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L’attitude de la Belgique officielle envers le Congo léopoldien nous confronte à un fait bizarre

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Bien que le Congo, dans ses frontières actuelles, soit à proprement parler une création

coloniale, on ne peut que se sentir un peu gêné lorsqu’on se voit attribuer le rôle d’ouvrir une série d’exposés sur l’histoire congolaise en parlant de Léopold II. Cela a beau être justifié aussi par le fait que notre sujet concerne les relations entre le Congo et la Belgique, je ne m’en sens pas moins obligé de commence par dire que l’histoire des peuples du Congo ne

commence ni en 1885, ni en 1498, et que les exposés qui commencent à la création de l’EIC, ou débutent par « Lorsque les premiers navigateurs portugais… », et donnent ainsi à penser que les Congolais attendaient sur la plage le moment d’entrer dans l’histoire, sont inexacts et renvoient à la légende coloniale de « L’Africain, homme sans passé », ce qui permettait aussi de le supposer sans culture, sans civilisation, sans religion, bref… colonisable.

La raison pour laquelle nous ne remonterons pas dans un passé plus lointain est simple et toute pratique : le temps qui nous est imparti ne permettrait pas de faire l’exposé extrêmement complexe qu’exigerait une vue, même schématique, de ce que l’on peut savoir du passé des différents groupes humains du Congo.

L’attitude de la Belgique officielle envers le Congo léopoldien nous confronte à un fait bizarre. Jusqu’en 1960, la colonisation est chose dont on parle, notamment dans les manuels scolaires et elle se présente alors d’un seul tenant, comme une belle œuvre humanitaire, dominée par la belle et noble silhouette d’un Léopold II philanthrope à la belle barbe de patriarche. Après 1960, l’école devient silencieuse à ce sujet et, lorsqu’on évoque la

colonisation dans des cercles spécialisés, c’est en distinguant la colonisation belge – toujours noble et bien intentionnée - qui débute en 1908, de ce qui précède. C’est à dire de la période léopoldienne, laquelle fait désormais l’objet d’un silence gêné, assez semblable à celui qui tombe sur les conversations des familles bourgeoises quand un maladroit fait allusion à l’oncle qui fait des fredaines avec des créatures, ou au cousin qui boit.

Si l’on affine les choses et que l’on consulte les documents contemporains des faits, c’est à die les journaux et autres publications de l’époque, ce qui s’est dit au Parlement et au sein du gouvernement belges au moment de la reprise, et diverses correspondances entre des

personnages de premier plan de l’époque, on se trouve devant un autre fractionnement de la ligne du temps : Léopold II est loué pour son œuvre africaine, en une unanimité à peine troublée par quelques voix discordantes, de 1885 à 1905 environ. Entre 1905 et 1908, il est hors de doute qu’il se passe au Congo des choses scandaleuses qui en nécessitent la reprise par la Belgique pour qu’on y mette fin. Au lendemain de la reprise, l’attitude change à nouveau et, en 1910, Jules Renkin déclare à la Chambre qu’il n’a jamais fait à Mr. Morel l’honneur de lire ses écrits et qu’il a honteusement calomnié Léopold II et la Belgique. C’est le début de l’attitude officielle qui ne variera plus : la colonisation belge présentée comme un bloc homogène de Léopold II à 1960.

Léopold a commencé très tôt à s’intéresser à la colonisation, alors qu’il était encore Prince Héritier. Cela n’a rien d’exceptionnel dans les années 1850 et Léopold était en bonne compagnie.

Il faut remarquer ici que si faire de l’Histoire nous amène fatalement à prononcer des appréciations sur ce qu’ont fait nos arrière-grands-parents, leur appliquer les échelles de valeur et les critères de jugement qui ont cours en 2009 n’aurait aucun sens. De nos jours, même le plus chaud plaidoyer en faveur des Héros Coloniaux d’hier s’accompagne toujours de l’aveu que, bien entendu, prétendre dominer des peuples exotiques lointains sous prétexte de les « civiliser » était au fond une assez vilaine chose. Il serait vain et ridicule de reprocher aux hommes de cette époque de ne pas avoir été anticolonialistes. Personne ne l’était alors.

