également la satire de Flaubert. Cet exemple est issu d’une scène qui est chronologiquement plus avancée dans l’histoire. Il s’agit du moment où Emma et Léon ont une liaison et ils passent trois jours ensemble, « une vraie lune de miel ». Ceci est déjà très satirique, parce que l’on ne passe pas la lune de miel avec un(e) amant(e). Le couple fait une promenade en barque pour aller dîner sur une île et le narrateur décrit la toile de fond :

C’était l’heure où l’on entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du goudron s’échappait d’entre les arbres, et l’on voyait sur la rivière de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient.74

C’est un passage qui fait rire à cause du paradoxe abondant entre les sensations romantiques que les amoureux éprouvent et la réalité de la situation qui est loin d’être idéale avec le bruit, la fumée et les gouttes grasses. Cet humour noir ridiculise l’esprit romantique d’Emma ainsi que ses rêves. Au couvent, « À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de […] lagunes, de gondoliers »75 et des « méandres

lamartiniens »76. Il est presque certain qu’Emma avait imaginé la situation dans la barque de

manière tout à fait différente avec, par exemple, le chant des oiseaux au lieu du bruit.

Pour ironiser Emma ainsi que la poésie d’Alphonse de Lamartine, Flaubert la fait réciter Le Lac : le porte-bannière de la poésie romantique. Dans ce poème, il y a deux amants dans une barque sur le lac de Bourget. Emma chante une phrase de ce poème : « Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions... »77 mais sa voix « se perdait sur les flots »78. Emma tente de

vivre des moments passionnés, mais Flaubert les tourne en ridicule. Flaubert détestait la poésie de Lamartine et il a même écrit un jour que la fable des deux pigeons l’a plus ému que tout ce qu’a pu réaliser Lamartine.79 Quant à Lamartine, il croit que sa poésie a « touché et

73 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 124-125. 74 Idem, p. 308.

75 Idem, p. 62.

76 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 63. 77 Idem, p. 309.

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émue les fibres mêmes du cœur de l’homme. »80. Flaubert au contraire, est d’avis qu’il faut

avoir du sang du cœur dans les phrases et non pas de la lymphe, comme chez Lamartine. Et encore, poursuit-il dans une lettre, la passion ne se laisse pas capturer dans les vers, « et plus vous serez personnel, plus vous serez faible »81. Donc, en se cachant derrière le

comportement ridicule d’Emma, il montre son attitude négative envers l’esprit romantique et envers Lamartine plus particulièrement, tout en restant, selon lui, absent.

Ce qui est surprenant cependant, c’est que l’auteur est en fait une personne très romantique. Dans Mémoires d’un Fou, il écrit qu’étant adulte il n’aime plus rien « Et cependant, combien de choses j'ai dans l'âme, combien de forces intimes et combien d'océans de colère et d'amours se heurtent, se brisent dans ce cœur si faible, si débile, si lassé, si épuisé ! »82. Il râle à propos de son cœur qui est « rempli de sentiments » mais qui est « si

vide de faits ». Le paragraphe suivant approfondira davantage sur l’âme romantique d’Emma. Or, de fait, c’est comme si Flaubert décrivait déjà son protagoniste en se décrivant lui-même. Souvent, Emma dit des choses pareilles :

Pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.83 Elle exécrait l’injustice de Dieu ; elle s’appuyait la tête aux

murs pour pleurer ; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirs avec tous les éperduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ils devaient donner.84

La ressemblance entre l’expression de Flaubert dans Mémoires d’un Fou et celle d’Emma est évidente. Et, ce n’est pas pour rien qu’Emma se plaint de sa vie ennuyeuse sans amour passionnel, car Flaubert a dit exactement la même chose à propos de sa propre vie :

Pourquoi n’ai-je pas eu des maîtresses ? Pourquoi suis-je resté dans ce marais de la province. […] Le ciel ne m’a pas plus destiné à [« faire le beau monsieur »] qu’à être beau valseur. Peu d’hommes ont eu moins de femmes que moi. C’est la punition […] et si je reste inédit, ce sera le châtiment de toutes les couronnes que je me suis tressées dans ma primevère.85

79 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 176.

80 Carlier, M.C., [et al.] ; avec la collab. de S. Beauthier [et al.], XIXe siècle, série Itinéraire littéraire, Paris, Hatier, 1988, p. 68.

