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Le thème des excès de la morale chrétienne dans La porte étroite d'André Gide et Moira de Julien Green

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Le thème des excès de la

morale chrétienne

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2 MA Literary Studies: French Literature and culture

Faculty of Humanities Département de Français Université de Leiden

Mémoire de Master

Le thème des excès de la

morale chrétienne

dans La Porte Étroite d’André Gide et Moïra de Julien Green

Janine Mourik s1398830

sous la direction de : Dr. A.E. Schulte Nordholt second lecteur : Prof.dr. P.J. Smith

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Table des matières

Introduction ... 5

I - Le contexte personnel et religieux de l’attitude des auteurs envers le christianisme ... 10

1.1.Quelques caracteristiques du protestantisme ... 10

1.2.Andre Gide et la recherche du bonheur ... 13

1.2.1 Le protestantisme français de l'époque ... 13

1.2.2 L´éducation calviniste du jeune André Gide ... 16

1.2.3 Une lutte pour se libérer de la morale ... 18

1.3. Julien Green ou l’étranger sur la terre ... 22

1.3.1 Une vie d'expatrié en France ... 22

1.3.2 L'éducation protestante puritaine du jeune Julien Green ... 23

1.3.3 Un éveil simultané : spiritualité versus sensualité ... 25

II - Le parcours spirituel des protagonistes ... 30

2.1. Les origines de la quête spirituelle ... 30

2.1.1 La porte étroite - Jérôme et Alissa dans la société bourgeoise du Havre ... 30

2.1.2 Moïra - L'étudiant roux à l'université de Virginie ... 39

2.2 Le problème de la morale impossible à accomplir ... 49

2.2.1 L’intertextualité : la présence et la signification des textes bibliques ... 50

2.2.2 La quête individuelle d'Alissa et de Jérôme et ses conséquences fatales ... 56

2.2.3 Le fanatisme religieux de Joseph en réaction contre son obsession du mal ... 67

Conclusion ... 75

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Introduction

Le vingtième siècle a été caractérisé par de grands bouleversements sur le terrain de la politique, des idéologies, mais également sur le terrain de la religion. Depuis des siècles, le rôle de la religion chrétienne dans la société française est exposé à la critique, entre autres à cause de la difficulté de concilier foi et raison. Au cours du 19e siècle, la religion se transforme, s’élargit et se voit remise en question par des écrivains comme Friedrich Nietzsche (1844-1900), le philosophe allemand qui annonça « la mort de Dieu ». Ainsi, pendant le vingtième siècle, le sujet du christianisme suscite de vives émotions auprès des écrivains français. Pendant que les romanciers modernes sont en train de bouleverser les conventions et les contraintes romanesques traditionnelles, certains s'en prennent également à la religion en s'interrogeant sur les doctrines et les pratiques religieuses et en transgressant les tabous. La littérature de la première moitié du siècle cherche un sens à l'existence et beaucoup d'écrivains se montrent humanistes en faisant de l'homme le centre de leurs préoccupations.

Cependant, le danger de la sécularisation provoque également des changements et des réactions au sein du monde chrétien. D'un côté, il incite les représentants du christianisme à mettre tout en œuvre pour sauver la position de la religion dans la société. Il en est de même dans le monde littéraire où de nombreux écrivains catholiques se positionnent en tant que défenseurs de la cause religieuse, tels que Georges Bernanos (1888-1848) et Paul Claudel (1868-1955). En fait, les pratiquants de la religion chrétienne réagissent de manières différentes à l'évolution des mœurs dans la société. Une manière singulière d'y réagir est la tendance à pencher de l'autre côté et à suivre les doctrines religieuses jusque dans l'extrême. En effet, certains pratiquants montrent leur désapprobation du « paganisme » et du mondain en appliquant les doctrines et les exigences morales de manière démesurée. En tant que contreréaction, pour fuir la tentation du charnel qui devient de plus en plus forte dans une société qui est en train de s'éloigner des conventions morales d'autrefois, certains chrétiens ne voient d'autre solution que de se tourner vigoureusement vers le spirituel.

La religion chrétienne protestante s'est montrée particulièrement sensible à l'austérité et la sévérité en ce qui concerne la morale. L'absence d'une autorité dictant les dogmes permet aux protestants de vivre selon leur propre interprétation des textes bibliques. Parmi les protestants, les opinions peuvent donc être radicalement différentes. Il y a des libéraux qui se laissent porter par l'air du temps en interprétant librement les Écritures, alors que certains protestants orthodoxes vont à l'encontre en prenant la Bible au pied de la lettre et en dénonçant ensuite tout ce que le livre ne semble pas autoriser.

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6 Les choses sont susceptibles de s'aggraver dans des communautés où la religion protestante est profondément enracinée et où une culture bourgeoise met l'accent sur les apparences et favorise le contrôle social. André Gide (1869-1951) est un écrivain qui a grandi dans un environnement similaire. Sa famille faisant partie de la branche calviniste du protestantisme en France, il a grandi dans un environnement bourgeois où l'on se sent forcé de suivre des contraintes morales basées sur une conception puritaine de la foi. Tout ce qui est « impur » selon la Parole de Dieu est considéré comme le mal absolu. Le croyant est censé sacrifier tout ce qui est « terrestre » et se rapporte au corps et aux désirs humains, au profit des choses « éternelles » qui sont liées à la volonté de Dieu et qui peuvent être ressenties dans une âme disposée à la réalité divine.

Un autre auteur dont on sait que l'éducation a été marquée par une pareille austérité religieuse est Julien Green (1900-1998). Ses origines ne sont pas françaises, et sa famille faisait d'origine partie de la tradition protestante américaine. Mais comme Gide, il a grandi dans un environnement où les contraintes morales régnaient sur la vie sociale. Les œuvres d'André Gide et de Julien Green sont très influencées par le sentiment d'oppression par la stricte morale chrétienne pendant leur jeunesse. La lutte contre les exigences de la morale les a poussés à critiquer la nature exigeante de la religion.

Entre l'œuvre de Gide et de Green il y a certes beaucoup de différences. Tout d’abord, il y a 31 ans d'écart entre les deux écrivains. Ils ne peuvent donc pas être classés dans la même génération. Gide est un des grands auteurs modernistes du début du siècle, connu pour des écrits qui abordaient le thème de la morale de manière controversée et provocante et mettaient en scène des personnages qui transgressent les règles morales chrétiennes. Il se montre libéré du joug de la morale chrétienne et devient un symbole de l'antichristianisme. Pour ce qui est de Green, son style est moins provocant, bien qu'il dénonce également le penchant au moralisme chez les protestants. En effet, dans ses écrits, la lutte du chrétien contre l'exigence de la morale mène souvent à la folie. Son œuvre se distingue surtout par le mélange entre autobiographie et fiction, et l'obscur et le mystérieux qui marque les portraits de ses personnages. Bien qu'il ne se laisse pas classer parmi les « écrivains catholiques », Green reste, malgré des périodes de doutes et de résistance, adhérent au christianisme lorsqu'il se convertit au catholicisme.

Mais la lutte personnelle de Gide et Green présente également des similitudes. Par exemple, tous les deux parlent ouvertement de la découverte de leur homosexualité qui posait des problèmes d'acceptation par la morale chrétienne. De plus, dans deux romans - La porte étroite de Gide et Moïra de Julien Green - leur œuvre se rapproche sur le plan thématique, car les deux auteurs traitent le thème des excès de la morale chrétienne. En 1909, à l’approche de

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7 ses quarante ans, Gide publie La porte étroite. Le roman raconte l'histoire d'amour de Jérôme et d'Alissa, deux cousins amoureux l'un de l'autre depuis leur petite enfance. Les deux ont reçu une éducation chrétienne et sont désireux de mener une vie vertueuse et d'accomplir la volonté de Dieu. Jérôme croit qu'ils sont destinés l'un à l'autre et qu'ensemble, ils cherchent la voie de Dieu, pour trouver ainsi le bonheur. Leur amour se complique lorsqu'Alissa commence à croire qu'ensemble, ils ne seront jamais capables de trouver la vraie sainteté qui plaît aux yeux de Dieu. Sa conception de la foi exige une âme entièrement concentrée sur les choses divines. L'attachement terrestre les empêchera alors d'obtenir le véritable salut. Sa foi est marquée d'un désir d'héroïsme et de sacrifice qui la pousse à se détacher de Jérôme parce qu'elle croit qu'elle est un obstacle entre lui et Dieu. Elle le fuit, car « il est né pour mieux que pour l'aimer1». Mais son abnégation finit par la mener à l'extrême car elle entraînera sa mort tragique.