Certes, nous connaissons encore les noms d’un certain nombre de personnes qui sont restées

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dans nos mémoires pou avoir critiqué la colonisation et notamment la colonisation du Congo par Léopold II. Mais leurs critiques revenaient toujours à critiquer telle ou telle colonisation concrète au nom d’une colonisation idéale, non du nom du droit des peuples à disposer d’eux- mêmes. Certes, on peut éprouver la plus grande estime pour leurs motifs humanitaires, mais cela n’empêche pas qu’ils étaient aussi colonialistes que les autres.

Léopold n’a donc fait que suivre un mouvement général. Mais d’où provenait celui-ci ? Le XIX° siècle voit le triomphe du capitalisme, de la science et du machinisme. On n’a jamais connu dans l’histoire une semblable ère de progrès. Durant des siècles, la vitesse la plus rapide à laquelle on avait pu se déplacer avait été celle d’un bon cheval. Mais le cheval de Napoléon ne courait pas plus vite que celui de Charlemagne. Il est désormais question des vitesses atteintes par le chemin de fer, puis par l’automobile… Et ce qui est vrai pour la vitesse de déplacement l’est aussi pour la production industrielle, pour la médecine, pour les télécommunications… Il en résulte une foi optimiste dans le Progrès. Les gens n’étaient pas plus naïfs que nous ne le sommes. Ils étaient conscients qu’il restait des problèmes non résolus et même des problèmes nouveaux créés par le Progrès lui-même, notamment la condition lamentable des mases laborieuses et les revendications qui en résultaient. On ne les niait pas, mais on comptait, précisément, su le progrès technique et scientifique lui-même pour en venir à bout. Cette bulle d’optimisme ne fut crevée qu’en 1914, quand on prit conscience des progrès également réalisés en matière de canons, explosifs, gaz de combat et autres engins de mort. Mais ceci est une autre histoire…

En 1850, donc, l’heure est à l’optimisme et ce progrès que l’on croit sans fin, on constate aussi qu’il se produit pour la première fois, à ce moment là et en Europe. I est dans la nature humaine de penser que, quand on a un coup de chance, c’est qu’on l’a, d’une manière ou d’une autre, mérité. Considérant - non à tort- que ce progrès est dû à la conjonction d’un certain nombre de facteurs réunis dans leu histoire (le rationalisme de l’Encyclopédie, la libération des potentialités du capitalisme bourgeois par la Révolution française, le pragmatisme, le free trade et les machines de l’Angleterre, l’organisation allemande... On commence à parler de la faculté qu’ont les Américains de « voir grand »...), il leur paraît qu’un miracle a eu lieu. Constatant le progrès matériel énorme accompli en un temps fort court, regardant les autres peuples qui continuaient à marcher alors qu’ils prenaient le train, ils ne purent échapper à la tentation de se croire supérieurs. Mieux ! Le mot CIVILISATION s’employa dorénavant uniquement au singulier.

L’attitude envers les autres peuples et cultures prit un virage à 180°. Des personnages exotiques avaient déjà fait irruption dans la littérature européenne, comme témoins critiques de notre civilisation : les « Persans » (très parisiens) de Montesquieu ou les « bons sauvages » de Rousseau et de ses disciples. Plus question de tout cela. Il n’y avait désormais qu’une civilisation: celle qui avait accompli ces miracles techniques. Les autres pouvaient tout au plus rêver, pour leur propre bien, d’y accéder en nous imitant, de monter dans le train. Hors de la locomotive, pas de salut !

Le progrès, par définition, n’est pas statique. La production industrielle s’est accrue dans des proportions fantastiques. Un accroissement de la production a pour corollaires un appétit accru de matières premières, et le désir de nouveaux marchés où vendre la production ainsi accrue. Un mot revient sans cesse : Expansion. « L’Expansion belge » sera le titre d’un journal et d’une maison d’édition, et aussi le nom d’une statue symbolique, dans la rotonde du Musée de Tervuren. Ce sera aussi l’obsession de Léopold II.

