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Paris est une fête? La représentation de Paris dans les lettres françaises et néerlandaises d'après 2000

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Paris est une fête ?

La représentation de Paris dans les lettres françaises et

néerlandaises d’après 2000.

Mémoire de master Literary Studies, track : French, Universiteit van Amsterdam Juillet 2016 Sous la direction de : dr. S.M.E. van Wesemael, et de : dr. J. Koopmans Nombre de mots : 18.922

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Table des matières

Table des matières ... 2 Introduction : ... 3 Les études urbaines et les études littéraires ... 4 La ville physique et la ville symbolique ... 5 La ville et la littérature ... 8 Chapitre 1 : La ville physique ... 13 L’enracinement géographique dans Paris ... 14 La langue française dans un livre néerlandophone ... 26 À qui appartient la ville ? ... 28 Chapitre 2 : Paris riche, Paris pauvre ... 32 Le pouvoir du regard ... 32 L’impossibilité du contact sincère ... 38 Le pouvoir de la parole et de la culture ... 40 Chapitre 3 : La ville, le temps et la mémoire ... 44 La ville comme déclencheur de la mémoire ... 45 Couches de temps ... 48 Le flâneur ... 50 Capitale de l’art, capitale de la poésie ... 53 Conclusion ... 58 Bibliographie ... 61

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Introduction :

Paris est la capitale de la France et compte 2,25 millions d’habitants intra-muros, 209 églises, 649 supermarchés et 6219 restaurants. La ville est divisée en vingt arrondissements, avec chacun sa propre mairie. Quatorze lignes de métro et 316 lignes de bus connectent ces arrondissements les uns aux autres. Les cinq lignes de RER et les quatre tramways assurent la connexion avec les banlieues. Il y a deux grands aéroports et six grandes gares. 32,3 millions de touristes visitent Paris chaque année et le monument le plus visité n’est pas la Tour Eiffel ni le musée du Louvre, mais la cathédrale Notre-Dame. Sans doute parce que l’entrée en est gratuite. Ces millions et millions de touristes ne seront probablement pas attirés par la description sèche de ci-dessus. Mis à part les obsessifs du transport public, personne ne décide d’aller voir une ville pour son grand nombre de lignes de métro – bien que la vue dans la 14, la ligne sans conducteur, soit spectaculaire. Les aéroports et les gares nous intéressent seulement quand nous envisageons déjà un voyage. Non, l’attrait touristique de Paris ne réside pas dans les faits que nous pouvons en énumérer, mais dans les images que son nom évoque. Paris serait une ville romantique, une ville élégante et à la mode, une ville culturelle et pleine d’histoire. Une ville de liberté, d’égalité, de fraternité où la nourriture est bonne et le vin aussi. Ces images ne sont pas forcément correctes, cela va de soi. Pourtant, elles ne sont pas tombées du ciel. Elles viennent de quelque part, connaissent souvent une histoire longue. Plus important encore, ces images ont des effets concrets. Ainsi l’image de « Paris romantique » attirait des couples, jeunes et moins jeunes, venant de tous les pays du monde. Pour sceller leur amour éternel, ils accrochaient une serrure aux grilles du Pont des Arts. Les grilles, moins fortes et éternelles que l’amour souhaité, risquaient de céder sous le poids de toutes ces serrures. L’enlèvement des serrures fut nécessaire : effet concret de l’image romantique. Cette tradition moderne commença dans une autre ville supposée romantique, à Rome, et fut inspirée par une scène du roman Ho voglia di te de Federico Moccia. Dans ce roman, les deux personnages principaux, amoureux l’un de l’autre attachent une serrure au Ponte Milvio – le pont le plus ancien de Rome – et jettent la clé dans le Tibère, pour qu’ils ne se quittent jamais.1 En raison de l’image romantique que la plupart des touristes ont de Paris, la tradition put s’installer là aussi. 1 Ian Fisher, ‘Locks of love clutter Rome’s oldest bridge’, dans: The New York Times, 5 août 2007.

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Dans ce mémoire, nous nous intéresserons à ces images de Paris, plus précisément aux images de Paris dans onze romans contemporains. Les romans sélectionnés sont écrits par des écrivains français ou néerlandais et parurent tous après 2000. Tous les romans se déroulent dans le Paris de nos jours – c’est-à-dire, notre sélection ne contient pas de romans historiques. Nous voulons savoir de quelle manière Paris est représenté dans ces romans. Notre sélection n’est pas exhaustive et, par conséquent, nous ne prétendons pas donner de réponses définitives. Les trois chapitres qui suivront cette introduction regrouperont les romans autour des thèmes précis – la ville physique, la richesse et la pauvreté, et la relation entre la ville, le temps et la mémoire. C’est la ville de Paris elle-même – son côté physique et son côté imaginaire – qui connecte tous les romans et tous les chapitres. Les études urbaines et les études littéraires Les recherches académiques qui prennent la ville comme point de départ peuvent être regroupées sous le nom d’ « études urbaines ». Ce regroupement de plusieurs disciplines fut proposé dans les années 1960 par l’historien britannique Harold James Dyos. À cette époque, les villes britanniques se modernisaient rapidement et le patrimoine historique risquait de se faire bousculer par la modernisation voulue. Les partisans de la modernisation et les défenseurs de la conservation avaient différents points de vue sur ce qu’était la ville. Les deux visions entraient en compétition, mais ne se rencontraient guère. Les Urban Studies devraient réunir les chercheurs des sciences sociales et des sciences humaines et couvrir tous les aspects urbains : de l’aménagement du territoire à la société urbaine et à la vie individuelle des citadins. Ainsi, les géographes et les historiens, les sociologues et les spécialistes du patrimoine pourraient se rencontrer et bénéficier de visions et d’idées différentes. L’idée de Dyos fut révolutionnaire et connut du succès. Mais Dyos mourut prématurément et l’interdisciplinarité tant voulue s’avéra difficile. Les chercheurs continuaient à travailler pour eux, enfermés dans leur discipline académique. La ville comme sujet et comme méthode de recherche ne fut pas suffisamment forte pour rapprocher de manière durable les sciences sociales et les sciences humaines. Aujourd’hui, aussi bien en France et en Grande-Bretagne qu’aux Pays-Bas, les études urbaines réunissent notamment les aménageurs, les sociologues et les géographes. C’est-à-dire, elles réunissent quelques sous-disciplines des sciences sociales et non pas des sciences humaines.

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Cependant, il y eut des changements et des ouvertures d’esprit ces dernières années. L’historien néerlandais Ed Taverne publia en 2012 Nederland stedenland,2 dans l’introduction duquel il plaida pour l’élargissement du champ de recherches. Dans les éditions récentes des manuels de la géographie urbaine, comme par exemple Urban History de Tim Hall et Heather Barrett3 ‘cities and culture’, ‘architecture’ et ‘images of the city’ sont des chapitres à part. Même si les recherches ne sont pas encore interdisciplinaires – il est rare qu’un sociologue et un historien travaillent ensemble sur un projet – plus de disciplines peuvent maintenant être regroupées sous les études urbaines. Les études littéraires y méritent une place, elles aussi. Surtout en ce qui concerne la création d’images, elles peuvent être d’une grande utilité. Comme nous avons déjà vu, les images d’une ville peuvent avoir des effets réels. Ces images sont créées de plusieurs manières, par exemple dans la littérature, le cinéma et la photographie. Comme le soulignent Hall et Barrett, chaque ville est représentée d’une certaine manière, souvent de manière simplifiée. Nous ne connaissons la plupart des villes qu’à travers les représentations et nous créons des images en nous basant sur elles. Elles sont donc non négligeables dans nos relations avec les villes, mais l’étude en est un phénomène récent.4 Comme dit Leeke Reinders, les images créent une couche symbolique en dessus de l’espace physique. Entre cet espace physique (matériel) et la couche imaginaire (immatérielle), il y a des interactions.5 Avant de pouvoir étudier ces interactions, il faut d’abord savoir en quoi consiste la couche imaginaire. Dans l’étude présente, nous étudierons une partie de cette couche imaginaire. La ville physique et la ville symbolique Avant de commencer, faisons bien la différence entre la représentation et la création d’une image. Ces mots réfèrent en effet à des processus relatés mais pourtant bien différents. La représentation réfère à la manière dont une ville (ou une personne, une idée, et cetera) est décrite dans un médium quelconque. Pas seulement dans un texte, comme le mot ‘décrire’ pourrait le faire croire, mais également dans un film, sur une 2 Ed Taverne, Ien de Klerk, Bart Ramakers & Sebastian Dembski, Nederland stedenland. Continuïteit en vernieuwing, Rotterdam: nai010 uitgevers 2012. 3 Tim Hall, Heather Barrett, Urban Geography. 4th Edition, London: Routledge 2012. 4 Ibidem, pp. 215 – 216. 5 Leeke Reinders, ‘De topoi van de moderne stad. Verbeelding, symboliek, representatie’, dans: Taverne et al., Nederland stedenland, p. 73.