Julien Green publie Moïra, un roman avec une thématique semblable, en 1950, l’année de ses cinquante ans. Dans Moïra, l'intrigue se concentre également sur un couple, bien qu'il n s'agit pas d'une histoire d'amour. Joseph est un jeune étudiant américain qui quitte pour la première fois la communauté chrétienne dans laquelle il a grandi quand il entre à l'université. Il tente de rester ferme dans ce monde païen et plein de tentations, en restant fidèle au Dieu de la Bible et à ses commandements. Il est un isolé et vu par les autres comme un fanatique religieux. Ils devinent qu'à l'intérieur, il brûle du désir charnel mais qu'il le refoule, et ils ont raison. Moïra, l'ancienne occupante de sa chambre, ne cesse d'occuper ses pensées malgré lui, jusqu'à devenir une obsession. Elle est connue des autres étudiants comme une femme légère, et ils finiront par lui demander de séduire Joseph pour le faire sortir de son ignorance. Ensuite, c'est au dénouement de l'histoire que le roman se rapproche le plus de celui de Gide. Moïra réussit à le séduire, mais cela lui coûtera la vie, car Joseph la tue juste après l'acte sexuel. Dès qu'il commença à écrire le roman, Green décida qu'à côté du protagoniste il devrait y avoir « une femme qu'il étrangle parce qu'elle l'empêche de faire son salut2».

En considérant la biographie des deux auteurs, il est clair que Gide et Green ont personnellement expérimenté cette lutte entre l'aspiration à la sainteté et le désir du bonheur terrestre. Même si dans d'autres romans, Gide donne l'impression de s'être libéré de la morale, La porte étroite témoigne du fait que son auteur a sincèrement mené une telle quête spirituelle: « personne ne pouvait douter qu’une expérience personnelle n’animât le récit, lui

1 Trahard, Pierre, La Porte Étroite d’André Gide, Collection Mellottee, Paris, Éditions de la pensée moderne, 1968, p.61.

2 Green, Julien, Journal, 7 octobre 1948, tome IV, p.1038, cité dans: Marie-Françoise Canérot et Michèle Raclot.

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8 communiquant ce frémissement sans lequel il n’eût pas été aussi attachant3». Gide comme Green ont dû revivre leur propre quête et puiser dans leurs souvenirs et sentiments les plus profonds. Par conséquent, Gide a mis 15 ans à écrire le roman, le trouvant beaucoup plus difficile à concevoir que ses autres romans4. Pour Green aussi, la période de l'écriture a été marquée de sentiments de crise et de « longues insomnies5» : il indique dans son journal que « lutter contre soi-même, contre l’instinct charnel, paralyse l’imagination du romancier6».

Gide et Green se connaissaient et entretenaient une amitié littéraire. Slava Kushnir analyse leur rencontre et leur amitié et avance qu'ils sont « séparés par leur origine, leur âge et leurs idées7». André Gide est « attaché à la vieille tradition humaniste de France, devenu symbole de l'antichristianisme, choquant, scandalisant au nom de sa vérité8». Il ne semble pas avoir beaucoup en commun avec Julien Green, un « mystique assoiffé d'absolu, converti au catholicisme, discret, isolé, dévoilant dans son œuvre un monde des songes et de la nuit que baigne l'invisible9». Mais ils ont certainement des choses et commun: une « éducation protestante puritaine, préoccupations religieuses, amour des Écritures, [...] horreur des conventions et de l'hypocrisie et, enfin, [la] recherche de ce qui pour chacun constituerait la vérité10». En effet, à travers la lecture de La Porte Étroite et Moïra, ce mémoire montrera la ressemblance entre l'œuvre des deux auteurs.

Le but de ce mémoire est de comparer La Porte Étroite de Gide et Moïra de Green pour découvrir les points de ressemblance qu´il y a sur le plan thématique. Ce faisant, nous verrons également ce qui distingue l'un des deux romans de l'autre. Nous nous concentrerons sur le thème de l’itinéraire spirituel des personnages et la manière dont les auteurs font ressortir le rôle excessif de la morale chrétienne. Dans notre premier chapitre, nous regarderons de plus près l'itinéraire spirituel que les deux auteurs ont parcouru par rapport à l'héritage chrétien si présent dans leur jeunesse. Comme leurs romans sont intrinsèquement liés à la morale protestante qui leur a été éduquée, il est important de mettre au clair les caractéristiques de cette

3 Thierry, Jean-Jacques, « Notice sur La porte étroite », dans : Gide, André, Romans, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1958, p.1551.

4 Trahard, Pierre, La Porte Étroite d’André Gide, Collection Mellottee, Paris, Éditions de la pensée moderne, 1968, p.26.

5 Newbury, Anthony H., Julien Green: Religion and sensuality, Amsterdam, Editions Rodopi B.V., 1986, p.39 6 Petit, Jacques, « Notice sur Moïra », dans : Green, Julien, Œuvres Complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1973, p.1561.

7 Kushnir, Slava M., « Rencontres: Gide et Green », dans: Mosaic, janvier 1970; 3, 2; ProQuest. [En ligne]. https://search-proquest-com.ezproxy.leidenuniv.nl:2443/docview/1300062742 (consultée le 30 juillet 2018), p. 74.

8 Ibidem. 9 Ibidem. 10 Ibidem.

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9 éducation protestante. Nous verrons de plus près leurs origines, les caractéristiques de cette doctrine chrétienne. De plus, nous analyserons la quête et la lutte religieuses que les auteurs ont menées par rapport aux contraintes morales qu'on leur imposait, donc l'itinéraire spirituel qui a forgé leur attitude envers le christianisme.

Ensuite, dans le deuxième chapitre, nous examinerons les aspects formels des deux romans et la manière dont Gide et Green traitent tous les deux le thème des excès de la morale. Dans un premier temps, nous regarderons de plus près comment ils font ressortir l'influence de l'éducation protestante puritaine sur la vie de leurs protagonistes. En dernier lieu, nous verrons de plus près le parcours spirituel que mènent les protagonistes, en nous concentrant sur les références bibliques que les auteurs utilisent pour montrer de quelle manière leurs personnages interprètent la Bible. Ainsi, nous espérons pouvoir expliquer quelle est la position que les auteurs ont pris par rapport à la morale puritaine et à la religion chrétienne en général.

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I - Le contexte personnel et religieux de l’attitude des auteurs envers le

christianisme

1.1.QUELQUES CARACTERISTIQUES DU PROTESTANTISME

Avant de regarder de plus près les origines des auteurs et le rôle de la religion protestante là-dedans, traitons d’abord quelques caractéristiques du protestantisme qui reviennent – exagérées ou non - dans le comportement des personnages des deux romans.

La tradition chrétienne protestante est issue du mouvement de la Réforme, lors du 16ième siècle. Le mouvement connaît son origine en Allemagne avec Martin Luther, qui faisait des tentatives de réformer l'Église catholique - en souhaitant que les abus qu'il y trouvait s'achèveraient -, mais finissait par se faire bannir de l'Église. Comme il n’était pas le seul à critiquer la religion catholique, il aura de nombreux adeptes et son exemple inspirera des théologiens du monde entier. Le réformateur Jean Calvin a joué un rôle important dans le développement de la religion réformée en France, ainsi que dans d’autres pays comme les Pays-Bas et l’Angleterre.