On sait que sous le règne de Léopold II l’expansion belge sera brillante. Il est toutefois utile de remarquer ici un petit fait, qui n’est pas sans intérêt pour le Congo : les brillants succès de l’industrie belge ont été liés, en partie, au fait que par rapport à ses voisins et concurrents, le patronat belge concédait à ses travailleurs des salaires dans l’ensemble 4 X MOINDRES.

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Léopold II a donc vécu dans des sphères dirigeantes où personne ne trouvait anormal que la prospérité des affaires reposât sur des salaires aussi bas que possible. Son règne fut d’ailleurs marqué par le répression sanglante des troubles de 1882 qu’on peut difficilement appeler autrement que des « émeutes de la faim ». Cela ne semble avoir troublé en rien son égalité d’âme.

En tant que Prince, puis en tant que Roi, Léopold se sent le devoir de faire tout ce qui est en pouvoir pour que l’industrie belge se taille la plus large place possible sur les marchés. Et, pour cela, à son avis, il est indispensable que la Belgique ait des colonies, source de matières premières et marché pour ses produits.

Jusque là, le Roi est comme je l’ai dit, en bonne et large compagnie. Ils sont légion à penser de la sorte à cette époque. Mais il faut encore préciser qu’il a aussi, depuis son adolescence et tout au long de sa vie, une conception précise de la colonisation modèle : la colonisation hollandaise de Java. Il importe surtout d’en retenir deux traits : il s’agit d’une colonisation dont la mise en valeur passe par un système de cultures obligatoires et qui dégageait un surplus en argent injecté directement dans les finances de la métropole. A ce propos, Léopold va commettre une erreur dont il ne vaudra jamais démordre : alors que le « batig slot » de Java est le résultat d’une conjonction exceptionnelle de facteurs, il va se persuader qu’une colonie rapporte TOUJOURS pour peu que l’on mette en place un « cultuurstelsel » inspiré de Java.

Ce sera là, pour la durée sa vie, le modèle constant que Léopold aura à l’esprit, et ceci même quand le modèle aura été rejeté par les principaux intéressés eux-mêmes : les Néerlandais.

Léopold II se trouve alors dans la position désagréable d’un représentant en vins égaré dans un pays de buveurs d’eau. En Belgique, personne, parmi les gens qui comptent, c'est-à-dire les gens de la banque, de la haute finance et des affaires, pas plus que dans les milieux politiques, ne s’intéresse à ses grandioses projets coloniaux.

Il lui vient alors l’idée de les convaincre par l’exemple et de créer une colonie privée. Le temps me manque ici pour décrire les manœuvres diplomatiques, par ailleurs bien connue, qui l’amèneront en 1885 à devenir le Souverain absolu de l’Etat Indépendant du Congo. Il est manifeste que dans l’esprit du Roi au moins quelques Belges se laisseront séduire par la colonie et que les autres ne manqueront pas d’être convaincus par le fait que la colonie va fatalement rapporter de l’argent. Ils vont alors enfin reconnaître que le Roi avait raison.

Le Roi avait tort et, en 1890, il s’y est ruiné. Si Léopold II avait été un simple particulier, l’aventure s’arrêterait là. Le fait d’être Roi va lui permettre de trouver des ressources auprès du Trésor belge.

De plus, un concours exceptionnel de circonstances va lui permettre de prendre des mesures qui vont redresser la situation, mais mener à la situation scandaleuse connue sous le nom de

« red rubber ».

Résumons :

L’Acte de Berlin de 1885 imposait à l’EIC de laisser le commerce absolument libre. L’Etat ne peut ni le taxer, ni s’attribuer le monopole de certains produits ou des produits d’une certaine région. Pour pouvoir passer outre, il faudrait que le Roi puisse mettre en avant une raison incontestable, par exemple une guerre coûteuse inspirée par des raisons nobles et humanitaires.