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photo ou dans une pièce de musique. Ces représentations sont à la base de la création d’images. La représentation est une étape nécessaire dans la création d’une image, et la création d’une image se fait normalement à partir de plusieurs représentations. Bien sûr, les images mentales sont intangibles et personnelles : la signification d’une ville pour un habitant diffère de la signification pour un touriste. Et sa signification pour touriste numéro 1.000.000 diffère de sa signification pour touriste numéro 1.000.001. Néanmoins, il y a des ressemblances entre les différentes images, puisque le réservoir culturel duquel nous pouvons puiser est limité. Nous avons déjà évoqué quelques images de Paris – ce serait entre autres une ville romantique et une ville de liberté – mais il est clair que ces images ne correspondent pas forcément à la réalité. Elles ne représentent qu’une partie de Paris. Cela ne peut pas surprendre : une brève réflexion nous apprend que la représentation totale d’une ville, de Paris ou d’une autre, serait une utopie. Il est impossible de représenter, avec des mots ou des images, une ville en sa totalité. Il sera sans aucun doute nécessaire de laisser des éléments de côté et de mettre l’accent sur d’autres. Une représentation, par conséquent, n’est jamais ‘correcte’ ou ‘incorrecte’. Une représentation est toujours partielle et le Paris représenté est par conséquent toujours seulement une partie du Paris réel. Cela nous mène à une question fondamentale : qu’est-ce une ville ? Est-elle sa réalité physique, ses habitants ou sa valeur symbolique ? Tous les trois, nous dirions. Une ville est une entité physique (urbs), où habitent des personnes entre qui il y a des contacts (civitas) et à laquelle nous attribuons des valeurs symboliques (topos).6 Ces trois côtés de la ville – urbs, civitas et topos – constituent ensemble ce qu’est une ville. Et ces trois côtés sont indissociables : il n’est pas possible d’étudier l’urbs sans prendre en compte les côtés civitas et topos, et vice versa. Aussi, dans notre analyse, parlerons-nous de ces trois aspects. Nous ne sommes bien sûr pas les premiers à nous intéresser à l’urbs, civitas et topos de la ville de Paris. Il y a un bon nombre d’études historico-culturelles, comme par exemple La Rive gauche d’Herbert R. Lottman.7 Ce livre de 1981 raconte l’histoire 6 Ed Taverne, Sebastian Dembski, Len de Klerk & Bart Ramakers, ‘Greep op de stad. Nieuwe wendingen in het stadsonderzoek’, dans: Taverne et al., Nederland stedenland, pp. 20 – 21. 7 Herbert R. Lottman, La Rive gauche. Du Front Populaire à la guerre froide, Paris: Éditions du Seuil 1981.

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culturelle des intellectuels engagés de la rive gauche parisienne dans les années 1930 – 1950. Lottman y étudia les mœurs et relations de ceux qui fréquentaient les cafés dans un espace physique limitée. Des écrivains comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Albert Camus donnèrent un statut littéraire à, notamment, Saint-Germain-des-Prés. Statut qui, d’ailleurs, est toujours en vigueur. Il y a également des études d’un point de vue littéraire. En 1961, déjà, Pierre Citron soutint sa thèse La poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire.8 Il définit ici la « poésie de Paris » comme la manière dont la ville de Paris a inspiré les écrivains et la manière dont ceux-ci l’ont mise à l’écrit. La valeur symbolique de certaines parties de Paris fut étudiée par Maurice Agulhon dans les Lieux de mémoire.9 Dans son article, il traverse Paris d’est en ouest. Les parties d’est sont politiquement plutôt associées à la gauche, tandis que les parties d’ouest sont plutôt associées à la droite. Selon Agulhon, cette division ne fut pas faite de manière consciente, mais fut due à des coïncidences historiques. Néanmoins, une fois la division s’étant installée, les gens s’y soumirent : les rassemblements de gauche ont souvent lieu dans les quartiers d’est, les rassemblements de droite dans les quartiers d’ouest. Nous pouvons également retrouver l’importance de la valeur symbolique de Paris dans le recueil Le Paris des étrangers.10 Ce recueil parut sous la direction des historiens André Kaspi et Antoine Marès à la fin des années 1980. Les contributions partent toutes de l’idée que la ville de Paris attire des étrangers depuis toujours. Au cours des siècles, ces étrangers vinrent pour des raisons différentes, s’installèrent dans des quartiers différents et apprécièrent des lieux différents. Mais ils avaient tous quitté leur sol natal et voulaient tous se créer une nouvelle vie dans une nouvelle ville. Pour Kaspi et Marès, l’histoire de Paris ne peut pas être comprise sans prendre en compte cette affluence presque constante. Paris et les étrangers ont besoin l’un des autres : ‘Sans Paris, ils [les étrangers] seraient orphelins. Sans eux, Paris perdrait de son 8 Pierre Citron, La poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, Paris: Les Éditions de Minuit 1961. 9 Maurice Agulhon, ‘Paris. La traversée d’est en ouest’, dans: Pierre Nora ed., Les lieux de mémoire, III: Les France, tome 3, Paris: Éditions Gallimard 1992, pp. 869 – 909. 10 André Kaspi et Antoine Marès eds., Le Paris des étrangers, Paris: Imprimerie nationale 1989.

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influence et de son caractère.’11 Pour la plupart d’entre eux, Paris représentait une ville de libertés – politiques, artistiques, et cetera – libertés qui étaient inconnues dans le pays natal. C’était cette image de Paris comme ville de la liberté qui les avait convaincu de s’y installer. En faisant cela, ils renforçaient cette image en même temps. Le Paris des étrangers n’était qu’un début. En 1995 suivit Le Paris des étrangers depuis 1945,12 dans lequel l’accent fut mis sur l’attirance de Paris d’après-guerre. Le topique de Paris comme capitale des libertés y revint à plusieurs reprises. Marie-Christine Kok Escalle se demande d’où viennent cette image et les autres images de Paris qui attirent tant d’étrangers, depuis des siècles. Les contributions de Paris : de l’image à la mémoire13 essaient d’y trouver une réponse. La plupart des conclusions en sont tentatives, mais il y a un facteur presque constant : le désir. Beaucoup d’images de Paris sont inspirées du désir ; les étrangers désirent y trouver ce qui leur manque chez eux. Parfois ils l’y trouvent, parfois ils ne l’y trouvent pas.14 Un argument de plus pour qu’une image ne doive pas être confondue avec la réalité : le regard n’est jamais neutre et la ville est comme un écran de projection. Nous y projetons ce que nous voulons voir. La ville et la littérature La ville figure dans les lettres depuis la première ville et les premières œuvres littéraires. L’Iliade d’Homère conte l’histoire de la guerre de Troie. L’épopée romaine de Vergile, l’Énéide, conte le voyage du Troyen Énée et la fondation d’une nouvelle ville importante : Rome.15 Nous voyons immédiatement que dans l’Énéide les trois côtés d’une ville sont présents. La ville est physiquement fondée (urbs) par les premières gens de la nouvelle société urbaine (civitas). En outre, l’histoire donne une valeur symbolique (topos) à Rome. Puisque la descendance d’Énée est divine – la déesse Aphrodite/Vénus est sa mère – la ville l’est aussi. Nous verrons que ces trois côtés sont toujours présents dans les œuvres littéraires plus modernes. 11 Kaspi, Marès eds., Le Paris des étrangers, p. 8. 12 Antoine Marès, Pierre Milza eds., Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris: Publications de la Sorbonne 1995. 13 Marie-Christine Kok Escalle ed., Paris: de l’image à la mémoire. Représentation artistiques, littéraires, socio-politiques, Amsterdam: Rodopi 1997. 14 Ibidem, p. 5. 15 Kevin R. McNamara, ‘Introduction’, dans: Kevin R. McNamara ed., The Cambridge Companion to the City in Literature, Cambridge: Cambridge University Press 2014, p. 1.