Un des principaux objectifs des réformateurs était de rendre accessible la Bible à tous les hommes. Avant la Réforme, la Bible n'était pas traduite dans les langues du peuple. Selon les réformateurs comme Luther et Calvin, il était important que chacun puisse lire la Bible individuellement. Luther entreprend le projet de traduire la Bible en allemand, puis de nombreux autres suivent son exemple et traduisent la Bible dans leur propre langue. Par conséquent, la lecture individuelle de la Bible deviendra un des piliers de la foi protestante. Contrairement aux catholiques, les protestants ne veulent pas reconnaître l'autorité de l'Église dans l’enseignement du peuple sur l'interprétation des textes bibliques. Selon eux, l’Église n’a pas de rôle intermédiaire entre la parole de Dieu et l'homme : Dieu se révèle à l’homme à travers sa Parole. Par conséquent, ils encouragent une lecture personnelle qui entraîne une interprétation individuelle. En effet, cette lecture individuelle de l’Écriture sainte a fait partie de l’éduction d’André Gide et de Julien Green. Nous retrouvons cette caractéristique de la religion protestante dans La Porte Étroite et dans Moïra, où les personnages passent beaucoup de temps à lire la Bible alors que l’église ou la communauté jouent un rôle négligeable. Dans La Porte Étroite, c’est bien un pasteur qui rappelle un verset biblique aux protagonistes, pendant un sermon qui sert à expliquer la parole de Dieu, mais ensuite Gide accentue surtout le procès personnel d’Alyssa et Jérôme qui cherchent à interpréter et appliquer le message du texte dans leur marche individuelle avec Dieu. Dans Moïra, Joseph est quelqu’un de solitaire qui passe beaucoup de temps dans sa chambre à étudier les Écritures.

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11 Le culte du dimanche n’est mentionné qu’une fois, quand le message du pasteur a tourmenté les pensées de Joseph.

Les personnages dans le roman de Gide comme dans celui de Green passent également beaucoup de temps dans la prière, la conversation personnelle avec Dieu. Non seulement la lecture se fait individuellement, la foi protestante met en avant que Dieu connaît chaque personne et qu’il communique avec chacun individuellement. Tout se passe entre Dieu et l’homme : il n’y a pas de prêtre auquel on peut aller se confesser pour recevoir le pardon des péchés. Par conséquent, la question du salut - le fait d’être sauvé de la punition que chaque homme attend à cause de sa nature pécheresse – est une question très personnelle. C’est une question qui est centrale dans La Porte Étroite comme dans Moïra. De plus, le salut pour un protestant peut sembler insaisissable, d’une certaine manière, parce qu’il n’y pas de moyens ou de sacrements qui y rajoutent quelque chose. En théorisant les bases de la foi chrétienne de la Réforme, Luther et Calvin soulignent le message de l'apôtre Paul que le croyant est sauvé par la foi seule. Ce principe est un des trois principes qui résument la foi réformée : sola fide (par la foi seule), sola gratia (par la grâce seule) et sola scriptura (par l'Écriture seule). Ces principes sont basés sur le message biblique que le croyant ne sera en aucun cas sauvé par quelque chose en lui-même. La grâce est une offre de la part de Dieu, que le croyant reçoit même s’il ne le mérite pas. La question du salut étant un sujet qui occupe les chrétiens depuis toujours, cet enseignement est venu s’opposer à celle de l’Église catholique où les actes de l’homme pèsent lorsque l’homme sera devant le jugement de Dieu. Selon Robert de Saint Jean, « les protestants se disent certains du salut, [alors que] les catholiques ne peuvent qu’espérer11». Toutefois, la foi catholique est d’une certaine manière plus saisissable à cause des sacrements qui sont visibles ou qui exercent quelque chose de concret dans la vie d’un homme. C’est à travers le sacrement de confession par exemple que le croyant se confesse à un prêtre et reçoit le pardon des péchés. Le protestant peut se confesser individuellement à Dieu et il peut faire confiance à la promesse biblique que ses péchés seront pardonnés, mais le pardon n’est pas aussi perceptible que dans le sacrement catholique.

De plus, le protestant peut continuer à sentir un certain poids de responsabilité, puisque la grâce et le pardon qui est offert par Dieu devrait bien avoir ses conséquences dans sa vie. Lors de sa conversion à la foi chrétienne, le croyant devient profondément conscient de la vérité de l’existence et de la parole de Dieu et reçoit son salut. Mais ceci devrait entamer en même temps une transformation chez l’homme, qu’on désigne souvent avec le terme biblique de

11 Saint Jean, de, Robert, « Préface », dans : Green, Julien, Œuvres Complètes IV, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1975, p.20.

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12 « nouvelle naissance ». L’assurance du salut devrait remplir le croyant de reconnaissance, faire en sorte que ses pensées se focalisent sur Dieu et sur sa volonté et ceci devrait se montrer aussi dans ses actes. Par conséquent, même si le salut n’est pas basé sur les pensées ou les actes de l’homme, le croyant peut douter de la vérité de sa Rédemption lorsqu’il continue à faire ce qui est le mal selon la parole de Dieu. C’est un thème qui est omniprésent dans les deux romans de Gide et de Green. Les protagonistes aspirent à une vie vertueuse et ils craignent toute chose qui est susceptible d’« empêcher » leur salut.

En outre, les églises protestantes qui s’inspirent de la doctrine calviniste, enseignent le principe de la prédestination. Selon cette théorie, Dieu, qu’on croit tout-puissant et omniscient, aurait déjà choisi dès le commencement qui sera « sauvé » et qui sera au contraire « perdu ». On appelle les « élus » ceux qui seront sauvés et recevront la vie éternelle. La nécessité d’une conversion individuelle peut peser sur l’homme qui se rend compte qu’il n’est pas capable de satisfaire aux exigences de la morale chrétienne et biblique. Ceci peut faire en sorte qu’il sera toujours en train de se demander s’il est bien prédestiné à être sauvé, s’il est élu ou non. Les protestants qui adhérent à cette théorie peuvent être menés à toujours se demander à quoi on peut voir qu’une âme est sauvée. La question du salut est une question récurrente dans la quête religieuse de Gide et de Green. Chez Green surtout, on remarque également un sentiment de responsabilité en ce qui concerne le salut des autres.

Comme nous avons mentionné, l’église protestante se concentre beaucoup sur les Écritures. Elle attribue beaucoup d’importance à ce que leurs doctrines soient conformes à ce qui est écrit dans la Bible. On rejette donc tout ce qu’on juge à côté de la parole de Dieu. Il y a par exemple de nombreuses pratiques catholiques tel que les sept sacrements (la Bible n’en enseigne que deux) ou la vénération des saints (dont la Bible ne parle pas) qu’ils condamnent. Bien que les textes bibliques se prête toujours à de multiples interprétations, ils en tirent des dogmes en les prenant souvent à la lettre. Nous allons voir que dans l’éducation que recevaient Gide et Green, la Bible ne prenait pas seulement une place centrale dans la religion : c'est à elle qu'on attribuait une autorité, même une vérité absolue. Ainsi, vivre selon la volonté de Dieu demande une vision du monde très étroite et une attitude très obéissante, puisque douter de la vérité de quelque message biblique serait déjà un péché. Les deux auteurs ont été éduqués avec cette idée que leur vie devrait être conforme à la norme biblique. Chez eux, l’impossibilité de remplir les attentes de Dieu (et de leur environnement) a causé un conflit psychologique, et dans La Porte Étroite ainsi que dans Moïra, les personnages se trouvent dans un combat intérieur comparable.

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1.2.ANDRE GIDE ET LA RECHERCHE DU BONHEUR

- « Je me sens plus heureuse auprès de toi que je n’aurais cru qu’on pût l’être… mais crois-moi : nous ne sommes pas nés pour le bonheur ».

- « Que peut préférer l’âme au bonheur ? » m’écriai-je impétueusement. Elle murmura : « La sainteté… »12

1.2.1 Le protestantisme français de l'époque

L’éducation d’André Gide se situe au sein du protestantisme français de la fin du 19ième siècle. Claude Martin remarque que Gide a vraiment grandi « entouré de ministres de la religion reformée13». André Gide naît en 1869 dans une famille bourgeoise très religieuse. Anne Riippa, en traitant également les origines chrétiennes de Gide, nomme par exemple son oncle, Charles Gide, qui était un des grands théoriciens en ce qui concerne l'étude pratique des questions sociales au sein du protestantisme français à la fin du XIXe siècle. Ses deux parents, Paul Gide et Juliette Rondeaux, étaient calvinistes, même si sa famille maternelle connaissait une longue tradition catholique14.

La lecture des textes bibliques, son analyse et son exégèse est au centre de la pratique protestante. Riippa montre bien que cet aspect du protestantisme fait en sorte que, dans le protestantisme français au milieu duquel Gide grandit, les théologiens sont des hommes d'Université :

« Les pasteurs français reçoivent alors une formation plus poussée que celle des prêtres : ils doivent être titulaires du baccalauréat des lettres pour entrer à la faculté de théologie. Au terme de leurs études, ils se seront familiarisés avec le latin, le grec, l'hébreu, l'allemand et la jeune science exégétique »15.

