Il est difficile de discourir sur la vente et l’usage de drogues, sans aborder la relative normalisation de ces comportements au sein de cette tranche de la population que sont les adolescents et les jeunes adultes. En effet, les adolescents auraient tendance à acheter un stupéfiant d’un ami ou d’une bonne connaissance (Coomber et Turnbull, 2007; Harrison et coll.
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2007; Steinman, 2005), tout comme chez les adultes, certaines études démontrent que l’initiation au trafic débute aussi par de la vente aux amis proches (Murphy, Waldorf et Reinarman, 1990; Jacinto, Duberte, Sales et Murphy, 2008). Il semble donc qu’il existe un trafic « entre amis » et un trafic dit «de rue». En effet, Coomber et Turnbull (2007) ont démontré que plus un adolescent gagnait en âge, plus ses méthodes d’achat se rapprochaient du commerce de drogues de rue, c’est-à-dire acheter à un étranger. De plus, certaines études ont fait ressortir que pour les adolescents et les jeunes adultes, il n’est pas mal vu de proposer des substances psychotropes aux amis proches, tout comme d’en consommer les fins de semaine (Sanders, 2005; Schensul, Diamond, Disch, Bermedez et Eiserman, 2005; South, 2004).
Pour cette portion de la population, certaines drogues, dont l’ecstasy, sont associées à la fête dans les bars les fins de semaine. Schensul et coll. (2005) ont voulu savoir comment une nouvelle drogue, ici l’ecstasy, s’est répandue au sein de la population. Ils ont découvert que la consommation de cette substance s’est propagée via les réseaux de consommateurs déjà existants. La confiance entre le vendeur et le client serait un élément-clé pour permettre à une nouvelle drogue de percer le marché. En raison du fait que vendeur et client entretiennent souvent un lien d’amitié, surtout dans cette tranche de la population, cette confiance est acquise et la diffusion d’une nouvelle drogue s’opère rapidement.
Sanders (2005) et Schensul et coll. (2005) ont découvert, via leurs études, que la vente et la consommation d’ecstasy sont rapidement devenues « normales » et admises socialement dans le monde des bars. Également, South (2004) met en relief que la prise de drogues (ecstasy), chez les jeunes adultes les fins de semaine, fait partie d’un mode de vie hédoniste très en vogue et socialement accepté. Il a aussi démontré que, dans ce contexte, la vente de stupéfiants aux amis et connaissances, était approuvée et non considérée comme un acte criminel.
Effectivement, certaines études mettent en relief que beaucoup de jeunes adultes et d’adolescents, vendeurs de drogues, ne se considèrent pas comme des vendeurs. En effet, ils se considèrent plutôt comme une personne rendant service à un ou des amis. Pour eux, le vrai vendeur de drogues est un individu vivant uniquement des profits de la vente de stupéfiants, ce qui n’est pas leur cas, puisqu’une majorité travaille légalement (Coomber et Turnbull, 2007;
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Jacinto et coll., 2008; South, 2004). C’est 55% des adolescents interrogés par Coomber et Turnbull (2007), qui se décrivent comme des « brokers » ou courtiers, et non comme des vendeurs. Pour cette portion de la population, être un vendeur est stigmatisant et mal vu, mais rendre service à un ami est une noble action. Il semble donc qu’il y ait, pour la jeune population, une certaine normalisation en ce qui a trait à la consommation de drogues et à sa distribution à un cercle restreint. Ces informations renvoient au concept de normalisation de Parker, qu’il serait pertinent de brièvement expliquer.
Au cours des années 1990, certains chercheurs, dont Parker, ont voulu étudier l’augmentation significative d’utilisateurs de substances psychoactives au sein de la population adolescente. À cette période, selon Parker, William et Aldridge (2002) et Parker, Aldridge et Measham (1998), le nombre d’utilisateurs de drogues chez les jeunes a connu une envolée alors jamais vue. En effet, cette habitude de consommation est sortie des sphères des adolescents présentant des facteurs de risque, pour s’étendre à tous, et même à ceux jouissant de belles conditions de vie. C’est dans ce contexte que ces auteurs ont commencé à utiliser le concept de normalisation, pour expliquer cette hausse dans les taux de prévalence (Parker et al, 1998). Depuis, cette façon de comprendre le phénomène de la consommation de drogues chez les adolescents, fut reprise par d’autres auteurs et les jeunes eux-mêmes parlent en terme de normalisation, lorsqu’ils font référence à leur choix de vendre des drogues à leurs amis (Coomber et Turnbull, 2007; Jacinto et coll., 2008, Sanders, 2005).