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Dans Imagining Cities,16 Sallie Westwood et John Williams conçoivent les représentations littéraires et artistiques d’une ville comme un commentaire sur la ville. Les écrivains et les artistes nous montrent comment nous pouvons voir et comprendre la ville. Ils aident également à mieux la voir et comprendre : avec leurs yeux entraînés, ils distinguent plus que le citadin moyen.17 Les représentions littéraires et artistiques changent ainsi notre manière de la voir. Mais l’interaction ville – littérature ne s’arrête pas là. Comme le dit l’écrivain Bart van Loo, nous voyons la ville différemment après avoir lu un roman qui s’y déroule. Mais le contraire est vrai également : nous lisons un roman différemment après avoir vu la ville.18 Voici là la richesse des villes et la richesse de la littérature : au cours du temps, les deux peuvent prendre de nouvelles significations, leur interaction est éternelle. Entre la ville et la modernité, il y a un lien direct. La modernité est un concept extrêmement difficile à définir et elle est sentie souvent comme une rupture violente entre le passé et le présent. Elle serait représentée par excellence par les villes. C’est le poète Charles Baudelaire qui fit dans ses essais la connexion pour la première fois.19 Un bon nombre d’oppositions binaires en découlent. Si la ville est la modernité et la discontinuité, la campagne est la tradition et la continuité. Dans d’autres images de la ville, nous pouvons également distinguer des oppositions, souvent dues aux sentiments pro-urbains ou anti-urbains. Les pro-urbains voient la ville par exemple comme civilisée, moderne, culturelle et diverse. Les anti-urbains la voient plutôt comme dangereuse, polluée, corrompue et fragmentée.20 Les pro-urbains et les anti-urbains voient la même ville, cela va de soi, mais l’interprètent de manières radicalement opposées. En situant les personnages dans une ville, un auteur a la possibilité d’évaluer l’influence de la société sur l’individu. C’est un des thèmes fondamentaux de la sociologie, discipline nouvelle qui naquit dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Émile Zola, le grand écrivain naturaliste, s’intéressa à la question sociale et se montra un 16 Sallie Westwood, John Williams eds., Imagining Cities. Scripts, Signs, Memory, London: Routledge 1997. 17 Ibidem, pp. 12 – 13. 18 Bart van Loo, Parijs retour. Literaire reisgids voor Frankrijk, Antwerpen: Meulenhoff Manteau 2006. 19 Desmond Harding, Writing the City. Urban Visions and Literary Modernism, New York: Routledge 2003, pp. 11 – 15. 20 Hall, Barrett, Urban Geography, pp. 216 – 217.

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sociologue en décrivant en détails la position sociale et les relations humaines d’un individu. Ses personnages habitaient la plupart du temps des villes, parce que les villes peuvent être considérées comme des microcosmes, des sociétés en miniature.21 Zola ne fut pas le premier à s’intéresser à la vie urbaine. Avant lui, des auteurs comme Eugène Sue et Honoré de Balzac l’eurent également choisie comme sujet principal. Que le public s’y intéressât aussi, montre entre autre le succès énorme des Mystères de Paris (1842 – 1843) de Sue. La ville est également l’endroit par excellence pour étudier l’influence du temps. Tout comme la terre, la ville connaît une stratification ; le temps y laisse des traces. Nous pouvons « lire » ces traces, ces couches de temps ; les Lieux de mémoire en donnent de beaux exemples. Dans la vie réelle, il nous est impossible de contrôler le temps. Il continue sans cesse, dans le même rythme, monodirectionnel. Dans la littérature, en revanche, l’auteur a le pouvoir de contrôler le temps. Il peut ainsi montrer l’influence du temps sur l’espace. Un bel exemple très récent en est le roman La cache, de Christophe Boltanski.22 Dans ce livre, couronné du prix Femina 2015, l’endroit central est la maison des grands-parents de Boltanski. Chambre par chambre, il raconte des événements qui s’y sont déroulés. Il montre ainsi qu’avec le temps la signification des chambres changea. La même chose vaut pour la ville : si stable et constante qu’elle ne semble à l’extérieur, le temps lui donne sans cesse plus de significations. Ce thème fut repris par d’autres auteurs. Nous pouvons y ajouter que ce n’est pas seulement le temps qui ajoute de la signification, mais aussi des personnes. Des écrivains, par exemple. David Burke montre dans Writers in Paris23 la présence des écrivains dans le Paris d’aujourd’hui. Il mélange le fictif et le réel, en décrivant les endroits de scènes-clé, mais aussi les maisons où les auteurs habitaient et les rues qui portent leur nom. Pour Burke, les écrivains rendent la ville plus riche : sans eux, Paris serait une toute autre ville. Aussi les remercie-t-il à la fin de son livre : ‘My deepest thanks go to all the writers of all eras, whether in the book or not, who have helped make Paris the phenomenally rich and exciting city it is.’24 Il n’est pas le seul. Eric Hazan 21 Stuart Culver, ‘Social Science and Urban Realist Narrative’, dans: McNamara ed., The Cambridge Companion to the City in Literature, pp. 87 – 88. 22 Christophe Boltanski, La cache, Paris: Éditions Stock 2015. 23 David Burke, Writers in Paris. Literary Lives in the City of Light, Berkeley: Counterpoint 2008. 24 Ibidem, p. 241.

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« lit » la ville en faisant de nombreuses références à la littérature dans L’invention de Paris.25 Bart van Loo, nous l’avons déjà nommé, écrivit un guide touristique littéraire de Paris. Il s’y réfère à des scènes et à des auteurs. Tous sont d’accord sur le fait que la littérature rend Paris encore plus riche qu’elle n’est. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec eux. Dans ce mémoire, nous étudierons la représentation de Paris dans onze romans. Ces romans sont les suivants : L’élégance du

hérisson de Muriel Barbéry,26 Een liefde in Parijs de Remco Campert,27 Vernon Subutex 1

de Virginie Despentes,28 De wandelaar d’Adriaan van Dis,29 Kiffe kiffe demain de Faïza

Guène,30 De hemel boven Parijs de Bregje Hofstede,31 Voyage au centre de Paris

d’Alexandre Lacroix,32 Dans le café de la jeunesse perdue33 et Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier34 de Patrick Modiano, Les belles âmes de Lydie Salvayre35 et Sarcelles – Dakar d’Insa Sané.36 Dans la sélection des romans, nous avons essayé de trouver un bon équilibre entre auteurs masculins et féminins, entre auteurs francophones et néerlandophones, entre auteurs de Paris et de la banlieue. Nous avons choisi des romans connus et des romans moins connus, mais tous sont publiés après 2000. Cela nous permet d’étudier la représentation de Paris dans le XXIe siècle. Le roman le moins récent (Les belles âmes) et le roman le plus récent (Vernon Subutex 1) sont séparés de 15 ans. 25 Eric Hazan, L’invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus, Paris: Seuil 2002. 26 Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, Paris: Éditions Gallimard 2006. J’utilise l’édition Folio. 27 Remco Campert, Een liefde in Parijs, Amsterdam : De Bezige Bij 2004. J’utilise ici la 12e édition de 2015. 28 Virginie Despentes, Vernon Subutex, Tome 1, Paris: Grasset 2015. J’utilise l’édition Livre de Poche. 29 Adriaan van Dis, De wandelaar, Amsterdam: Uitgeverij Augustus 2007. J’utilise la 16e édition par Atlast Contact de 2014. 30 Faïza Guène, Kiffe kiffe demain, Paris: Hachette Littérature 2004. J’utilise l’édition Livre de Poche de 2010. 31 Bregje Hofstede, De hemel boven Parijs, Amsterdam : Cossee 2014. 32 Alexandre Lacroix, Voyage au centre de Paris, Paris : Flammarion 2013. J’utilise l’édition J’ai Lu. 33 Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue, Paris : Éditions Gallimard 2007. J’utilise ici l’édition Folio. 34 Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Paris : Éditions Gallimard 2014. J’utilise ici l’édition Folio. 35 Lydie Salvayre, Les belles âmes, Paris: Éditions du Seuil 2000. J’utilise l’édition Points. 36 Insa Sané, Sarcelles-Dakar, Paris: Éditions Sarbacane 2006. J’utilise l’édition Livre de Poche de 2015.

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La première fois que nous parlerons d’un roman, nous donnerons un petit résumé. Pour faciliter la lecture, nous rappelons parfois les personnages principaux à une nouvelle évocation dans un nouveau chapitre. Nous pensons que cette répétition est parfois nécessaire, en raison du grand nombre de romans analysés. Pour la même raison, nous n’utiliserons pas d’abréviations pour les titres des romans. Nous donnerons les titres et les citations dans leur langue d’origine. Trois chapitres suivront cette introduction. Dans le premier, ‘La ville physique’, nous analyserons tous les romans. Nous étudierons ici la manière dont les auteurs enracinèrent leurs histoires fictives dans l’espace physique réelle. Quel Paris montrent-ils ainsi aux lecteurs ? Dans le deuxième chapitre, ‘Paris riche, Paris pauvre’, nous nous intéresserons aux différences de prospérité des habitants de Paris. Nous analyserons ici les six romans dans lesquels ces différences jouent un grand rôle et / ou sont critiquées : les romans de Barbery, Despentes, Van Dis, Guène, Salvayre et Sané. Dans le troisième et dernier chapitre, ‘La ville, le temps et la mémoire’, nous regarderons de plus près la relation entre la ville, le temps et la mémoire (individuelle et collective), les valeurs symboliques qu’obtint Paris ainsi et le déclin de la ville présupposé. Nous finirons par une conclusion.