Une caractéristique centrale du protestantisme qui s'avère également importante à l'époque de Gide, c'est la réflexion et donc le débat, la discussion sur la foi16. Le protestantisme

12 Gide, André, « La porte étroite », dans : Romans, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1958, p.563-564.

13 Martin, Claude, Gide, Écrivains de toujours, Paris, Éditions du Seuil, 1963, p.8.

14 Riippa, Anne, Réécritures bibliques chez Paul Claudel, André Gide et Albert Camus: une étude intertextuelle

sur dix œuvres littéraires, thèse pour le doctorat présentée à la Faculté de Lettres de l'Université de Helsinki,

2013. [En ligne]. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00952919/file/2013PA030098.pdf (page consultée le 30 avril 2018). p.92.

15 Ibidem, p. 96. 16 Ibidem, p. 97.

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14 met l’accent sur la « quête individuelle de la foi »17. La focalisation s'est déplacée de l'Église à l'individu ou au foyer. On retrouve cet aspect dans l'œuvre de Gide parce qu'elle est à la base de cette Église réformée qu’il « ne cesse de critiquer ni de mettre en scène avec ironie »18.

Riippa distingue trois courants à l'intérieur du protestantisme français de l'époque, qui chacun avec leurs caractéristiques sont reconnaissables dans la critique que Gide exprime envers le christianisme. Tout d'abord, elle montre l'opposition entre les protestants dits « orthodoxes » et ceux qu'on appelle « libéraux ». La différence entre les deux se trouve notamment dans leur attitude envers le « libre examen des Écritures ». Il s’agit d’un sujet important dans le protestantisme de l'époque. Comme aujourd'hui, le terme du « libre examen » prête à la confusion, nous devons mettre au clair sa signification à l'intérieur du protestantisme. Pour faire cela, nous devons considérer l'attitude des croyants réformés envers la lecture de la Bible. Jean Sengers nous fait part de ce qu’on déclare sur l’Écriture Sainte dans la Confession de La Rochelle :

« Nous croyons que la parole qui est contenue en ces livres (les livres canoniques qui constituent l'Ecriture Sainte) est procédée de Dieu, duquel seul elle prend son autorité, et non des hommes. Et parce qu'elle est la règle de toute vérité, contenant tout ce qui est nécessaire pour le service de Dieu et pour notre salut, il n'est loisible aux hommes, ni même aux anges, d'y ajouter, diminuer ou changer. D'où il suit, que ni l'antiquité, ni les coutumes, ni la multitude, ni la sagesse humaine, ni les jugements, ni les arrêts, ni les édits, ni les décrets, ni les conciles, ni les visions, ni les miracles ne doivent être opposés à cette Ecriture Sainte, mais au contraire toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon elle »19.

Vu que le terme du « libre examen » est généralement en rapport avec le repoussement de toute autorité qui s'impose au raisonnement de l'esprit, nous pourrions avoir du mal à voir le terme mis en rapport avec le protestantisme, car il nous apparaît comme incompatible avec la foi (protestante) dans une vérité révélée20.

Pourtant, Jean Stengers explique pourquoi le « libre examen » peut bien être vu comme une pratique protestante, et en quoi cette pratique marque une rupture avec l'Église catholique. Lorsque le croyant protestant est « face à l'Ecriture [et] il y cherche la révélation, sa liberté reste

17 Riippa, Anne, op.cit., p. 97 (voir note 14). 18 Ibidem., p. 95.

19 Stengers, Jean, citation d'après Le Catéchisme de Jean Calvin, suivi de la confession de la Rochelle, la confession des Pays-Bas, Paris, 1943 (= Œuvres de Calvin, I), p. 144-145. dans: « D'une définition du libre examen », dans: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 82, fasc. 1-2, 2004. Belgique - Europe - Afrique. Deux siècles d'histoire contemporaine. Méthode et réflexions. Recueil d'articles de Jean Stengers [En ligne]. http://www.persee.fr/docAsPDF/rbph_0035-0818_2004_num_82_1_4842.pdf (page consultée le 30 avril 2018). 20 Stengers, Jean, op.cit., p.531 (voir note 19).

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15 intacte ». Même si « dans la plupart des cas, le protestant, faisant partie d'une secte religieuse, se voit soumis à une pression à la fois sociale et intellectuelle qui l'engage à trouver dans l'Ecriture la forme de révélation qu'y trouve son Eglise », Stengers avance que « quelle que soit la force de cette pression — et elle peut être évidemment formidable — jamais l'Eglise ne se présente à lui comme dépositaire d'une vérité divine devant laquelle il doit abdiquer les conclusions de sa propre raison »21. Car plus que tout, la foi protestante repose sur la lecture et donc l’interprétation individuelle des paroles de Dieu.

Si nous revenons sur la différence entre « orthodoxes » et « libéraux », nous voyons que les opinions diffèrent radicalement dans la mesure où l’on admet la pratique du libre examen. Les orthodoxes attachent beaucoup d’importance à l'inspiration des Écritures, à leur vérité divine et par conséquent, à la divinité de Jésus-Christ. Chez les libéraux, par contre, le « libre examen » est pleinement pratiqué, ce qui leur fait douter du rôle de la Bible comme le Livre saint. Chez eux, l'Écriture n'est souvent plus qu’« un ouvrage composite dont la conscience de chacun autorise à faire une lecture sélective ». Dans l'œuvre de Gide nous retrouvons bien des transformations thématiques des histoires bibliques. On y retrouve également le doute sur la divinité du Christ. Tenant compte du tournant que sa vie a prise, ce n’est pas très étonnant. Riippa tient à remarquer pourtant que cela indique aussi qu’il s’est inspiré de la religion protestante libérale22.

Ensuite, il est important de considérer l’importance du mouvement du « Réveil ». Le Réveil est un terme générique pour un phénomène typiquement protestant. Dans le temps de Gide le Réveil est un produit religieux du Romantisme. Il existe plusieurs mouvements qui s’investissent dans la mission de convaincre les hommes à se convertir à « la vraie foi ». Ils mettent beaucoup l’accent sur l’expérience personnelle de la foi, plus que sur l’adhésion à un enseignement. Selon les revivalistes, chaque individu devrait reconnaître et ressentir le poids de son péché, et chacun a besoin d’une régénération personnelle qu’on désigne par le terme biblique de la « nouvelle naissance »23. Pour eux, la notion du péché est plus large que les actes intrinsèquement mauvais. Tout comme les protestants orthodoxes d’ailleurs, parce que la Bible insiste sur cet aspect, ils croient au péché originel. Ils sont convaincus que la nature humaine est mauvaise en elle-même et que nul homme est capable d’y changer quelque chose de ses propres forces. Par conséquent, il n’y a que la foi en Dieu qui peut sauver l’âme d’un homme. La foi devra pourtant être « vraie » pour mener au salut, c’est-à-dire accompagnée d’une piété

21 Stengers, Jean, op.cit., p.534 (voir note 19). 22 Riippa, Anne, op.cit., p. 98 (voir note 14). 23 Ibidem.

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16 sincère et démonstrative. Leur conception de la foi comme sentiment s’oppose au rationalisme et au moralisme des libéraux, marqués par l’esprit des Lumières. Selon Riippa, « les hommes du Réveil sont moins des théologiens que des conquérants d’âmes24».

1.2.2 L´éducation calviniste du jeune André Gide

Dans le récit autobiographique Si le grain ne meurt (1926), Gide nous fait part des différents visages que le protestantisme a pris pendant son enfance. Lorsqu'il s'agit du protestantisme dans la famille de son père, il garde des souvenirs chaleureux de ses expériences avec ces gens issus de la tradition huguenote, qui témoignent d'une manière de vivre paisible et une attitude respectueuse envers le monde autour d'eux. Du côté de la mère pourtant, le climat est austère et le protestantisme prend la forme d'un « légalisme moral » mettant l'accent sur les devoirs et les interdits de la foi chrétienne25. Tenant compte du milieu bourgeois dans lequel Gide a grandi, Martin suppose que le protestantisme de sa mère était « [durci] d’un souci fort bourgeois de conformisme social et moral26». Ainsi, Gide connait de la religion surtout les aspects contraignants et le principe de soumission à l’autorité. Comme Martin l’indique, cela peut apparaître comme paradoxal à l’intérieur du protestantisme où l’exercice du libre examen était pourtant traditionnel27.