Or, depuis 1881, les Pères Blancs, installés sur le lac Tanganyika, voient leur apostolat et même leur sécurité menacés par les chasseurs d’esclaves. Leur chef, Mgr Lavigerie, commence alors une série de conférences et de sermons (en 1888, à Ste Gudule) pour prêcher une croisade humanitaire contre « les esclavagistes arabes ». Léopold II a trouvé sa guerre et, comme le parti catholique, au pouvoir, ne saurait que voir d’un bon œil une entreprise bénie

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par l’Eglise, il obtient également un prêt de l’Etat belge, en contrepartie duquel la Belgique reçoit le droit d’annexer le Congo en 1901. Il est à remarquer que dès lors, la Belgique se trouve tant et si bien engagée dans l’œuvre du Roi qu’elle ne pourrait s’en défaire sans dégâts.

Si la reprise du Congo par la Belgique avait pu être évitée, c’était alors, entre 1890 et 1895, et non en 1908. Autre coup de chance : la guerre avec les « Arabes » éclate plus tôt que prévu et l’EIC en sort vainqueur. Dhanis et Léopold II bénéficient désormais de l’auréole de

« libérateurs des esclaves ».

Entre 1890 et 1892, Léopold II promulgue une série de décrets mettant en place une

« Nouvelle Politique Economique ». Cela lui vaudra de perdre le soutien de beaucoup de ses collaborateurs de la première heure, car il viole manifestement l’Acte de Berlin. En deux mots, cela revient à réserver le commerce des principales denrées congolaise (ivoire, copal, caoutchouc) soit directement à l’Etat lui-même, soit à des compagnies concessionnaires (ayant la forme de sociétés anonymes, mais dont l’actionnariat comprend en général le seul Léopold II, accompagné d’un ou plusieurs hommes de paille). Les produits sont obtenus des indigènes sous forme d’impôt en nature. Les compagnies perçoivent su leurs concessions cet impôt pour compte de l’état et sont autorisées à user elles-mêmes de la contrainte pou l’obtenir, ou à faire appel à la Force Publique. Le montant de l’impôt est fixé de manière fort vague et les personnel, tant de l’état que des compagnies, est la payé mais touche de belles primes sur la production. Le travail forcé sera vite illimité et les punitions, cruelles.

Avec la NPE, Léopold II franchit un degré de plus dans « l’escalade ». Après avoir été seul colonisateur est seul souverain absolu, il devient presque le seul patron d’entreprises coloniales au Congo.

Le Congo léopoldien bénéficiera ici aussi d’un coup de chance. L’invention par Dunlop du caoutchouc vulcanisé et du pneu provoque une énorme demande de caoutchouc, cependant que les plantations d’hévéas aussitôt créées, notamment par les Anglais et les Néerlandais dans leurs possessions d’Asie, doivent pousser avant d’être exploitées. Il y a donc là une période où POUR UN TEMPS, le caoutchouc congolais, immédiatement disponible car produit à parti de plantes sauvages, vaut de très hauts prix. Il convient aussi de remarquer que cette évolution était parfaitement prévisible. Nul ne pouvait ignorer qu’après quelques temps, les premiers équipements achetés, la demande baisserait puisque désormais réduite au remplacement du matériel usé, cependant que l’offre, dès l’arrivée sur le marché du caoutchouc de plantations, s’accroîtrait notablement, ce qui veut dire que les prix s’effondreraient. Cela veut dire que Léopold II a toujours su que le caoutchouc cher n’aurait qu’un temps, et que les plaidoyers en sa faveur basés sur l’idée qu’il devait forcément épargner la population congolaise dont il avait besoin comme main d’œuvre ne tiennent pas compte de ce facteur.

En 1895, Léopold II peut constater que « les recette deviennent très belles » et bientôt il s’enrichira notablement au Congo et jettera ainsi les bases de la fortune actuelle de la famille royale. Il s’en servira notamment pour ses grands projets de constructions et d’urbanisme en Belgique. Ces monuments fastueux, ostentatoires, ont un côté « nouveau riche » et ce n’est pas par accident : Léopold II voulait montrer l’agent que le Congo rapportait car c’était, à ses yeux, la preuve qu’il avait eu raison de vouloir coloniser !