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Chapitre 1 : La ville physique

Du point de vue administratif, il n’y a qu’un seul Paris : le Paris des vingt arrondissements qui forment ensemble le département 75. Anne Hidalgo en est la maire actuelle ; le périphérique en est la frontière. L’image de Paris est pour une grande partie basée sur ce Paris intra-muros. C’est ici que se trouvent les bâtiments gouvernementaux et la majorité des monuments touristiques. Du point de vue non administratif, les lignes de démarcation ne sont pourtant pas si nettes. Les banlieues parisiennes, par exemple, ne font-elles pas partie de Paris ? Le périphérique ne limite pas les lignes de métro, ni les lignes de bus. Pendant longtemps, les banlieues ne faisaient pas partie de Paris dans la conception littéraire, mais depuis une vingtaine d’années elles y réclament une place. La littérature de banlieue qui s’installe, élargit l’horizon, en France et ailleurs. Dans cette étude, Faïza Guène et Insa Sané en sont des représentants. Dans ce chapitre, nous étudierons l’enracinement géographique des romans étudiés. Les histoires fictives se déroulent dans un espace qui ressemble fortement à l’espace physique de Paris que nous connaissons, mais où les auteurs situent-ils exactement leurs histoires, et pourquoi ? Quels quartiers de Paris montrent-ils ainsi ? Nous espérons comprendre si et comment Paris s’élargit dans les lettres contemporaines. Dans ce chapitre, nous nous concentrerons également sur es auteurs néerlandais, qui forment dans cette étude une catégorie à part, puisqu’ils ne disposent pas de l’autorité « naturelle » d’un Parisien ou d’une Parisienne. En outre, ils ont un public différent qu’un auteur français, un public qui ne connaît pas forcément bien la ville, ou qui ne connaît que les quartiers touristiques. Campert, Van Dis et Hofstede connaissent Paris mieux que le Néerlandais moyen : Campert habita à Paris dans les années 1950, Van Dis y habita pendant sept ans dans les années 2000 et 2010. Il témoigna de la ville et de cette période dans Stadsliefde.37 Hofstede étudia à Paris, dans les années 2010. Les trois auteurs, réussissent-ils à trouver l’équilibre entre l’évidence que les endroits ont pour eux et l’ignorance possible des lecteurs ? Et comment traitent-ils les différences culturelles et linguistiques entre la France et les Pays-Bas ? 37 Adriaan van Dis, Stadsliefde. Scènes in Parijs, Amsterdam: Uitgeverij Augustus 2011.

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L’enracinement géographique dans Paris Le critique littéraire Franco Moretti publia en 1999 Atlas of the European Novel.38 Dans ce livre, il montre qu’à l’aide des plans, nous pouvons rendre explicite la connexion entre la littérature et la géographie. Moretti est convaincu qu’un plan peut rendre visible des patrons dans l’évocation des espaces réels qui, sans plan, restent inaperçus. Suivant l’idée intrigante de Moretti, nous avons étudié toutes les évocations des espaces réels dans les romans et nous présenterons ici les résultats. Nous commençerons par les trois romans néerlandais – dont deux réfère à Paris dans leur titre – et le roman français qui réfère à Paris dans le titre, Voyage au centre de Paris. Pour De wandelaar, il était simple. Ce roman conte l’histoire d’un homme et d’un chien. Grâce au chien, l’homme découvre de nouveaux côtés de la ville, notamment des côtés pauvres. Van Dis ne s’y réfère pas explicitement aux espaces réels parisiens, sauf à la Seine. Il ne fait que quelques allusions, par exemple à la pyramide en verre du Louvre39 et à l’arbre le plus ancien de Paris.40 Cependant, le lecteur sait dès le début que l’histoire se déroule à Paris, malgré le nom néerlandais du personnage principal, Mulder. À la première page, Van Dis donne des indices, en référant à un plan ancien de Paris et aux boulevards.41 Il emploie également des mots français dans son récit néerlandais, dont nous parlerons plus tard. En outre, l’éditeur nomme Paris en quatrième de couverture. Malgré l’absence des références concrètes, il n’y a donc pas de doute que l’histoire se déroule à Paris. La question reste de savoir pourquoi Van Dis décida de ne pas préciser la localisation de Mulder et de son chien. Surtout pour un livre intitulé De wandelaar (Le promeneur), le lecteur pourrait s’attendre à une route précise dans Paris, comme fait par exemple Lacroix dans Voyage au centre de Paris. C’est parce que, contrairement à Lacroix, Van Dis n’a pas voulu écrire un guide touristique. L’histoire se déroule à Paris, certes, et elle ne pouvait pas se dérouler dans quelconque ville provinciale, mais l’histoire reste plus importante que la ville elle-même. Van Dis donne la priorité au message qu’il veut transmettre, message qui est, d’ailleurs, également applicable à d’autres grandes villes et non pas seulement à Paris. Pour le lecteur qui s’intéresse au 38 Franco Moretti, Atlas of the European Novel: 1800 – 1900, London: Verso Books 1999. 39 Van Dis, De wandelaar, p. 202. 40 Ibidem, p. 164. Cet arbre se trouve Square René Viviani (5e). 41 Ibidem, p. 7.

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Paris de Van Dis, il écrivit Stadsliefde quelques années plus tard. Dans ce livre, il inclut un registre ‘pour suivre à pied ou en vélo’.42 Pour Voyage au centre de Paris de Lacroix, nous n’avons pas eu besoin de faire un plan non plus. C’est que Lacroix le fit lui-même et l’inclut dans le livre (voyez image 1). Comme le titre l’indique, le roman conte une promenade au centre de Paris. Le narrateur-protagoniste sans nom commence dans le Jardin du Luxembourg et finit par demander sa copine an mariage dans leur appartement, 7 Rue Charles-François Dupuis (3e). Sur le plan inclus, nous voyons la promenade du narrateur-protagoniste. Il passe d’endroits touristiques bien connus (comme le Jardin du Luxembourg, le Pont Neuf et le Louvre), d’endroits moins connus mais d’un intérêt touristique (comme l’église Saint-Séverin, le jardin du Palais Royal et le Passage du Grand Cerf), et d’endroits moins connus et d’aucun intérêt touristique (comme la Rue Marie Stuart et la Rue Charles-François Dupuis). Sa promenade mène par les six premiers arrondissements ; ces six arrondissements constituent pour Lacroix le centre de Paris. La promenade de Lacroix est comparable à la délimitation de la plupart des plans de ville touristiques. 42 Van Dis, Stadsliefde, p. 265: ‘Register om na te wandelen of te fietsen’

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Le lecteur qui suit Lacroix comme guide pour découvrir Paris apprendra sans aucun doute beaucoup sur l’histoire du centre de Paris, mais sur ce qui se trouve hors du centre. Pour Van Dis, l’histoire prime sur la localisation exacte, tandis que pour Lacroix la localisation exacte prime sur l’histoire. Campert et Hofstede se situent entre ces deux extrêmes. Le déroulement de l’histoire est d’une grande importance, mais consciemment, ils enracinent leurs histoires dans Paris. En tant qu’auteur néerlandais, écrivant pour un public néerlandais, cela pose des problèmes. D’une part, ils doivent montrer leur familiarité avec la ville, en montrant qu’ils la connaissent mieux que le touriste moyen. Cela leur donne de l’autorité et de la crédibilité. D’autre part, ils doivent tenir compte de leur public et de leur ignorance possible. Il est inutile de se référer sans cesse aux rues inconnues au grand public, sans explication ou précision, et il fait plaisir au lecteur de pouvoir situer certaines références. Une bonne stratégie serait donc d’ancrer l’histoire dans des quartiers moins connus mais pas trop éloignés du centre, pour bien montrer que l’auteur connaît Paris, et en même temps faire dérouler certaines scènes-clé dans des quartiers mieux connus. Ainsi, l’auteur renforce sa crédibilité et le lecteur est satisfait de sa connaissance de Paris. C’est exactement ce que firent Campert et Hofstede. Campert ouvre Een liefde in Parijs avec le poète Richard Sanders dans un hôtel à la Place du Panthéon. Sanders a 60 ans et est de retour à Paris, ville où il habita quand il était jeune, pour la promotion de son nouveau livre. Il prend un taxi venant de la Rue Soufflot – la grande rue en face du Panthéon, nommée d’après l’architecte de l’église. Pour aller à la maison d’édition, Rue de Verneuil, le taxi passe par le Boulevard Saint-Michel et le Quai des Grands-Augustins. Par la fenêtre, Sanders voit la Seine. Dans les cinq pages que compte le premier chapitre, Campert renforce sa crédibilité en décrivant la route possible du taxi et il aide le lecteur à s’orienter dans la ville en se référant à un monument connu, à un boulevard connu et au fleuve hyper connu. Il est bien possible que le lecteur ne connaisse pas la Rue de Verneuil – la rue, d’ailleurs, où habita Serge Gainsbourg – mais grâce aux références de Campert, il peut la situer à peu près. Les autres chapitres sont à cet égard comparables. Campert alterne entre des références aux endroits connus et des références aux endroits moins connus. Hofstede adopte la même stratégie. Son roman De hemel boven Parijs conte l’histoire d’amour d’Olivier, professeur d’histoire de l’art à la Sorbonne, et Fie, étudiante