Dans son œuvre littéraire, Gide a toujours fait ressortir cette paradoxalité à l’intérieur de la foi chrétienne. Quand il parle de ses origines sociales et familiales, la dualité est pour lui un facteur primordial. Il prête beaucoup d’importance à la tradition catholique lointaine dans la famille maternelle. Selon Martin, « Gide se voyait, se voulait fruit du croissement de deux races, de deux religions, de deux traditions - fruit double et ambigu, enclin ou plutôt condamné au dialogue intérieur, aux luttes et aux divisions »28. Mais surtout, il met en exergue la caractéristique de la fragmentation propre à la foi protestante, dominé par le refus d'avoir l'autorité de l'Église au centre de la religion. Riippa comme Martin accentuent le fait que la mise en relief des différences à l'intérieur de la culture protestante est importante dans l'œuvre de Gide. Dans une lettre à Francis Jammes, il explique que la complexité de ses origines l’a mené à porter en lui « de si multiples raisons d'être, qu'une seule peut-être [lui] demeure impossible : être simplement. »29.

24 Riippa, Anne, op.cit., p. 99 (voir note 14). 25 Martin, Claude, op.cit., p.9 (voir note 13). 26 Ibidem.

27 Ibidem. 28 Ibidem, p.15.

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17 En fait, dès son plus jeune enfance, il ne lui est pas donné d’« être simplement ». D’un côté, la personnalité de Gide est déjà tôt influencée par des expériences qui déstabilisent sa sensibilité. Ses problèmes de santé font en sorte qu’il vit une vie irrégulière et la mort de son petit cousin cause chez lui un sentiment d’angoisse30. À onze ans, sa sensibilité et sa nervosité s’aggravent lorsqu’il perd également son père.

De l’autre côté, il y a le penchant que prend son éducation quand il se trouve seul face à sa mère. L’amour de sa mère envers son fils est accompagné d’une « inquiète sollicitude » ; elle ne cesse de le poursuivre avec ses conseils jusqu’à la fin de sa vie31. De plus, la foi calviniste qu’elle lui enseigne favorise une vision du monde qui pousse l’homme à une introspection continue. Lorsqu’elle enseigne le péché originel, elle part du principe que la nature de l’homme est pécheresse depuis la Chute (de l’Homme au paradis), et la notion du péché occupe donc énormément le croyant calviniste. Par conséquent, le petit Gide avait appris à toujours se soumettre à un profond examen de conscience. Il y avait une distinction nette entre le Bien et le Mal selon ce qu’enseignaient les Écritures. Dans la religion réformée on croit que tous les hommes ont tendance à préférer le Mal. Depuis son enfance, Gide avait donc appris à toujours être très conscient de ses actes, parce que vivre selon la loi de Dieu était un des piliers de la foi. Il y avait des actes ainsi que des activités et des terrains qui étaient vus comme interdits et dangereux. La « vie terrestre » était vu comme vaine, puisque le croyant ne devait viser que la volonté de Dieu et les choses éternelles. Le corps et ses désirs étaient l’ennemi de l’homme, car pour se garder du danger de commettre des fautes dans les yeux de Dieu, il fallait faire des efforts continus pour résister à la tentation.

Même si les réformés enseignent bien les notions chrétiennes de la grâce et de la rédemption, - c’est-à-dire le pardon des péchés et la possibilité d’être sauvé - l'homme qui reçoit le salut devrait toujours aspirer à un perfectionnement moral. En fait, s'il ne vit pas une vie pieuse, il est mené à se demander si sa foi est vraiment réelle et s'il est donc réellement sauvé. Comme sa nature est pécheresse, les propres désirs de l’homme sont toujours liés au mal. Il n’y a que la volonté de Dieu qui mène au bien. Le croyant est donc appelé à ne chercher que la vertu et à suivre « la voie de Dieu » comme il l'a révélée dans sa Parole. Mais pour faire cela il faut contenir sa propre volonté, ce qui est susceptible d’engager une grande lutte entre « la chair et l’âme ».

Un des aspects de ce dogmatisme moral qui dominait la conception de la foi de Mme Gide, c’était la pureté de la vie sexuelle. Riippa indique que le puritanisme de sa mère a joué

30 Riippa, Anne, op.cit., p. 100 (voir note 14). 31 Martin, Claude, op.cit., p.13 (voir note 13).

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18 un rôle très important dans la formation religieuse de Gide32. Mais nous voyons que la stricte morale était présente partout dans l’environnement dans lequel il grandit. Dans Si le grain ne meurt, on apprend qu’il s’est fait renvoyer de l’école alsacienne à cause des « mauvaises habitudes33», c’est-à-dire à cause du « vice de la masturbation34». Claude Martin signale « quel rôle considérable joua, dans la formation d’André Gide, cette conception protestante de la moralité où les choses de la chair sont le domaine du Péché par excellence »35. Son éducation a pour effet qu’il a tendance à se sentir « responsable du mal36». Les circonstances comme sa santé précaire et l’expérience de la mort, mais surtout l’insistance de ses éducateurs sur les bonnes mœurs font de lui un enfant comme il a mis en scène dans son roman Les Faux-Monnayeurs, dans le personnage de Boris Lapérouse : « un enfant nerveux, déchiré par l’angoisse de culpabilité37».

1.2.3 Une lutte pour se libérer de la morale

Dans La Porte Étroite nous remarquons que les expériences personnelles de Gide avec la foi chrétienne jouent un grand rôle. Le roman aborde le thème de la morale qui pèse sur le croyant. Selon Pierre Trahard, Gide connaissait toujours cette lutte entre les choses terrestres et les choses divines qui est au centre du récit :

« Habité par le doute et par l’inquiétude, partagé entre l'ange et le démon, entre le bien et le mal, il trouvera dans La Porte Étroite le moyen, plus ou moins oblique, de faire partager au lecteur la lutte qui est en lui entre l'amour humain et l'amour divin, entre les exigences de la chair et les aspirations de l'esprit, entre le corps et l'âme, entre la vanité du bonheur terrestre et l'idéal de la sainteté38».

Mais Gide découvrira le bonheur terrestre et finit par le préférer à la sainteté. Dans sa biographie, on doit souligner un évènement marquant qui produit chez lui, comme le remarque Paul Archambault, « une explosion39». Gide a sincèrement cherché à pratiquer « la morale du Christ, ou du moins certain puritanisme que l’on [lui] avait enseigné comme étant la morale du Christ40». Mais il est déchiré par cette lutte entre la chair et l’âme et ne réussit pas à « tenir la

32 Riippa, Anne, op.cit., p. 95 (voir note 14).

33 Gide, André, « Si le grain ne meurt », dans : Souvenirs et voyages, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 2001, p.144.

34 Riippa, Anne, op.cit., p. 100 (voir note 14). 35 Martin, Claude, op.cit., p.10 (voir note 13). 36 Riippa, Anne, op.cit., p. 100 (voir note 14). 37 Ibidem, p. 101.

38 Trahard, Pierre, op.cit., p.24 (voir note 4).

39 Archambault, Paul, Humanité d’André Gide, Paris, Bloud & Gay, 1950, p.45.

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19 nature en défaillance », comme la morale l’impose. La morale était pour lui « comme un piège continuellement tendu par le créateur à sa créature41». Un voyage en Afrique satisfait en lui « cette curiosité qu’[il] se reconnaît du caché, de l’occulte, du clandestin42». Des rencontres sexuelles avec des jeunes Arabes le font découvrir les plaisir du corps. Les expériences confirment ses sentiments homosexuels et marquent le début de sa libération sexuelle43. Il en parle ouvertement dans son œuvre et ses journaux. Il avoue par exemple qu’il se sent attiré par les jeunes garçons et qu’il a donc des relations pédérastiques44. En fait, la thématique de La Porte Étroite est assez surprenante parmi les autres romans de Gide. Dans sa vie ainsi que dans la plupart de ses œuvres, Gide faisait surtout ressortir le côté désenchaîné de sa personnalité, de sa libération du joug de la morale chrétienne. Dans sa fiction on trouve beaucoup de personnages qui agissent contre la morale. Ses ouvrages faisaient souvent scandale et promouvaient la libération des contraintes de la religion.