81 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 81.

82 Flaubert, G., Mémoires d’un fou, version Domaine Public, écrit vers 1840. 83 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 89-90.

84 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 94.

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Une dernière remarque sur la ressemblance entre Flaubert et sa « petite femme »86,

comme il l’appelait parfois, c’est une énonciation d’Emma lors d’une conversation animée avec Léon :

– C’est pourquoi, dit-il, j’aime surtout les poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer.

– Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma […].87

Elle s’appelle Emma dans le roman mais, à vrai dire, c’est bien évidemment Flaubert qui se moque de « la passion [qui] ne fait pas les vers »88 et que l’on retrouve ici. Or, lors de

la publication de Madame Bovary, Flaubert soulignait que toute l’histoire et tous les personnages avaient été inventés. Plus tard, seulement, il confesse « Madame Bovary, c’est moi ». Par ailleurs Flaubert dit une chose semblable au cours de son processus d’écriture du livre : « Quant à l’amour, ç’a été le grand sujet de réflexion de toute ma vie. Ce que je n’ai pas donné à l’art pur, au métier en soi, a été là ; et le cœur que j’étudiais, c’était le mien. »89

D’ailleurs, Maxime du Camp décrit Flaubert comme « une sorte de chirurgien de lettres disséquant les passions et faisant l'autopsie du cœur humain »90. Probablement, cet éternel

romantique était déçu par l’amour et par sa vie et, c’est pourquoi il a recours à l’humour noir. Il se moque de lui-même en écrivant sur l’esprit d’Emma. De cette manière, sa présence est perceptible ; c’est ce que Brombert appelle « a built-in commentary »91.

De plus, Flaubert se moque de la petite Bourgeoisie et de la trivialité. Voici quelques exemples illustratifs.

Homais, le pharmacien et le voisin des Bovary, incarne une telle personne du tiers état. Il est affamé de gloire et c’est pour cela qu’il achète une revue médicale qui parle d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds bots et « comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie. »92 L’intervention chirurgicale de Charles s’avère une réussite en premier lieu,

mais après quelques temps, la lésion s’infecte et un docteur renommé de Neufchâtel constate

86 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 160.

87 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 94.

88 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 81.

89 Idem, p. 87.

90 Du Camp, M., Souvenirs Littéraires, Paris, Hachette, 1906, p. 168.

91 Brombert, V., The Novels of Flaubert: A Study of Themes and Techniques, Princeton, Princeton University Press, 1966, p. 74

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que l’opération était un vrai désastre. Homais est frappé d’ironie. Il proclamait le « succès presque certain »93 d’une opération dont il avait lu l’éloge. Du côté de Charles, ses défauts

proviennent de sa naïveté, sa candeur, car il n’est pas un chirurgien, mais seulement un simple officier de santé ; un « médecin de deuxième classe »94. C'est donc l’union de

l'aveugle et du paralytique.

Un autre exemple de la critique exprimée envers la petite bourgeoisie se retrouve lorsqu’Emma fait semblant qu’elle reprend ses leçons de piano alors, qu’à vrai dire, elle va voir Léon. On lit : « Et voilà comme elle s’y prit pour obtenir de son époux la permission d’aller à la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva même, au bout d’un mois, qu’elle avait fait des progrès considérables. »95. La bêtise humaine est considérable ici. Ce qui

est encore plus ironique, c’est qu’Homais avait encouragé cette décision sous prétexte que « il ne faut jamais laisser en friche les facultés de la nature. »96.

Flaubert a une haine de la sottise, tout comme Emile Zola le remarque dans son étude des œuvres de Flaubert : « Les imbéciles sont pour lui des ennemis personnels qu’il cherche à confondre »97. Il emploie donc l’ironie pour se moquer de l’esprit Romantique, de la petite

bourgeoisie et de la bêtise humaine. Il y a, dans ce roman, des caricatures de ces différentes catégories, des incarnations de toutes les haines de Flaubert. Bollème observe qu’il exagère ses descriptions des sentiments pour s’en moquer, « il ironise pour parfaire sa démonstration »98. Ces descriptions seront traitées dans le paragraphe suivant.