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Erasmus. Les premières scènes avec des références précises se déroulent dans le quartier du Montparnasse, probablement surtout connu pour le cimetière où Sartre et de Beauvoir sont enterrés, cimetière qu’elle évoque pour aider le lecteur à s’orienter. Plus tard, l’étudiante Fie s’installe dans un appartement dans la Butte-aux-Cailles, quartier historique charmant et moins connu. Ses promenades ou les promenades d’Olivier mènent par contre à l’Île de la Cité, au Marais, aux Galeries Lafayette et au Jardin du Luxembourg – des endroits connus par tous. Aussi bien Campert que Hofstede fait donc un effort de montrer au lecteur une partie de Paris qu’il connaît moins ou qu’il connaît pas du tout. Par les romans, le lecteur découvre la ville. Il peut même avoir l’impression de découvrir par les romans « la vraie ville » ou la ville entière. Mais quand nous mettons toutes les références de Campert et de Hofstede dans un plan, il devient clair que cela n’est pas du tout le cas. Les deux auteurs nous montrent une partie spécifique de Paris : les arrondissements de la rive gauche qui longent la Seine. Là, où se trouvait le cœur de la vie artistique aux années 1950 et 1960 ; là, où se trouvent les universités les plus anciennes (voyez images 2, 3, 4 et 5). Image 2: Références de Remco Campert

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Image 3 : Références de Remco Campert (détail)

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Image 5: Références de Bregje Hofstede (détail)

Surtout dans Een liefde in Parijs, la prédominance du 5e et 6e arrondissement est

pertinente. Cela ne surprend pas, étant donné que le personnage principal est un poète néerlandais qui se souvient de sa jeunesse, dans les années 1950 et 1960, dans les cercles artistiques de Paris de l’époque. Son Paris à lui est le Paris artistique de la rive gauche. Autre détail frappant est que le plan inséré par Lacroix dans son livre (voyez image 1) suffirait pour la plupart des références de Campert et Hofstede. Comme lui, Campert et Hofstede n’osent pas déplacer les délimitations des plans de ville touristiques d’une manière radicale. Paris est plus que ses grandes attractions touristiques, certes, mais le centre se limite toujours aux six premiers arrondissements. Le Paris décrit par Lacroix, Campert et Hofstede se découvre facilement, sans s’éloigner trop de la Seine. Les six autres auteurs, tous français, se limitent-ils également au centre et ses alentours ? Salvayre situe son histoire non seulement à Paris ; elle décrit un voyage de riches dans les quartiers pauvres de plusieurs villes européennes. L’enracinement dans l’espace de Paris est donc absente. Vu le sujet de son roman, il est pourtant clair qu’elle ne s’intéresse pas au centre-ville, mais aux banlieues. Barbery ne fait guère de références spatiales. L’histoire se déroule presque complètement à un seul endroit :

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l’immeuble haussmannien au 7, Rue de Grenelle (6e), où habitent les deux protagonistes : Paloma, 12 ans, qui veut se suicider le jour de ses treize ans, et Renée, 54 ans, concierge laide mais très lettrée. L’adresse se trouve au centre de la ville (voyez image 6), et nous pouvons voir l’immeuble comme un microcosme, la ville de Paris en miniature. Il y a des jeunes, des adultes en des personnes âgées. Il y a des gens de gauche et des gens de droite, il y a des différences de classes, il y a des étrangers et des Français. La classe plus populaire est pourtant seulement représentée par la concierge et par la femme de ménage portugaise Manuela Lopes, amie de Renée. Si l’immeuble incarne en petit la ville de Paris, il incarne surtout le Paris intellectuel et politique de la rive gauche, le Paris que critiquent Paloma et Renée. Dans le prochain chapitre, nous regarderons de plus près la critique sociale présente dans ce livre. Image 6 : Références de Muriel Barbery Les deux écrivains venant de la banlieue parisienne, Guène et Sané, nous présentent un Paris géographiquement plus complet. Doria, la protagoniste de Kiffe kiffe demain, habite à Livry-Gargan et visite quelques fois le centre de Paris. Djiraël, le protagoniste de Sarcelles-Dakar, habite à Sarcelles et prend souvent le RER en direction de la Gare du Nord. Comme le montrent les plans ci-dessous, le périphérique ne gêne pas l’histoire de ces deux auteurs. Avec leurs livres, ils élargissent géographiquement le Paris littéraire (voyez images 7 et 8).

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Image 7 : Références de Faïza Guène

Image 8 : Références d'Insa Sané

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Modiano dépasse lui aussi le périphérique, aussi bien dans Dans le café de la jeunesse perdue que dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (voyez images 9 et 10). La grande majorité de ses références se situent pourtant dans Paris intra-muros, dispersées dans plusieurs arrondissements. Il est frappant que l’histoire de Dans le café de la jeunesse perdue se déroule sur les deux rives de la Seine, tandis que Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier se déroule notamment sur la rive droite (voyez images 11 et 12). Les rives de la Seine ont une forte signification symbolique pour Modiano, comme le montra Manet van Montfrans, dont nous parlerons plus longuement dans le chapitre 3. Image 9 : Références de Patrick Modiano (Dans le café de la jeunesse perdue) (à gauche) Image 10 : Références de Patrick Modiano (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier) (à droite) Image 11 : Références de Patrick Modiano (Dans le café de la jeunesse perdue) (détail) (à gauche) Image 12 : Références de Patrick Modiano (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier) (détail) (à droite)

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Despentes, pour finir, situe le vagabondage de son protagoniste Vernon Subutex dans presque tous les quartiers de Paris intra-muros, et, lui aussi, dépasse parfois le périphérique. Vernon est un quadragénaire, qui, auparavant, tenait un magasin à disques, Revolver. Dû à l’effondrement du marché, le magasin fait faillite et ferme en 2006. Au début, Vernon se débrouille, mais petit à petit il perd toutes ses ressources et il est expulsé de sa maison au moment où ses arriérés de loyer sont trop grands. D’abord, il s’installe chez des amis, plus tard dans la rue. Dans le Paris de Despentes, surtout le nord et l’est de Paris sont représentés. Il n’y a que deux points aveugles : le 7e et 15e dans le sud-ouest, et le 11e dans l’est (voyez image 13). Vernon Subutex 1 est le premier tome d’une trilogie et il serait intéressant de voir si Despentes continue à représenter la totalité de la ville de Paris, non seulement dans les personnages mais aussi dans les locations géographiques, dans les deux livres à venir – le deuxième tome vient de paraître, le troisième pas encore. Image 13 : Références de Virginie Despentes

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Bien que les banlieues soient liées à Paris, elles ne sont pas Paris. Sarcelles n’est pas « Paname », comme le dirait Djiraël, le protagoniste de Sarcelles - Dakar, mais sans Paname, Sarcelles ne serait pas Sarcelles. La banlieue est indispensable à Paris, comme Paris est indispensable à la banlieue. L’un ne peut pas sans l’autre. Même si dans la conception de Paris les banlieues commencent à trouver leur place, le périphérique reste une ligne de démarcation majeure. « Banlieue », le mot même, neutre au début, est aujourd’hui souvent associée à la pauvreté. Certes, il y a des banlieues résidentielles, et certes, la pauvreté existe aussi dans les 20 arrondissements, mais dans la conception de Paris la différence entre ces arrondissements et les banlieues est pertinente. Si Paris (75) est aux riches, les banlieues sont aux pauvres. Et parmi ces pauvres en banlieue, il y a beaucoup d’immigrés. De la relation entre le Paris riche et le Paris pauvre, nous parlerons plus longuement dans le chapitre suivant. Les grandes constructions en béton, contenant des habitations à loyer modéré (HLM) constituent l’apparence des banlieues pauvres. Mulder exprime dans De wandelaar son aversion pour ces HLM de banlieue. De la citation parle une grande compassion pour ses habitants : ‘de betaalbare hoogbouw aan de randen van de oude stad – uitgewoond en aangetast door betonrot. Een blinde woede laaide in hem op, hij haatte lelijkheid, maar dat deed ie z’n hele leven al, voor het eerst dacht hij nu ook aan de mensen die er moesten wonen en haatte hij de minachting die uit de bouwsels sprak. ‘Hier, dat is voor jullie,’ ademden die ontwerpen uit, ‘hokken voor de mindere soort.’’43 Il est le seul auteur néerlandais de cette étude qui parle des banlieues pauvres. Dans les livres de Campert et Hofstede, les banlieues sont absentes. Dans les livres français étudiés, les banlieues jouent bien sûr un grand rôle dans les livres de Guène et Sané. Ces jeunes auteurs racontent dans leurs romans les expériences banlieusardes qu’ils connaissent de leur propre vie. Les banlieues pauvres sont également le sujet principal des Belles âmes de Salvayre. Fille d’immigrants espagnols, elle ne vient pas de la banlieue parisienne, mais elle y a longtemps travaillé 43 Van Dis, De wandelaar, p. 88.