Cependant, après le voyage en Afrique qui marque le début de sa libération du joug de la religion, il ne lâche pas son désir de se marier à sa cousine Madeleine Rondeaux, la femme qu’il aime depuis son enfance. Sa mère s’était toujours opposée à leur union parce qu’elle jugeait leur amour d’un caractère trop fraternel pour mener au mariage. Juste avant sa mort pourtant, elle change d’avis. Peut-être l’idée que bientôt elle ne serait plus là, l’amène à voir en Madeleine une source d’influence bénéfique sur son fils45. Entre Gide et sa femme il y avait une tendresse sincère, bien que les rapports difficiles de Gide à la foi chrétienne et sa morale ont causé beaucoup de douleur dans leur couple. Le désir de liberté fait en sorte que Gide ne puisse pas s’en empêcher de se rendre coupable d’actes immoraux. Il a élaboré le thème de l’immoralité dans un roman intitulé L’Immoraliste (1902). Le protagoniste, Michel, tombe malade et lorsqu'il est en train de guérir grâce aux soins de sa femme, il commence à découvrir la sensualité qui a toujours été absent du milieu austère dans lequel il a grandi. Il va fréquenter des jeunes Arabes et il « perd tout sens moral, retourne à la nature, à la vie sauvage46». En fait, l'immoralité est poussée à l'extrême, puisque le désir de liberté de Michel et son individualisme se transforment en égoïsme et il oublie sa femme, qui en mourra.

Comme Jérôme dans La Porte Étroite, qui aime Alissa dès l’enfance, Gide éprouve de la tendresse pour sa femme et désire se marier avec elle. Mais l'idée du bonheur sensuel qu’il a

41 Archambault, Paul, op.cit., p.42 (voir note 39). 42 Ibidem, p.46.

43 Martin, Claude, op.cit., p.84 (voir note 13). 44 Ibidem, p.92.

45 Ibidem, p.93.

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20 éprouvé en Afrique ne le quitte pas. En fait, il aurait aimé pouvoir faire comprendre à sa femme combien la suppression de la stricte morale chrétienne rend libre. Selon Martin, Gide « avait la ferme intention de l’engager à sa suite sur le chemin de la libération immoraliste ». Mais au contraire, « il avait retrouvé en elle la timidité, le repliement contraint, la peur de la vie et des sens qui étaient au fond du caractère de sa mère47».

Justine Legrand remarque que dans ses premiers ouvrages, notamment dans l’Immoraliste et Les Nourritures Terrestres (1897), il pose ouvertement une réflexion « sur ce que signifient le sexe et la sexualité, le rapport au corps et à l’intime, mais également sur la place de l’homme, de la femme et de l’adolescent dans la société ». Il invite ses personnages « à la plus grande des libertés, en [les] incitant à lâcher le livre afin de se libérer de la tension sociale, d’un phénomène social qui va parfois à l’encontre de ce que l’on est, de celui que l’on est lorsqu’on naît ». Il y a « une lignée de personnages gidiens à connaître la tentation de la liberté, liberté d’être et liberté de penser48» et à donner libre cours à la sensualité.

L’aspiration à la vertu et le désir d’abnégation qu’on trouve chez les personnages de La Porte étroite semble en contraste avec la thématique de ses premiers ouvrages. Mais selon Martin, les sujets de la sainteté et de la pureté chrétienne habitent toujours la pensée de Gide et on trouve ici « un Gide inquiet, tourmenté, tyranniquement hanté par une foi, ou le regret d’une foi49». À travers ses écrits on retrouve donc un dialogue qui est celui de ses propres pensées et réflexions. En effet, selon Legrand, « La Porte étroite s’inscrit dans une dynamique globale et invite à ne pas être lu comme un ouvrage isolé », car dans l’œuvre de Gide, « certains ouvrages se répondent et forment un ensemble, malgré des personnages et des histoires qui font de chaque ouvrage un élément unique50». En fait, parlant de l'Immoraliste et de La Porte étroite, Gide « revendique l’un comme étant le « pendant » de l’autre51». Trahard explique que Gide s'impose un rythme dans lequel toute œuvre « doit trouver [...] son contrepoids dans l'œuvre suivante ». Legrand tient à accentuer que cependant, Gide « n’appelle pas à nier le message véhiculé dans

l’Immoraliste, mais à en montrer les limites52». Les deux romans se répondent et sont tous les

deux des livres ironiques, dont l'un critique une certaine tendance mystique et l'autre tourne en ridicule une forme de l'individualisme53.

47 Martin, Claude, op.cit., p.96 (voir note 13).

48 Legrand, Justine, «De l’Immoraliste à la Porte étroite», dans : Debard, Clara, Masson, Pierre et Wittmann, Jean-Michel (dir.), André Gide et la réécriture: Colloque de Cerisy, Presse universitaires de Lyon, 2013, p. 206 49 Martin, Claude, op.cit., p.116 (voir note 13).

50 Legrand, Justine, op.cit., p. 202(voir note 48). 51 Ibidem.

52 Legrand, Justine, op.cit., p. 202 (voir note 48). 53 Martin, Claude, op.cit., p.147 (voir note 13).

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21 Dans La Porte Étroite Gide a donc fait quelque chose de nouveau en faisant ressortir chez ses personnages « [l’] esprit de renoncement et de sacrifice54» qui touche l'absurde, pour porter un regard critique sur ce que la foi chrétienne exige de l'homme. Mais les œuvres précédentes étaient également des œuvres critiques. Gide se montre décidé à pousser le lecteur à la réflexion, en opposant des différentes manières de vivre la lutte entre les exigences morales et les désirs du corps. La Porte étroite témoigne du fait que les thèmes de la vertu et du sacrifice l'occupent toujours. Il n'a pas pu s'empêcher de faire ressortir « cette enfance qu'[on] a pu croire opprimée55», pour « montrer les excès d'un protestantisme rigide et d'une tendance mystique incompatible avec la vie56».

Mais bien que la quête spirituelle ne cesse de l’accompagner pendant une grande partie de sa vie, Gide finira par sentir le besoin de se libérer de la foi chrétienne. Selon Martin, « le message qu'il délivre est celui de la nécessité de l'humanisme, d'une libération des dieux et des autorités; du devoir qu'à chacun d'utiliser ensuite sa liberté, avec sincérité et courage, pour manifester son individualité, [pour] s'accomplir57». Dans sa recherche de liberté, il ne l’a pas trouvé dans le domaine de l’âme et dans les tentatives de mener une vie pure. C’est en lâchant les contraintes morales et en donnant libre cours aux désirs de la chair seulement qu’il a pu trouver son bonheur.

54 Trahard, Pierre, op.cit., p.39 (voir note 4). 55 Ibidem, p.40-41.

56 Ibidem, p.96.

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22

1.3. JULIEN GREEN OU L’ÉTRANGER SUR LA TERRE

« Il y avait deux royaumes : celui de Dieu et celui du monde, et ces deux royaumes s’expulsaient l’un l’autre du cœur de l’homme ».58

1.3.1 Une vie d'expatrié en France

Julian Hartridge Green naît en 1900 à Paris, 31 ans après André Gide. Ses parents, Mary Hartridge et Edward Green, sont alors émigrés en France depuis 7 ans. Ils sont américains, descendants d'émigrés anglais et ils ont quitté les États-Unis suite à des difficultés économiques59. Son père avait passé une partie de sa jeunesse à Paris, avant de rentrer aux États-Unis et de se marier. Quand il risque la faillite, il décide de repartir en France avec toute la famille pour y travailler dans l’industrie du coton. Alors que pour lui, l’émigration était quelque chose de naturelle, sa femme l’a très mal vécu. Le chagrin de sa mère en ce qui concerne l’exil et la nostalgie de sa terre natale, le Sud des États-Unis, a profondément marqué l’enfance de Julien Green60. Elle se sentait seule comme « une île entourée de millions de Français qui n’avaient jamais entendu parler de la guerre de Sécession et de la civilisation engloutie à la suite de la défaite du Sud61». Comme elle se plaignait toujours du pays perdu, Green grandit en se sentant vraiment étranger en France62. Un autre aspect qui ajoute à son sentiment de solitude est sa position de benjamin dans une famille de sept enfants. Non seulement il était le dernier enfant, il était un « rejeton tardif » - ses parents ont déjà 43 et 47 ans à l’heure de sa naissance – et il grandit entouré de femmes. Avec un frère qui est mort à deux ans et un autre qui part pour les États-Unis quand il a 4 ans, il n’y a souvent que sa mère et ses sœurs à la maison63. Tout comme Gide, il Jean-Pierre Piriou remarque que les femmes autour de lui ont toujours montré des débordements de tendresse et d'affection envers l'enfant64. La seule figure masculine dans la maison, son père, s’absente souvent pour des voyages d’affaires65. De plus, c’est son âge qui a fait en sorte que pour Green, il était plutôt comme un

58 Green, Julien, « Moïra », dans : Œuvres Complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1973, p.155.

59 Matz, Wolfgang, Julien Green : le siècle et son ombre, Paris, Éditions Gallimard, 1998, p.19.

60 Sweeney-Geslin, Teresa, Julien Green : Le Nom du Père dans la Trilogie du Sud : Une quête d’identité sous le

signe de l’ambiguïté, Thèse de doctorat à l'Université de Nancy 2, 2011. [En ligne].

http://www.theses.fr/2011NAN21007 (page consultée le 30 avril 2018), p.9.