Réalisme

La parution de Madame Bovary était révolutionnaire. Zola avance que ce roman est le précurseur d’un nouveau style. C’est ce qu’il appelle le « roman naturaliste ». C’était une nouvelle méthode pour reproduire précisément la vie sans qu’il n’y ait aucun élément romanesque.99 De plus, « La composition de l’œuvre ne consiste plus que dans le choix des

scènes et dans un certain ordre harmonique des développements. »100. On assiste à une

93 Ibid.

94 Heller, Robert. "Officiers de santé: the second-class doctors of nineteenth-century France." Medical History 22.1, 1978, p. 25.

95 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 314. 96 Idem, p. 313.

97 Zola, E., Les romanciers naturalistes, Paris, Charpentier, 1881, p. 137.

98 Bollème, G., La leçon de Flaubert: essai, Julliard, Paris, 1964, p. 159. 99 Zola, E., Les romanciers naturalistes, Paris, Charpentier, 1881, p. 126. 100 Ibid.

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réaction contre le mouvement romantique et Flaubert le fait en se servant de descriptions très détaillées et réalistes. Véronique Anglard parle de la dénonciation des stéréotypes romantiques et des clichés du réalisme. Flaubert n’incorpore pas le romantisme, il « ouvre la voie au roman moderne dans la mesure où il intègre la critique du roman dans le roman […] essayant de ne pas intervenir dans le récit. »101. Flaubert évoque des sujets qui, jusque-là,

n’étaient pas considérés bienséants. C’est ce que l’on appelle l’esthétique du laid, une caractéristique importante du réalisme qui annonce le modernisme.

Un autre représentant du réalisme dix-neuvièmiste est Honoré Balzac. Balzac était renommé pour son étude détaillée de la société, pour ses observations minutieuses des choses.102 Or, il y a une différence fondamentale entre Balzac et Flaubert. Carlier dit que « le

réalisme balzacien est une explication du réel »103, c’est une analyse commentée du réel.

Tandis qu’au travers du réalisme de Flaubert, on trouve la réplique exacte de la vie104 sans

qu’il ne commente explicitement son texte. C’est un réalisme qui est davantage subjectif en raison de la focalisation interne. Flaubert se sert d’un langage simple et n’utilise pas de métaphores et de métonymies compliquées.

Flaubert avait une opinion claire sur la manière dont il devait décrire les choses. Ainsi, il faut

avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le génie : voir, avoir le modèle devant soi, qui pose.

Pour les choses qui n’ont pas de mots, le regard suffit. Les exhalaisons d’âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style. Ailleurs, c’est une prostitution de l’art et du sentiment même.105

Flaubert voulait réaliser des situations qui soient les plus réalistes possible. Il le faisait en analysant les choses : il observe et puis il décrit pour que le lecteur puisse presque voir et sentir lui-même ce que les personnages voient et sentent. Pierre Brunel, dans Dictionnaire des mythes littéraires, déclare que Flaubert « n’est pas un mystique mais un artiste, [il] reste sensible au détail original. »106. Or, quelles sont ses sources d’inspiration ?

101 Anglard, V., Les grands mouvements de la littérature française, Vol. 114, Seuil, 1999, p. 814-819.

102 Carlier, M.C., [et al.] ; avec la collab. de S. Beauthier [et al.], XIXe siècle, série Itinéraire littéraire, Paris, Hatier, 1988, p. 176.

103 Ibid.

104 Zola, E., Les romanciers naturalistes, Paris, Charpentier, 1881, p. 126.

105 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 81.

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Flaubert a souvent écrit seulement quelques phrases par semaine, comme cela a déjà constaté plus haut ; il est un vrai styliste. La fidélité au réel y joue un rôle important. Dans des lettres à Louis Colet, il parle de ses études, du fait qu’il s’est inspiré des histoires d’enfants et qu’il est imprégné des rêves de jeunes filles. Pendant des jours, il examine des livres d’enfants, des keepsakes et « des récits de naufrages et de flibustiers »107 pour pouvoir

composer une image complexe et complète de la jeunesse d’Emma. Et puis, d’après Zola, pour la célèbre scène des Comices agricoles – un jeu textuel entre les avances de Rodolphe à l’égard d’Emma et un événement organisé à Yonville pour des agriculteurs de la région – Flaubert lit une vingtaine de livres traitant de l’agriculture et il se plonge dans la matière au sens propre du mot :