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en tant que psychiatre pour enfants. À part Van Dis, ce sont donc ceux qui ont une connexion personnelle avec les banlieues qui en écrivent. Kiffe kiffe demain racontent l’histoire de Doria, 15 ans et d’origine marocaine, qui habite dans une cité de Livry-Gargan (93) avec sa mère. Il est frappant que la distance entre Paris et sa banlieue soit très grande dans ce roman. Éloignées de quelques dizaines de kilomètres au maximum, les banlieues représenteraient des mondes en soi, d’où il est presque impossible d’atteindre Paris, et vice versa. Une seule fois, Doria visite Paris avec sa mère : ‘Comme Maman est encore en vacances jusqu’à la semaine prochaine, on décidé d’aller se balader toutes les deux dans Paris. La tour Eiffel, c’était la première fois qu’elle la voyait en vrai alors qu’elle habite à une demi-heure depuis presque vingt ans. (…) Elle était vachement impressionnée.’44 Les différences entre Paris et la banlieue ne sont pas seulement dues aux différences de richesses, mais aussi aux différences ethniques. Les seuls « Français français » que rencontre Doria sont les profs, les assistants sociaux et le concierge de l’immeuble. Comme elle pense qu’ils ont tous pitié d’elle parce que son père est retourné au Maroc pour se remarier, elle ne les aime pas trop. La relation entre les deux groupes ethniques ne semble pas heureuse : le seul mariage interculturel, entre une Algérienne et un Breton, est décrit comme un échec.45 Cependant, Doria s’attache à la France. À propos du cours d’alphabétisation de sa mère, elle dit : ‘On va lui apprendre à lire et à écrire la langue de mon pays.’46 La France, et non pas le Maroc, est donc son pays à elle. La distance entre la banlieue et Paris est également grande dans Sarcelles – Dakar d’Insa Sané. Le protagoniste Djiraël fait pourtant souvent le trajet entre Sarcelles (95) et la Gare du Nord, en RER. Djiraël a 19 ans, est né au Sénégal, mais grandit à Sarcelles. Il connaît bien Paris, mais sa ville à lui est Sarcelles. Des livres de Despentes, Guène, Modiano et Sané nous montrent donc un Paris plus complet, moins concentré sur le centre, que les livres de Campert, Hofstede et Lacroix. Nous mettons les livres de Barbery, Van Dis et Salvayre à part pour leur 44 Guène, Kiffe kiffe demain, p. 125. 45 Ibidem, pp. 127 – 128. 46 Ibidem, p. 80.

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manque de références concrètes. En général, le Paris des livres français est géographiquement plus complet que le Paris des livres néerlandais. Pour cela, nous proposons deux explications. Tout d’abord, le genre de la littérature de banlieue est plus grand en France qu’aux Pays-Bas et il est très probable que les voix des écrivains banlieusardes contribuèrent à l’élargissement de Paris dans la littérature française. L’autre explication concerne les connaissances du lecteur et de l’auteur néerlandais. Il est possible qu’un auteur néerlandais connaisse Paris moins bien qu’un auteur français/parisien, et cela est sûrement le cas pour la majorité des lecteurs néerlandais. Il est compréhensible qu’un auteur néerlandais en tienne compte. Ainsi, consciemment et inconsciemment, les auteurs néerlandais décrivent un Paris différent du Paris des auteurs français. La langue française dans un livre néerlandophone Décrire une ville étrangère et peut-être inconnue n’est pas le seul obstacle d’un auteur néerlandais situant son histoire à Paris. Il a également affaire à des différences linguistiques et des différences culturelles entre les deux pays. Campert, Van Dis et Hofstede choisirent tous pour un personnage principal d’origine néerlandaise vivant à Paris. Cela rend la question encore plus pertinente : les personnages peuvent rencontrer des problèmes et des malentendus à cause de leur origine étrangère. Sanders, de Een liefde in Parijs, vécut à Paris dans les années 1950 et son retour à l’âge de 60 ans évoque des souvenirs. Fie, de De hemel boven Parijs, est une étudiante Erasmus. Mulder, de De wandelaar, est un homme d’origine néerlandaise qui habite à Paris pendant longtemps mais qui vit en marge de la société. Aucun des trois protagonistes n’est complètement intégré dans la ville – ils connaissent peu de gens, ils ont des noms difficiles à prononcer – mais ils vivent à Paris et les auteurs doivent donc transmettre l’entourage non néerlandais et non néerlandophone aux lecteurs néerlandais. Nous avons déjà parlé de l’enracinement géographique, mais comment les auteurs enracinent-ils leur histoire dans la société française ? Qu’il existe des différences entre les Pays-Bas et la France est évident. Nous nous concentrerons ici sur la langue. Richard Sanders, Fie Schoonhoven et Mulder – nous n’apprenons pas le prénom du dernier – sont tous nés aux Pays-Bas et ont comme langue maternelle le néerlandais. En outre, les auteurs écrivent en néerlandais, pour un public néerlandophone. Cependant, le français n’est pas absent. Au contraire, les auteurs emploient des mots français pour rappeler aux lecteurs que l’histoire se déroule

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en France. Souvent, ces mots français sont mis en italique seulement la première fois que l’auteur les utilise. Les auteurs ne les traduisent que rarement : ils supposent que ces mots sont connus ou qu’ils se comprennent à l’aide du contexte. Van Dis ouvre son histoire avec un grand feu, pas loin d’où habite Mulder. Il décrit la scène : ‘Er staan jammerende mensen op de stoep, huiverend, halfbloot, met besmeurde gezichten, pompiers voeren slachtoffers weg.’47 Même ceux qui ne connaissent pas les pompiers de leurs vacances en France, peuvent se faire une idée de ce qu’ils sont, grâce à leur action : ils s’occupent des victimes d’un feu. Un paragraphe plus loin, Van Dis utilise de nouveau le mot pompier, mais cette fois-ci il ne le met plus en italique : ‘Als een pompier het kind in een deken afvoert, probeert hij het alsnog met zijn ogen op te vangen.’48 Ainsi, Van Dis ajoute un nouveau mot à son vocabulaire. Les métaphores de Van Dis sont également inspirées par l’endroit où il situe son histoire. À propos d’une lettre, il dit que ‘het papier rook zo muf als de laatste metro’,49 une métaphore qui fait plus de sens dans le contexte parisien, que dans le contexte amstellodamois, où le métro n’est pas le moyen de transport le plus utilisé. Dans Campert, le français est présent de la même manière. Il utilise des mmots comme ‘quartier’, ‘café crème’ et ‘demi’ comme s’ils étaient des mots néerlandais, sans explication. En outre, il inclut des phrases françaises dans son récit, comme ‘‘Ah, vous êtes touriste,’’50 et ‘‘Maman, il faut m’excuser,’’.51 Il cite également des poèmes, en

français, d’entre autres Jacques Prévert52 et Arthur Rimbaud.53 Hofstede décrit aux premières pages quelques difficultés de la langue française pour les non francophones. Du point de vue d’Olivier, elle décrit combien il est dur de comprendre les chiffres dans une autre langue : ‘Er waren elk semester weer van die uitwisselingsstudenten die de tred van de colleges niet bij konden houden, die struikelden over elk jaartal – je zag ze tellen, 47 Van Dis, De wandelaar, p. 9. 48 Ibidem, p. 9. 49 Ibidem, p. 112. 50 Campert, Een liefde in Parijs, , p. 31. 51 Ibidem, p. 141. 52 Ibidem, p. 19. 53 Ibidem, p. 25.