61 Saint-Jean, Robert, de, Julien Green par lui-même, Écrivains de Toujours, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p.12-13.

62 Saint-Jean, Robert, de, op. cit., p.14 (voir note 61). 63 Matz, Wolfgang, op. cit., p.19 (voir note 59).

64 Piriou, Jean-Pierre J., Sexualité, religion et art chez Julien Green, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1976, p.47. 65 Sweeney-Geslin, Teresa, op. cit., p.10 (voir note 60).

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23 grand-père et il ne se sentait pas très proche de lui66. Au cours de sa jeunesse il a donc surtout été côtoyé de femmes, tout comme Gide d'ailleurs, dont le père est mort jeune et pour qui les femmes ont toujours été très présentes dans sa vie.

Green a toujours vécu entre deux cultures. Nous remarquons qu’il a francisé son prénom et qu’il a principalement écrit son œuvre en français. Pourtant, il écrit des romans qui se jouent au Sud des États-Unis, comme Moïra. De plus, plusieurs critiques remarquent qu’il a toujours gardé la nationalité américaine, et renoncé à la nationalité française. Sandra R. Allogho-oba indique qu’il a voulu faire cela pour rester fidèle à sa famille (à sa mère en particulier)67. Il a quand-même vraiment grandi en France et ne met pied à terre dans sa « patrie » qu’en 1919, quand son oncle l’invite à faire des études à l’université de Virginie68. Pourtant, la situation familiale a développé en lui ce sentiment d’étrangeté ; non seulement sa mère ne cessait de parler de son pays d’origine, elle continuait toujours à lui parler en anglais et elle lui lisait des classiques anglaises comme Shakespeare et Dickens. Mais les lectures qui ont le plus marqué l’enfance de Green, ce sont les lectures quotidiennes de la King James Bible69. Sa mère voulait lui apprendre à mieux prononcer la langue anglaise, mais elle tenait également beaucoup à son instruction religieuse70.

1.3.2 L'éducation protestante puritaine du jeune Julien Green

En ce qui concerne la religion, ses parents faisaient à l'origine partie de deux branches différentes de la tradition chrétienne protestante américaine. L'Église épiscopale de sa mère71 connaît ses origines en Angleterre dans l'Eglise anglicane. Cette église est généralement vue comme étant à mi-chemin entre le catholicisme et le protestantisme. Son père faisait partie de l'Eglise presbytérienne72. Cette église protestante est née en Écosse avec John Knox comme leader, et elle est très influencée par la tradition calviniste. En France, les parents de Green fréquentaient une église américaine quand il y en avait une près de chez eux. Green a été baptisé à la Christ Church de Neuilly73. Anthony H. Newbury indique que le père de Green avait une foi vivante au plus profond de son cœur, dans laquelle il prenait les Écritures à peu près à la

66 Piriou, Jean-Pierre J., op. cit., p.50 (voir note 64).

67 Allogho-oba, Sandra R., L’expression du moi dans le Journal de Green : 1943-1954, Thèse presentée pour obtenir le grade de Docteur de l’université François – Rabelais, 2009. [En ligne].

http://www.theses.fr/2009TOUR2028 (consultée le 30 juillet 2018). p.14. 68 Ibidem, p.15.

69 Ibidem, p.13.

70 Saint-Jean, Robert, de, op. cit., p.21-22 (voir note 61) 71 Sweeney-Geslin, Teresa, op. cit., p.119

72 Ibidem

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24 lettre. C’était une foi radicale dans le sens où il croyait simplement, sans se poser des questions d’ordre théologique74. En ce qui concerne sa mère, Green tient à souligner sa tendresse et l’amour dont elle a couvert sa jeunesse. Pourtant, il y a des anecdotes que Green a partagées ainsi que des écrits de sa sœur Anne Green qui révèlent un côté négatif de la personne de la mère. Sa conception de la religion était imprégnée d’un puritanisme rigide75. Green se rappelle par exemple d’une scène qui se passe autour de ses cinq ans. Un jour, sa mère menace de lui couper le sexe, armé d’un couteau à pain, parce qu’elle croit qu’il est en train de faire quelque chose qui ressemble à la masturbation76. Il remarque également qu’elle prononçait le mot « corps » avec dégoût et qu’un regard sur le sexe du petit garçon pouvait la faire frissonner77. Newbury ajoute qu'à travers les écrits de sa sœur, Anne Green, on apprend que la nervosité de la mère jouait également un rôle. Quand son mari partait en voyage d’affaires, par exemple, elle avait tendance à faire part aux enfants de sa crainte qu’il n’allait pas revenir78. D’ailleurs, la mère et les sœurs de Green étaient très sensibles à la superstition. Elles croyaient que dans certaines chambres de la maison il y avait des esprits et leurs histoires faisaient peur au petit Julien79.

Newbury indique que, vu que la pureté était le plus grand sujet de préoccupation de la mère, Green grandit dans une grande ignorance en ce qui concerne la vie sexuelle80. Pour lui, la nudité était mauvaise, impure, et il s’était donc habitué à ne jamais se voir nu81. Son personnage Joseph dans Moïra reflète cette habitude de Green, car il se déshabille toujours dans le noir82. Ne comprenant pas les passages bibliques qui contenaient des scènes sexuelles, Green demandait ses parents de lui expliquer, mais ils tournaient autour du pot et ne voulaient pas lui donner de réponse83. En général, l’habitude de l’enfant à se poser des questions et à réfléchir n’était pas encouragé, car les parents ont imposé la religion au petit Julien comme étant la seule vérité possible. Dans Partir avant le jour, il explique :

« La Bible était une personne qu’il ne fallait pas interroger trop curieusement, la Bible était une personne et les livres n’étaient que des livres. Ce qui se trouvait dans la Bible était vrai, parce que c’était Dieu qui parlait. Ce qui se trouvait dans les livres était quelquefois vrai, mais d’une

74 Newbury, Anthony H., Julien Green: Religion and sensuality, Amsterdam, Editions Rodopi B.V., 1986, p.11-12 75 Ibidem, p.12. 76 Ibidem. 77 Ibidem, p.14. 78 Ibidem, p.13. 79 Ibidem, p.20. 80 Ibidem, p.14-15.

81 Allogho-oba, Sandra R., op. cit. p.80 (voir note 67). 82 Green, Julien, « Moïra », op. cit., p.115 (voir note 58). 83 Newbury, Anthony H., op. cit., p.15 (voir note 74).

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25 autre manière et généralement cela n’avait pas beaucoup d’importance. Peu à peu s’élevaient dans mon esprit ce que j’appellerai une échelle des réalités. La religion était vraie et vraie au point que le monde en était frappé d’une sorte d’irréalité.84»

Jean Semolué remarque que dans l’univers moral et psychologique de Green, il y a deux réalités qui sont en conflit. On peut comprendre que le monde « protégé » de son enfance était irréconciliable avec la « vraie » vie qu’il a découvert en grandissant. Son désir sincère d’être un saint s’est avéré impossible quand il a appris à connaître la réalité de la tentation85. Selon Semolué, il est « hanté, habité par le saint, par l’homme de Dieu qu’il n’est pas devenu et qui cependant ne l’a pas quitté86».

Le bonheur et l’innocence de son enfance s’évaporent brusquement lorsqu’à quatorze ans, alors que la Première Guerre Mondiale vient d’éclater, il perd sa mère. En fait, juste avant sa mort, elle s’était ouverte sur un souvenir personnel qui explique sa haine profonde du corps humain. Mme Green avait perdu son frère Willie, qu’elle aimait beaucoup, à cause d’une maladie qu’il avait attrapée lors des rapports sexuels avec une servante87.