Il ne procède que sur des notes précises, dont il a pu vérifier lui-même l’exactitude. S’il s’agit d’une recherche dans des ouvrages spéciaux, il se condamnera à fréquenter pendant des semaines les bibliothèques, jusqu’à ce qu’il ait trouvé le renseignement désiré […] et il ira en outre interroger des hommes compétents, il poussera les choses jusqu’à visiter des champs en culture, pour n’aborder son épisode qu’en entière connaissance de cause. S’il s’agit d’une description, il se rendra sur les lieux, il y vivra.108

Ceci est visible dans les descriptions des paysages et plus précisément dans la description de Yonville-l’Abbaye lorsqu’Emma et Charles y emménagent. Durant de longues pages, le lecteur reçoit un tour de la ville en suivant Emma qui fait des remarques par ci et par là. L’histoire du village, les rivières, les collines, la forêt, les routes, les ponts, les bâtiments et les produits de la région, tous passent en revue :

Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays d’alentour.

On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Île-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère. C’est là que l’on fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l’arrondissement, et, d’autre part, la culture y est coûteuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux.109

107 Flaubert, G. et G. Bollème, Extraits de la correspondance : ou, Préface à la vie d'écrivain. Présentation et

choix de Geneviève Bollème. Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 66.

108 Zola, E., Les romanciers naturalistes, Paris, Charpentier, 1881, p. 131-132. 109 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 99-100.

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La première partie de la citation brosse l’image des paysages, tandis que la partie suivante est une élégie d’Emma qui porte sur cette ville ennuyeuse où rien n’est bon. Elle décrit Yonville comme étant une ville ensommeillée : « On l’aperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l’eau. »110. Ici, ces

descriptions ont donc la fonction de faire transparaître l’état d’esprit d’Emma, de souligner la focalisation interne. On les lit comme si c’est elle qui les raconte.

Les descriptions étendues ont aussi une autre fonction selon Carlier. Elle remarque qu’elles sont utilisées pour « charger les objets d’un poids symbolique, [pour] créer entre eux un système d’appels et d’échos. »111. Parmi les descriptions de la nature, on trouve des

passages qui décrivent le jardin des Bovary. Et le jardin est symbolique pour l’état d’âme d’Emma. À Tostes, elle se sent très malheureuse, elle s’ennuie mortellement, ce qui devient apparent dans le passage suivant :

Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait laissé sur les choux des guipures d’argent avec de longs fils clairs qui s’étendaient de l’un à l’autre. On

n’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, où l’on voyait, en s’approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de la haie, le curé [une statue] en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, s’écaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure.112

De ce passage ressort l’esprit morose d’Emma. Elle ne s’occupe pas du jardin et, ainsi, celui-ci est comme un miroir de ces sentiments. Le tableau a quelque chose de triste et mélancolique, car il n’y a pas d’oiseaux, l’espalier est malade, le curé a perdu le pied droit et il est couvert de la gale.

Flaubert n’a pas seulement voulu décrire la destinée d’Emma, il voulait également parler de la position de la femme en générale, de la position féminine à la campagne vers 1857. Il a donné une image générale de la position féminine à la campagne au XIXe siècle. Ce n’est pas l’aspect socioéconomique de ce temps-là que Flaubert a voulu aborder mais c’est la monotonie, déclare Jane Smiley dans un compte rendu de quelques traductions de Madame Bovary.113 Elle dit que Flaubert aurait pu choisir n’importe quel caractère dans n’importe quel

110 Idem, p. 100.

111 Carlier, M.C., [et al.] ; avec la collab. de S. Beauthier [et al.], XIXe siècle, série Itinéraire littéraire, Paris, Hatier, 1988, p. 447.

112 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 90-91.

113 Smiley, J., “Book review: Madame Bovary, by Gustave Flaubert, translated by Lydia Davis”, The Globe and

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contexte, pourtant, il a opté pour quelqu’un qui vivait dans un monde similaire au sien : il avait « le modèle devant soi », car Flaubert avait grandi à la campagne.