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mille huit-cent quatre-vingt-seize, en de uitkomst neerkrabbelen om zich dan halsoverkop weer achter de rode draad aan te werpen.’54 Plus tard, elle décrit l’incompréhensibilité du nom néerlandais ‘Schoonhoven’ pour les francophones. Quand Fie se présente à Olivier, celui-ci n’arrive pas à suivre : ‘‘En je naam?’ ‘Fie.’ Hij keek haar een paar seconden aan. ‘Pardon?’ ‘F-I-E,’ spelde ze. ‘En je achternaam?’ ‘Schoonhoven.’ Sorry, dat kon hij niet volgen.’55 La réaction de Fie montre l’attention que Hofstede porte à langue française et à l’accent néerlandais : ‘‘C’est à cause de l’H,’ zei ze. Ze rekte het zo dat het klonk als âge.’56 De telles descriptions et de telles explications se trouvent surtout au début du roman. Plus loin dans le livre, la manière dont Fie prononce les mots français n’est plus un thème. La même chose vaut pour Sanders et Mulder ; les mots français sont de moins en moins mis en italique. Le lecteur qui avait besoin d’aide au début, est à travers le roman intégré dans la société française. À qui appartient la ville ? L’intégration dans la ville de Paris est un thème important dans Een liefde in Parijs. À qui appartient la ville et comment pouvons-nous l’intégrer ? sont des questions importantes. De retour à Paris, Sanders ne se sent pas à l’aise. Quand il était plus jeune, il habitait la ville avec un ami (Tovèr) et il avait le sentiment que la ville lui appartenait. Maintenant, il n’est qu’un visiteur, un touriste, pour qui il est impossible d’entrer en 54 Hofstede, De hemel boven Parijs, p. 7. 55 Ibidem, p. 11. 56 Ibidem, p. 11.

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contact avec la ville. Il est remarquable que Sanders fasse une distinction entre le contact avec une ville en tant qu’habitant et en tant que visiteur. La distinction est hiérarchique : l’habitant a un meilleur contact avec Paris qu’un touriste. Sanders lutte contre son nouveau rôle de touriste. Au café, l’ambiance et la vue des gens ‘riepen opnieuw het verlangen in hem wakker om, zoals vroeger, thuis te zijn in deze stad.’57 Il sait qu’il est un touriste, il sait qu’il a perdu, il y a longtemps, le contact avec la ville, mais il ne l’accepte pas. Il semble avoir oublié que le contact avec la ville n’était pas simple non plus, il y a quarante ans. Au bout de quelques mois, il était parti, désillusionné. Il était dur de rencontrer des Français : ‘Met Fransen kwamen ze nauwelijks in aanraking. Ze waren afwerend en hooghartig en spraken alleen maar Frans, maar als ze in hun eigen taal werden aangesproken deden ze alsof ze het niet begrepen en wendden ze zich ongeduldig af.’58 Cependant, lui et son ami Tovèr voulaient coûte que coûte se conformer aux Parisiens : ‘Toen Tovèr en hij in Parijs woonden waren ze nooit op de Eiffeltoren geweest. Ze hadden het idee dat de echte Parijzenaar daar niet kwam.’59 Ils voulaient coucher avec une fille parisienne, parce que ‘Dan zouden we pas echt bij de stad horen.’60 Il est probablement toujours difficile d’intégrer une nouvelle ville, mais il semble encore plus difficile d’intégrer Paris. Les Parisiens ont la réputation d’être arrogants et fermés, une réputation qui continue et qui est perceptible dans presque tous les romans analysés. Le refus de Sanders d’être un touriste à Paris est probablement dû à l’image négative qu’il a des touristes. De retour à Paris à l’âge de 60 ans, il est très conscient de son apparence. Il déclare vouloir être un touriste discret : 57 Campert, Een liefde in Parijs, p. 106. 58 Ibidem, p. 21. 59 Ibidem, p. 42. 60 Ibidem, p. 116.

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‘Hij wou een eenvoudige onopvallende toerist zijn, dus kon hij beter niet Le Monde gaan zitten lezen in de trein, want dat zou aanstellerig kunnen overkomen, een toerist die Le Monde las.’61 Cette citation nous montre deux suppositions de Sanders à propos des touristes. Tout d’abord, une bonne partie des touristes ne seraient pas discrets, sinon il n’avait pas besoin de préciser que Sanders voulait être un touriste discret. Deuxièmement, il est facile de distinguer un habitant d’un touriste. Lire Le Monde en tant que touriste, ne le changerait pas en habitant, mais en touriste théâtral. Son « essence touristique » le trahirait. Hofstede décrit les touristes d’une manière comparable. Olivier, le professeur de la Sorbonne fut guide touristique quand il était étudiant. La représentation des touristes est stéréotypée : ‘Om bij te verdienen naast zijn studie gaf Olivier rondleidingen ‘historisch Parijs’ aan toeristen die hun camera’s en brillen aan touwtjes om hun nek droegen.’62 Mais même ceux qui habitent à Paris mais qui n’y sont pas nés, occupent pour Hofstede un rang après les « vrais » Parisiens. Olivier dit de sa conjointe Sylvie : ‘Net als hij kwam ze niet uit Parijs, maar uit een dorpje midden in Frankrijk. Daarom deed ze, drinkend, flanerend, nonchalance cultiverend, zo haar best als Parisienne.’63 La question se pose d’une autre manière pour les protagonistes de la banlieue. Pour Djiraël de Sarcelles – Dakar Sarcelles est chez-soi, pour Doria de Kiffe kiffe demain la cité de Livry-Gargan est chez-soi. Leur place dans la banlieue parisienne est présentée comme naturelle. La banlieue n’est pourtant pas Paris ; Djiraël et Doria ne se réfèrent pas à eux-mêmes en tant que Parisien ou Parisienne. À propos de Sarcelles, Djiraël dit : 61 Campert, Een liefde in Parijs, p. 81. 62 Hofstede, De hemel boven Parijs, p. 51. 63 Ibidem, p. 23.

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‘Tout en marchant, je songeais que cette ville m’avait marqué de son empreinte. (…) Sarcelles avait fait de moi un des personnages principaux de son histoire.’64 Il ne le dit pas de « Paname », le mot argotique qu’il utilise pour désigner Paris. Doria ne se réfère que sporadiquement à Paris. Elle le fait pour la première fois à la page 92, quand une fille du quartier y serait vue enceinte. Les deux auteurs représentent Paris comme un autre monde, auquel ils n’appartiennent pas complètement et auquel ils ne veulent pas appartenir non plus. Ils sont comparables à un des personnages de De wandelaar. Un garçon du neuf-trois (93) déclare à Mulder son amour pour le département Seine-Saint-Denis. ‘‘Negen-drie’ was zijn departement. De jongen deelde zijn wereld op in codes en nummerborden : 9-3 was top! ‘Wat is er zo bijzonder aan?’ (…) ‘De lucht,’ zei de jongen. Veel meer lucht dan in Parijs. Parijs was een gevangenis.’65 La question d’appartenir à la ville ou non n’est d’aucune importance dans les livres de Barbery, Despentes et Modiano. Nous apprenons que les parents de Vernon Subutex, morts depuis longtemps, habitaient en province, mais Vernon ne se demande pas s’il est un vrai Parisien, et il ne fait pas non plus un effort de se présenter en tant qu’un. Nous pouvons même dire que Vernon est l’incarnation de Paris ; il a connu du succès et du malheur, il vagabonde dans tous les quartiers parisiens, a des amis dans toutes les classes sociales. Si Vernon est Paris, Despentes ne voit pas l’avenir de la ville en rose. La phrase ‘je [Vernon] suis un clodo sur un banc perché sur une butte, à Paris’66 conclut le premier tome. Nous y reviendrons dans le chapitre 3. La question de l’appartenance à la ville de Paris se pose donc principalement aux protagonistes non parisiens. Ceux qui n’y habitent pas pendant longtemps et ceux qui habitent en banlieues reflètent sur leur appartenance à la ville. Ceux qui y appartiennent d’une manière plus naturelle, n’y reflètent pas. 64 Sané, Sarcelles – Dakar, pp. 52 – 53. 65 Van Dis, De wandelaar, , p. 91. 66 Despentes, Vernon Subutex 1, p. 429.