1.3.3 Un éveil simultané : spiritualité versus sensualité

La période qui suit la mort de sa mère marque un tournant dans la vie de Green. Son absence soudaine marquera sa vie à jamais. Elle provoque une « brusque prise de conscience du monde et de ses réalités », car il n’est plus « sous l’aile protectrice de sa mère, [où] il se [sentait] à l’abri de tout danger, de toute tentation charnelle, de tout péché88». Jean-Pierre J. Piriou remarque que cette période dans lequel son enfance prit brusquement fin est marqué d’un double développement dans la vie de Green. Sa mère n’étant plus là pour le guider, il doit découvrir sa religion personnelle et il vit un éveil de la spiritualité. Mais parallèlement à cela, il y a la découverte de la sexualité qui se passe dans cette période89. Pour ce qui est du domaine spirituel, sa vie prend un virage : deux ans plus tard, en 1916, il se convertit au catholicisme90. En fait, Green fait déjà la connaissance de l’Église catholique pendant son enfance. Dans Partir avant le jour il raconte par exemple qu’une bonne l’emmenait à la messe le dimanche. Regardant en arrière, il ne sait pas pourquoi sa mère l’a laissé aller à la messe, mais il suppose

84 Green, Julien, « Partir avant le jour », dans : Œuvres Compl ètes V, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 1977, p.776.

85 Green, Julien, cité dans: Semolué, Jean, Julien Green ou l'obsession du mal, Paris, Éditions du Centurion, 1964, p.151.

86 Semolué, Jean, op.cit., p.117 (voir note 85). 87 Newbury, Anthony H., op. cit., p.16 (voir note 74). 88 Allogho-oba, Sandra R., op. cit. p.51 (voir note 67). 89 Piriou, Jean-Pierre J., op. cit., p.63 (voir note 64). 90 Newbury, Anthony H., op. cit., p.17 (voir note 74).

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26 que dans son esprit, « cela ne pouvait pas [lui] faire de mal ». Il se rappelle qu'il n’y avait pas de temple protestant (ni américain, ni français) dans les environs, ce qui peut expliquer cette situation assez étonnante. De plus, ses parents ne fréquenteraient jamais une église protestante française, car « qui disait protestant, en France, disait bien entendu calviniste, et ce terme [les] glaçait91».

Newbury ajoute que dans la période avant sa mort, la mère de Green n’est plus aussi attachée à l’instruction religieuse de son fils. En fait, Green ne savait pas que dans cette période, son père avait déjà renoncé à sa foi protestante pour devenir catholique. Il est possible que cette décision ait eu une certaine influence sur Mme Green. Son père ne voulait pourtant pas faire part à Julien Green de sa décision, pour ne pas l’influencer. Quand même, Green trouve un livre dans la maison qui le met sur la voie du catholicisme ; il se plonge dans la lecture de The Faith of our Fathers, une apologie pour la religion catholique romaine par le cardinal James Gibbons de Baltimore (1834-1921) et finit par être convaincu de sa vérité92. Peut-être certains aspects du catholicisme qui rendent la foi plus « tangible » l’aidaient à sentir plus d’adhérence à la foi en Dieu. Dans Partir avant le jour il raconte par exemple à quel point la possibilité de recevoir le pardon des péchés à travers la confession le remplissait de joie93. Son père, déjà converti à l’Église catholique, l’avait mis en contact avec le Père Crété, un jésuit94 qui l’enseignait le catholicisme95. Robert de Saint Jean décrit l’enseignement comme un « culte de la stricte vérité » qui est dans la continuité de l’éducation de ses parents. Le Père s’inquiète des curiosités intellectuelles de Green, de ses lectures profanes et de sa sensibilité96. Entre lui et le prêtre se développe une amitié, et le Père Crété finit par l’enthousiasmer pour une vie de moine. Mais leurs sujets de conversation se limitent souvent au domaine spirituel et le Père ne connaît pas la gravité de ses problèmes en ce qui concerne la sensualité97. Green idéalise la vie monastique et il espère « dépouiller définitivement l’homme de chair98».

Car en même temps, il y a la découverte de la sexualité que Green vit pendant cette période d’adolescence. Selon Newbury, Green souligne surtout son ignorance à ce sujet. Pendant son enfance, les notions « du pur et de l’impur » étaient vagues99. Ses parents l’avaient plutôt caché au monde et ne l’avaient pas préparé à la réalité en dehors du « jardin d’Eden »

91 Green, Julien, « Partir avant le jour », op.cit., p.841 (voir note 84). 92 Newbury, Anthony H., op. cit., p.17 (voir note 74).

93 Green, Julien, « Partir avant le jour », op.cit., p.841 (voir note 84). 94 Saint-Jean, Robert, de, op. cit., p.25 (voir note 61).

95 Newbury, Anthony H., op. cit., p.17. 96 Saint-Jean, Robert, de, op. cit., p.26. 97 Newbury, Anthony H., op. cit., p.17. 98 Saint-Jean, Robert, de, op. cit., p.33. 99 Newbury, Anthony H., op. cit., p.17.

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27 comme Green se réfère plus tard à la période de sa vie dans lequel sa mère était toujours vivante100. En fait, quand des camarades lui font découvrir la pratique de la masturbation, il ne se réalise pas qu’il s’agit d’un acte sexuel, et ce n’est que plus tard qu’il commence à se dire qu’il s’agit d’un péché101. Allogho-oba avance que pour le jeune Green, la sexualité était surtout liée à la nudité et donc à la vision, alors que le geste ou l’acte en soi ne lui disaient rien102. En fait, Semolué affirme qu’on lui a inculqué une « réprobation du corps [qui] ne [concernait] rien de précis, tout [était] vague et suspect, jusqu’à l’emploi du neutre103», ce qui a entraîné la naïveté de l’adolescent. Ceci a également fait en sorte qu’il se sentait différent et incompris des autres jeunes104. Il n’y a toujours eu que sa mère qui pouvait le toucher; dès que quelqu’un d'autre le touchait, il sentait une sorte de gêne ou même de dégoût105. Green idolâtre sa mère ; il efface tous ses manquements de sa mémoire et déclare qu’il aimerait pouvoir lui ressembler106.

Piriou évoque la notion de refoulement en ce qui concerne la relation entre Green et sa mère. En effet, si elle lui demandait « une soumission absolue107», cela a fait en sorte que Green était « convaincu que s’exprimer ou s’affirmer est une faute108». On peut comprendre qu’il a été mené à refouler ses sentiments de désaccord ou d’agressivité envers ses parents. Piriou confirme que le refoulement d’agressivité joue un rôle dans la vie de Green, car les sentiments de colère envers ses parents étaient parfois transférés sur quelqu’un d’autre109. Ainsi, on comprend que si Green a créé dans Moïra un protagoniste qui est sensible aux sentiments de rage et d’agressivité, c’est probablement parce qu’il ressemble à son auteur. Chez Joseph, on trouve également la notion de refoulement en ce qui concerne la sexualité. Le refoulement de ses désirs sexuels s’avère impossible et résulte finalement dans une « explosion » et il le mène même au crime. Green n’a jamais commis de crime, mais il a bien connu cette lutte contre les désirs du corps. Semolué avance que « la réprobation du corps peut se muer en fascination, [qui est l'autre] face d’une seule et même obsession110». En effet, dans la vie de Green, la fascination du corps humain joue un grand rôle, et on peut bien dire qu’il s’agit d’une obsession. Il est toujours engagé dans une lutte entre « les impératifs de la nature et la volonté de vivre selon les

100 Allogho-oba, Sandra R., op. cit. p.53 (voir note 67). 101 Newbury, Anthony H., op. cit., p.15 (voir note 74). 102 Allogho-oba, Sandra R., op. cit. p.81-82.

103 Semolué, Jean, op. cit., p.45 (voir note 85).

104 Allogho-oba, Sandra R., op. cit. p.82, voir également : Green, Julien, « Partir avant le jour », op.cit., p.770. 105 Semolué, Jean, op. cit., p.85.

106 Allogho-oba, Sandra R., op. cit., p.80-81. 107 Piriou, Jean-Pierre J., op. cit., p.58 (voir note 64). 108 Ibidem, p.59.

109 Ibidem, p.58.

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