On connaît la suite : les dénonciations, de plus en plus fréquentes, de ce qui se passe au Congo, le rapport Casement, la « Congo Reform Association » de Morel et les « campagnes anglaises », la Commission d’Enquête de 1904 dont on espérait qu’elle laverait Léopold II de tout soupçons et qui, au contraire, confirma l’existence d’abus monstrueux…

Il me paraît cependant utile de dire quelque chose au sujet de ces rapports, et c’est pour citer un fait curieux : tout le monde en rejette la moitié. Tant Casement que la Commission commencent leur rapport par quelques pages laudatives, soulignant les réalisations de l’Etat

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Indépendant du Congo : agglomérations, moyens de communication, bateaux, chemin de fer… Après quoi viennent les constatations plus désagréables.

Ceux qui contestent l’œuvre de Léopold II considèrent en général ces introductions comme un coup de chapeau de pure forme, une sorte de formule de politesse dépourvue de signification, et ne veulent retenir que les pages qui décrivent des choses atroces. Les partisans de Léopold II, au contraire, y voient la seule partie de ces documents qui rende justice au Grand Souverain Civilisateur. On s’avise rarement de penser que ces documents pourraient être écrits de la même encre de bout en bout, et que la constatation de réalisations remarquables est tout aussi sincère que la condamnation des atrocités. Il se pourrait pourtant que ce soit là, précisément, la vérité : Léopold II a joué dans son Congo des rôles multiples : colonisateur, souverain et homme d’affaires. C’est en cette dernière qualité, surtout, qu’il a posé des actes condamnables. S’il y a des « crimes de Léopold II », ce sont moins des crimes de Roi que des cimes de Patron.

Le rapport de la Commission d’Enquête, paru en 1905, suscita peu de réactions.

Rédigé de façon très neutre, ce qui contrastait avec la grandiloquence larmoyante des pamphlets antiléopoldiens, il laissa la grande masse du public belge assez froid. Il n’en connut pas moins un grand retentissement parmi les couches influentes de la population belge. Il n’impressionna que ceux qui, étant scientifiques, juristes, administrateurs, parlementaires, avocats, universitaires... avaient l’habitude de lire de tels documents. Mais ceux-là y lurent clairement la condamnation du système léopoldien et en furent bouleversés. Ces milieux avaient sans doute déjà pris connaissance du rapport Casernent, mais ne l’avaient pas jugé impartial parce qu’ils n’y avaient vu qu’une revanche britannique contre les attaques lancées par la Belgique à propos de la guerre des Boers et aussi, sans doute, un prétexte dont la Grande-Bretagne, insatiablement avide de colonies, se servait pour faire main basse sur le Congo.

Les constatations de l’enquête révélaient que les abus existaient, et qu’ils étaient plus nombreux et plus graves qu’on n’avait pu imaginer. Elles révélaient surtout que les abus n’étaient pas seulement individuels, mais qu’ils tenaient au régime lui-même. Il y avait là matière à de graves réflexions. La divulgation des résultats de l’enquête eut un effet décisif : grâce à elle, la critique du régime léopoldien entra dans une phase nouvelle. Avant l’apparition du rapport, les témoignages à charge du régime léopoldien étaient pratiquement tous des témoignages étrangers ; leur origine seule suffisait à les faire récuser. La Commission d’Enquête, pour la première, apportait au dossier une pièce d’origine non-suspecte.

En 1906, dans un ouvrage qui visait à vulgariser auprès du grand public ce qu’avait rapporté la Commission d’Enquête de 1904, Félicien Cattier remarquait : «... la pitié humaine a besoin, pour se mettre en mouvement, de faits précis et concrets. La constatation des crimes les plus atroces, faite en termes généraux, n’excite point d’émotion ». Pour ce public large qu’on appelle l’opinion publique, il fallut expliquer quelle était sa signification exacte.

Et plus loin, le même auteur écrivait ::"L'Etat du Congo, loin de s'acquitter de ce devoir primordial de colonisateur (d'enseigner a l'indigène a tirer de son sol natal un parti de plus en plus complet, a améliorer ses procédés de culture), interdit aux indigènes, d'après les constatations de la Commission (d'Enquête de 1904-1905), de tirer parti du sol qui lui appartient légitimement, dans une autre mesure que celle ou il l'utilisait avant 1885... Il maintient systématiquement les Noirs dans un état de civilisation inferieure, il les empêche d'améliorer leur condition matérielle. Cette interdiction est imposée dans un but de lucre, pour monopoliser au profit de l'Etat ou au profit de rares sociétés concessionnaires, les bénéfices résultant de l'exploitation du caoutchouc."