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Chapitre 2 : Paris riche, Paris pauvre

Une image pertinente de Paris est celle d’une ville de luxe, de pouvoir et de richesse. Cela n’est qu’un côté de Paris. Une bonne partie des habitants n’habitent pas les immeubles haussmanniens, mais des petits studios, des HLM en banlieue ou même dans la rue. Ces deux groupes d’habitants ne se rencontrent guère. Dans ce chapitre, nous étudierons comment ces « deux Paris » sont représentés dans une sélection de romans français et néerlandais. Les romans étudiés sont L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, Vernon Subutex, Tome 1 de Virginie Despentes, De wandelaar d’Adriaan van Dis, Kiffe kiffe demain de Faïza Guène, Les belles âmes de Lydie Salvayre et Sarcelles-Dakar d’Insa Sané. De ces six romans, trois prennent plutôt la perspective des pauvres (Despentes, Guène et Sané), trois prennent plutôt la perspective des riches ou des deux (Barbery, Van Dis, Salvayre). Dans tous les six romans, la relation riche-pauvre est présente comme thème, et surtout les romans de Barbery, Despentes, Van Dis et Salvayre peuvent être considérés comme des romans engagés qui critiquent le traitement des pauvres dans notre société. Nous pouvons facilement problématiser la catégorie des « pauvres » et la catégorie des « riches », et il est évident que la distinction entre les deux n’est pas absolue et que les deux groupes ne sont pas homogènes non plus. En outre, une personne riche en termes d’argent peut être pauvre en d’autres termes, et vice versa. Ici, nous partons pourtant des idées générales et répandues sur la pauvreté et la richesse. Ceux qui habitent des quartiers défavorisés, qui n’ont pas de logement et/ou qui ne disposent pas de l’argent dont ils ont besoin, sont considérés comme pauvres. Ceux qui habitent des quartiers aisés, qui ont accès à (presque) tout ce qu’ils veulent et/ou qui ne se soucient guère d’argent, sont considérés comme riches. Le pouvoir du regard Lydie Salvayre décrit dans Les belles âmes un voyage des riches dans des quartiers pauvres. Le voyage collectif est organisé par ‘Real Voyages’ et mène aux banlieues de Paris, Bruxelles, Cologne, Berlin, Dresde, Ratisbonne, Milan, Vigevano et Turin. Dès le début, elle montre que la relation entre les riches et les pauvres n’est pas neutre. Les riches qui partent en voyage ont du pouvoir, les pauvres n’ont pas de pouvoir. En général, les riches sont actifs et regardent ; les pauvres sont passifs et sont regardés. À plusieurs reprises, les pauvres sont comparés à des bêtes, pour illustrer l’inégalité des

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deux groupes. Les pauvres seraient ‘des macaques’,67 et quelques voyageurs avaient longuement hésité entre ‘le reality tour en Europe de l’Ouest et un safari photo au Kenya’.68 Pour souligner une fois de plus la différence entre les riches et les pauvres, les riches sont désignés par leur nom de famille (Mme Guitou, Mlle Faulkircher, et cetera), tandis que les pauvres sont désignés par leur prénom (Jason, Olympe). La rencontre entre les riches et les pauvres n’est pas facile. Pendant le voyage, le contact se fait surtout à travers la vitre de l’autocar et se caractérise par de grands malentendus. Dans le roman de Salvayre, le pouvoir réside dans le regard. Ceux qui regardent, ont le pouvoir de créer ce qu’ils regardent selon leurs conceptions. Le Regard, ou ‘the Gaze’, fut théorisé par Jacques Lacan et par Michel Foucault. Le concept est beaucoup utilisé dans les études féministes et dans les études postcoloniales, mais nous pouvons également l’utiliser pour décrire la relation riche-pauvre dans Les belles âmes. Dans le roman, il y a pourtant une personne qui a plus de pouvoir que les pauvres et plus de pouvoir que les riches : l’auteur elle-même. En tant que narratrice, elle est très présente dans le texte et elle fait comprendre que c’est elle qui décide sur l’avenir des personnages. Cependant, au cours du roman, la narratrice perd sa prise sur les personnages. Quand le chauffeur décide de s’en aller, elle est déçue : ‘Au mépris de toute vraisemblance, le chauffeur Vulpius a pris sa décision irrévocable en un temps record. Et moi qui espérais des débats, des perplexités, des rebonds inouïs, un suspense haletant et quelques coups d’éclat pour faire que ce roman captivât ses lecteurs, me voilà bien embêtée.’69 La signification de cette perte de prise est claire : elle, qui possède le regard, ne sait rien de ses personnages, tout comme les riches ne savent rien des pauvres. Salvayre a écrit un roman engagé, et en tant que narratrice, elle se montre solidaire avec les pauvres. Elle se moque des participants riches, comme M. Flauchet – l’intellectuel stéréotypé de la rive gauche qui refuse l’amour pour se consacrer à l’art – ou M. Boiffard, qui ‘veut faire copain avec Jason. C’est un homme de gauche.’70 La sympathie pour Olympe, la fille de banlieue invitée au voyage, est claire dès le début et 67 Salvayre, Les belles âmes, p. 46. 68 Ibidem, p. 132. 69 Ibidem, p. 107. 70 Ibidem, p. 14.

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soulignée à la fin du roman. Elle finit par : ‘Un dernier mot, Olympe, avant de te quitter. Tu vas me manquer. Tu me manques déjà. Tu me manques.’71 Le roman n’est pas seulement une accusation contre la France, mais une accusation contre toute l’Europe, au moins toute l’Europe de l’Ouest. Le voyage passe par la France, la Belgique, l’Allemagne et l’Italie et dans tous ces pays, les quartiers des pauvres se ressemblent. En Italie, le groupe visite un squat qui ‘aurait pu, tout autant, se trouver à Paris, à Madrid, à Bruxelles ou ailleurs.’72 La zone que le groupe traverse pour y arriver ‘ressemble à toutes celles qui cernent les grandes villes d’Europe. Bâtiments industriels. Publicités géantes. Immeubles laids. Mélancolie.’73 Cette uniformité des quartiers défavorisés plus modernes contraste avec la singularité des centres historiques des villes européennes. Le message que transmet Salvayre est sinistre. Dans le quartier berlinois de Prenzlauer Berg, l’accompagnateur du group exclame : ‘Je pressens le déclin de l’Europe et le froid à venir, (…), ça le reprend. Et bien qu’historiquement parlant nous n’en soyons qu’à ses débuts, (…), sa fin déjà s’annonce dont je distingue les présages. Car l’Europe impensée, l’Europe répudiée, l’Europe crucifiée, l’Europe de la honte et de la perdition, l’Europe qui pourrit, empue et sombre dans l’indifférence de tous, l’Europe qui meurt librement de misère dans une Europe libre, cette Europe-ci, mesdames messieurs, est la vérité de l’autre, la riche et sourde et arrogante Europe. Cette Europe-ci dont nous percevons depuis trois jours la muette douleur nous révèle la véritable violence de l’autre, la grande et belle et pacifique Europe. Et si nous n’y mettons pas fin, le malheur de cette Europe-ci signera le malheur de l’Europe tout entière et le malheur du monde.’74 Les voyageurs, bien sûr, ne veulent pas écouter cette prédiction. Un ajout peut-être réconfortant : Prenzlauer Berg, décrit comme ‘Vieux immeubles d’avant guerre. Façades 71 Salvayre, Les belles âmes, p. 139. 72 Ibidem, p. 112. 73 Ibidem, p. 112. 74 Ibidem, pp. 97 – 98.

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sales, dégradées. Tags géants. Misère grise’75 est aujourd’hui un des quartiers les plus branchés de Berlin. Adriaan van Dis se préoccupe dans son roman également de la relation entre les riches et les pauvres. Il se limite à Paris. Le protagoniste Mulder est un homme d’une soixantaine d’années qui n’a plus besoin de travailler, grâce à un héritage généreux. Sa richesse n’est pas exorbitante et il vit sobrement, mais il n’est pas du tout pauvre. Il a peu de contacts avec d’autres – riches ou pauvres – mais cela change le jour où il décide de prendre soin d’un chien, qui s’est sauvé d’une maison en flammes. Pendant des promenades, il entre en contact avec ceux qui ont connu le chien avant. Comme l’immeuble dont il s’est sauvé abritait des immigrants illégaux, Mulder découvre un côté nouveau de Paris. La rencontre qui était difficile jusqu’à présent, est facilitée par le chien. Le chien est comme un agent de liaison entre deux groupes sociaux. Mulder est stupéfait par sa découverte d’un autre monde dans Paris intra-muros – il se doutait de l’existence d’un autre Paris au-delà du périphérique. ‘Mulder keek verbaasd om zich heen, hij was in een andere wereld beland, hij rook houtvuur, palmolie, hoorde het gerammel van pannen en lege flessen, kakelende kippen. Dit was niet de stad die hij uit zijn wandelingen kende, er bleek binnen de ringweg nog een tweede Parijs te bestaan, verscholen achter vervallen façades van verlaten fabrieken, achter de hoge muren van in onbruik geraakte depots, afgesneden van water en licht, een stad buiten het oog van de wet, opgetrokken uit golfplaat en bouwzeil, clandestien bewoond, met eigen regels, waar een ander evangelie op de muren werd gekalkt’.76 Comme nous avons vu dans le chapitre précédent, Van Dis ne précise pas où se trouve ce « deuxième Paris ». De wandelaar de Van Dis est également un roman engagé. Grâce au chien dont s’occupe Mulder, il découvre des côtés de la ville qu’il ne connaissait pas avant. L’immigration – clandestine ou non – est un thème important et dans le roman la distinction riche-pauvre est surtout faite sur la base des différences ethniques. Les immigrants, notamment les immigrants clandestins, sont pauvres ; ceux qui sont de la 75 Salvayre, Les belles âmes, p. 97. 76 Van Dis, De wandelaar, p. 41.

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