Le réalisme de Flaubert est parfois très cru. Le récit de la vie d’Emma commence avec une description de sa beauté. Elle est une belle fille qui a eu une bonne éducation. Le lecteur a l’impression qu’elle aura un bel avenir devant soi. Or, bien que prometteuse, sa vie devient remplie d’amertume et reçoit de Flaubert une fin assez lugubre :

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher.114

Il y a, cependant, quelque chose de beau dans ce passage. Karl Rosenkranz proclame que l’esthétique du laid y existe. Il précise que c’est la disharmonie entre la beauté et la laideur qui rend les choses intéressantes.115 Emma voulait devenir une châtelaine et espérait

que toute sa vie serait rose, mais à cause de sa bêtise elle devient désespérée et elle se perd dans de nombreux problèmes. Une telle intrigue est un mélange du beau et du laid et, ainsi, elle suscite l’intérêt : comment une belle jeune femme, qui vivra une vie douloureuse, finira par se suicider. De cette manière, en combinant deux extrêmes, Flaubert a bafoué les tabous. Avant, il n’était que question de l’élite, de la Bourgeoisie et d’harmonie dans les romans. Tandis que, dans Madame Bovary, il s’agit de la fille d’un paysan, de la bêtise humaine et de la trivialité. Zola est d’accord sur le fait que ce roman choque à plusieurs reprises et il l’explique du fait que Flaubert « donne brusquement le frisson du grand. ». Or, dit Zola, « rien n’est laid dans cette continuelle peinture de la laideur humaine »116.

Conclusion

Le style de Flaubert était très ambitieux. Il voulait écrire un roman impersonnel et c’est ce qu’il a fait jusqu’à un certain point. Grâce à l’usage de la focalisation interne, le narrateur prend ses distances. Et, en combinaison avec le discours indirect libre, il semble rester absent. L’emploi fréquent du style indirect libre était très révolutionnaire dans le champ littéraire de l’époque. Pourtant, étant un romantique dans l’âme, Flaubert n’a pas pu cacher toutes ses passions et sentiments. Les protagonistes, la poésie, la bêtise humaine, la petite

114 Flaubert, G., Madame Bovary, Paris, Pocket, 2014, p. 383.

115 Rosenkranz, K.,et S. Haubner, "Aesthetic of Ugliness." Log 22, 2011, p. 108-109. 116 Zola, E., Les romanciers naturalistes, Paris, Charpentier, 1881, p. 139.

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bourgeoisie et l’esprit romantique sont souvent les objets d’une satire féroce. L’humour noir est toujours présent, il faut seulement lire entre les lignes pour le découvrir.

Ensuite, pour faire sentir la trivialité des choses, il faut savoir comment faire le portrait de celle-ci et donc il faut l’étudier. Il ne faut pourtant pas se fier aux apparences car, même dans les descriptions extrêmement réalistes du décor dans lequel se déroule l’action, on trouve des significations symboliques ou ironiques. Ce qui est beau dans ce tableau, c’est l’interaction entre tout ce qui est beau – le style de Flaubert, quelques aspects des vies des personnages – et tout ce qui est laid – l’égoïsme, la bêtise et la banalité.

Pour conclure ce paragraphe, voici encore une citation de l’œuvre de Zola qui capture extrêmement bien, en quelques phrases, ce que l’écriture de Madame Bovary a procuré à Flaubert :

Malgré sa vengeance satisfaite, malgré la joie qu’il goûte à clouer le laid et le bête dans ses œuvres, c’est parfois là une abominable corvée, bien lourde à ses épaules ; car le lyrique qui est en lui, l’autre lui-même, pleure de dégoût et de tristesse, d’être ainsi traîné, les ailes coupées, dans la boue de la vie, au milieu d’une foule de bourgeois stupides et ahuris.117

2.3 Portrait d’Emma

L’attention se porte à présent sur Emma Bovary. D’une fille pleine d’espoirs à une femme misérable. Que s’est-il passé avec cette protagoniste pour qu’elle en arrive à ruiner sa vie ? Où a-t-elle fait fausse route ? La protagoniste principale de Madame Bovary est une femme intéressante mais complexe. Et, c’est pourquoi ce paragraphe vise à exposer les différents traits de son physique et de sa personnalité.

Tout d’abord l’apparence sera abordée, puis l’esprit romantique d’Emma, pour finir avec « le Bovarysme ».

Apparence

Avant de décrire le physique d’Emma, il importe de savoir que Flaubert ne voulait pas que son roman soit illustré :

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