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Enfin, touchant le cœur du sujet, Félicien Cattier écrivait, en des termes justes et cruels qui devaient rester célèbres : « La vérité est que l’Etat du Congo n’est point un Etat colonisateur, que c’est à peine un état : c’est une entreprise financière... La colonie n’a été administrée ni dans l’intérêt des indigènes, ni même dans l’intérêt économique de la Belgique ; procurer au Roi-Souverain un maximum de ressources, tel a été le ressort de l’activité gouvernementale » Après la publication du rapport, Léopold II se trouva soudain confronte à une vague d’opposition en Belgique même. Ses adversaires réclamaient, les uns des réformes fondamentales, les autres l’annexion par la Belgique. Des hommes qui l’avaient toujours soutenu dans le passé, comme le leader radical Paul Janson, se retournaient à présent contre lui. Le Rapport de la Commission ébranla même les orateurs du parti catholique, défenseurs traditionnels du Trône comme de l’Autel. De nombreux catholiques, qui avaient donné leur soutien au roi à la suite des privilèges qu’il avait accordés aux missions, éprouvaient une amère désillusion, J’ai déjà cité, plus haut, le discours d’Emile Vandervelde. En février 1906, Arthur Verhagen, l’un des grands orateurs du Parti Catholique, déclara lui aussi à la tribune de la Chambre : « Il est aujourd’hui démontré que si la civilisation des peuples congolais ne fait pas plus de progrès ; que si, en bien des endroits, elle paraît compromise pour longtemps », la responsabilité en incombe largement à l’administration de l’Etat. Nul ne me suspectera de préjugés hostiles. « J’ai donné publiquement le mesure de mes sympathies pour l’œuvre du Congo... Mais je m’incline, comme tous les hommes de bonne foi doivent le faire, devant l’évidence des faits ».

Il est assez courant d’entendre dire que la reprise du Congo par la Belgique avait été comme

« impulsée » de l’extérieur, par les Anglais et singulièrement par le Parlement britannique.

Cette assertion se trouve controuvée par les documents dont nous disposons.

Exemple : le contrôle parlementaire sur la colonie. Ce thème fut repris le 26 février, en Angleterre, à la Chambre des Communes. Au nom du gouvernement, Sir Edward Grey reprit à son compte les considérations de Lord Cromer. « Ce que nous envisageons, lorsque nous parlons de la solution belge, c’est un transfert clair et intégral, assurant un contrôle parlementaire effectif et absolu.» L’opposition s’exprima par la voix du comte Percy, dans le même sens. Le comte affirma que cette opposition se réjouissait de la « déclaration si explicite » du ministre : « Ce qu’on a appelé la « solution belge » doit donner l’absolue garantie que sous le régime de l’annexion, toute l’administration du Congo, de la base au sommet, sera soumise au contrôle parlementaire ». Entre les vues du gouvernement et du Parlement britanniques, exprimées pour ainsi dire à l’unanimité à la fin de février 1908, pour réclamer le contrôle parlementaire et les amendements belges établissant ce contrôle par la voie du budget, qui sont du début de mars, on pourrait en effet être tenté de voir une relation de cause à effet, et l’on comprend que Georges Lorand l’ait vu de la sorte. Mais les textes que nous possédons aujourd’hui s’inscrivent cependant en faux contre cette explication.

C’est le 25 février déjà que Beernaert annonçait au ministre d’Angleterre que le Roi avait cédé sur le vote du budget. Et le même Beernaert, dans une lettre privée qu’il adressait quelques jours plus tard à Schollaert, notait qu’il serait sans doute « utile que l’on sût que le vote du budget colonial par le Parlement » avait été « décidé en principe depuis bien avant les dernières discussions anglaises ». Beernaert, à ce moment-là, était l’un des membres les plus actifs de la Commission des XVII, et Schollaert, Chef du Cabinet, était celui par qui passaient les contacts – qui ne furent jamais faciles – entre Léopold II et le gouvernement.