Parker et coll. (2002) parlent de la normalisation comme d’un baromètre pour percevoir et concevoir le changement dans les comportements sociaux d’une population, c’est-à-dire que la société accepte comme « normal » un comportement ou un geste qu’elle jugeait ou condamnait auparavant. La normalisation d’un comportement dans une population, ici la prise de drogues, se traduit, selon Parker et coll. (2002), par la présence de six dimensions existantes dans cette société : 1) l’accès et la disponibilité du produit, 2) le pourcentage d’adolescents et de jeunes adultes qui en font usage, 3) l’usage récent et régulier du/des produits psychotropes, 4) l’acceptation du comportement ou prévoir de prendre de la drogue chez ceux qui n’en font pas ou très peu usage, 5) l’acceptation de ce comportement au sein de la population globale, 6) un
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changement dans les politiques, donc moins de sévérité criminelle envers le comportement de prise de drogues.
Utilisant ces indicateurs, Parker et coll. (2002) ont conclu à la normalisation de l’usage de cannabis, parmi la population britannique adolescente, et ils ont même découvert un processus de normalisation en cours pour les drogues dites festives (ecstasy, amphétamines et cocaïne). De leur côté, Brochu, Duff, Asbridge et Erickson (2011), étudiant la loi sur la possession du cannabis au Canada, ont découvert une différence entre ce que la loi dictait comme conséquences possibles et l’application réelle de cette loi sur le terrain. Ces auteurs concluent aussi qu’il y a normalisation de l’usage du cannabis au Canada.
Dans cette optique, il serait difficile d’exclure de la présente étude, cette tendance à la normalisation, observée par Parker, car la revue de la littérature illustre que le cannabis demeure la drogue la plus utilisée chez les adolescents, que son trafic est le plus courant au sein de la population adolescente et que les jeunes eux-mêmes ne perçoivent pas comme un acte illégal le fait d’en vendre à des amis. Est-ce que cette normalisation observée en Angleterre est présente au Québec? Ici, aucune étude recensée ne s’est directement intéressée à cette question, mais dans une étude canadienne, Hathaway, Comeau et Erickson (2011) ont remis cette idée en question, expliquant que les consommateurs de cannabis rencontrés devaient se soumettre à des normes pour éviter le stigma lié à leur choix de fumer du cannabis. En effet, malgré un discours laissant croire en une normalisation de la consommation du cannabis au Canada, les utilisateurs mentionnaient devoir respecter certaines règles telles que ne pas fumer de cannabis au travail, ni en présence d’enfants, pas quotidiennement, etc… pour éviter le jugement d’autrui. Ce constat menait les auteurs à conclure à un certain bémol au processus de normalisation observé par Parker (2005). Il serait ainsi intéressant d’interroger des adolescents du Québec quant à leur perception sur cette tendance, puisque l’échantillon de Hathaway et coll. (2011) était composé de jeunes adultes.
Également, le processus de normalisation est-il différent selon la tranche de population interrogée? Par exemple, est-ce que la vision d’un jeune décrocheur sera la même que celle d’un adolescent toujours scolarisé? Il serait permis d’émettre l’hypothèse que le fait d’évoluer au sein
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d’un milieu scolaire régi par des normes interdisant la consommation, la possession et la vente, pourrait influencer la perception. Mais on connaît peu de choses sur les actions réelles tentées par les institutions scolaires, pour freiner la consommation et la vente sur leur territoire. Comment les équipes-école interviennent-elles? La littérature demeure muette sur cette question pourtant importante, car le mode d’intervention pourrait avoir ou non un impact sur le choix d’un adolescent de consommer et/ou de vendre des drogues. La prochaine section traitera de ce qui est connu à ce jour, sur les interventions ou le cadre d’intervention des écoles secondaires.