Donc, si Beernaert s’exprimait de la sorte dans une lettre à Schollaert, qui savait mieux que personne ce qu’avaient été les négociations avec le Roi, il fallait évidemment qu’il fût sûr de son fait.

L’explication simple : paroles énergiques de l’Angleterre, d’où amendements de mars 1908, ne correspond donc pas à la réalité. Pressions, oui, mais pressions déterminantes, non !

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Toutefois, une chose paraît bizarre : si les Belges, une fois convaincus qu’il y avait bien des abus au Congo, ont voulu y mettre fin par la reprise, pourquoi semblent-ils dès le lendemain de la reprise frappés d’amnésie en ce qui concerne ces mêmes abus. Pourquoi la vérité officielle est-elle restée que Léopold II était un Grand Philanthrope calomnié, alors que durant deux ans au moins, pendant qu’on débattait de la reprise, il avait été tenu pour certain que les pires abus avaient été commis dans l’EIC ?

C’est que Léopold II n’a pas eu seulement un successeur comme Roi, il a aussi eu des Héritiers, en tant que Patron des principales affaires du Congo. Et c’est en tant que Patron qu’il a rendu les abus inévitables.

Or, au début du XX° siècle, la situation change du tout au tout, parce que l’on a , entre temps, découvert le « scandale géologique » katangais. La prospection y commença dès 1901. Les ingénieurs confirmèrent les découvertes que Cornet avait faites dix ans plus tôt. Les bonnes nouvelles continuaient à affluer. Selon différentes études géologiques, le sous-sol regorgerait de matières premières de grande valeur. Un rapport de Tanganyika Concessions indiquait l'existence d'une zone à gisements de cuivre de 15 000km2, avec plus de 1000 bassins éparpillés d'est en ouest : une zone d'étain de 150km de long dans la direction sud-ouest/nord- est, de nombreux gisements de minerais de fer, une mine d'or et de platine près de Ruwe; des indices de la présence de charbon… De plus, ces nombreuses mines étaient facilement exploitables à ciel ouvert. La région disposait également d'un important potentiel hydro- électrique.

Seule manquait une ligne de chemin de fer. Léopold II était partisan d’une ligne partant du Katanga vers le nord, de manière à évacuer la production katangaise tout en restant à l’intérieur du Congo. C’est ce qui deviendra possible plus tard avec le BCK. Mais, pour le moment et étant donné les circonstances, il se montra disposé à chercher un terrain d’entente avec Williams, patron de la Tanganyika Concessions. Celui-ci proposa en 1902 de prolonger la ligne britannique jusqu’au sud du Katanga

.De leur côté, les Britanniques avançaient ferme dans la construction du Cap-au-Caire, qui traversait toute la Rhodésie et atteignit Broken Hill dès janvier 1906. La ligne devait parcourir tout le bassin cuprifère, le long de la frontière entre l’EIC et la Rhodésie, avant de pénétrer au Katanga. Le chemin de fer venant de Rhodésie l’atteignit le 11 décembre 1909, six jours avant la mort de Léopold II, et, en 1910, le rail atteint E’ville (Lubumbashi). Le CSK et la

Tanganyika Concessions étaient restés jusque-là deux compagnies distinctes. À présent que l’on s’engageait dans une collaboration plus étroite et à plus long terme, la création d’une nouvelle Société s’imposait. Celle-ci prendrait en charge l’exploitation du Katanga sur une échelle industrielle, créerait les moyens de transport nécessaires et s’occuperait également de la commercialisation du cuivre en Europe et en Amérique.

En 1906, étant donné l’annexion imminente du Congo par la Belgique, Léopold II modifia quelque peu ses plans. L’EIC possédait des intérêts importants dans la Comité spécial du Katanga. Or, Léopold II n’était partisan d’une telle importance économique de l’état que s’il pouvait dire « L’Etat, c’est moi ! ». Il lui paraissait hors de question de laisser les mêmes pouvoirs à un gouvernement à la merci de politiciens et de parlementaires et, pour éviter que l’Etat belge n’en prenne le contrôle, le roi chercha à les diminuer. C’est ainsi que le CSK transmit à la nouvelle société de vastes territoires katangais et transféra ses parts dans le capital du CSK à la Société Générale de Belgique, sachant que le gouvernement belge ne pourrait plus se les approprier une fois qu’elles seraient entre les mains de la Société Générale. Ainsi naquit en octobre 1906 l’Union minière du Haut-Katanga. Ce faisant, Léopold II sciait la branche sur laquelle il était assis. En effet, à partir du moment où les grandes compagnies furent dans la place, elles n’eurent de cesse avant d’avoir remplacé Léopold, individu encombrant et d’un maniement difficile, par un monde politique belge

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depuis longtemps à leur dévotion ! Ne disait-on pas du gouvernement, que c’était « le conseil d‘administration de la Société Anonyme « Belgique » ? L’heure des Grande Compagnies avait sonné ! Et leurs appétits n’étaient guère moindres que ceux de Léopold. Désormais, le Congo sera « leur chose » comme il avait été celle du Roi. On supprimera le travail forcé et l’impôt en nature. L’impôt se payera désormais en argent, mais celui-ci est si rare qu’il faudra accepter d’aller travailler sur les chantiers des compagnies pour en trouver. On passera donc du travail « forcé » au travail « pas vraiment libre ».

Une question souvent et âprement débattue est celle de la dépopulation du Congo sous Léopold II. En 1919, une commission officielle du gouvernement belge estima que, depuis l'époque où Stanley avait commencé à établir les fondations de l'Etat de Léopold, la population du territoire avait été réduite de moitié. Charles Liebrechts, qui exerça de hautes fonctions au sein de l'administration de l'Etat Congo pendant la majeure de l'existence de ce dernier, parvint à la même conclusion en 1920. De nos jours le jugement qui fait le plus autorité est celui de Jan Vansina, l’un des plus grands ethnographes ayant étudié les peuples du Bassin du Congo. Il fonde ses calculs sur d'innombrables sources locales de régions différentes : prêtres remarquant que le nombre de leurs ouailles était en nette diminution, traditions orales, généalogies, et bien d'autres. Son estimation est la même : entre 1880 et 1920 la population du Congo a diminué de moitié. La question est bien sûr «la moitié de combien » ?

Il faut écarter certains chiffres comme exagérément fantaisistes. Il faut même écarter ceux de Stanley qui sont carrément entachés d’une grossière erreur de calcul… et empreints d’une grande et orgueilleuse envie d’avoir « ouvert à la civilisation » des contrées fort peuplées.

Dans la chaleur de la polémique, le chiffre « probable » de la population congolaise varie ainsi de quatre à quarante millions de personnes. Si l’on se base sur les approximations les plus vraisemblables, la diminution de la population doit avoir été de l’ordre de 5 à 8 millions de personnes.

Il ne faut toutefois pas tomber dans une autre confusion : une diminution de la population, cela ne signifie nullement que l’on a tué un tel nombre de gens. Certains ont d’autant moins été tués qu’ils ne sont jamais nés. Il y a, dans les rapports de la Commission d’Enquête, une plainte récurrente : « devoir sans cesse aller en forêt pou le caoutchouc nous éloigne de nos femmes ». Il va sans dire que ce n’est pas là un bon moyen de « booster » la démographie.

Incontestablement, ce déficit de population tient A LA FOIS à des massacres, à des morts par maladies attrapées en courant le caoutchouc ou à la suite de la mise en contact de populations qui jusque là ne se fréquentaient pas, aux suites directes ou indirectes des guerres de conquête (70.000 morts pour la seule « campagne arabe »). Mais il y a eu aussi des « manquants » qui ont été out simplement des fuyards, et dont les descendants vivent aujourd’hui au Congo Brazzaville, en Centrafrique ou en Tanzanie…

L’image un peu caricaturale de Léopold II qui aurait fait tuer plusieurs millions d’hommes est donc fausse. Mais Léopold II a été le concepteur d’une politique coloniale si dures envers les populations colonisées qu’elle a déterminé une baisse dramatique de la démographie. Et, en tant que souverain absolu de l’EIC, de cela il est absolument responsable.

Lundi 15 juin 2009

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